André Glücksmann est mort. Voici ce que Roger Garaudy disait des "ni nouveaux ni philosophes" (BHL, Glücksmann, Clavel, Brückner,...) il y a quelques années:
« Nouveaux philosophes »? - Non : nouvelle sophistique
« Nouveaux philosophes »? - Non : nouvelle sophistique
De ce qu'il est convenu d'appeler les « nouveaux
philosophes », nous n'évoquons pas la « philosophie
», car
ce courant idéologique n'en comporte aucune, mais
seulement
les mécanismes de leur utilisation au niveau des «
médias »
et de la politique, car ces mécanismes sont
significatifs de
l'usage que le pouvoir, - celui de l'argent ou celui
de l'État -
peut faire de la « philosophie universitaire »
(celle qui
d'ordinaire enseigne la philosophie pour fabriquer
d'autres
professeurs de philosophie) lorsqu'on veut s'en
servir pour des
manoeuvres politiques. L'on retourne ainsi au
commencement,
c'est-à-dire à l'époque de l'utilisation mercantile des
« sophistes
» grecs pour la manipulation de l'opinion.
Le lancement, sur le marché de la culture, avec les
méthodes du marketing et du « show business »,
richement
orchestré par les médias, fut l'oeuvre, en juin
1976, de
Bernard-Henri Lévy.
Le noyau initial du groupe était constitué par
d'anciens
« maoïstes » du grand mouvement de 1968. Se
déclarant
déçus par le « mouvement », après sa défaite, ils se
caractérisaient par un anticommunisme zoologique. Le
pouvoir
les accueillit donc volontiers, et nul ne reprochera
à aucun
d'eux d'avoir été « stalinien » ou « maoïste », pas
plus qu'en
Italie l'on ne reproche aux « pentiti », aux «
repentis » des
Brigades Rouges, qui dénoncent leurs anciens
camarades à
la police, d'avoir été « brigadistes ».
A la suite d'un débat sur le marxisme à la
télévision
espagnole, à Madrid, auquel participait le
Secrétaire général
du Parti communiste espagnol, le Maire de Madrid, un
ancien
ministre de Franco, et deux français : Bernard-Henri
Lévy
et moi-même, je dis à Bernard-Henri Lévy : « Ici,
l'on n'avait
vraiment pas besoin de toi pour répéter, une fois de
plus, à
la télévision espagnole ce que les
"franquistes" y ont rabâché
pendant quarante ans sur "le marxisme" ! »
Encore tout échauffé par ses invectives contre ce
qu'il
appelait « le marxisme », sa réponse fut d'une
spontanéité
charmante : « Je vais te casser la gueule ! » Sur
quoi je lui
fis observer que c'était là la logique irréprochable
de l'idéologie
dont il venait, devant les caméras, de prendre la
succession.
Le plus drôle est que ce soit l'ancien ministre de
Franco qui
se soit le premier interposé !
Le groupe de Bernard-Henri Lévy fut en général
utilisé
à des tâches plus subtiles : le marché commun de
l'anticommunisme
étant déjà saturé, ils trouvèrent leur « créneau »
dans l'attribution à Marx lui-même de toutes les
perversions
ultérieures de sa doctrine (à la manière dont les
anticléricaux
d'autrefois exploitaient Franco, la Sainte-Alliance,
l'Inquisition,
ou même les Croisades, pour disqualifier Jésus !).
Le thème majeur, sur lequel ils brodaient leurs
variations,
était : « Marx, c'est le goulag ». Il s'agit de
créer un réflexe
conditionné : tout comme le chien de Pavlov se
mettait à baver
en entendant la sonnerie annonçant son repas, il
faut que
chaque fois que l'on entend : « Marx », on pense : «
goulag ».
