PEUT-ON être à la fois « bon communiste » et « bon chrétien » ? La
question a souvent été posée. Le P.c.f. s'est longtemps penché sur le
problème, chargeant, par exemple, à une époque, quelqu'un comme Roger
Garaudy de consacrer une partie de ses activités politiques aux
relations de son parti avec les milieux religieux.
Au-delà des relations entre hiérarchies, nombre de militants ont réglé
le dilemme eux-mêmes par leur pratique personnelle : conciliation de la
messe et de la vente de «l'Humanité-Dimanche » dans certains cas,
abandon d'une des deux activités dans d'autres cas. Chacun a choisi
selon sa conscience. Et les mises en garde de l'Eglise n'en pouvaient
mais... : force travaux de sociologie ont démontré qu'on passe
facilement du militantisme chrétien au militantisme communiste.
Dans cet élan, « l'inévitable » s'est produit : des prêtres ont fini par
prendre leur carte du P.c.f. Jean Galisson est de ceux-là : prêtre et
communiste. Pas un curé tout à fait ordinaire, c'est vrai : il est
prêtre-ouvrier ; il tient sa paroisse, il dit ses messes, fait ses
enterrements, célèbre ses mariages mais, en même temps, il continue
d'exercer son métier de menuisier. Et, en plus, il trouve le temps de
militer au Parti communiste, où il est trésorier de sa cellule.
On dénombre huit cents prêtres-ouvriers en France. Quelques dizaines
d'entre eux militent dans ou autour du P.c.f. Jean Galisson n'est donc
pas le seul dans son cas.
Jean Galisson sort d'une période de six mois de chômage. Il a cinquante
ans. Dont vingt ans de militantisme syndical et dix ans de Parti
communiste. Il se dit clairement, tranquillement marxiste. Il reprend
volontiers à son compte, la phrase de René Andrieu : « Le plus difficile
n'est pas d'adhérer, mais de rester. » Rester où ? Dans l'Eglise ou
dans le parti ?
« L'UNITE ( LIEGEOIS Jean-Paul, CURZI Lucien) : Comment toutes ces choses sont arrivées dans votre vie : le sacerdoce, la condition ouvrière l'adhésion au P.cf. ? Dans quel ordre ? –
JEAN GALISSON : II y a la chronologie d'un côté et des éléments déterminants de l'autre : une vie, c'est toujours compliqué... Chronologiquement, voici les faits. Je suis né dans une famille moitié chrétienne moitié non chrétienne. Il n'y avait pas d'antécédents cléricaux dans cette famille : pas de curé, pas de bonne sœur. Mais, moi, tout petit, j'ai voulu être curé. A partir de là, j'ai suivi une filière classique en entrant au séminaire à Nantes. Là, j'ai rencontré un jeune de vingt-deux ans qui avait décidé d'être prêtre-ouvrier : c'est lui qui a fait naître ma propre vocation de prêtre-ouvrier. J'aurais donc dû être très tôt prêtre-ouvrier ; je m'apprêtais, dans ce but, à rentrer à la Mission de France quand Rome a interdit les prêtres-ouvriers. Je me suis trouvé bloqué. Puis j'ai été malade un an. Après, j'ai fait deux ans et demi d'armée en pleine guerre d'Algérie : j'ai refusé de devenir sous-officier, je suis resté deuxième classe. Je suis sorti de cette guerre assez démoli par ce que j'avais vu. J'avais vingt-cinq ans. En 1959, je me suis remis dans ma filière pour devenir prêtre-ouvrier. Je suis resté à la Mission de France jusqu'en 1963. Je ne me suis pas fait ordonné prêtre tout de suite. Je suis allé travailler, j'ai appris sur le tas le métier de menuisier. J'ai donc commencé à travailler sans être prêtre. Puis j'ai été ordonné prêtre en 1964. J'ai continué à travailler, créant de fait une situation irréversible : les prêtres-ouvriers n'étaient toujours pas reconnus par le Vatican mais, moi, de fait, j'étais prêtre-ouvrier ! J'avais douze ans quand j'ai souhaité être prêtre-ouvrier. J'ai réussi à le devenir à l'âge de trente ans ! Je le suis toujours, menant de front mon travail professionnel et la charge de ma paroisse. J'avais sept ans quand j'ai entendu parler des communistes pour la première fois. Je suis devenu communiste à quarante ans : là aussi, le