Changement des consciences : ni religion opium
du peuple ni athéisme positiviste
C'est
seulement à travers cette double crise du christianisme
et du
marxisme, à travers cette reconnaissance
mutuelle
des contradictions et des affrontements de leur
histoire
passée, que peut naître une nouvelle rencontre
et la
conscience d'une nécessaire complémentarité
Seule
la prise de conscience lucide qu'engendre l'effort
commun
pour faire face aux mutations de notre temps
peut
permettre de dépasser les faux dilemnes nés du
passé
entre une religion « opium du peuple » et un
athéisme
positiviste et scientiste.
« Le
christianisme est révolutionnaire par nature...
et les
Églises historiques n'ont jamais été du côté de la
révolution
», disait en 1966, au Conseil oecuménique
des
Églises, l'archiprêtre Borovoj du patriarchat de
Moscou.
Nous
l'avons rappelé déjà: la religion est un
« opium » chaque fois qu'affirmant qu'une vie
éternelle,
au-delà
de l'histoire et au-delà de cette vie, est l'essentiel,
elle
dévalue par là même, comme subalternes, les
problèmes
de cette vie et les combats de cette histoire ;
elle
est un opium chaque fois que le rapport entre
l'homme
et Dieu est conçu de telle manière que l'homme
n'appelle
et ne rencontre Dieu que pour compenser les
faiblesses
ou les échecs de sa pensée et de son action,
« aux
limites » et non «au centre», comme écrit Bonhoeffer;
elle
est un opium lorsqu'elle prend la forme d'une
idéologie,
d'une métaphysique, et non d'un acte, d'une
décision,
d'une manière créatrice de vivre. En un mot,
elle
est un opium chaque fois qu'elle consacre les dualismes
politiques
et sociaux par une conception du monde
elle-même
dualiste qui en fait, selon l'expression de
Nietzsche,
« un platonisme pour le peuple ».
Déjà,
dans le christianisme primitif, s'opposèrent
ceux
qui se contentaient de préparer les âmes à la venue
du
Royaume de Dieu par la repentance, et ceux qui
voulaient
préparer cet avènement en changeant le
monde.
Depuis
que le christianisme, à partir de saint Augustin,
a
intégré l'héritage dualiste de la pensée grecque, et,
à
partir de l'empereur Constantin, accepté l'héritage
romain
en devenant religion d'État, nombreux furent
ceux
qui virent dans l'Église une préfiguration du
Royaume
de Dieu et, dans les régimes politiques ou
sociaux
qu'elle consacre, une image de l'ordre voulu par
Dieu.
Ce double héritage, du dualisme de la philosophie
grecque
et de l'organisation romaine, est au principe
du
conservatisme d'Église.
Mais il
existe une autre tradition, constamment
minoritaire
et tenace, accusée souvent d'hérésie, mais
attestant
que « les concepts fondamentaux de la révolution
sont
des concepts bibliques », comme l'écrit
le père
Comblin .
Lorsque l'Exode donne le premier
Lorsque l'Exode donne le premier
exemple
de la désacralisation du pouvoir en appelant
à la
désobéissance civile à l'égard du pharaon ; lorsque
les
prophètes d'Israël, en interdisant au peuple juif
de se
faire une idole des objets ou des institutions
créés
par l'homme, nous enseignent l'arrachement
à
l'ordre donné et la distanciation à l'égard de toutes
les
aliénations ; lorsque, dans le Nouveau Testament,
l'Apocalypse
de saint Jean, en proclamant : « Voici,
je fais
toutes choses nouvelles », souligne que la foi est
l'acte
de participer à la transformation du monde,
il nous
est rappelé que le monde n'est pas une réalité
toute
faite mais une création continue, et que nous avons
la
responsabilité de travailler et de lutter pour cette
transformation
et cette création ; que l'homme n'a pas
une
nature donnée une fois pour toutes mais une histoire
faite
de décisions, de création de possibles toujours
nouveaux,
d'affrontements de l'impossible.
Cette
tradition passe par le prophétique abbé Joachim
de
Flore qui, au XIIe siècle,
considérait que le
«
Saint-Esprit » est le pouvoir créateur d'un nouvel âge
de
l'histoire, dans l'Église et dans le monde. Cette
première
« théologie de l'histoire » exerce une influence
profonde
sur la critique radicale des premiers franciscains,
et sur
tous les mouvements de réforme religieuse
et de
révolution sociale jusqu'au XVIe siècle
(notamment
celui
de Jean Huss). Elle inspirera, à la fin du XVIII siècle
et au
début du XXe , Fichte et
Hegel.
