La foi est-elle nécessairement,
partout et toujours,
un « opium » du peuple, c'est-à-dire
un obstacle
ou un frein à la libre recherche
intellectuelle, à
l'action et à la lutte des hommes
pour transformer
le monde?
Et réciproquement le matérialisme philosophique
est-il le seul fondement possible et
le fondement
nécessaire de toute pensée
scientifique et de toute
action authentiquement
révolutionnaire ?
Il est indubitable qu'historiquement
les religions,
et le christianisme lui-même, ont
souvent joué ce
rôle d'« opium ».
En dehors même des conditions
historiques particulières
qui, à telle époque ou dans tel
pays, ont
illustré la liaison entre les
Eglises et les régimes
d'oppression, trois raisons historiques
fondamentales
ont fait souvent de la religion cet
opium.
1° La religion est un opium chaque
fois qu'affirmant
qu'une vie éternelle, au-delà de
l'histoire et
au-delà de cette vie, est
l'essentiel, elle dévalue,
par là même, comme subalternes, les
problèmes
de cette vie et les combats de cette
histoire. Certaines
religions de l'Inde ont poussé
jusqu'à ses
conséquences extrêmes ce détachement
de la vie
et ce détachement du réel considéré
comme une
vaine apparence. Le christianisme a
souvent enseigné
qu'en un autre monde seront
compensées les
injustices de celui-ci considéré
comme un lieu
d'épreuve et de préparation : plus
le malheur y
serait grand dans notre vie
d'aujourd'hui, plus nous
acquerrions de mérites pour la
félicité céleste. La
résignation étant alors la vertu
première et la
révolte une tentation diabolique,
une telle attitude
ne peut que servir le conservatisme.
Contre cette
« consolation » religieuse, Marx
écrivait : « Exiger
du peuple qu'il renonce aux
illusions sur sa situation,
c'est exiger qu'il renonce à une
situation qui
a besoin d'illusions. La critique de
la religion est
donc, en germe, la critique de cette
vallée de larmes
dont la religion est l'auréole... La
critique de la
religion détruit les illusions de
l'homme pour qu'il
pense, agisse, façonne sa réalité
comme un homme
sans illusions parvenu à l'âge de
raison \
Contre une religion considérée comme
une com-
1.
Marx, C o n t r i b u t i o n à la c r i t i q u e d e la p h i l o s o p h
i e du
d r o i t d e H e g e l .
pensation céleste aux misères d'«
ici-bas », Rimbaud
accusait le Christ d'être «
l'éternel voleur des énergies
humaines ».
Cette critique est parfaitement
justifiée contre
une forme de christianisme qui a
intégré le dualisme
de la philosophie grecque au point
de devenir,
selon l'expression de Nietzsche, un
«platonisme
pour le peuple », avec tout ce que
ce dualisme spiritualiste
reflète de dualisme social propre à
toute
société de classe, et tout ce que ce
dualisme consacre,
justifie et renforce, consciemment
ou inconsciemment,
dans les hiérarchies et les
oppressions.
Il est vrai qu'au XIIIe siècle déjà, avec saint Thomas
d'Aquin, se fait jour une première
tentative
pour surmonter ce dualisme, mais le
mouvement
général de la « procession » à
partir de Dieu et du
retour, et l'intégration à la
philosophie thomiste de
la hiérarchie aristotélicienne de
l'être a conduit,
pendant des siècles, à une
justification théologique
de l'ordre établi et de ses
hiérarchies.
C'est surtout après le concile de
Vatican II
que l'on a procédé, dans l'Eglise
catholique, à la
fois sur le terrain de la théologie
et dans la conscience
et le comportement des chrétiens, à
une
nouvelle lecture de la foi biblique,
profondément
étrangère au dualisme grec et aux spiritualismes
frelatés fondés sur l'opposition de
là terre et du ciel,
du corps et de l'âme, du profane et
du sacré, du
temps et de l'éternité, de
l'immanence et de la
transcendance.
De nombreuses survivances des
dualismes
anciens parasitent encore la pensée
et l'action du
christianisme, mais une tendance de
plus en plus
affirmée à comprendre et à vivre
l'Incarnation en
dehors des concepts grecs qui lui
étaient profondément
étrangers conduit un nombre
croissant de
chrétiens à considérer que le
Royaume de Dieu
n'est pas un autre monde mais
un monde autre, et
qu'ils sont personnellement
responsables, par leur
action militante, de cette
transformation du monde,
sans séparer l'histoire profane de
l'histoire sainte.
