Si la conscience révolutionnaire n'est pas seulement un reflet du monde existant, si elle comporte un projet de notre ordre social et humain qui n'existe pas encore, elle repose sur ce premier postulat: les buts de l'action révolutionnaire ne peuvent pas être déduits uniquement du passé et du présent.
Ce postulat peut être encore formulé ainsi: ce qui caractérise l'homme, c'est d'être toujours autre chose et davantage que l'ensemble des conditions qui l'ont engendré.
C'est pourquoi, comme le soulignait Marx dans le Capital en faisant référence à Vico, à la différence de l'évolution naturelle, l'histoire humaine est faite par l'homme. Ce postulat est celui de la possibilité de se libérer de l'ordre imposé par la nature; c'est le postulat de la rupture avec le positivisme. Le positivisme, en renfermant la pensée dans les données de la nature, enferme l'action dans l'ordre établi. Si le monde de l'expérience physique existe "en soi" (comme le pensaient, par exemple, les matérialistes français du XVIIIe siècle), il n'y a plus de possibilité pour l'homme de faire sa propre histoire; c'est ce que signifie la thèse de Kant: le monde de notre expérience physique n'existe pas en lui-même, il n'est pas auto-suffisant. C'est vérifié par toute l'épistémologie contemporaine qui souligne, contre un réalisme naïf, que tout ce que je dis du monde, de l'histoire ou de Dieu, c'est un homme qui le dit: c'est là le fondement de toute pensée critique, de Kant à Karl Barth et de Husserl à Bachelard.
L'acte de l'homme, qui est un acte créateur, même au niveau de la pensée, lorsqu'il conçoit et réalise des possibles (des hypothèses et des modèles scientifiques, des idéaux, des utopies et des projets), fait partie du réel. C'est dans ce sens que Fichte disait: L'idéal est plus réel que le réel, parce que le réel est modelé en fonction des possibles que nous concevons. Comme l'ont montré Hegel et Marx, le possible fait partie du réel. Si ce possible, cette hypothèse ou ce projet ne sont pas inscrits dans le présent ou dans le passé, si l'avenir n'est pas simplement le prolongement du passé, s'il est émergence de la nouveauté, je suis obligé de reconnaître, comme faisant partie de l'expérience la plus quotidienne, cette dimension du réel: cette possibilité permanente de dépassement, de transcendance.
La transcendance est une dimension irréfutable de la réalité lorsque l'homme ne fait pas abstraction, pour la définir, de la présence de l'homme et de son acte créateur. La transcendance est l'attribut premier de l'homme; c'est-à-dire de l'être qui, à la différence des animaux, enfermés dans le cercle des comportements répétitifs, réalise à travers son propre travail (travail sous sa forme spécifiquement humaine, c'est-à-dire, comme le dit Marx, précédé de la conscience de ses propres fins) l'émergence de la nouveauté.
De cette, transcendance, nous faisons l'expérience chaque fois que l'on pose un acte créateur: dans la création artistique, dans la recherche scientifique et technique, dans l'amour et dans le sacrifice, en un mot dans tout ce qui rompt le cercle du savoir positiviste et de l'action utilitaire. Avoir la foi, c'est donc avant tout être entièrement ouvert à l'avenir.
La difficulté, lorsque nous employons ce terme de transcendance, c'est d'en éliminer toutes les connotations d'irrationnel et de surnaturel qu'il porte avec lui, toutes les images dualistes qu'il suggère. Une conception adulte de la transcendance ne peut être ni précritiqie, ni prémarxiste. Ni précritique, parce qu'elle ne doit pas oublier, comme le disait Karl Barth, que tout ce que je dis de Dieu, c'est un homme qui le dit; ni prémarxiste, parce qu'elle ne doit jamais oublier l'apport irréversible de Marx, le matérialisme historique, c'est-à-dire la première conception de l'histoire qui cherche le moteur de l'histoire dans l'histoire elle-même.
C'est là l'épreuve du feu de la transcendance.
Les historiens prémarxistes concevaient l'histoire comme dirigée de l'extérieur (à travers un destin, une providence, une loi du progrès, un esprit absolu, etc.). Marx s'efforce de concevoir un moteur intérieur à l'histoire elle-même: à partir des inerties de la nature, des aliénations de la société et de l'initiative des hommes qui font leur histoire.