Cette
tradition passe par Thomas Münzer, ce premier
«
théologien de la révolution », organisant, au XVI e
siècle,
l'insurrection
armée des paysans, pour préparer la
venue
du Royaume de Dieu. « La foi, dans son principe
originel,
disait-il, nous donne d'accomplir des choses
impossibles.
» Engels voit en lui l'un de ces hommes
« que
l'on peut comparer aux meilleurs révolutionnaires ».
Il
ajoute qu'il « dépassait tout autant les rapports
sociaux
et politiques existants que sa théologie dépassait
les
conceptions religieuses de l'époque ». Pour Mùnzer,
le Royaume de
Dieu dont il fallait, par le combat,
préparer l'avènement, était une société sans
serfs ni
sans propriété privée, sans pouvoir d'État
ou d'Église s'imposant du dehors comme une
autorité
supérieure aux consciences. Marx reconnaîtra
que son
projet révolutionnaire était le plus avancé
que le monde
ait
connu jusqu'au milieu du XIXe siècle.
Ce qui
caractérise cette tradition, et qui en fait une
source
d'inspiration révolutionnaire, c'est sa conception
du
monde : le monde est toujours en train de naître ; sa
conception
de l'homme et de sa foi : chacun de nous
est un
co-créateur, responsable de la victoire ou de la
défaite
; sa conception des rapports de l'homme et du
monde :
elle ne fait pas de l'espoir chrétien une évasion,
élevant
les hommes au-dessus de cette « vallée de
larmes
», elle oppose au contraire l'expérience du réel
à ce
que Kierkegaard appelait la « passion du possible ».
Une
telle foi n'est pas un opium mais un
ferment de la
transformation
du monde. Tout coup porté contre une
telle
foi est un coup porté contre la
révolution.
Lorsque
nous affirmons que la mutation à l'échelle
des
problèmes de notre temps présente à la fois les
caractères
d'une révolution changeant les structures
et
d'une mutation religieuse changeant les consciences,
cela ne
signifie nullement qu'il s'agit de juxtaposer à
l'action
révolutionnaire je ne sais quelle prédication
religieuse.
Cela
signifie que le militant révolutionnaire prend
conscience
du rôle que joue cette foi au coeur même
de sa
propre action.
L'athéisme
n'est pas le fondement nécessaire de
l'action
révolutionnaire.
D'abord
il est historiquement faux que le matérialisme
philosophique
et l'athéisme aient été liés par un
lien
interne à l'action révolutionnaire.
Marx,
dans sa critique de la religion, ne se place
jamais
sur un plan métaphysique, mais sur un plan
historique
: pour lui, la religion n'est pas seulement
reflet
d'une détresse réelle de l'homme, mais protestation
contre
elle (une protestation qui peut d'ailleurs déboucher
sur une
lutte révolutionnaire pratique, comme
le
montre Engels en étudiant le soulèvement de Thomas
Mùnzer).
Marx ne critique pas seulement la religion
comme
idéologie (comme le faisaient les athées du
XVIIIe
siècle français), mais comme projet humain,
comme
projet aliéné auquel il oppose son projet révolutionnaire.
Son
athéisme n'est donc pas un athéisme métaphysique,
mais un
athéisme méthodologique, excluant le
« Dieu
des trous » et le « Dieu des alibis ». Si de nombreux
chrétiens
intègrent aujourd'hui à leur foi, comme l'un
de ses
moments, cette critique radicale, c'est qu'ils
ont
conscience que cet « athéisme méthodologique »
est
peut-être le meilleur défenseur de l'honneur de Dieu.
Le
projet prométhéen de Marx est fondé sur l'idée
que «
les hommes font leur propre histoire » (bien qu'ils
ne la
fassent pas arbitrairement mais dans des conditions
toujours
structurées par le passé).
Cette
histoire, qui commence avec le travail sous sa
forme
spécifiquement humaine, c'est-à-dire une action
précédée
de la conscience de sa fin, comporte ainsi,
à la
différence de l'évolution naturelle, deux moments
spécifiques
; l'acte créateur de l'homme (avec son projet)
et son
contraire : l'aliénation, qui simule les déterminismes
de la
nature.
