Le marxiste (encore athée) Garaudy et la transcendance:
Le
projet de l'homme total, c'est-à-dire le projet
d'une
société complètement intériorisée, d'un
individu
complètement désaliéné (portant consciemment
en
soi la société sous forme de culture
et
de sentiment de sa responsabilité) est-il aussi
Revenons-nous,
par cet humanisme, à un socialisme
moral ?
L/homme
total peut-il être valeur suprême et
fin
ultime sans être idéal transcendant?
Ou
alors peut-il exister une forme non aliénée
de
la transcendance ?
Toute
morale, jusqu'ici, a été une aliénation
car
elle reposait sur la dualité de l'être et de l'idéal.
Un
autre dualisme est-il possible ?
Il
y a le dualisme aliéné de la transcendance, et
le
dualisme pour lequel le transcendant c'est le
moment
tragique du développement immanent.
Dans
cette deuxième perspective la transcendance
n'est
pas rupture mais approfondissement, ou plus
exactement un dépassement
dialectique.
Le
problème c'est de penser le transcendant
autrement
que sous la catégorie d'extériorité, sans
quoi
la transcendance n'est qu'un autre nom de
l'aliénation
et le nom d'un tel Dieu est celui d'une
idole.
Est-ce
à dire qu'une conception non aliénée de la
transcendance
ne puisse être qu'une conception
négative?
L'expérience d'une insuffisance, d'une
tension.
Sans
doute la négation est-elle la première image,
le
premier « analogon » d'une telle transcendance.
L'exigence
qui préside à tout développement
de
la science, l'exigence de totalité systématique
et
d'intelligibilité totale, est et demeure toujours
un
postulat qu'aucune expérience ne vérifie mais
qui
est la condition même de toute expérience.
L'exigence
qui préside à tout développement
de
la morale, l'exigence de l'homme total est du
même
ordre, car, aux athées que nous sommes,
rien
n'est jamais promis. Personne ne nous attend.
La
transcendance est-elle donc toujours et nécessairement
l'expérience
d'une absence et non d'une
présence ?
Sans doute devons-nous résister toujours
à
la tentation mystique et mystificatrice de
transformer
une exigence en une présence mais le
mouvement
même qui nous porte, en chaque
moment,
à créer dans l'angoisse et le risque une
réalité
plus haute, nous pouvons en prendre conscience
comme
de notre réalité la plus profonde, la
réalité
constituante de l'homme créateur.
Cette
réalité s'identifie, nous l'avons vu déjà,
avec
la présence en nous des autres, de la totalité
des
autres, présence qui ne peut être vécue comme
une
expérience de l'extériorité : autrui et moi-même
ne
font pas nombre. Cette altérité n'est pas extériorité
car
il peut m'arriver de prendre pour règle
de
ma propre décision cette volonté qui s'était
d'abord
opposée à moi.
La
tension entre moi et l'autre, entre le fini et
l'infini,
c'est-à-dire entre le moi et la totalité des
autres,
rend possible l'implication réciproque de
la
transcendance et de l'immanence. Déjà, pour
Fichte,
le moi fini n'était un absolu que parce qu'il
comprenait
en lui, dans son activité, cette position
du
fini et de l'infini que le dogmatisme spinoziste
projetait
hors de lui dans l'être.
Il
nous est donc possible de définir la transcendance
en
évacuant tout ce qui en elle n'a de sens
qu'en
fonction d'une conception du monde périmée.
Explorer
la dimension de la transcendance,
conçue
non comme un attribut de Dieu mais comme
une
dimension de l'homme, ce n'est pas partir de
quelque
chose qui existe dans notre monde pour
tenter
vainement de prouver l'existence de ce qui
n'existerait
que dans un autre monde, c'est simplement
explorer
toutes les dimensions de la réalité
humaine.
Quand
j'aime un être humain, je fais un pari qui
va
au-delà de tous ses actes. L’image la plus proche
de
cette transcendance est donc peut-être celle de
l'amour,
de l'amour strictement humain, par lequel
nous
apprenons à percevoir ou plutôt à postuler,
dans
l'être aimé, une qualité sans commune mesure
avec
le contenu de ses actes.
Dans
une page saisissante sur saint Jean de la
Croix,
Aragon, dans le Fou d'Elsa, nous
donne
une
approximation poétique du pari pascalien qui,
au
niveau strictement humain de l'amour, définit
la
transcendance.
La
rencontre avec le transcendant, on plutôt le
surgissement
de la transcendance, n'est pas une
expérience
privilégiée et n'a rien de théologique
ou de
religieux; ce n'est pas une interruption
de
l'ordre
naturel par une
intervention surnaturelle,
c'est
l'expérience la plus quotidienne, l'expérience
spécifiquement
humaine : celle de la création.
La
transcendance est une dimension de la vie
commune.
Elle est attestée par la possibilité
constante
de choisir de vivre et de mourir pour les
autres.
Ce choix conscient, volontaire, et libre, nous
définit
comme homme en rupture avec l'animalité
et avec
l'aliénation.
Par
cet arrachement à la nature et au donné, qui
commence
avec le travail et atteint son
affirmation
la
plus haute lorsque la mort
devient non plus
seulement
la revanche de l'espèce sur l'individu
mais
un don d'amour de l'individu au tout de l'humanité,
un
transcendantal et des valeurs
sont
toujours
en train de naître.
Cette
conception nous permet, en prenant pour
point
de départ du criticisme moral non pas un
cogito
solitaire mais la pratique, c'est-à-dire en
prenant
conscience que l'homme commence avec
le
travail, que ce travail est toujours social, que le
travail,
comme dépassement du donné,
constitue
la
première catégorie de l'éthique, que la conscience
de
soi est subordonnée à la communication avec
les
autres, cette conception permet de nous affranchir
de
l'individualisme tout en respectant l'autonomie
de
la conscience.
Elle
nous aide à comprendre que l'homme est
créateur,
son propre créateur, et nous donne les
moyens
de surmonter l'aliénation, qui est le
contraire
de la création, de la surmonter pour tous,
justification
théorique mais dans sa réalisation
pratique,
une morale indivisiblement sociale et personnelle,
dont
la fin ultime crée les conditions qui
rendront
possible à chaque homme de devenir
effectivement un homme, c'est-à-dire un
créateur.
C'est
dans ce sens que Maxime Gorki définissait
admirablement
notre conception, en disant que,
pour
les communistes, l'esthétique c'est l'éthique
de
l'avenir.
MARXISME
DU XXe
SIÈCLE
PAR
Roger GARAUDY
Collection 1018
UNION GÉNÉRALE D'ÉDITIONS
1967 (le livre a été édité pour la 1ère fois à La Palatine en 1966)
Pages 143 à 147