Quels sont les rapports entre la transcendance et la révolution ?
C'est une expérience historique: les premiers mouvements révolutionnaires en Europe, inspirés par les conceptions de Joachim de Flore, de Jean Hus et de Thomas Münzer, se fondaient sur un appel à réaliser le Royaume de Dieu. frédéric Schlegel note: Le désir révolutionnaire de réaliser le Royaume de Dieu est le début de l'histoire moderne.
Le projet d'un Royaume de Dieu porte certainement chaque fois l'empreinte de l'époque où il a été conçu, mais ce n'est pas un simple "bricolage", pour employer l'expression de Lévi-Strauss, d'éléments du passé. Chaque projet conçoit, même si c'est sous une forme utopique, un ordre social inédit: chaque révolution naît de l'union d'une poussée de la misère et de l'oppression, et d'une espérance.
Marx et Engels disaient, par exemple, du projet révolutionnaire de Thomas Münzer, qu'il n'y en a pas eu de plus avancé jusqu'au milieu du XIXe siècle: ce messianisme est en avance sur l'histoire, comme tout véritable mouvement révolutionnaire, et comme tout travail spécifiquement humain, c'est-à-dire précédé de la conscience de ses fins, créateur. La faiblesse de l'utopie n'est pas d'anticiper sur l'histoire, mais de ne comporter ni une analyse des conditions objectives de sa propre réalisation, ni une technique de cette réalisation. C'est ce qu'apporte Marx, en définissant, pour son époque, les forces sociales capables de porter et de faire aboutir les espérances révolutionnaires, et aussi les formes d'organisation, la stratégie et la tactique de la victoire.
Cela n'est pas du tout en contradiction avec ce que Kierkegaard appelait la passion du possible, parce que la caractéristique de cette tradition révolutionnaire chétienne, de Joachim de Flore à Jean Hus et à Thomas Münzer, des actuelles théologies de l'espérance et de la politique, est de concevoir le Royaume de Dieu non comme un autre monde dans l'espace et dans le temps, mais comme un monde différent, un monde changé, et changé par nos efforts.
Le Royaume de Dieu est pour ces théologies, non pas une promesse dont on attendrait passivement la réalisation, mais une oeuvre à réaliser. Tout se joue dans notre histoire d'hommes; l'histoire est le seul lieu où se construit le Royaume de Dieu; l'Apocalypse ne dit pas que la terre sera remplacée par le ciel, mais qu'il y aura un ciel nouveau et une terre nouvelle. Il ne s'agit ni de tourner le dos à la terre pour aller au ciel, ni de quitter le temps pour l'éternité. Ce dualisme est le fait de Platon, non de la Bible.
Pour purifier la transcendance (pour la "désherber"), il est nécessaire avant tout de ne pas la penser à travers les catégories du dualisme platonicien, de le terre des hommes et du ciel des idées, qui sont totalement étrangères à la tradition biblique et qui ont perverti le christianisme durant des siècles.
Pour "désherber" la transcendance, il faut en outre ne pas la penser à travers les catégories d'une eschatologie fixiste. C'est-à-dire ne pas concevoir l'eschatologie comme une description de ce qui se passera, ce qui impliquerait une clôture de l'histoire, le retour au destin des Grecs pour lesquels tout est inscrit dans l'ordre divin.
L'eschatologie ne consiste pas à nous dire: voici où l'on va; mais à nous dire: demain peut être différent, c'est-à-dire: tout ne peut pas être réduit à ce qui est aujourd'hui.
Ce postulat biblique de la transcendance est le premier postulat de toute l'action révolutionnaire. Si j'ai écrit que la révolution, comme les arts, a davantage besoin de transcendance que de réalisme, c'est parce qu'une révolution, comme une oeuvre d'art, n'est pas seulement le reflet de la réalité existante, mais c'est avant tout le projet de créer une réalité différente. Ce projet n'est pas possible et n'a pas de sens d'abord si l'homme n'est pas pleinement responsable de son histoire plutôt que soumis aux forces du passé. Ensuite il n'est possible que si le travail de l'homme prolonge la création continue du monde et de l'homme; enfin il n'est possible que si l'imagination peut inventer le futur, à partir d'une multiplicité de possibles et de projets. Ce postulat de la transcendance qui est, comme l'espérance, un aspect de la foi, se place au début de toute défatalisation de l'histoire: c'est pourquoi il est libérateur
Roger Garaudy, dans "Face à Jésus", ouvrage collectif, Cerf, 1974, pages 58 à 64
Ce postulat peut être encore formulé ainsi: ce qui caractérise l'homme, c'est d'être toujours autre chose et davantage que l'ensemble des conditions qui l'ont engendré.