La
découverte de la tension entre ses deux termes
antithétiques
: création, aliénation, constitue l'apport
propre
de Marx à l'étude de la subjectivité.
Sur le
plan philosophique, la perversion du marxisme
découle
d'une fausse théorie de la connaissance, considérée
comme
un « reflet » de la réalité et d'une fausse
théorie
de la liberté consistant en une interprétation
positiviste
de la formule hégélienne : la liberté c'est la
nécessité
devenue consciente.
Ces
deux thèses sont étrangères à la pensée de
Marx :
il a combattu cette conception de la connaissance,
dès ses
thèses sur Feuerbach, en soulignant,
après
Kant, Fichte et Hegel, le caractère actif de la
connaissance
: il a combattu cette conception de la
liberté,
en la définissant, dès la Sainte Famille, comme
une «
puissance », et en rappelant, du 18-Brumaire au
Capital,
que les hommes font leur propre histoire.
Contrairement
au positivisme de ses épigones et dans
l'esprit
de Hegel, la réalité n'est pas pour Marx seulement
ce qui
est « donné » c'est aussi tout ce qui est possible.
Les
perversions philosophiques du marxisme ont
servi
de fondement à ses perversions politiques : s'il
n'existe
qu'une réalité donnée et qu'un reflet juste de
cette
réalité, un homme ou un groupe d'hommes seront
dépositaires
de cette vérité unique et absolue, et, à
partir
de là, seront investis d'un pouvoir sans limite,
puisqu'ils
apportent au peuple cette vérité « du dehors ».
Ainsi
se trouvent fondés « théoriquement » un parti
unique
et un État despotique.
Or la
dialectique de Marx se fonde au contraire sur
une
conception critique de la connaissance, qui considère
la
connaissance non comme un reflet mais comme un
acte,
par lequel l'on va à la rencontre de l'expérience
vérificatrice,
avec des hypothèses ou des modèles
constamment
révisables. Il découle de là deux
conséquences
capitales
:
1. Le
moment subjectif de l'action révolutionnaire ce
n'est
pas seulement la « science » (détenue par les
théoriciens
et les chefs), mais aussi 1' « initiative
historique
des masses » (qui n'est plus méprisée
sous le
nom de « spontanéité ») ;
2. Le
pluralisme : de même que Barth disait : tout ce
que je
dis de Dieu, c'est un homme qui le dit, un
marxiste
ne saurait oublier que : tout ce que je dis de
la
nature et de l'histoire, c'est un homme qui le dit.
Sans ce
moment critique, relativisant, de la pensée
(théologique comme de la pensée révolutionnaire),
(théologique comme de la pensée révolutionnaire),
il n'y
a que cléricalisme inquisiteur ou stalinisme despotique.
La
conscience révolutionnaire, comme la conscience
religieuse,
pour reprendre une expression de Marx,
n'est
pas seulement reflet d'une situation, mais protestation
contre
cette situation.
Mais
alors surgit uneobjection : si la conscience
révolutionnaire
n'est pas seulement produite par la
situation,
quelle est la source de son projet ?
Nous
n'échappons pas, dans l'étude de la subjectivité,
au
problème de la transcendance.
La
transcendance, traduite en langage hégélien ou
marxiste,
c'est le « dépassement dialectique ».
Mais
chez Marx, à la différence de Hegel, i l n'y a
pas un
« esprit absolu », déjà là, et qui nous habite.
La
transcendance, pour un marxiste, n'est jamais
absolue
: elle est passage d'un ordre à un autre. L a vie
transcende
le physico-chimique. L'homme n'est jamais
simplement
la résultante des conditions dans lesquelles
il est
né et a été formé.
Marx
n'est pas le continuateur de Spinoza s'enfermant
dans la
pure immanence. Comme Spinoza, i l refuse
toute
finalité externe : l'homme crée, dans ce monde,
son
sens et sa liberté. Mais précisément i l les crée, il
ne les
découvre pas tout faits. Marx ne s'oppose pas
seulement
à une certaine théologie dogmatique qui
opposerait
transcendance et immanence. Il s'oppose
aussi à
la philosophie de l'histoire de Hegel et à l'évolutionnisme
positiviste.