2° La religion est un opium chaque
fois que le
rapport entre l'homme et Dieu est
conçu comme un
rapport entre maître et esclave.
Cela aussi est un
héritage de l'histoire. Si Dieu est
un maître toutpuissant
du ciel et de là terre, si son image
est
contaminée par celle du Zeus des
Grecs, jaloux de
l'autonomie et de la force de
Prométhée, Dieu et
l'homme, dans une telle perspective,
sont nécessairement
rivaux, et tout Ce que l'on donne à
l'un
est inévitablement enlevé â
l'autre.La critique de
Feuerbach était parfaitement légitime
contre une
telle religion qui profiterait des
faiblesses de
l'homme pour le récupérer, et qui ne
laisserait à
l'esclave qu'à implorer le maître
pour tenter d'obtenir
du «tout-puissant» ce qu'il ne lui
appartient
1.
Voir, de ce point de yue, l'analyse théologique du père
Gonzalez
Ruiz dans L e Christianisme n'est pas an humani s m e .
pas de conquérir lui-même par son
action libre et
responsable. La prière devient alors
magie ou flagornerie
et, dans tous les cas, alibi pour
esquiver les
responsabilités propres de l'homme.
Des millions
de chrétiens, aujourd'hui,
conçoivent et vivent
autrement leur religion,
c'est-à-dire leur rapport
avec Dieu. Le pasteur Bonhoeffer a
joué un rôle
de précurseur mais son exemple a
largement gagné
dans le monde catholique. D rappelle
ce qui fait la
spécificité du christianisme : ne
pas opposer un
Dieu tout-puissant à un homme faible
et dépendant,
mais au contraire incarner Dieu dans
un homme
souffrant, crucifié, appelant
l'homme, tous les
hommes, par l'exemple de sa vie et
de sa mort, à la
pleine responsabilité de leur
existence et de leur
histoire.
La foi en ce Dieu-là ne peut plus
être évasion de
la réalité et fuite de la
responsabilité dans une
prosternation suppliante aux pieds
du maître, mais
un éveil à une vie nouvelle
affirmant l'autonomie
de l'homme par rapport à toutes les
prétendues
« fatalités » naturelles ou
sociales, sa responsabilité
et son pouvoir de transformer le
monde, la société
et sa propre vie. Pour un nombre
croissant de chrétiens
le Christ est le contraire de la
fatalité et le
contraire de l'aliénation.
Pour reprendre l'expression de
Bonhoeffer, Dieu
n'est pas « aux limites » mais au «
c e n t r e i
. Il
ne se
révèle pas dans les échecs de la
pensée ou de l'action
de l'homme, mais au contraire dans
chaque
victoire de sa pensée, de son
action, de son amour,
de sa création. Chez le théologien
protestant
Bonhoeffer, comme chez le théologien
catholique
Chenu (dans sa Théologie du
travail), l'homme
partage le travail de Dieu dans sa
création continuée
de l'homme et de son histoire. Ce
chrétien ne
revendique aucun privilège, aucun
secours extérieur
d'un Dieu magicien pour combler les
lacunes
de sa connaissance ou les
insuffisances de son
action. Il fait tout ce qu'il peut,
exactement comme
un athée. Un tel chrétien ne peut
être considéré
comme un révolutionnaire de seconde
classe.
3° La religion est un opium
lorsqu'elle se présente
comme une idéologie, une conception
du monde,
une métaphysique. Il est
parfaitement légitime
alors de dire qu'un monde adulte et
un homme
adulte doivent l'exclure : ni la
cosmologie, ni la
physique, ni la psychologie, ni
l'histoire et la politique
n'ont besoin de 1' « hypothèse »
Dieu (selon
la juste expression de Laplace) pour
se construire,
pour expliquer le « comment » des
choses. Une telle
«métaphysique»,rivale de la
science,serait condamnée
à reculer sans cesse devant la
science qui n'a
que faire d'elle. Un Dieu des «
trous », chargé de
combler les lacunes provisoires de
la science à
coups d'hypothèses métaphysiques,
comme un Dieu
des « alibis », chargé de suppléer
aux défaillances
de l'action de l'homme, à coups de
miracles ou
d'intervention « merveilleuses », de
tels dieux, ou
plutôt de telles conceptions de
Dieu, meurent et
méritent de mourir. L'homme du XXe siècle n'en a
aucun besoin. Un « athéisme
méthodologique »,
c'est-à-dire l'exclusion de toute
hypothèse métaphysique
au niveau de la science et de toute
intervention
surnaturelle au niveau de l'action,
est
une propédeutique nécessaire de la
foi. Il est vrai
que le christianisme a besoin d'une
révolution
culturelle pour s'affranchir de ses
propres traditions,
et pour dire sans équivoque que la
foi n'est
pas seulement une croyance,
c'est-à-dire l'adhésion
plus ou moins fondée à certaines
propositions idéologiques.
