La
stratégie et la tactique de Marx sont la mise en oeuvre
d'une méthode rigoureuse, matérialiste et dialectique.
Matérialiste
en ce sens qu'elle ne se fonde pas sur une
conception subjective mais sur une étude objective
des
classes et de leurs rapports scientifiquement définis par les
études économiques de Marx.
Dialectique
en ce sens qu'elle tient compte de la totalité des
diverses classes et fractions de classes et de leurs actions
réciproques dans une société donnée, qu'elle tient
compte du degré de développement de chacune des forces
sociales en chaque moment et qu'elle tient compte enfin
des rapports entre cette société et l'ensemble des autres
sociétés, par exemple de la conjoncture internationale.
Une
telle méthode, seule capable de fonder scientifiquement la
lutte de classe du prolétariat, permet, grâce
au
matérialisme historique :
1.
d'ouvrir les perspectives proches et lointaines de la lutte
de classes ;
2.
d'analyser en chaque moment, de façon objective, le
rapport des forces ;
3. de
déterminer la stratégie et la tactique de cette lutte,
c'est-à-dire de fixer en chaque moment,
en fonction
des
perspectives et du rapport des forces, la direction du coup
principal à porter, de déterminer les alliances
possibles
et les forces de réserve, et enfin de définir les
objectifs et les moyens mis en oeuvre suivant que
l'on se
trouve dans une période d'essor ou de reflux du
mouvement.
Dès
avant la révolution de 1848, et conformément
aux
principes énoncés dans le Manifeste Communiste,
Marx
avait pour objectif d'éviter l'isolement de la classe
ouvrière
en liant le mouvement ouvrier et le mouvement
démocratique
international. A plusieurs reprises déjà,
après
la révolution de 1830, s'était esquissé le projet
de
réunir toutes les organisations révolutionnaires d'Europe
et
d'opposer à la Sainte Alliance des rois une
Sainte
Alliance des peuples. Le 27 septembre 1847 fut
fondée,
avec la participation de la Ligue des communistes
«
l'Association démocratique internationale ». A cette
occasion,
Marx, qui s'était donné pour objectif de
favoriser
la naissance et le développement d'un grand
mouvement
démocratique de masse, prononça son discours
« Sur
le libre échange ».
Dans le
même esprit et avec la même préoccupation,
Marx
prit la parole à une manifestation commémorative
de
l'insurrection dé Cracovie en 1846. Marx exalta
cette
insurrection qui avait, dit-il, donné à l'Europe un
exemple
glorieux « en identifiant la cause de la nationalité
à la
cause de la démocratie et à l'affranchissement
de la
classe opprimée ».
Dès le
lendemain de la révolution de février à Paris,
Flocon,
membre du Gouvernement Provisoire, invita
Marx à
rentrer en France, lui écrivant : « la tyrannie
vous à
banni, la libre France vous ouvre ses portes, à
vous et
à tous ceux qui luttent pour la Sainte cause de la
fraternité
des peuples. » Marx quitta aussitôt Bruxelles
pour
Paris, traversant, depuis la frontière, les gares pavoisées
où le
drapeau rouge flottait à coté du drapeau
tricolore.
Dans le
Manifeste Communiste Marx ne s'était pas
contenté
de brosser une fresque magistrale de l'évolution
historique, de dessiner la trajectoire du développement
historique, de dessiner la trajectoire du développement
du
système capitaliste jusqu'au moment où les
contradictions
économiques et les luttes de classe qu'il
engendrait
nécessairement le conduiraient à sa propre
destruction.
Il indiquait aussi la position que devait
prendre
le prolétariat dans les grands pays européens
pour
défendre ses intérêts de classe. En dehors de
l'Angleterre,
où la bourgeoisie dominante avait remporté
la
victoire contre le chartisme, et de la Russie
tsariste,
où l'autocratie et l'absolutisme d'essence féodale
étaient
encore tout puissants, les problèmes se
posaient
de manière profondément différente en France
où,
contre la bourgeoisie dirigeante alliée à la royauté
se
dressaient les classes moyennes et le prolétariat, et
en
Allemagne, où l'ensemble de la bourgeoisie, appuyé
par les
classes moyennes et le prolétariat, s'opposait
au
régime absolutiste et féodal encore prédominant.
