24 février 2017

Marx et les luttes politiques (3). Stratégie et tactique



La stratégie et la tactique de Marx sont la mise en oeuvre d'une méthode rigoureuse, matérialiste et dialectique.
Matérialiste en ce sens qu'elle ne se fonde pas sur une conception subjective mais sur une étude objective
des classes et de leurs rapports scientifiquement définis par les études économiques de Marx.
Dialectique en ce sens qu'elle tient compte de la totalité des diverses classes et fractions de classes et de leurs actions réciproques dans une société donnée, qu'elle tient compte du degré de développement de chacune des forces sociales en chaque moment et qu'elle tient compte enfin des rapports entre cette société et l'ensemble des autres sociétés, par exemple de la conjoncture internationale.
Une telle méthode, seule capable de fonder scientifiquement la lutte de classe du prolétariat, permet, grâce
au matérialisme historique :
1. d'ouvrir les perspectives proches et lointaines de la lutte de classes ;
2. d'analyser en chaque moment, de façon objective, le rapport des forces ;
3. de déterminer la stratégie et la tactique de cette lutte, c'est-à-dire de fixer en chaque moment, en fonction
des perspectives et du rapport des forces, la direction du coup principal à porter, de déterminer les alliances
possibles et les forces de réserve, et enfin de définir les objectifs et les moyens mis en oeuvre suivant que
l'on se trouve dans une période d'essor ou de reflux du mouvement.


Dès avant la révolution de 1848, et conformément
aux principes énoncés dans le Manifeste Communiste,
Marx avait pour objectif d'éviter l'isolement de la classe
ouvrière en liant le mouvement ouvrier et le mouvement
démocratique international. A plusieurs reprises déjà,
après la révolution de 1830, s'était esquissé le projet
de réunir toutes les organisations révolutionnaires d'Europe
et d'opposer à la Sainte Alliance des rois une
Sainte Alliance des peuples. Le 27 septembre 1847 fut
fondée, avec la participation de la Ligue des communistes
« l'Association démocratique internationale ». A cette
occasion, Marx, qui s'était donné pour objectif de
favoriser la naissance et le développement d'un grand
mouvement démocratique de masse, prononça son discours
« Sur le libre échange ».
Dans le même esprit et avec la même préoccupation,
Marx prit la parole à une manifestation commémorative
de l'insurrection dé Cracovie en 1846. Marx exalta
cette insurrection qui avait, dit-il, donné à l'Europe un
exemple glorieux « en identifiant la cause de la nationalité
à la cause de la démocratie et à l'affranchissement
de la classe opprimée ».
Dès le lendemain de la révolution de février à Paris,
Flocon, membre du Gouvernement Provisoire, invita
Marx à rentrer en France, lui écrivant : « la tyrannie
vous à banni, la libre France vous ouvre ses portes, à
vous et à tous ceux qui luttent pour la Sainte cause de la
fraternité des peuples. » Marx quitta aussitôt Bruxelles
pour Paris, traversant, depuis la frontière, les gares pavoisées
où le drapeau rouge flottait à coté du drapeau
tricolore.