C'est pourquoi, comme le soulignait Marx dans le Capital en faisant référence à Vico, à la différence de l'évolution naturelle, l'histoire humaine est faite par l'homme. Ce postulat est celui de la possibilité de se libérer de l'ordre imposé par la nature; c'est le postulat de la rupture avec le positivisme. Le positivisme, en renfermant la pensée dans les données de la nature, enferme l'action dans l'ordre établi. Si le monde de l'expérience physique existe "en soi" (comme le pensaient, par exemple, les matérialistes français du XVIIIe siècle), il n'y a plus de possibilité pour l'homme de faire sa propre histoire; c'est ce que signifie la thèse de Kant: le monde de notre expérience physique n'existe pas en lui-même, il n'est pas auto-suffisant. C'est vérifié par toute l'épistémologie contemporaine qui souligne, contre un réalisme naïf, que tout ce que je dis du monde, de l'histoire ou de Dieu, c'est un homme qui le dit: c'est là le fondement de toute pensée critique, de Kant à Karl Barth et de Husserl à Bachelard.
L'acte de l'homme, qui est un acte créateur, même au niveau de la pensée, lorsqu'il conçoit et réalise des possibles (des hypothèses et des modèles scientifiques, des idéaux, des utopies et des projets), fait partie du réel. C'est dans ce sens que Fichte disait: L'idéal est plus réel que le réel, parce que le réel est modelé en fonction des possibles que nous concevons. Comme l'ont montré Hegel et Marx, le possible fait partie du réel. Si ce possible, cette hypothèse ou ce projet ne sont pas inscrits dans le présent ou dans le passé, si l'avenir n'est pas simplement le prolongement du passé, s'il est émergence de la nouveauté, je suis obligé de reconnaître, comme faisant partie de l'expérience la plus quotidienne, cette dimension du réel: cette possibilité permanente de dépassement, de transcendance.
La transcendance est une dimension irréfutable de la réalité lorsque l'homme ne fait pas abstraction, pour la définir, de la présence de l'homme et de son acte créateur. La transcendance est l'attribut premier de l'homme; c'est-à-dire de l'être qui, à la différence des animaux, enfermés dans le cercle des comportements répétitifs, réalise à travers son propre travail (travail sous sa forme spécifiquement humaine, c'est-à-dire, comme le dit Marx, précédé de la conscience de ses propres fins) l'émergence de la nouveauté.
De cette, transcendance, nous faisons l'expérience chaque fois que l'on pose un acte créateur: dans la création artistique, dans la recherche scientifique et technique, dans l'amour et dans le sacrifice, en un mot dans tout ce qui rompt le cercle du savoir positiviste et de l'action utilitaire. Avoir la foi, c'est donc avant tout être entièrement ouvert à l'avenir.
La difficulté, lorsque nous employons ce terme de transcendance, c'est d'en éliminer toutes les connotations d'irrationnel et de surnaturel qu'il porte avec lui, toutes les images dualistes qu'il suggère. Une conception adulte de la transcendance ne peut être ni précritiqie, ni prémarxiste. Ni précritique, parce qu'elle ne doit pas oublier, comme le disait Karl Barth, que tout ce que je dis de Dieu, c'est un homme qui le dit; ni prémarxiste, parce qu'elle ne doit jamais oublier l'apport irréversible de Marx, le matérialisme historique, c'est-à-dire la première conception de l'histoire qui cherche le moteur de l'histoire dans l'histoire elle-même.
C'est là l'épreuve du feu de la transcendance.
Les historiens prémarxistes concevaient l'histoire comme dirigée de l'extérieur (à travers un destin, une providence, une loi du progrès, un esprit absolu, etc.). Marx s'efforce de concevoir un moteur intérieur à l'histoire elle-même: à partir des inerties de la nature, des aliénations de la société et de l'initiative des hommes qui font leur histoire.
Quels sont les rapports entre la transcendance et la révolution ?