La foi n'est pas une conception du
monde, une
métaphysique. Elle n'est pas de
l'ordre d'une
connaissance mais de l'ordre d'une
exigence. Elle
n'est pas une manière de penser mais
une manière
de vivre. Elle est, fondamentalement,
un acte, une
décision. Certes toute manière de
vivre et d'agir
implique une manière de penser; mais
i l n'existe
pas de lien nécessaire entre la foi
et une cosmologie,
une physique ou une science
quelconque. Aucune
ne relève de la foi. Aucune ne peut
ni impliquer
la foi ni l'exclure.
Avoir la foi c'est affirmer que la
vie de l'homme
et l'histoire de l'homme ont un
sens. Mais affirmer
que le monde a un sens, ce n'est pas
une constatation,
c'est un engagement; c'est proclamer
sa
confiance dans ce que le monde, par
nos efforts,
pourra devenir.
Cette décision de la foi fait de
l'homme un
homme, c'est-à-dire un militant.
Un militant de quoi? De l'Eglise ou
de la révolution?
Notre grand malheur c'est que les
deux
réponses, historiquement, paraissent
s'exclure. Historiquement,
et non par principe, car si les
Eglises
ont eu tendance à considérer que
Dieu était du
côté de l'ordre et non du côté du
changement, cela
tient, depuis Constantin, aux
vicissitudes de notre
histoire. Mais, au-delà de l'Eglise
constantinienne
— qui a en effet imposé sa loi
presque sans discontinuité
depuis quinze siècles — émerge la
foi prophétique
et l'appel du Christ à inventer des
comportements
inédits contre les statu quo et les
aliénations
des systèmes régnants. Dire que Dieu
s'est
fait homme aurait-il un sens si la
dimension spécifique
de l'homme n'était pas précisément
son pouvoir
sans fin de renouvellement, de
métamorphose,
de création, sans quoi il ne saurait
être « à l'image
de Dieu »?
Est-il possible, pour un chrétien du
XX* siècle, de
concevoir une foi en Dieu qui ne
passe pas par la
foi en l'homme? Par ce «pari» sur le
pouvoir de
l'homme de devenir plus pleinement
humain,
c'est-à-dire d'intégrer la dimension
divine : cette
possibilité, en chaque moment, de
commencer un
imprévisible avenir?
La faute par excellence — le péché —
c'est alors
la résignation. Le péché, ce n'est
pas l'orgueil de
vouloir être plus qu'un homme, c'est
la bassesse
'accepter d'être moins qu'un homme.
Harvey Cox
donne pour exemple de cette
déchéance Eichmann,
le bourreau d'Auschwitz, aliénant sa
responsabilité
en disant : « J'exécutais les ordres
du Fûhrer. »
La foi, n'est-ce pas cette
affirmation militante
qu'il n'y a pas de loi absolue?
N'est-ce pas le choix
d'être entièrement ouvert à
l'avenir, disponible
pour commencer ou recommencer sa
vie? Croire,
c'est affirmer, dans un monde
chaotique, que ce
qui est « comme ça » peut et doit
changer, et que je
suis personnellement responsable de
ce changement
Une telle foi n'est pas un opium
mais un ferment.
Un chrétien peut être un
révolutionnaire à part
entière non pas « malgré sa foi »,
mais grâce à sa
foi. Le grand dirigeant du Parti
Communiste italien,
Palmiro Togliatti, disait à Bergame,
en
mars 1963 : « Il n'est pas vrai qu'une
conscience
religieuse fasse obstacle à la
compréhension et à
l'accomplissement des devoirs et des
perspectives
de la construction du socialisme et
à l'adhésion à
ce combat. Nous pensons au contraire
que l'aspiration
à une société socialiste, non seulement
peut se
frayer un chemin chez des hommes qui
ont une foi
religieuse, mais qu'une telle
aspiration peut trouver
un stimulant dans la conscience religieuse
ellemême,
affrontée aux problèmes dramatiques
du
monde contemporain... »
Roger Garaudy
Reconquête de l’espoir
Grasset 1971
Pages 111 à 119