La transcendance et l'immanence ne s'opposent
pas
comme le oui et le non delà logique classique;
elles sont
dialectiquement liées, en tension : elles
s'excluent et
s'impliquent, à la fois. La transcendance
c'est la
contestation
intérieure de l'immanence. Elle n'est pas
de
l'ordre de l'être mais du faire.
Pour un
athée marxiste, la traduction la plus proche
de la «
présence de Dieu », c'est l'expérience de la création
sous
toutes ses formes : de l'invention scientifique
à la
création artistique, de l'amour à la révolution.
Il ne
dira pas : Dieu est là. Mais : quelque
chose
De neuf
émerge dans l'histoire et dans la vie des hommes.
Une
conception de la transcendance placée dans
1' «
au-delà », la met en marge de la vie des hommes.
Cette
subjectivité active, qui est jaillissement sans
fin de
la transcendance, l'image du Christ en a donné
l'exemple
: lorsque avec lui le Dieu des transcendances
lointaines
est entré dans l'histoire quotidienne des
hommes,
il l'a fait en briseur d’idoles etde chaînes,
en
passeur de frontières, détruisant les tabous et se
situant
par-delà la justice, le bien et le mal, au nom
d'un
amour transcendant précisément toutes ces limites
historiques,
et faisant de lui, selon l'expression du
théologien
protestant Roland de Pury, le vrai homme,
l'homme
que Dieu lui-même, Dieu seul a pu être,
toute
autre humanité que la sienne ne pouvant être
qu'inhumaine.
Le
marxisme ne peut être l'authentique briseur de
chaînes
que s'il est capable d'intégrer ce moment chrétien,
ce
moment divin de l'homme.
Car l'attitude
révolutionnaire, en politique comme
en
art, a eneore plus besoin de transcendance que de
réalisme.
Aucune
contradiction « objective » ne peut, à elle
seule,
engendrer une révolution. Marx, et Lénine après
lui,
ont montré que la misère ne se transforme pas automatiquement
en
mouvement ascendant pour renverser
le
système qui engendre la misère : il faut un projet
révolutionnaire
montrant qu'un autre régime, répondant
aux
voeux profonds des masses, est possible.
Aucune
démonstration dite « scientifique » ne peut
établir
la nécessité de ce possible : Marx, dans le Capital,
analysant
les contradictions du capitalisme, prouve
que le
développement interne du système le conduit à
sa
propre destruction. Mais il ne décrit pas la société
qui en
naîtra.
Chaque
fois qu'il évoque la société future, il n'a
nullement
la prétention d'employer une méthode scientifique.
Pour
ses anticipations, il pratique deux démarches:
la
dialectique proprement hégélienne de la négation
de la
négation ou la projection inspirée des utopistes.
L'exemple
le plus typique d'utilisation du schéma
hégélien
de la négation de la négation se trouve dans
une
oeuvre de jeunesse : Contribution à la critique de la
philosophie
du droit de Hegel . Sa certitude de l'émancipation
de la
classe ouvrière s'exprime ainsi : « Il
faut
former une classe avec des chaînes radicales... une
sphère
qui ait un caractère universel par ses souffrances
universelles...
qui ne puisse plus s'en rapporter à un
titre
historique, mais simplement au titre humain, une
sphère
qui ne soit pas en une opposition particulière
avec
les conséquences, mais en une opposition générale
avec
tous les principes du système politique..., une
sphère
enfin qui ne puisse s'émanciper sans s'émanciper
de
toutes les autres sphères de la société et sans, par
conséquent,
les émanciper toutes, qui soit, en un mot,
la
perte complète de l'homme, et ne puisse donc se
reconquérir
elle-même que par le regain complet de
l'homme.
La décomposition de la société en tant que
classe
particulière, c'est le prolétariat. »
La
mission historique du prolétariat, la reconquête
de
l'homme total, est ici fondée sur la dialectique hégélienne
qui,
elle-même, est héritière de la dialectique
chrétienne
de la crucifixion et de la résurrection. C'est
ce que
soulignait Jaurès : « De même que cet abaissement
infini
de Dieu était la condition du relèvement
infini
de l'homme, de même, dans la dialectique de
Marx,
le prolétariat, le sauveur moderne, a dû être...
abaissé
au plus profond du néant historique et social,
pour
relever, en se relevant, toute l'humanité. »
Dans le
Capital, Marx, s'attachant à l'analyse économique
des
mécanismes qui acheminent le système
vers sa
décomposition finale, gardera l'armature hégélienne.
