Quel est maintenant le rapport entre
le matérialisme
philosophique et l'action
révolutionnaire?
D'abord il est historiquement faux
que le matérialisme
philosophique et l'athéisme aient
été liés,
par un lien interne, à l'action
révolutionnaire, et
qu'ils en soient le fondement
nécessaire.
En ce qui concerne la révolution
anglaise du
XVIIe siècle, le matérialiste le plus
radical de l'époque,
Hobbes, était un défenseur acharné
de l'absolutisme
alors que les défenseurs les plus
avancés de
la démocratie égalitaire étaient les
« niveleurs »,
d'inspiration biblique.
Sous la Révolution française les
héritiers des
matérialistes étaient les Girondins,
très vite liés
à la contre-révolution, alors que
l'aile marchante
de la Révolution, avec Robespierre
et Saint-Just,
condamnait l'athéisme matérialiste
comme « aristocratique».
A la fin du XIXe siècle, en France, le matérialisme
philosophique est le fondement de la
doctrine
la plus réactionnaire qu'ait connu
notre pays :
«l'Action Française», à un moment où
Jaurès
fonde sa lutte pour le socialisme
sur le matérialisme
historique et un idéalisme
philosophique.
Inversement, depuis Thomas Munzer
qui fut, au
XVIe siècle, le premier théologien de la
révolution,
et auquel Engels rend un juste
hommage, jusqu'à
l'abbé Camillo Torres dans les
guérillas d'Amérique
latine, l'on pourrait multiplier les
exemples
de chrétiens dont la foi commande
une authentique
lutte révolutionnaire.
Cela ne signifie nullement que nous
cessions
d'être matérialistes et athées
(comme je le suis
moi-même) [en 1971, Roger Garaudy n' a pas encore
"retrouvé" la foi, ni chrétienne, ni musulmane,NDLR],
mais simplement qu'il n'existe aucun
"retrouvé" la foi, ni chrétienne, ni musulmane,NDLR],
mais simplement qu'il n'existe aucun
lien nécessaire entre matérialisme,
athéisme et
révolution.
Lier l'action politique
révolutionnaire à une
métaphysique quelle qu'elle soit
(matérialiste, idéaliste,
théologique, etc.) c'est une forme
nouvelle de
cléricalisme fondamentalement
contraire à la pensée
de Marx.
1* C'est une caricature grossière de
la pensée de
Marx, celle précisément qu'en
donnait Staline, qui
nous est offerte, une fois encore,
par Jacques Monod
dans son livre le Hasard et la
nécessité, lorsqu'il
présente comme l'essentiel du
marxisme, la « projection
animiste» d'une dialectique de la
nature
considérée, d'une manière
dogmatique, comme un
catalogue de lois éternelles de la
nature dont l'histoire
humaine ne serait qu'un cas
particulier. La
pensée de Marx, qui est une pensée
«critique»
(au sens kantien du terme) 1 exclut la prétention
1. Voir
: R. Garaudy, M a r x i s m e du XX* siècle (Paris
1966)
p. 41 à 82 : < Du dogmatisme à la pensée du
xx*
siècle.»
dogmatique de s'installer dans
l'être et de dire ce
qu'il est Tout comme la théologie
dialectique de
Karl Barth est la prise de
conscience que « tout ce
que je dis de Dieu c'est un homme
qui le dit», la
dialectique de Marx nous enseigne
que tout ce que
je dis de la nature, de l'homme ou
de son histoire,
c'est un homme qui le dit Elle n'est
donc pas un
dogme mais une hypothèse de
travail', une
méthode de pensée et non une
structure ontologique.
2° Loin que le matérialisme
historique soit un
cas particulier d'une conception
dogmatique de la
dialectique de la nature, la
conception dogmatique
de la dialectique de la nature n'est
qu'une extrapolation
arbitraire des découvertes de Marx
dans
la méthodologie historique.
Marx, un siècle avant 1* « analyse
structurale »
dont i l est le précurseur, a
élaboré une méthode
d'analyse historique tendant à
donner aux scienees
humaines une rigueur comparable à
celle des
sciences de la nature : l'importance
qu'il attache
au développement des techniques, aux
structures
économiques et à leurs
contradictions internes, sa
théorie de l'Etat et de la culture,
ainsi que le jeu
des interactions entre les divera
niveaux de la vie
sociale, l'autonomie relative des
superstructures et
leur action en retour sur la base,
tout cela est entré
dans le patrimoine de la recherche
et de l'analyse
dans les sciences humaines, et aucun
historien
sérieux ne saurait faire abstraction
de cet apport,
même s'il en ignore l'auteur ou
feint de l'ignorer.