chemin a été long... — Pourquoi ? Et comment cela s'est-il passé ? — Un de mes grands-pères était d'origine angevine et chrétien de tradition. Monté à Paris pour devenir cheminot, il a cessé toute pratique religieuse le jour où il s'est aperçu que l'Eglise, contrairement à ce qu'il croyait, n'était pas du côté des pauvres. Je comprends fort bien qu'il soit devenu anticlérical. En fait, je me suis toujours senti plus proche de la partie non croyante de ma famille. Même si, ensuite, j'ai essayé dans ma propre vie d'être fidèle aux deux parties de la famille : la croyante et la non-croyante. Tout cela pour dire que, tout curé que je sois devenu, les non-croyants ne m'ont jamais été étrangers. Et cela m'a peut-être permis par la suite d'avoir des relations faciles avec les communistes. Les communistes m'ont marqué très tôt. J'étais né et j'habitais dans une petite ville bretonne : Chateaubriant. Là, en 1941, il y a eu les martyrs, les vingt-sept otages communistes fusillés. J'avais sept ans. Quelques semaines après leur mort, mon père m'a emmené dans la clairière où ils avaient été fusillés. L'ai-je inventé ? L'ai-je rêvé par la suite ? Je crois me souvenir qu'il y avait encore des traces de sang... Plus tard, au séminaire, les cours sur le marxisme m'ont tordu l'esprit : on m'a expliqué en long et en large que le communisme c'était le diable. Et, un jour, j'ai rencontré un prêtre qui revenait de Chine : il venait de passer dix-huit ans dans les prisons du communisme... Tout ça n'avait pas de quoi me donner envie de devenir communiste... J'ai changé d'avis plus tard, à presque trente ans, quand je suis passé brutalement de l'idéologie aux hommes réels. L'Eglise m'avait dit pis que pendre des communistes. Je me retrouvais soudain dans une petite entreprise de menuiserie à la Seyne-sur-Mer. Et je devenais aussitôt copain avec un jeune de dix-huit ans qui était aux jeunesses communistes ! Il m'a emmené à la Bourse du travail. Et, tous les deux, nous avons fondé une section syndicale C.g.t. dans la boîte... Sur le terrain, j'ai réfléchi très vite. Je me suis dit : « Ce n'est pas important tout ce qu'on t'a raconté au séminaire. Ce qui compte, c'est les humains que tu côtoies. » J'ai d'abord côtoyé des syndiqués puis des responsables syndicaux, puis des militants communistes, puis des responsables locaux du Parti communiste. Je ne suis pas devenu communiste. Mais j'ai commencé à travailler, à lutter avec eux, notamment au sein du Mouvement de la paix. Et ceux qu'on m'avait décrits comme étant des diables se révélaient des gens toujours sympathiques, souvent extraordinaires. Cette fréquentation « extérieure » du Parti communiste a duré dix ans. A force de me voir avec des communistes on me demandait souvent : « Tu es au parti ou tu n'y es pas ? » Et les copains me disaient : « Evidemment, si tu entres au parti tu vas vite perdre la foi... » Tout cela me provoquait. Je me suis dit : « Allez ! Tu es très très proche du parti. Il faut que tu sautes le pas. Et tu verras bien si ta foi résiste ou pas... » J'ai adhéré. — Et vous n'avez pas perdu la foi ? — Non. Parce que, pour moi, la foi n'est pas un problème théorique pour savoir si Dieu existe ou n'existe pas. La foi, pour moi, ça relève du domaine de l'amour. Je n'ai pas cessé d'aimer le Christ et mon prochain parce que je suis devenu membre du Parti communiste ! Où certains ne voient qu'une impossibilité philosophique j'ai répondu par des activités qui ne sont pas antagonistes mais complémentaires. Parce que, moi, dans l'Eglise et dans le parti, je règle mes contradictions par ma pratique, je mets en acte mes théories. C'est un fardeau moins lourd à porter que celui de ceux qui ont de belles idées mais n'ont jamais la possibilité de les appliquer. — La tentation n'a pas été forte et dans l'Eglise et au parti, de vous rejeter ? — J'ai adhéré au parti au Havre, en 1974. Le jeune