En hommage aux morts et aux blessés des attentats de Paris et par compassion envers leurs proches je ne publierai aucun article pendant les trois jours du deuil national. Ce silence ne doit être interprété ni comme un soutien à la politique internationale actuelle des dirigeants de notre pays, qui porte une responsabilité dans l'accroissement tragique de la menace terroriste en France, ni comme l' approbation d'une politique répressive des libertés, qui n'amène en réalité aucune sécurité supplémentaire à notre peuple. [A.R]
Jean Lurçat. Le chant du monde-La grande menace. Tapisserie. 1957. Ateliers Tabard, Aubusson |
L'on
dit souvent que les religions ont engendré plus de guerres
qu'elles
n'ont instauré la paix. C'est vrai. C'est vrai des religions
tribales
fondées sur le mythe pervers du « peuple élu »
que
reprirent à leur compte le christianisme institutionnel, constantinien,
et
après lui, l'islam tardif des traditions sclérosées.
Seul
peut être une force de paix, et la plus vivante de toutes,
le Dieu
authentiquement transcendant, c'est-à-dire sans
commune
mesure avec l'homme, dont, par conséquent, aucune
communauté
religieuse ne peut prétendre posséder la vérité
totale.
C'est au contraire par la conscience de nos manques et
de nos
limitations que chacune d'elles peut éprouver le besoin
de
l'expérience de toutes les autres, pour approcher l'universelle
et
ineffable présence et son acte incessamment créateur.
Au
contraire des « déismes » anciens, la transcendance de
l'homme
par rapport à la nature et à l'histoire, par rapport à
tous
les instincts et à tous les destins, ne se fonde pas sur la
transcendance
d'un Etre qui lui en ferait don, mais sur la transcendance
d'un Acte
de création témoignant d'une présence qui
est en
nous sans être à nous. Nous ne pouvons la saisir ni par
nos
sens ni par nos concepts, mais nous ne pouvons en récuser
les
appels et les exigences sans nous mutiler de la dimension
spécifiquement
humaine de notre vie.
Telle
est la foi pérenne et universelle : l'affirmation du sens
de
l'existence, de l'unité du monde, de la création divine de
la vie.
Elle
s'est exprimée dans le langage de toutes les cultures à
partir
de l'expérience de toutes les communautés humaines. Elle
libère
du séparatisme du « moi » et des illusions du partiel.
«
Réaliser sa parenté avec le Tout et pénétrer en toute chose
par
l'union avec le divin est le but ultime de l'humanité », écrivait
Rabindranath
Tagore commentant le « Tu es cela » des
Upanishads
de l'Inde.
Le «
tawhid » de l'islam, n'est pas seulement l'affirmation
que
Dieu est unique, mais que le monde est un, chaque être
particulier
n'ayant d'existence que par son rapport au tout, au
Dieu
vivant incessamment créateur.
Les
hautes spiritualités africaines sont dites « animistes » parce
que
toute chose y a une âme, c'est-à-dire est habitée par le
Tout,
dans la communauté des hommes avec la nature et avec
les
autres hommes.
Les
chefs indiens, refusant de vendre aux blancs les terres,
pensaient
en termes d'humanité et de divinité et non de propriété
: «
Comprenez bien la raison de mon amour pour la
terre.
Je n'ai jamais dit que la terre était mienne pour en user
à ma
guise. Le seul qui ait le droit d'en disposer est celui qui
l'a
créée... la terre dit : le Grand Esprit m'a placée ici pour produire
tout ce
qui pousse sur moi, arbres et fruits... c'est de moi
que
l'homme a été fait. Le Grand Esprit, en plaçant les hommes
sur
terre, a voulu qu'ils en prennent soin et qu'ils ne se
fassent
pas de tort l'un à l'autre. »
Jésus
révèle ce qu'il y a de personnel dans cette rencontre de
l'homme
avec Dieu. Il rend visible par sa vie et sa mort les exigences
de Dieu
si nous voulons — en en rendant témoignage
par
notre action — connaître ce passage du non-sens au sens,
de la
mort à la vie : la résurrection, surgissement en nous du
Dieu
vivant.
Cette
évocation de la pluralité des religions du monde, des
perspectives
différentes de l'expérience du transcendant que nul
ne peut
prétendre saisir dans sa totalité, n'implique aucun
éclectisme
ou syncrétisme, mais l'humble et indispensable
reconnaissance
de la relativité non de la foi, mais des cultures
à
travers lesquelles elle s'exprime, et de la richesse de l'approche
des
autres cultures.
Leur
connaissance fraternelle seule peut nous permettre
d'approfondir
notre propre foi, de lui conserver toutes ses
dimensions
: cosmique par la conscience de son unité avec toute
la
création, communautaire contre tout individualisme par la
conscience
de son unité avec tout homme, personnelle par la
conscience
que ce qu'il y a de plus intime, de plus « personnel
» en nous,
est cette divine présence du pouvoir de dépassement,
de
transcendance active par rapport à nos servitudes,
à nos
déchéances, à nos échecs.