Dans le Manifeste Communiste Marx ne s'était pas
contenté de brosser une fresque magistrale de l'évolution
historique, de dessiner la trajectoire du développement
du système capitaliste jusqu'au moment où les
contradictions économiques et les luttes de classe qu'il
engendrait nécessairement le conduiraient à sa propre
destruction. Il indiquait aussi la position que devait
prendre le prolétariat dans les grands pays européens
pour défendre ses intérêts de classe. En dehors de
l'Angleterre, où la bourgeoisie dominante avait remporté
la victoire contre le chartisme, et de la Russie
tsariste, où l'autocratie et l'absolutisme d'essence féodale
étaient encore tout puissants, les problèmes se
posaient de manière profondément différente en France
où, contre la bourgeoisie dirigeante alliée à la royauté
se dressaient les classes moyennes et le prolétariat, et
en Allemagne, où l'ensemble de la bourgeoisie, appuyé
par les classes moyennes et le prolétariat, s'opposait
au régime absolutiste et féodal encore prédominant.
Marx avait souligné, dans le Manifeste Communiste,
que seul le prolétariat était une classe révolutionnaire
jusqu'au bout car il tendait non à réformer mais à abolir
le régime capitaliste. Mais Marx combattait et a toujours
combattu l'idée qu'en face de la classe ouvrière
toutes les autres classes ne forment qu'une masse réactionnaire.
En 1875, une fois encore, dans sa Critique du
programme de Gotha, Marx s'élèvera avec force contre
cette conception de Lassalle : « c'est une absurdité que
de faire des classes moyennes, conjointement avec la
bourgeoisie, et, par-dessus le marché, des féodaux, une
même masse réactionnaire en face de la classe ouvrière.
 Marx accordait une telle importance au rôle
de ces classes moyennes qu'il disait des paysans : « Tout
dépend, en Allemagne, de la possibilité de soutenir la
révolution prolétarienne par une réédition, sous une
forme quelconque, de la guerre des paysans. » La tactique
et la stratégie devaient être différenciées suivant
le degré de développement économique et social des
différentes classes. En France, où la grande bourgeoisie
avait accédé au pouvoir et ne visait plus, comme en 89,
à détruire le régime économique et social existant, mais
au contraire à l'aménager au mieux de ses intérêts, le
prolétariat devait soutenir les classes moyennes dans
leur lutte contre cette grande bourgeoisie. En Allemagne
au contraire, où toute la bourgeoisie se dressait contre
le régime féodal, il devait aider à détruire celui-ci et
à le remplacer par le régime capitaliste, une révolution
bourgeoise à un stade beaucoup plus avancé du développement
économique et social que celui des précédentes
révolutions anglaises et françaises, pouvant constituer
le prélude d'une révolution prolétarienne.
A la lumière de cette analyse Marx orienta son action
dans les révolutions de France et d'Allemagne.
A peine arrivé à Paris Marx eut à s'opposer à une
tentative aventuriste d'immigrés allemands, belges, italiens
et polonais qui voulaient exporter militairement la
révolution de Paris en provoquant des soulèvements révolutionnaires
dans tous les pays. Marx, dès le 6 mars,
dans une manifestation publique, s'éleva contre la formation
d'une légion allemande, forte de 2000 hommes
qui se préparait à passer la frontière. Il montrait que
cela aboutirait à un massacre inutile des révolutionnaires
les plus ardents. Marx ramait alors contre le courant
et il dut rompre avec le club démocratique qui prenait
partie pour le poète Herwegh et la légion. Les « ultrarévolutionnaires»
accablèrent Marx le « raisonneur »
qui, à l'heure où les « vrais » révolutionnaires devaient
manier les armes, faisait des conférences d'économie politique
et transformait les ouvriers en doctrinaires.
Ce que Marx avait prévu arriva : Lamartine, expert en
provocations, avait laissé cette légion s'organiser à Paris
sous la direction d'un agent secret à la solde de la
Prusse, Bornstedt, et avait, en même temps, laissé se
préparer les troupes prussiennes de telle sorte que cette
légion fut anéantie dès qu'elle eut franchi le pont de
Kehl.
Marx qui, tout en fréquentant le club central de la
Société des Droits de l'Homme et du citoyen, dirigé par
Barbes, avait constitué le « club des ouvriers allemands»
(qui avait son siège au café de la Picarde, rue
Saint-Denis) conseilla aux ouvriers de rentrer isolément
et sans tapage en Allemagne pour créer, dans les grands
