17 novembre 2016

Marxisme et christianisme (3/5). La foi toujours et partout "opium du peuple" ?



La foi est-elle nécessairement, partout et toujours,
un « opium » du peuple, c'est-à-dire un obstacle
ou un frein à la libre recherche intellectuelle, à
l'action et à la lutte des hommes pour transformer
le monde?
Et réciproquement le matérialisme philosophique
est-il le seul fondement possible et le fondement
nécessaire de toute pensée scientifique et de toute
action authentiquement révolutionnaire ?

Il est indubitable qu'historiquement les religions,
et le christianisme lui-même, ont souvent joué ce
rôle d'« opium ».
En dehors même des conditions historiques particulières
qui, à telle époque ou dans tel pays, ont
illustré la liaison entre les Eglises et les régimes
d'oppression, trois raisons historiques fondamentales
ont fait souvent de la religion cet opium.

1° La religion est un opium chaque fois qu'affirmant
qu'une vie éternelle, au-delà de l'histoire et
au-delà de cette vie, est l'essentiel, elle dévalue,
par là même, comme subalternes, les problèmes
de cette vie et les combats de cette histoire. Certaines
religions de l'Inde ont poussé jusqu'à ses
conséquences extrêmes ce détachement de la vie
et ce détachement du réel considéré comme une
vaine apparence. Le christianisme a souvent enseigné
qu'en un autre monde seront compensées les
injustices de celui-ci considéré comme un lieu
d'épreuve et de préparation : plus le malheur y
serait grand dans notre vie d'aujourd'hui, plus nous
acquerrions de mérites pour la félicité céleste. La
résignation étant alors la vertu première et la
révolte une tentation diabolique, une telle attitude
ne peut que servir le conservatisme. Contre cette
« consolation » religieuse, Marx écrivait : « Exiger
du peuple qu'il renonce aux illusions sur sa situation,
c'est exiger qu'il renonce à une situation qui
a besoin d'illusions. La critique de la religion est
donc, en germe, la critique de cette vallée de larmes
dont la religion est l'auréole... La critique de la
religion détruit les illusions de l'homme pour qu'il
pense, agisse, façonne sa réalité comme un homme
sans illusions parvenu à l'âge de raison \
Contre une religion considérée comme une com-

1. Marx, C o n t r i b u t i o n à la c r i t i q u e d e la p h i l o s o p h i e du
d r o i t d e H e g e l .

pensation céleste aux misères d'« ici-bas », Rimbaud
accusait le Christ d'être « l'éternel voleur des énergies
humaines ».
Cette critique est parfaitement justifiée contre
une forme de christianisme qui a intégré le dualisme
de la philosophie grecque au point de devenir,
selon l'expression de Nietzsche, un «platonisme
pour le peuple », avec tout ce que ce dualisme spiritualiste
reflète de dualisme social propre à toute
société de classe, et tout ce que ce dualisme consacre,
justifie et renforce, consciemment ou inconsciemment,
dans les hiérarchies et les oppressions.
Il est vrai qu'au XIIIe siècle déjà, avec saint Thomas
d'Aquin, se fait jour une première tentative
pour surmonter ce dualisme, mais le mouvement
général de la « procession » à partir de Dieu et du
retour, et l'intégration à la philosophie thomiste de
la hiérarchie aristotélicienne de l'être a conduit,
pendant des siècles, à une justification théologique
de l'ordre établi et de ses hiérarchies.
C'est surtout après le concile de Vatican II
que l'on a procédé, dans l'Eglise catholique, à la
fois sur le terrain de la théologie et dans la conscience
et le comportement des chrétiens, à une
nouvelle lecture de la foi biblique, profondément
étrangère au dualisme grec et aux spiritualismes
frelatés fondés sur l'opposition de là terre et du ciel,
du corps et de l'âme, du profane et du sacré, du
temps et de l'éternité, de l'immanence et de la
transcendance.
De nombreuses survivances des dualismes
anciens parasitent encore la pensée et l'action du
christianisme, mais une tendance de plus en plus
affirmée à comprendre et à vivre l'Incarnation en
dehors des concepts grecs qui lui étaient profondément
étrangers conduit un nombre croissant de
chrétiens à considérer que le Royaume de Dieu
n'est pas un autre monde mais un monde autre, et
qu'ils sont personnellement responsables, par leur
action militante, de cette transformation du monde,
sans séparer l'histoire profane de l'histoire sainte.