L a
production capitaliste, négation de la propriété
fondée
sur le seul travail, engendre sa propre négation :
« C'est
la négation de la négation », écrit Marx . Ce qui
a pour
conséquence un nouveau renversement dialectique
des
rapports de l'objet et du sujet (de la machine
et de
l'homme) et le passage de l'aliénation (dont le
fétichisme
de la marchandise est un cas particulier)
à
l'épanouissement de 1' « homme total ». Nous sommes
ici
très proches du thème du passage de l'avoir à l'être
dans
les « Manuscrits de 1844 ».
Lorsque
Marx, au-delà de l'analyse du mouvement
réel de
la société capitaliste, explore les possibles futurs,
il se
réfère aux anticipations des utopistes antérieurs.
Engels,
dans Socialisme utopique et socialisme
scientifique,
les
énumère : Thomas Münzer, les « niveleurs » anglais,
Morelly
et Mably, Saint-Simon, Owen, Fourier, qu'il
considère
comme les « fondateurs du socialisme ». Il
ajoute
: « A l'immaturité de la production capitaliste,
à
l'immaturité de la situation des classes, répondit
l'immaturité
des théories. La solution des problèmes
sociaux,
qui restait encore cachée dans les rapports
économiques,
devait jaillir du cerveau... Il s'agissait
d'inventer
un nouveau système plus parfait de régime
social
et de l'octroyer de l'extérieur à la société, par
la
propagande et, si possible, par l'exemple d'expériences
modèles.
» Loin de ridiculiser ou de mépriser comme des
«
folies », ces anticipations, « nous préférons, dit Engels,
nous
réjouir des germes d'idées de génie et des idées de
génie (souligné
par Engels ) qui percent sous l'enveloppe
fantastique
et auxquels les philistins sont aveugles ».
Marx a
puisé, pour imaginer l'avenir, dans ces projections
: la conception
de la société sans classe et sans
État
chez Thomas Mùnzer, la conception de l'État
de
Fourier et celle de l'épanouissement de l'homme,
les
théories du travail et de l'éducation polytechnique
d'Owen,
etc.
Marx,
qui n'a jamais voulu constituer un « système »,
n'a pas
toujours articulé la philosophie de sa jeunesse,
les
analyses économiques du Capital, et l'élaboration
de
modèles de l'avenir qu'exigeait sa vie de militant.
Chez
ses successeurs, surtout lorsque la doctrine
servit
de fondement à des partis et à des États, le
marxisme
s'appauvrit : dans le contexte historique
de la
fin du XIXe siècle et du
début du XXe , l'on voulut
exploiter
au maximum le prestige de la « science »
mais
dans son interprétation d'époque, c'est-à-dire dans
un sens
positiviste. Avec Kautsky déjà, ce n'est plus
qu'un
catalogue de lois économiques permettant des
extrapolations
à partir des faits présents. L'on substitue
à la dialectique
hégélienne le dualisme kantien d'un
monde
de phénomènes, soumis, en l'absence de l'homme,
à un
déterminisme mécanique, et d'un monde moral,
purement
subjectif, n'engrenant pas sur le réel.
Avec
Staline l'on juxtapose, sous le nom de matérialisme
dialectique,
une conception positiviste des
sciences
de la nature et une philosophie de l'histoire
qui
fonde la certitude de la victoire du socialisme sur
une
théologie laïcisée : la connaissance des lois les
plus
générales de la nature, de la pensée et de l'histoire.
A
partir d'une telle vision fleurissent les perversions
propres
aux Églises : dogmatisme et cléricalisme, apologétique
et
satisfaction conservatrice de soi. Faute
d'être
reconnue comme telle, la foi, qui est au principe
de
toute action révolutionnaire, prend des formes
dévoyées
telles que le fanatisme sectaire, le culte de la
personnalité,
la certitude dogmatique de posséder la
vérité
totale et définitive, avec l'inquisition qui en
découle
nécessairement.
Si les
révolutionnaires ne veulent pas perpétuer ces
conceptions
dépravées de l'histoire comme de l'avenir,
qui
stérilisent et paralysent l'action révolutionnaire, il
importe
qu'ils prennent conscience du dynamisme et des
possibilités
de la foi qui est en eux.