Marx n'a jamais extrapolé au-delà de
l'histoire
humaine et n'a personnellement
jamais employé
les expressions de «matérialisme
dialectique» ou
de « dialectique de la nature ».
Tout au plus, très
prudemment et très rarement,
suggère-t-il des
« analogies » entre le développement
de l'histoire et
celui de la nature, mais en
soulignant toujours
avec force leur différence radicale
: l'homme fait
sa propre histoire, et c'est une
rupture fondamentale
avec l'évolution biologique.
3° Marx se tient fermement sur un
terrain scientifique
et lorsqu'il évoque les
matérialismes philosophiques
(celui du XVIII8 siècle français dans la
Sainte Famille — ou celui de Feuerbach dans
l'Idéologie allemande), il n'omet jamais, après
avoir rappelé leurs mérites historiques
dans la critique
des métaphysiques et des morales de
leur
époque, d'en souligner les limites
dès qu'ils se risquent
à leur tour à des extrapolations
métaphysiques.
4° Lorsque Marx aborde la critique
de la religion,
il ne le fait jamais au nom d'un
matérialisme philo
sophique; sa critique se fonde sur
une analyse historique
des contradictions sociales et des
projections
idéologiques. C'est-à-dire que Marx
n'oppose
jamais un postulat athée à un
postulat religieux.
Parce que l'un et l'autre sont
extérieurs au champ
des problèmes scientifiques. Marx
avait une conscience
claire des exigences de la rigueur
scientifique.
C'est pourquoi i l n'est jamais
tombé dans
l'erreur, si fréquente chez ses
successeurs, de prétendre
à la fois, pour sa doctrine, au
statut d'une
science et au statut d'une
ontologie, d'une métaphysique,
d'un prétendu savoir absolu de
l'être.
La science ne pose pas et ne peut
pas poser
les problèmes métaphysiques du
matérialisme et de
l'athéisme : ce ne sont pas des
problèmes scientifiques.
Tout ce que la science et le
marxisme
s'il se veut scientifique peuvent
exiger, c'est un
« athéisme méthodologique »,
c'est-à-dire le refus
de faire de Dieu soit une «
explication », soit une
« force » intervenant dans le tissu
des phénomènes
naturels. Et cela un savant chrétien
et un militant
chrétien peuvent et doivent
l'accepter.
5° Le marxisme dogmatique —
c'est-à-dire celui
qui confond la science et
l'ontologie — protestera
ici en affirmant qu'il n'est pas de
problème qui ne
relève de la compétence de la
science et ne soit
justiciable devant elle. Cela
signifie simplement
que notre métaphysicien matérialiste
se double, au
prix de quelques contradictions
supplémentaires,
d'un scientiste positiviste, et
appauvrit l'homme
en le mutilant de dimensions
essentielles : est-ce
que l'amour, même sous la forme la
plus quotidienne,
l'amour d'un homme et d'une femme,
relève
de la science? Et la création
artistique, ou même
le simple goût artistique? Et ce
choix fondamental
de l'homme : la foi, qui n'est pas
adhésion à telle
ou telle proposition intellectuelle
sur le comment
des choses, mais décision volontaire
de donner un
sens à notre propre vie et à notre
histoire?
Ne faut-il pas dire tout net que
l'action révolutionnaire
n'est pas un théorème? L'on ne
devient
pas militant par une pure exigence
logique (quelle
secte aristocratique et glaciale de
logiciens inquisiteurs
naîtrait d'un parti ainsi
constitué!) mais
par une option, étayée d'expérience
et de raison,
certes, mais qui n'est jamais entièrement
réductible
à une démonstration scientifique.
Il faut même aller plus loin :
l'attitude d'un dirigeant
marxiste à l'égard de ce qui ne
relève pas
de critères scientifiques : la
création artistique, l'amour,
la foi, est la pierre de touche de
la qualité du
marxisme qu'il pratique. Pour ne
retenir qu'un
exemple : une conception utilitaire
et propagandiste
de l'art ont conduit les actuels
dirigeants
soviétiques (comme autrefois Staline
à l'égard de
la musique de Prokofiev et de
Chostakovitch) à
une attitude monstrueuse à l'égard
de Soljénitsyne,
et, en Tchécoslovaquie, à ce
qu'Aragon appelle avec
juste raison un « Biafra de l'esprit
». Il y a là un
indice irrécusable que l'on a
affaire à une perversion
du marxisme, à un dogmatisme
incapable
d'intégrer la dimension prophétique
de l'homme,
celle de la création artistique,
celle de l'amour,
celle de la foi.
Roger
Garaudy
Reconquête
de l’espoir
Grasset,
1971