C'est une expérience historique: les premiers mouvements révolutionnaires en Europe, inspirés par les conceptions de Joachim de Flore, de Jean Hus et de Thomas Münzer, se fondaient sur un appel à réaliser le Royaume de Dieu. frédéric Schlegel note: Le désir révolutionnaire de réaliser le Royaume de Dieu est le début de l'histoire moderne.
Le projet d'un Royaume de Dieu porte certainement chaque fois l'empreinte de l'époque où il a été conçu, mais ce n'est pas un simple "bricolage", pour employer l'expression de Lévi-Strauss, d'éléments du passé. Chaque projet conçoit, même si c'est sous une forme utopique, un ordre social inédit: chaque révolution naît de l'union d'une poussée de la misère et de l'oppression, et d'une espérance.
Marx et Engels disaient, par exemple, du projet révolutionnaire de Thomas Münzer, qu'il n'y en a pas eu de plus avancé jusqu'au milieu du XIXe siècle: ce messianisme est en avance sur l'histoire, comme tout véritable mouvement révolutionnaire, et comme tout travail spécifiquement humain, c'est-à-dire précédé de la conscience de ses fins, créateur. La faiblesse de l'utopie n'est pas d'anticiper sur l'histoire, mais de ne comporter ni une analyse des conditions objectives de sa propre réalisation, ni une technique de cette réalisation. C'est ce qu'apporte Marx, en définissant, pour son époque, les forces sociales capables de porter et de faire aboutir les espérances révolutionnaires, et aussi les formes d'organisation, la stratégie et la tactique de la victoire.
Cela n'est pas du tout en contradiction avec ce que Kierkegaard appelait la passion du possible, parce que la caractéristique de cette tradition révolutionnaire chétienne, de Joachim de Flore à Jean Hus et à Thomas Münzer, des actuelles théologies de l'espérance et de la politique, est de concevoir le Royaume de Dieu non comme un autre monde dans l'espace et dans le temps, mais comme un monde différent, un monde changé, et changé par nos efforts.
Le Royaume de Dieu est pour ces théologies, non pas une promesse dont on attendrait passivement la réalisation, mais une oeuvre à réaliser. Tout se joue dans notre histoire d'hommes; l'histoire est le seul lieu où se construit le Royaume de Dieu; l'Apocalypse ne dit pas que la terre sera remplacée par le ciel, mais qu'il y aura un ciel nouveau et une terre nouvelle. Il ne s'agit ni de tourner le dos à la terre pour aller au ciel, ni de quitter le temps pour l'éternité. Ce dualisme est le fait de Platon, non de la Bible.
Pour purifier la transcendance (pour la "désherber"), il est nécessaire avant tout de ne pas la penser à travers les catégories du dualisme platonicien, de le terre des hommes et du ciel des idées, qui sont totalement étrangères à la tradition biblique et qui ont perverti le christianisme durant des siècles.
Pour "désherber" la transcendance, il faut en outre ne pas la penser à travers les catégories d'une eschatologie fixiste. C'est-à-dire ne pas concevoir l'eschatologie comme une description de ce qui se passera, ce qui impliquerait une clôture de l'histoire, le retour au destin des Grecs pour lesquels tout est inscrit dans l'ordre divin.
L'eschatologie ne consiste pas à nous dire: voici où l'on va; mais à nous dire: demain peut être différent, c'est-à-dire: tout ne peut pas être réduit à ce qui est aujourd'hui.
Ce postulat biblique de la transcendance est le premier postulat de toute l'action révolutionnaire. Si j'ai écrit que la révolution, comme les arts, a davantage besoin de transcendance que de réalisme, c'est parce qu'une révolution, comme une oeuvre d'art, n'est pas seulement le reflet de la réalité existante, mais c'est avant tout le projet de créer une réalité différente. Ce projet n'est pas possible et n'a pas de sens d'abord si l'homme n'est pas pleinement responsable de son histoire plutôt que soumis aux forces du passé. Ensuite il n'est possible que si le travail de l'homme prolonge la création continue du monde et de l'homme; enfin il n'est possible que si l'imagination peut inventer le futur, à partir d'une multiplicité de possibles et de projets. Ce postulat de la transcendance qui est, comme l'espérance, un aspect de la foi, se place au début de toute défatalisation de l'histoire: c'est pourquoi il est libérateur
Roger Garaudy, dans "Face à Jésus", ouvrage collectif, Cerf, 1974, pages 58 à 64