2° La religion est un opium chaque fois que le
rapport entre l'homme et Dieu est conçu comme un
rapport entre maître et esclave. Cela aussi est un
héritage de l'histoire. Si Dieu est un maître toutpuissant
du ciel et de là terre, si son image est
contaminée par celle du Zeus des Grecs, jaloux de
l'autonomie et de la force de Prométhée, Dieu et
l'homme, dans une telle perspective, sont nécessairement
rivaux, et tout Ce que l'on donne à l'un
est inévitablement enlevé â l'autre.La critique de
Feuerbach était parfaitement légitime contre une
telle religion qui profiterait des faiblesses de
l'homme pour le récupérer, et qui ne laisserait à
l'esclave qu'à implorer le maître pour tenter d'obtenir
du «tout-puissant» ce qu'il ne lui appartient

1. Voir, de ce point de yue, l'analyse théologique du père
Gonzalez Ruiz dans L e Christianisme n'est pas an humani s m e .

pas de conquérir lui-même par son action libre et
responsable. La prière devient alors magie ou flagornerie
et, dans tous les cas, alibi pour esquiver les
responsabilités propres de l'homme. Des millions
de chrétiens, aujourd'hui, conçoivent et vivent
autrement leur religion, c'est-à-dire leur rapport
avec Dieu. Le pasteur Bonhoeffer a joué un rôle
de précurseur mais son exemple a largement gagné
dans le monde catholique. D rappelle ce qui fait la
spécificité du christianisme : ne pas opposer un
Dieu tout-puissant à un homme faible et dépendant,
mais au contraire incarner Dieu dans un homme
souffrant, crucifié, appelant l'homme, tous les
hommes, par l'exemple de sa vie et de sa mort, à la
pleine responsabilité de leur existence et de leur
histoire.
La foi en ce Dieu-là ne peut plus être évasion de
la réalité et fuite de la responsabilité dans une
prosternation suppliante aux pieds du maître, mais
un éveil à une vie nouvelle affirmant l'autonomie
de l'homme par rapport à toutes les prétendues
« fatalités » naturelles ou sociales, sa responsabilité
et son pouvoir de transformer le monde, la société
et sa propre vie. Pour un nombre croissant de chrétiens
le Christ est le contraire de la fatalité et le
contraire de l'aliénation.
Pour reprendre l'expression de Bonhoeffer, Dieu
n'est pas « aux limites » mais au « c e n t r e i . Il ne se
révèle pas dans les échecs de la pensée ou de l'action
de l'homme, mais au contraire dans chaque
victoire de sa pensée, de son action, de son amour,
de sa création. Chez le théologien protestant
Bonhoeffer, comme chez le théologien catholique
Chenu (dans sa Théologie du travail), l'homme
partage le travail de Dieu dans sa création continuée
de l'homme et de son histoire. Ce chrétien ne
revendique aucun privilège, aucun secours extérieur
d'un Dieu magicien pour combler les lacunes
de sa connaissance ou les insuffisances de son
action. Il fait tout ce qu'il peut, exactement comme
un athée. Un tel chrétien ne peut être considéré
comme un révolutionnaire de seconde classe.

3° La religion est un opium lorsqu'elle se présente
comme une idéologie, une conception du monde,
une métaphysique. Il est parfaitement légitime
alors de dire qu'un monde adulte et un homme
adulte doivent l'exclure : ni la cosmologie, ni la
physique, ni la psychologie, ni l'histoire et la politique
n'ont besoin de 1' « hypothèse » Dieu (selon
la juste expression de Laplace) pour se construire,
pour expliquer le « comment » des choses. Une telle
«métaphysique»,rivale de la science,serait condamnée
à reculer sans cesse devant la science qui n'a
que faire d'elle. Un Dieu des « trous », chargé de
combler les lacunes provisoires de la science à
coups d'hypothèses métaphysiques, comme un Dieu
des « alibis », chargé de suppléer aux défaillances
de l'action de l'homme, à coups de miracles ou
d'intervention « merveilleuses », de tels dieux, ou
plutôt de telles conceptions de Dieu, meurent et
méritent de mourir. L'homme du XXe siècle n'en a
aucun besoin. Un « athéisme méthodologique »,
c'est-à-dire l'exclusion de toute hypothèse métaphysique
au niveau de la science et de toute intervention
surnaturelle au niveau de l'action, est
une propédeutique nécessaire de la foi. Il est vrai
que le christianisme a besoin d'une révolution
culturelle pour s'affranchir de ses propres traditions,
et pour dire sans équivoque que la foi n'est
pas seulement une croyance, c'est-à-dire l'adhésion
plus ou moins fondée à certaines propositions idéologiques.

