18 novembre 2016

Marxisme et christianisme (4/5). Matérialisme et révolution



Quel est maintenant le rapport entre le matérialisme
philosophique et l'action révolutionnaire?

D'abord il est historiquement faux que le matérialisme
philosophique et l'athéisme aient été liés,
par un lien interne, à l'action révolutionnaire, et
qu'ils en soient le fondement nécessaire.
En ce qui concerne la révolution anglaise du
XVIIe siècle, le matérialiste le plus radical de l'époque,
Hobbes, était un défenseur acharné de l'absolutisme
alors que les défenseurs les plus avancés de
la démocratie égalitaire étaient les « niveleurs »,
d'inspiration biblique.
Sous la Révolution française les héritiers des
matérialistes étaient les Girondins, très vite liés
à la contre-révolution, alors que l'aile marchante
de la Révolution, avec Robespierre et Saint-Just,
condamnait l'athéisme matérialiste comme « aristocratique».
A la fin du XIXe siècle, en France, le matérialisme
philosophique est le fondement de la doctrine
la plus réactionnaire qu'ait connu notre pays :
«l'Action Française», à un moment où Jaurès
fonde sa lutte pour le socialisme sur le matérialisme
historique et un idéalisme philosophique.
Inversement, depuis Thomas Munzer qui fut, au
XVIe siècle, le premier théologien de la révolution,
et auquel Engels rend un juste hommage, jusqu'à
l'abbé Camillo Torres dans les guérillas d'Amérique
latine, l'on pourrait multiplier les exemples
de chrétiens dont la foi commande une authentique
lutte révolutionnaire.

Cela ne signifie nullement que nous cessions
d'être matérialistes et athées (comme je le suis
moi-même) [en 1971, Roger Garaudy n' a pas encore
"retrouvé" la foi, ni chrétienne, ni musulmane,NDLR]
,
mais simplement qu'il n'existe aucun
lien nécessaire entre matérialisme, athéisme et
révolution.
Lier l'action politique révolutionnaire à une
métaphysique quelle qu'elle soit (matérialiste, idéaliste,
théologique, etc.) c'est une forme nouvelle de
cléricalisme fondamentalement contraire à la pensée
de Marx.


1* C'est une caricature grossière de la pensée de
Marx, celle précisément qu'en donnait Staline, qui
nous est offerte, une fois encore, par Jacques Monod
dans son livre le Hasard et la nécessité, lorsqu'il
présente comme l'essentiel du marxisme, la « projection
animiste» d'une dialectique de la nature
considérée, d'une manière dogmatique, comme un
catalogue de lois éternelles de la nature dont l'histoire
humaine ne serait qu'un cas particulier. La
pensée de Marx, qui est une pensée «critique»
(au sens kantien du terme) 1 exclut la prétention

1. Voir : R. Garaudy, M a r x i s m e du XX* siècle (Paris
1966) p. 41 à 82 : < Du dogmatisme à la pensée du
xx* siècle.»

dogmatique de s'installer dans l'être et de dire ce
qu'il est Tout comme la théologie dialectique de
Karl Barth est la prise de conscience que « tout ce
que je dis de Dieu c'est un homme qui le dit», la
dialectique de Marx nous enseigne que tout ce que
je dis de la nature, de l'homme ou de son histoire,
c'est un homme qui le dit Elle n'est donc pas un
dogme mais une hypothèse de travail', une
méthode de pensée et non une structure ontologique.

2° Loin que le matérialisme historique soit un
cas particulier d'une conception dogmatique de la
dialectique de la nature, la conception dogmatique
de la dialectique de la nature n'est qu'une extrapolation
arbitraire des découvertes de Marx dans
la méthodologie historique.
Marx, un siècle avant 1* « analyse structurale »
dont i l est le précurseur, a élaboré une méthode
d'analyse historique tendant à donner aux scienees
humaines une rigueur comparable à celle des
sciences de la nature : l'importance qu'il attache
au développement des techniques, aux structures
économiques et à leurs contradictions internes, sa
théorie de l'Etat et de la culture, ainsi que le jeu
des interactions entre les divera niveaux de la vie
sociale, l'autonomie relative des superstructures et
leur action en retour sur la base, tout cela est entré
dans le patrimoine de la recherche et de l'analyse
dans les sciences humaines, et aucun historien
sérieux ne saurait faire abstraction de cet apport,
même s'il en ignore l'auteur ou feint de l'ignorer.
Marx n'a jamais extrapolé au-delà de l'histoire
humaine et n'a personnellement jamais employé
les expressions de «matérialisme dialectique» ou
de « dialectique de la nature ». Tout au plus, très
prudemment et très rarement, suggère-t-il des
« analogies » entre le développement de l'histoire et
celui de la nature, mais en soulignant toujours
avec force leur différence radicale : l'homme fait
sa propre histoire, et c'est une rupture fondamentale
avec l'évolution biologique.