Marx
avait souligné, dans le Manifeste Communiste,
que
seul le prolétariat était une classe révolutionnaire
jusqu'au
bout car il tendait non à réformer mais à abolir
le
régime capitaliste. Mais Marx combattait et a toujours
combattu
l'idée qu'en face de la classe ouvrière
toutes
les autres classes ne forment qu'une masse réactionnaire.
En
1875, une fois encore, dans sa Critique du
programme
de Gotha, Marx s'élèvera avec force contre
cette
conception de Lassalle : « c'est une absurdité que
de
faire des classes moyennes, conjointement avec la
bourgeoisie,
et, par-dessus le marché, des féodaux, une
même
masse réactionnaire en face de la classe ouvrière.
Marx accordait
une telle importance au rôle
de ces
classes moyennes qu'il disait des paysans : « Tout
dépend,
en Allemagne, de la possibilité de soutenir la
révolution
prolétarienne par une réédition, sous une
forme
quelconque, de la guerre des paysans. » La tactique
et la
stratégie devaient être différenciées suivant
le
degré de développement économique et social des
différentes
classes. En France, où la grande bourgeoisie
avait
accédé au pouvoir et ne visait plus, comme en 89,
à
détruire le régime économique et social existant, mais
au
contraire à l'aménager au mieux de ses intérêts, le
prolétariat
devait soutenir les classes moyennes dans
leur
lutte contre cette grande bourgeoisie. En Allemagne
au
contraire, où toute la bourgeoisie se dressait contre
le
régime féodal, il devait aider à détruire celui-ci et
à le
remplacer par le régime capitaliste, une révolution
bourgeoise
à un stade beaucoup plus avancé du développement
économique
et social que celui des
précédentes
révolutions
anglaises et françaises,
pouvant constituer
le
prélude d'une révolution prolétarienne.
A la
lumière de cette analyse Marx orienta son action
dans
les révolutions de France et d'Allemagne.
A peine
arrivé à Paris Marx eut à s'opposer à une
tentative
aventuriste d'immigrés allemands, belges, italiens
et
polonais qui voulaient exporter militairement la
révolution
de Paris en provoquant
des soulèvements révolutionnaires
dans
tous les pays. Marx, dès le 6 mars,
dans
une manifestation publique, s'éleva contre la formation
d'une
légion allemande, forte de 2000 hommes
qui se préparait à passer la
frontière. Il montrait que
cela aboutirait à
un massacre inutile des révolutionnaires
les
plus ardents. Marx ramait alors contre le
courant
et il dut rompre
avec le club démocratique qui prenait
partie
pour le poète Herwegh et la légion. Les « ultrarévolutionnaires»
accablèrent Marx le « raisonneur »
accablèrent Marx le « raisonneur »
qui, à
l'heure où les « vrais » révolutionnaires devaient
manier
les armes, faisait des conférences d'économie politique
et
transformait les ouvriers en doctrinaires.
Ce que
Marx avait prévu arriva : Lamartine, expert en
provocations,
avait laissé cette légion s'organiser à Paris
sous la
direction d'un agent secret à la solde de la
Prusse,
Bornstedt, et avait, en même temps, laissé se
préparer
les troupes prussiennes de telle sorte que cette
légion
fut anéantie dès qu'elle eut franchi le pont de
Kehl.
Marx
qui, tout en fréquentant le club central de la
Société
des Droits de l'Homme et du citoyen, dirigé par
Barbes,
avait constitué le « club des ouvriers allemands»
(qui avait son siège au café de la Picarde, rue
(qui avait son siège au café de la Picarde, rue
Saint-Denis)
conseilla aux ouvriers de rentrer isolément
et sans
tapage en Allemagne pour créer, dans les grands
centres,
des organisations ouvrières révolutionnaires dirigées
par des
membres de la ligue des Communistes.
Marx
lui-même s'installa à Cologne, le plus grand centre
industriel
de l'Allemagne d'alors et s'attacha d'abord
à
établir des contacts et des liens avec les organisations
ouvrières
fondées avant la révolution. Sous son impulsion
une
grande agitation se développa dans toute la
Rhénanie.