Prenant pour leur Évangile L'ARCHIPEL DU GOULAG
de Soljénitsyne, les trois cautions du groupe :
Jean-Marie
Benoist venant de l'extrême-droite, Gluksmann
cherchant à
se donner pour un homme de gauche, et Maurice Clavel
tombé
du ciel providentiellement, donnent le ton :
Benoist avait déjà proclamé péremptoirement : « Marx
est mort ».
Glucksmann, exégète passionné et infatigable de
Soljenytsine,
est ainsi résumé par Bernard-Henri Lévy : « Les
camps
s'avouent marxistes, aussi marxistes qu'Auschwitz
était
nazi. » (Pourquoi, dans cette démarche de « pensée
», ne
pas attribuer Auschwitz à Kant ou à Nietzsche ?)
Enfin Maurice Clavel, plus candide, va droit au but.
Il écrit,
dans le « Nouvel Observateur » : « Gluksmann et moi
nous
nous complétons : je déduis le Goulag de Marx, il
remonte
du Goulag à Marx ! »
Il ne reste plus, à travers les vaticinations de ces
spécialistes
de l'obscurantisme oraculaire, enrobant dans la
fumée de
rébellions purement verbales l'option qui découle de
leurs
écrits : notre monde « occidental », ou bien le
Goulag ! qu'à
servir toutes les formes de politique garantes de
l'ordre établi.
De là, tous les thèmes politiques de nos « nouveaux
philosophes ». Il ne suffit pas de crachoter sur
Marx, à la
manière de la soubrette de service, fouillant dans
les poubelles
de la petite histoire, pour écrire un : KARL
MARX.
HISTOIRE D'UN BOURGEOIS ALLEMAND.
Il faut intervenir de façon plus active et plus
camouflée.
Bernard-Henri Levy, le plus talentueux de la bande,
donne
l'exemple. Il pose la question : « Le libéralisme
n'est-il pas
une position minimale qui convient assez bien ? »
Et, sous
prétexte de faire une « critique » du livre de
Giscard
d'Estaing : L A DÉMOCRATIE FRANÇAISE, il
invoque
Voltaire, Leibniz, Montesquieu, Machiavel, Auguste
Comte,
d'autres encore, pour nous laisser l'impression que
ce livre
est une pensée.
Aujourd'hui, avec LA FORCE DU VERTIGE, Glusksmann
fait l'apologie de la « dissuasion nucléaire » du
nouveau
Président, à partir de « l'option fondamentale » du
groupe,
en posant l'absurde dilemme : rouges ou morts ? et
en
acceptant le postulat insensé selon lequel l'arme
nucléaire n'est
qu'un canon plus performant que les autres, et que
les notions
« d'équilibre », de « bases », et autres concepts
militaires
archaïques, ont gardé une signification, à une
époque
radicalement nouvelle pour deux raisons
fondamentales :
Il est possible aux « deux grands » :
1) d'atteindre n'importe quelle cible, à partir de
leur
propre territoire. Ce qui enlève toute signification
à la notion
de « bases ».
2) de détruire plusieurs dizaines de fois leur
adversaire
géant, et même (avec l'équivalent actuel de
plusieurs tonnes
d'explosifs sur la tête de chaque habitant de la
planète) de
détruire toute trace de vie sur la terre (sans
pouvoir excepter
leur propre peuple), ce qui enlève toute
signification à la notion
d'« équilibre ».
En termes clairs : cet armement ne peut servir qu'à
enrichir
les firmes qui les fabriquent ; et les armées,
depuis Hiroshima,
ne peuvent plus servir qu'à des opérations
coloniales contre
le « Tiers-Monde » (exemple : guerres du Viet-Nam,
d'Algérie, d'Afghanistan, ou soutien américain aux
dictatures
latino-américaines), ou à des opérations de police
intérieure
(de Marcos aux Philippines, à Pinochet au Chili),
dictatures
militaires vomies, dès qu'ils ont la parole, par les
peuples qui
les subissent (comme en Grèce, en Argentine, au
Brésil...)