3° Marx se tient fermement sur un terrain scientifique
et lorsqu'il évoque les matérialismes philosophiques
(celui du XVIII8 siècle français dans la
Sainte Famille — ou celui de Feuerbach dans
l'Idéologie allemande), il n'omet jamais, après
avoir rappelé leurs mérites historiques dans la critique
des métaphysiques et des morales de leur
époque, d'en souligner les limites dès qu'ils se risquent
à leur tour à des extrapolations métaphysiques.

4° Lorsque Marx aborde la critique de la religion,
il ne le fait jamais au nom d'un matérialisme philo
sophique; sa critique se fonde sur une analyse historique
des contradictions sociales et des projections
idéologiques. C'est-à-dire que Marx n'oppose
jamais un postulat athée à un postulat religieux.
Parce que l'un et l'autre sont extérieurs au champ
des problèmes scientifiques. Marx avait une conscience
claire des exigences de la rigueur scientifique.
C'est pourquoi i l n'est jamais tombé dans
l'erreur, si fréquente chez ses successeurs, de prétendre
à la fois, pour sa doctrine, au statut d'une
science et au statut d'une ontologie, d'une métaphysique,
d'un prétendu savoir absolu de l'être.
La science ne pose pas et ne peut pas poser
les problèmes métaphysiques du matérialisme et de
l'athéisme : ce ne sont pas des problèmes scientifiques.
Tout ce que la science et le marxisme
s'il se veut scientifique peuvent exiger, c'est un
« athéisme méthodologique », c'est-à-dire le refus
de faire de Dieu soit une « explication », soit une
« force » intervenant dans le tissu des phénomènes
naturels. Et cela un savant chrétien et un militant
chrétien peuvent et doivent l'accepter.

5° Le marxisme dogmatique — c'est-à-dire celui
qui confond la science et l'ontologie — protestera
ici en affirmant qu'il n'est pas de problème qui ne
relève de la compétence de la science et ne soit
justiciable devant elle. Cela signifie simplement
que notre métaphysicien matérialiste se double, au
prix de quelques contradictions supplémentaires,
d'un scientiste positiviste, et appauvrit l'homme
en le mutilant de dimensions essentielles : est-ce
que l'amour, même sous la forme la plus quotidienne,
l'amour d'un homme et d'une femme, relève
de la science? Et la création artistique, ou même
le simple goût artistique? Et ce choix fondamental
de l'homme : la foi, qui n'est pas adhésion à telle
ou telle proposition intellectuelle sur le comment
des choses, mais décision volontaire de donner un
sens à notre propre vie et à notre histoire?
Ne faut-il pas dire tout net que l'action révolutionnaire
n'est pas un théorème? L'on ne devient
pas militant par une pure exigence logique (quelle
secte aristocratique et glaciale de logiciens inquisiteurs
naîtrait d'un parti ainsi constitué!) mais
par une option, étayée d'expérience et de raison,
certes, mais qui n'est jamais entièrement réductible
à une démonstration scientifique.
Il faut même aller plus loin : l'attitude d'un dirigeant
marxiste à l'égard de ce qui ne relève pas
de critères scientifiques : la création artistique, l'amour,
la foi, est la pierre de touche de la qualité du
marxisme qu'il pratique. Pour ne retenir qu'un
exemple : une conception utilitaire et propagandiste
de l'art ont conduit les actuels dirigeants
soviétiques (comme autrefois Staline à l'égard de
la musique de Prokofiev et de Chostakovitch) à
une attitude monstrueuse à l'égard de Soljénitsyne,
et, en Tchécoslovaquie, à ce qu'Aragon appelle avec
juste raison un « Biafra de l'esprit ». Il y a là un
indice irrécusable que l'on a affaire à une perversion
du marxisme, à un dogmatisme incapable
d'intégrer la dimension prophétique de l'homme,
celle de la création artistique, celle de l'amour,
celle de la foi.

Roger Garaudy
Reconquête de l’espoir
Grasset, 1971
Pages 120 à 126

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