centres, des organisations ouvrières révolutionnaires dirigées
par des membres de la ligue des Communistes.
Marx lui-même s'installa à Cologne, le plus grand centre
industriel de l'Allemagne d'alors et s'attacha d'abord
à établir des contacts et des liens avec les organisations
ouvrières fondées avant la révolution. Sous son impulsion
une grande agitation se développa dans toute la
Rhénanie. Des pétitions couvertes de milliers de signatures
réclamaient des réformes radicales. Le centre vivant
du mouvement était l'association ouvrière de Cologne,
à la fois noyau d'un mouvement syndical, cercle
d'études et club politique. La préoccupation essentielle
de Marx était alors de ne pas couper le prolétariat de
l'ensemble du mouvement démocratique. Pour la première
fois dans l'histoire de l'Allemagne la révolution
de mars avait créé on Parlement pour tonte l'Allemagne.
Marx n'hésita pas à renoncer provisoirement à
toute propagande communiste qui eût entraîné la rupture
entre la bourgeoisie et le prolétariat dans la nécessaire
lutte commune qu'ils devaient mener contre la
réaction féodale et monarchique. Ici encore Marx se
heurta aux « ultras-révolutionnaires », tels que le dirigeant
local de la Ligue des Communistes Gottschalk qui
préconisait le boycott des élections sous prétexte de
refuser tout compromis toute entente, même passagère,
avec les groupes démocratiques. Marx condamna le
mot d'ordre de boycott qui conduisait la gauche à renoncer
au combat politique au profit de la réaction.
Marx écrivait alors dans la Nouvelle Gazette Rhénane :
« nous ne nourrissons pas l'espoir utopique que soit
proclamée dès maintenant une république allemande
une et indivisible, mais nous demandons aux soi-disant
partis radical et démocratique de ne pas confondre te
point de départ de la lutte et du mouvement révolutionnaire
avec leur but final. Il ne s'agit pas de la réalisation
de telle ou telle opinion, de telle ou telle idée politique,
il s'agit de comprendre la marche d'une évolution. »
Marx montrait que la tactique sectaire de Gottschalk
conduisait non seulement à rompre l'alliance momentanée
entre le prolétariat et la bourgeoisie dans la lutte
contre l'absolutisme mais même à couper les ouvriers
tes plus avancés des grandes masses ouvrières.
Marx en créant la Nouvelle Gazette Rhénane, entendait
exercer une profonde influence sur l'orientation du dit
mouvement démocratique. En 1884, Engels rappellera
une fois encore le sens profond de la stratégie et de la
tactique de Marx à cette époque : « Lorsque nous avons
fondé un grand journal en Allemagne nous ne pouvions
lui donner qu'un drapeau : celui de la démocratie ; mais
celui d'une démocratie qui, en toute occasion mettrait
en évidence le caractère spécifiquement prolétarien
qu'elle ne pouvait pas encore arborer une fois pour
toutes. Si nous n'avions pas accepté cela... nous
n'avions plus qu'à confesser le communisme dans une
quelconque feuille de chou et à fonder une secte au lieu
d'un grand parti d'action. Mais nous n'avions aucun
goût à prêcher dans le désert ; nous avions trop bien
étudié les utopistes pour cela. Et ce n'est pas pour cela
que nous avions établi notre programme ».
Lorsque, à partir du 1er juin 1848, Marx fut nommé
rédacteur en chef de la Nouvelle Gazette Rhénane, le
journal devint le plus influent de toute l'Allemagne,
l'organe du grand parti d'action qui devait animer la
révolution démocratique allemande. Marx évitait systématiquement
tout ce qui aurait pu rompre le front unique
des démocrates allemands. Pendant plusieurs mois il
ne traita pas dans les colonnes du journal des intérêts et
des tâches propres aux ouvriers dans la Révolution ; il
ne soulignait pas davantage la distinction entre démocratie
prolétarienne et démocratie bourgeoise : « Le
prolétariat, écrivait Marx, doit marcher avec la grande
armée démocratique, à l'extrême pointe de l'aile gauche,
mais en se gardant toujours de rompre sa liaison
avec le gros de l'armée. Il doit être le plus impétueux à
l'attaque, et son esprit combatif doit animer l'armée
donnant l'assaut à la Bastille. Car la Bastille n'est pas
encore prise, l'absolutisme n'est pas encore battu. Et
tant que la Bastille sera debout, les démocrates devront
rester unis. Le prolétariat n'a pas le droit de s'isoler,
il doit, aussi dur que cela puisse lui paraître, repousser
tout ce qui pourrait le séparer de ses alliés. »

Roger Garaudy                             >> A SUIVRE ICI >>
Karl Marx
pages 266-272