évêque qui venait d'arriver a effectivement eu peur que ma paroisse me rejette. Il m'a demandé d'aller le voir. Il m'a dit son désaccord sur mon choix. Nous avons discuté. Il m'a répété ses craintes... Mais comme ma paroisse se situe dans une ville ouvrière et dans un quartier ouvrier, il n'y a eu aucun phénomène de rejet envers le prêtre-ouvrier que je suis. Du côté de l'Eglise donc, il n'y a pas eu d'incident. Mon tempérament a peut-être joué aussi : j'aime unir, je n'ai rien fait pour diviser mes paroissiens... Du côté du parti, le premier jour où je suis arrivé en réunion de cellule, un gars s'est levé et a foutu le camp, uniquement parce que j'étais curé. C'est tout. Depuis, j'ai été plutôt bien accepté puisque je suis trésorier de ma cellule. — C'est facile à vivre ce cumul, cette double appartenance ? — L'Eglise, c'est ma mère. Le parti, c'est mon père adoptif. Mes relations ne sont pas les mêmes avec l'une et avec l'autre. J'ai des rapports plus affectifs avec l'Eglise. Je pourrais facilement quitter le parti. Je pourrais difficilement quitter l'Eglise. Je ne voudrais pas, pour le moment, être dans un autre parti que le Parti communiste ; mais ça ne veut pas dire qu'il ne fait pas de conneries, qu'il n'a pas des faiblesses. Le parti, pour moi, c'est un outil. Je l'ai choisi parce que je le trouve performant. L'Eglise, c'est autre chose, c'est le lieu où je peux rejoindre Jésus-Christ... A un moment, le parti peut devenir inutile, pas l'Eglise. Il restera toujours le noyau dur de l'Eglise : le dogme n'a pas d'importance, ce qui compte c'est l'histoire ; l'histoire de cet homme qui s'appelait Jésus-Christ, qui a vécu d'une certaine façon et qui nous a refilé un drôle de virus ; le virus qui fait se mettre les hommes debout et travailler pour la justice, pour la paix, pour la liberté... Moi, je ne crois qu'à cela : à l'homme Jésus, à son exemplarité. Et c'est Jésus qui me dit qui est son père. Le parti, c'est différent. Ca sert à agir, à avoir une théorie pour comprendre l'immédiat, les modifications de la réalité et pour maîtriser cette réalité. Le parti, c'est une méthode. J'en ai besoins, parce que ce n'est pas l'Evangile qui va me la donner ! Avec l'Eglise, comme avec le parti, j'ai un préjugé favorable. Je leur fais confiance. Mais ça ne m'empêche pas d'être vigilant, de me tenir sur mes gardes. C'est comme avec un copain dans le boulot : je lui fais confiance. Mais s'il porte une planche, là, devant moi, et qu'on arrive à un endroit où on change de direction, je vais quand même faire gaffe à ce que mon copain ne m'envoie pas la planche dans la figure ! — Le parti, ce n'est pas un peu une deuxième Eglise ? — Je connais la chanson : « Au parti, vous avez aussi votre dogme, vos évêques et vos messes ». Ca, c'est le parti vu de l'extérieur, regardé à travers sa hiérarchie. Cet aspect des choses, au parti, c'est le cadet de mes soucis. Je ne m'intéresse pas à la hiérarchie. Pour moi, Marchais c'est un camarade comme les autres. Pour le dogme, c'est pareil : connais pas ! Je ne pense pas que le marxisme puisse être utilisé comme un dogme. Au contraire : le marxisme doit être remis en cause en permanence. Même si le parti ne le fait pas toujours, c'est ce qu'il devrait faire... — Est-ce que vous seriez aussi communiste et prêtre en Pologne ? — Si je vivais en Pologne, c'est sûr, je me battrai contre ce qui se passe. Je ne sais donc pas si je pourrais y être communiste, si le parti m'accepterait. Mais je sais que je ne pourrais pas y être prêtre-ouvrier : il n'y a pas de prêtres-ouvriers en Pologne ! Je suis très réticent par rapport à l'Eglise polonaise : parce qu'elle se comporte comme une puissance et que ce n'est pas le rôle d'une Eglise ; parce qu'elle sert aussi de refuge à toutes les forces anti-socialistes. Il y a à boire et à manger dans l'Eglise polonaise : je ne m'y sentirais pas à l'aise. Au Parti communiste