La
véritable alternative à une religion opium du
peuple,
ce n'est pas un athéisme positiviste, car le
positivisme
ce
n'est pas seulement le monde sans Dieu
mais le
monde sans l'homme. L a véritable alternative
c’est
une foi militante et créatrice pour laquelle le réel
ce
n'est pas seulement ce qui est, mais tous les possibles
d'un
avenir qui apparaît toujours impossible à
qui
n'a pas
la puissance de l'espoir.
Ernst
Bloch a eu le mérite de redécouvrir le fondement
nécessaire
de tout marxisme vivant qu'il appelle :
« le
principe de l'espoir ».
La
révolution n’est pas seulement une science,
une philosophie
ou une idéologie : elle est d'abord une
manière
d'agir, comme la foi. Refuser d'avouer ses
postulats
serait se couper de sa source. Il n'est pas vrai
que
l'on devient révolutionnaire simplement parce
qu'on
est malheureux, ou simplement parce qu'on nous
a
prouvé par voie démonstrative, « scientifique », la
nécessité
du socialisme.
Il est
fort utile au révolutionnaire d'avoir fait l'expérience
vitale
du malheur, comme d'être capable d'esprit
scientifique,
mais ni sa misère ni sa science ne l'ont
rendu
révolutionnaire.
Au
principe de toute action révolutionnaire il y a
un acte
de foi : la certitude que le monde peut être
transformé,
que l'homme a le pouvoir de créer du1
nouveau
et que nous sommes personnellement responsables
de ce
changement.
Pour
Ernst Bloch, la certitude que la réalité n'est
pas
seulement ce qui est mais ce qui naît d'un océan
de
possibles est un héritage des religions. Ce qu'il
appelle
une « métareligion ».
Jiirgen
Moltmann, dans sa Théologie de l'espérance,
répond
à cette interpellation marxiste : l'expérience
serait
sans fondement si elle n'était ancrée dans la foi,
qui est
foi en la résurrection.
Avoir
la foi, c'est espérer. C'est-à-dire percevoir les
possibilités
au-delà du réel immédiat. « L'espoir de
l'homme,
c'est la chair de Dieu », disait Barbusse.
La
révélation n'est pas révélation de l'Être, au sens
où la
philosophie grecque, de Parménide à Platon,
pouvait
l'entendre. La révélation est révélation de ce
qui
n'est pas. Ou, plus exactement, de ce qui n'est pas
encore.
Elle n'est pas contemplation, mais appel, promesse.
seulement
une science, une
La
parole de la Bible et de l'Évangile n'est pas la
vérité
au sens aristotélicien du terme : correspondance
entre
la chose et l'esprit. Il y a contradiction entre la parole
de Dieu
et la réalité. La foi en cette parole n'engendre
donc
pas la résignation, mais l'impatience, le conflit
avec le
monde. Elle est arrachement au donné. Le moment
prophétique
de la vie, c'est la décision par laquelle
nous
prenons nos distances à l'égard des idolâtries, des
aliénations
présentes. Une vie d'homme est faite de
telles
décisions.
Car si
l'homme n'a pas de nature, mais une histoire,
cette
histoire n'est jamais finie. Nous ne pouvons jamais
être
satisfaits. La foi ne peut donc pas être justification
de
l'histoire mais ouverture de l'histoire. Elle est
cette
question qui maintient l'histoire en suspens.
La vie
du Christ est l'exemple d'une vie de cette
qualité.
Faite de décisions portant non sur tel ou tel
aspect
de l'ordre social ou de la vie personnelle, mais
sur le
problème unique des fins. Jésus n'est pas un révolutionnaire
cherchant
à transformer les structures,
comme
les zélotes de Bar Kochba. Il n'est pas non plus
un
prêcheur de repentance comme Jean-Baptiste qui
agirait
seulement sur les consciences. Il est l'homme
pleinement
homme qui, en chaque action, nous enseigne
à viser
les fins lointaines. E t l'on ne peut rien connaître
de Dieu
qu'à travers cet homme qui interpelle et appelle.
Pour
Moltmann la mort et la résurrection du Christ
révèlent
mieux encore le sens profond de sa vie et de
toute
vie.