Ces problèmes politico-militaires ont aujourd'hui
une
dimension philosophique, car c'est du destin de
l'homme qu'il
s'agit, de l'homme comme espèce, à partir du moment
où il
est devenu techniquement possible de faire « capoter
l'évolution », de mettre fin à l'épopée humaine
commencée
il y a trois millions d'années. Peut-être est-ce là
le problème
philosophique fondamental, puisqu'il nous interroge
sur le sens
de notre vie et de notre mort, sur le sens de notre
histoire.
Or, la caractéristique du livre de Glucksmann,
rabaissant
le débat au niveau de concepts archaïques pour
l'apologie
d'une politique au sens le plus dérisoire du mot,
est
caractéristique d'une « philosophie » ravalée au
rang de
« chien de garde » d'un système.
De là, la reprise, par les « nouveaux philosophes »,
des
thèmes les plus éculés. L'un d'eux écrit : « A
gauche, à droite,
des p a t r i o t e s qui désespèrent, voyant
la détresse de cette nation
qui se suicide, souhaitent de triompher ».
Un autre passe de la « patrie » à « l'Occident » : «
Notre
façon de penser est grecque. » Maurice Clavel est
aussi
ethnocentrique : « Le christianisme, le
judéo-christianisme,
est la seule religion humaine, à la fois
révélée et historique,
la seule histoire absolue. » Le reste du monde, la
spiritualité
hindoue, chinoise, ou islamique, cela n'existe pas !
Un autre, avec la même fatuité, la même ignorance,
et le
même mépris occidental de « l'autre », évoque « une
pensée
sans science, telle la pensée chinoise » !
Diluant sans fin, dans leur dénonciation de la «
barbarie »,
les grands thèmes de Freud, L'AVENIR D'UNE
ILLUSION
et le MALAISE DE LA CIVILISATION, sur l'art
d'imposer
ses fantasmes, le leitmotiv du groupe, c'est le
nihilisme, la
destruction de toute norme, de toute raison :
dénoncer, écrit
l'un, ce monde « qui est image, simulacre et
fumée... La
pensée est une fiction, au même titre que la fiction
romanesque. »
L'histoire est clapotis de mots. La philosophie, un
mauvais
roman. La politique, un cloaque. HAINE DE LA
PENSÉE,
c'est le titre de l'un des ouvrages significatifs du
groupe.
Par une pente naturelle, toute réalité est réduite
au
« discours » : « A la limite, écrit un autre, il n'y
a pas de
monde ; il n'y a que des discours ». Et, en écho : «
Je dis :
le réel n'est rien que discours. »
Voilà qui rend plus aisé de dire n'importe quoi sur
n'importe quoi.
Ce « nihilisme » a une fonction politique précise.
En 1939, en un livre révélateur, l'ancien président
nazi du
Sénat de Dantzig, Herman Brauschning, dans un
réquisitoire
contre Hitler, expliquant la naissance du
national-socialisme,
réfléchissait sur le sens de ce qu'il appelait « la
révolution
du nihilisme ». Il évoquait, dans la préhistoire du
nazisme,
« cette révolution qui détruit sur son chemin toutes
les normes
spirituelles et mène au nihilisme absolu », sur quoi
peuvent
se bâtir toutes les aventures de l'irrationnel et de
ses avatars
despotiques.
A toutes les époques de l'histoire, la sophistique
est le
prélude de la tyrannie.. Avec les « nouveaux
philosophes »
la boucle de la philosophie « occidentale » est
bouclée : partie
des sophistes athéniens elle retourne, à un degré
plus bas, à
la même sophistique de désintégration de tout, des
désespérés.
Le passage de la « table rase » à la « mise au pas
».
Tout l'art consiste, à la manière des sophistes
grecs qui
se vantaient de pouvoir « faire passer pour grand ce
qui est
petit et pour petit ce qui est grand », à faire
passer une
restauration
pour une révolution.
Roger Garaudy
Fin du chapitre 3 de Biographie du 20ème siècle, Editions Tougui, 1985