Des pétitions couvertes de milliers de signatures
réclamaient
des réformes radicales. Le centre vivant
du
mouvement était l'association ouvrière de Cologne,
à la
fois noyau d'un mouvement syndical, cercle
d'études
et club politique. La préoccupation essentielle
de Marx
était alors de ne pas couper le prolétariat de
l'ensemble
du mouvement démocratique. Pour la première
fois
dans l'histoire de l'Allemagne la révolution
de mars avait
créé on Parlement pour tonte l'Allemagne.
Marx n'hésita pas à renoncer provisoirement
à
toute
propagande communiste qui eût entraîné la rupture
entre
la bourgeoisie et le prolétariat dans la nécessaire
lutte
commune qu'ils devaient mener contre la
réaction
féodale et monarchique. Ici encore Marx se
heurta
aux « ultras-révolutionnaires », tels que le dirigeant
local
de la Ligue des Communistes
Gottschalk qui
préconisait
le boycott des élections sous
prétexte de
refuser
tout compromis toute entente, même passagère,
avec
les groupes démocratiques. Marx condamna
le
mot
d'ordre de boycott qui conduisait la gauche à renoncer
au
combat politique au profit de la réaction.
Marx écrivait alors
dans la Nouvelle Gazette Rhénane :
« nous
ne nourrissons pas l'espoir utopique que soit
proclamée
dès maintenant une république allemande
une et
indivisible, mais nous demandons aux soi-disant
partis
radical et démocratique de ne pas confondre te
point
de départ de la lutte et du mouvement révolutionnaire
avec leur but final. Il ne s'agit pas de la
réalisation
de
telle ou telle opinion, de telle ou telle idée politique,
il
s'agit de comprendre la marche d'une évolution. »
Marx
montrait que la tactique sectaire de
Gottschalk
conduisait
non seulement à rompre l'alliance momentanée
entre le
prolétariat et la bourgeoisie dans
la lutte
contre
l'absolutisme mais même à couper les ouvriers
tes
plus avancés des grandes masses ouvrières.
Marx en
créant la Nouvelle Gazette Rhénane, entendait
exercer
une profonde influence sur l'orientation
du dit
mouvement
démocratique. En 1884, Engels rappellera
une
fois encore le sens profond de la
stratégie et de la
tactique
de Marx à cette époque : «
Lorsque nous avons
fondé
un grand journal en Allemagne nous ne pouvions
lui
donner qu'un drapeau : celui de la démocratie ; mais
celui
d'une démocratie qui, en toute occasion mettrait
en
évidence le caractère spécifiquement prolétarien
qu'elle
ne pouvait pas encore arborer une fois pour
toutes.
Si nous n'avions pas accepté cela... nous
n'avions
plus qu'à confesser le communisme dans une
quelconque
feuille de chou et à fonder une secte au lieu
d'un
grand parti d'action. Mais nous n'avions aucun
goût à
prêcher dans le désert ; nous avions trop bien
étudié
les utopistes pour cela. Et ce n'est pas pour cela
que
nous avions établi notre programme ».
Lorsque,
à partir du 1er juin
1848, Marx fut nommé
rédacteur
en chef de la Nouvelle Gazette Rhénane, le
journal
devint le plus influent de toute l'Allemagne,
l'organe
du grand parti d'action qui devait animer la
révolution
démocratique allemande. Marx évitait systématiquement
tout ce
qui aurait pu rompre le front unique
des
démocrates allemands. Pendant plusieurs mois il
ne
traita pas dans les colonnes du journal des intérêts et
des
tâches propres aux ouvriers dans la Révolution ; il
ne
soulignait pas davantage la distinction entre démocratie
prolétarienne
et démocratie bourgeoise : « Le
prolétariat,
écrivait Marx, doit marcher avec la grande
armée
démocratique, à l'extrême pointe de l'aile gauche,
mais en
se gardant toujours de rompre sa liaison
avec le
gros de l'armée. Il doit être le plus impétueux à
l'attaque,
et son esprit combatif doit animer l'armée
donnant
l'assaut à la Bastille. Car la Bastille n'est pas
encore
prise, l'absolutisme n'est pas encore battu. Et
tant
que la Bastille sera debout, les démocrates devront
rester
unis. Le prolétariat n'a pas le droit de s'isoler,
il
doit, aussi dur que cela puisse lui paraître, repousser
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