La
résurrection, ce n'est pas un phénomène de physiologie
cellulaire,
un retour à la vie mortelle par réanimation
naturelle,
La
résurrection, ce n'est pas un fait historique, que
l'on
pourrait reconstruire à partir de témoignages
«
objectifs ».
La
résurrection n'a pas sa place dans la série des faits
et des
lois du positivisme naturaliste ou historique.
S'il en
était ainsi, elle n'aurait aucune signification.
Que
signifierait recommencer une vie qui a la mort
pour
fin?
La
résurrection n'est pas un « fait », au sens positiviste
du
terme, c'est un acte créateur, cette affirmation de
l'impossible
par laquelle l'histoire ouvre le futur à
tous
les possibles. Elle signifie que notre avenir ne peut
être
rangé dans la série des faits, sur le prolongement
des
données du passé. Cette entrée du totalement
inattendu,
sur le prolongement de rien, c'est la prise
de
conscience que l'homme n'est pas né pour mourir,
mais
pour commencer.
Être
chrétien ce n'est pas croire que la résurrection
est «
réelle » (au sens de l'histoire et de la science positivistes),
c'est
croire qu'elle est possible. Ce n'est pas
insérer
la résurrection dans la perspective de l'histoire,
c'est
percevoir l'histoire dans la perspective de la résurrection.
La résurrection
c'est alors tous les jours.
Croire
à la résurrection n'est pas adhérer à un dogme ;
c'est
un acte : l'acte de participer à la création sans
limite,
car la résurrection est révélation de cette liberté
nouvelle
et radicale que le monde grec et romain ignorait.
La
liberté n'est plus seulement conscience de la
nécessité,
comme elle le fut d'Heraclite aux stoïciens,
mais
participation à l'acte créateur. Cette foi est le
commencement
de la liberté.
Avoir
la foi, si je cherche à déchiffrer l'image chrétienne,
c'est
percevoir dans leur identité la résurrection
et la
crucifixion. Affirmer le paradoxe de la présence de
Dieu
dans Jésus crucifié, au fond du malheur et de
l'impuissance,
abandonné de Dieu, c'est libérer l'homme
des
illusions du pouvoir et de l'avoir. Dieu n'est plus
l'empereur
des Romains ni cet homme dans sa beauté
et sa
force qu'il était pour les Grecs. Ce n'est pas une
promesse
de puissance. C'est cette certitude qu'il est
possible
de créer un avenir qualitativement nouveau
seulement
si l'on s'identifie à ceux qui, dans le monde,
sont
les plus dépouillés et les plus écrasés, si on lie son
sort au
leur jusqu'à ne concevoir d'autre victoire réelle
que la
leur.
Cet
amour et l'espérance de la résurrection ne font
qu'un.
Car il n'y a d'amour que lorsqu'un être est pour
nous
irremplaçable et que nous sommes prêts à donner
pour
lui notre propre vie. Lorsque nous sommes réellement
prêts à
ce don pour le dernier des hommes, alors
Dieu
est en nous : il est le pouvoir de transformer le
monde.
Pendant
toute ma vie je me suis demandé si j'étais
chrétien.
Pendant quarante ans j'ai répondu non.
Parce
que le problème était mal posé : comme si la foi
était
incompatible avec la vie du militant. Je suis sûr
désormais
qu'elles ne font qu'un. Et que mon espérance
de
militant n'aurait pas de fondement sans cette foi-là.
Maintenant,
si j'hésite à répondre oui c'est pour de
tout
autres raisons : une telle foi me paraît une force
si
explosive qu'il serait vaniteux d'y prétendre avant
de
l'avoir vérifiée dans l'action bouleversante. Cette
au
milieu d'elle, avant d'avoir pleinement réalisé notre
part de
la création.
Je ne
pense pas que cette prise de conscience soit un
événement
personnel. Cette interrogation est, sous des
formes
diverses, celle de millions d'hommes à ce moment
de
fracture de l'histoire. C'est un signe des temps,
un
moment de notre culture et de la crise de la civilisation.
La
nécessaire mutation, qui se situera à la fois
au
niveau des structures et au niveau des consciences,
ne sera
donc pas seulement révolution politique et
sociale
et actualisation de la foi, elle sera aussi révolution
culturelle.
Roger Garaudy
Extraits de « L’alternative »,
pages 111 à 127 >>A SUIVRE ICI >>