La foi n'est pas une conception du monde, une
métaphysique. Elle n'est pas de l'ordre d'une
connaissance mais de l'ordre d'une exigence. Elle
n'est pas une manière de penser mais une manière
de vivre. Elle est, fondamentalement, un acte, une
décision. Certes toute manière de vivre et d'agir
implique une manière de penser; mais i l n'existe
pas de lien nécessaire entre la foi et une cosmologie,
une physique ou une science quelconque. Aucune
ne relève de la foi. Aucune ne peut ni impliquer
la foi ni l'exclure.
Avoir la foi c'est affirmer que la vie de l'homme
et l'histoire de l'homme ont un sens. Mais affirmer
que le monde a un sens, ce n'est pas une constatation,
c'est un engagement; c'est proclamer sa
confiance dans ce que le monde, par nos efforts,
pourra devenir.
Cette décision de la foi fait de l'homme un
homme, c'est-à-dire un militant.
Un militant de quoi? De l'Eglise ou de la révolution?
Notre grand malheur c'est que les deux
réponses, historiquement, paraissent s'exclure. Historiquement,
et non par principe, car si les Eglises
ont eu tendance à considérer que Dieu était du
côté de l'ordre et non du côté du changement, cela
tient, depuis Constantin, aux vicissitudes de notre
histoire. Mais, au-delà de l'Eglise constantinienne
— qui a en effet imposé sa loi presque sans discontinuité
depuis quinze siècles — émerge la foi prophétique
et l'appel du Christ à inventer des comportements
inédits contre les statu quo et les aliénations
des systèmes régnants. Dire que Dieu s'est
fait homme aurait-il un sens si la dimension spécifique
de l'homme n'était pas précisément son pouvoir
sans fin de renouvellement, de métamorphose,
de création, sans quoi il ne saurait être « à l'image
de Dieu »?
Est-il possible, pour un chrétien du XX* siècle, de
concevoir une foi en Dieu qui ne passe pas par la
foi en l'homme? Par ce «pari» sur le pouvoir de
l'homme de devenir plus pleinement humain,
c'est-à-dire d'intégrer la dimension divine : cette
possibilité, en chaque moment, de commencer un
imprévisible avenir?
La faute par excellence — le péché — c'est alors
la résignation. Le péché, ce n'est pas l'orgueil de
vouloir être plus qu'un homme, c'est la bassesse
'accepter d'être moins qu'un homme. Harvey Cox
donne pour exemple de cette déchéance Eichmann,
le bourreau d'Auschwitz, aliénant sa responsabilité
en disant : « J'exécutais les ordres du Fûhrer. »
La foi, n'est-ce pas cette affirmation militante
qu'il n'y a pas de loi absolue? N'est-ce pas le choix
d'être entièrement ouvert à l'avenir, disponible
pour commencer ou recommencer sa vie? Croire,
c'est affirmer, dans un monde chaotique, que ce
qui est « comme ça » peut et doit changer, et que je
suis personnellement responsable de ce changement
Une telle foi n'est pas un opium mais un ferment.
Un chrétien peut être un révolutionnaire à part
entière non pas « malgré sa foi », mais grâce à sa
foi. Le grand dirigeant du Parti Communiste italien,
Palmiro Togliatti, disait à Bergame, en
mars 1963 : « Il n'est pas vrai qu'une conscience
religieuse fasse obstacle à la compréhension et à
l'accomplissement des devoirs et des perspectives
de la construction du socialisme et à l'adhésion à
ce combat. Nous pensons au contraire que l'aspiration
à une société socialiste, non seulement peut se
frayer un chemin chez des hommes qui ont une foi
religieuse, mais qu'une telle aspiration peut trouver
un stimulant dans la conscience religieuse ellemême,
affrontée aux problèmes dramatiques du
monde contemporain... »

Roger Garaudy
Reconquête de l’espoir
Grasset 1971

Pages 111 à 119