Les
expériences de la foi, toutes les expériences, de l'Asie,
de
l'Afrique, de l'Amérindie comme de l'Europe nous appellent
et nous
apprennent à n'agir qu'en fonction du Tout : toute
action
est mauvaise si elle vise à faire prévaloir les intérêts de
la
partie contre le Tout, par exemple ceux de l'Occident contre
le
Tiers Monde, ou ceux de la propriété et du profit de
quelques-uns
aux dépens des autres et au prix de la destruction
de la
nature par l'épuisement ou la pollution.
Une
guerre de religion, insidieuse et mortelle, domine cette
fin du XXE
siècle.
De son
issue dépend l'avenir et l'existence même du
XXIe
siècle.
D'un
côté le monothéisme du marché, qui atomise et
affronte
des individus, des groupes et des nations en une guerre
de tous
contre tous, appelée « libre-concurrence ». La « croissance
» des
appétits rivaux, des inégalités, des violences.
L'entropie,
dérive vers la mort par la croissance du désordre.
De
l'autre : la foi en l'unité de la vie. Une autre vision du
monde
qui donne à la vie de chacun son sens : un monde qui
n'est
pas fait de nécessité et de hasard, c'est-à-dire de ce qui
n'est
pas humain.
Pour
être homme nous avons besoin de cette foi, quel que
soit le
nom que l'on donne au Dieu auquel elle s'adresse, et
même si
on lui refuse ce nom.
Car il
s'agit du même éveil :
—
concevoir un autre bonheur que d'augmenter son pouvoir
d'achat
en oubliant que l'autre moitié du monde n'a pas
ce
dégradant privilège ;
— ne
pas accepter l'unité hégémonique des dominations,
avec
ses nationalismes d'exclusion, ses intégrismes, ses inégalités,
et le
chaos des violences qu'ils engendrent, mais travailler
à l'unité
symphonique du monde où chacun apporte sa
propre
culture et sa foi.
Fernand Léger, Composition abstraite, tapisserie, 1962, Ateliers Tabard, Aubusson |
L'Occident,
maître aujourd'hui du monde, et donc premier
responsable
de ses dérives, a commis deux erreurs d'aiguillage :
— après
que Jésus eut ouvert la brèche qui défatalisait l'histoire,
revenir,
avec Paul puis Constantin, aux dieux anciens de
la
puissance, garants, en leur extériorité souveraine, des dominations
terrestres
;
— après
un effort, en lui ôtant ce joug, pour rendre à
l'homme
son autonomie créatrice, la Renaissance a recréé
d'autres
servitudes. Le déchaînement simultané du colonialisme
et du
capitalisme exigeait une raison instrumentale, technique,
dont
ils avaient besoin pour maîtriser la nature et les hommes.
Alors
pesa sur le monde un autre destin, non plus imposé par
la
providence d'un Dieu, mais par le règne de cette « raison »
mutilée
de sa dimension essentielle : la recherche des fins.
D'une «
science » devenant une religion des moyens.
Mais
ils ne savent pas qu'ils ont changé d'opium.
Les
grands pontifes du monothéisme du marché, avec l'efficace
clergé
de leurs technocrates ordinanthropes (c'est-à-dire ne
posant
jamais la question du sens et des fins), sont devenus les
maîtres
du monde par la puissance des armes, de l'argent, et
des
médias. Ils nous conduisent, par une logique aveugle d'inégalité
croissante
des hommes et d'épuisement de la nature, à
l'avortement
programmé du XXIe siècle.
Est-ce
une utopie de les affronter ?
L'éveil
de la foi ne s'impose jamais par les armes, les croisades
ou les
inquisitions. La levée commence dans la conscience
des
hommes avant les grandes explosions populaires.
Ce
n'est pas une utopie prédicante ou moralisante car les
armements
les plus sophistiqués, les machines, les instruments
de
torture ou de conditionnement médiatique, sont manipulés
par des
hommes et lorsque une certitude se casse dans la tête
ou le
coeur de ces hommes, ces armes tombent de leurs mains.
En ce
dernier siècle, des guerres du Vietnam à celle d'Algérie,
ou de
l'impuissance de la plus puissante armée du Shah d'Iran
devant
un peuple aux mains nues, les exemples ne manquent
pas de
victoires imprévues du plus faible. Imprévues pour les
stratèges
militaires ou politiques parce que la foi n'entre pas
dans
leurs circuits électroniques.
A
l'échelle des millénaires, le bouddhisme « éveilla » sans
combat
le plus vaste des continents ; la foi des martyrs de Jésus,
avant
sa captation constantinienne, se répandit sous le talon de
fer de
l'empire romain ; la foi de quelques milliers de disciples
du
prophète Mohammed, malgré la puissance numérique et
technique
infiniment supérieure des empires de la Perse et de
Byzance,
déferla en quelques années de la mer de Chine à
l'océan
Atlantique.
Comme
il est dit dans les sagesses et la foi de tous les mondes,
dans
les mêmes termes, des Védas à l'Evangile : le
Royaume
est déjà là, « au-dedans de nous et en dehors de
nous ».