polonais non plus, probablement. Mais si je vivais là-bas, je crois que je serais quand même partisan du socialisme, d'un socialisme évidemment qui n'aurait rien à voir avec celui de Jaruzelski. — Est-ce qu'il y a quelque chose de commun entre votre travail au sein de l'Eglise et vos combats dans les rangs du Parti communiste ? — Je suis d'abord, avant tout, tiers-mondiste. Alors, dans l'Eglise, je dis clairement que ce n'est pas la peine de faire de belles déclarations plus ou moins anticapitalistes, que l'essentiel c'est d'abord que l'Eglise ne vive pIus du capitalisme. Et, au parti, je dis qu'il faut absolument que l'expérience socialiste française réussisse parce qu'au moins, à notre niveau, on pourra ainsi faire en sorte que la pression des multinationales sur certains pays diminue... Je suis très unitaire, pour ça d'abord : parce que l'avenir politique de la France est déterminant pour les pays du tiers monde. Je suis très unitaire, je fais partie des communistes qui sont dans la gauche : c'est pour cela que j'ai accepté de parler dans les colonnes de « l'Unité ». Et je ne souhaite pas du tout que l'expérience de gauche en France « foire ». C'est pour cela que je dis qu'il faut discuter, qu'il ne faut pas se taper dessus, que ça ne mènera à rien. — De quoi êtes-vous le plus fier ? D'être prêtre ou d'être communiste ? — Ce n'est pas comparable. Le parti, c'est comme un métier : un jour on peut être amené à en changer. L'Eglise, c'est comme un foyer : on ne l'abandonne en aucun cas. Je ne dis pas que je n'évoluerai jamais sur ces questions. Je dis seulement ma façon de vivre les choses actuellement. — Heureux ? — Oui, parce que je lutte. Parce que j'aime. Aimer c'est lutter. Aimer, ce n'est pas être béni-oui-oui. Quand un type a la gangrène, le chirurgien lui coupe la jambe : c'est sa façon de l'aimer. L'amour, c'est une lutte pour la vie... On me dit parfois : « Mais, en étant prêtre, ouvrier et communiste, tu dois vivre dans des contradictions effroyables ! » Mais enfin, le seul fait de vivre, c'est une contradiction effroyable, puisqu'on sait qu'un jour on va claquer ! Alors, les autres contradictions, à côté, elles me semblent tout à fait mineures... Je me sens très bien dans ma peau. Très bien dans ma peau de chrétien. Très bien dans ma peau de communiste. Et je n'ai envie de me débarrasser d'aucune des deux !
« L'UNITE ( LIEGEOIS Jean-Paul, CURZI Lucien) : Comment toutes ces choses sont arrivées dans votre vie : le sacerdoce, la condition ouvrière l'adhésion au P.cf. ? Dans quel ordre ? –
JEAN GALISSON : II y a la chronologie d'un côté et des éléments déterminants de l'autre : une vie, c'est toujours compliqué... Chronologiquement, voici les faits. Je suis né dans une famille moitié chrétienne moitié non chrétienne. Il n'y avait pas d'antécédents cléricaux dans cette famille : pas de curé, pas de bonne sœur. Mais, moi, tout petit, j'ai voulu être curé. A partir de là, j'ai suivi une filière classique en entrant au séminaire à Nantes. Là, j'ai rencontré un jeune de vingt-deux ans qui avait décidé d'être prêtre-ouvrier : c'est lui qui a fait naître ma propre vocation de prêtre-ouvrier. J'aurais donc dû être très tôt prêtre-ouvrier ; je m'apprêtais, dans ce but, à rentrer à la Mission de France quand Rome a interdit les prêtres-ouvriers. Je me suis trouvé bloqué. Puis j'ai été malade un an. Après, j'ai fait deux ans et demi d'armée en pleine guerre d'Algérie : j'ai refusé de devenir sous-officier, je suis resté deuxième classe. Je suis sorti de cette guerre assez démoli par ce que j'avais vu. J'avais vingt-cinq ans. En 1959, je me suis remis dans ma filière pour devenir prêtre-ouvrier. Je suis resté à la Mission de France jusqu'en 1963. Je ne me suis pas fait ordonné prêtre tout de suite. Je suis allé travailler, j'ai appris sur le tas le métier de menuisier. J'ai donc commencé à travailler sans être prêtre. Puis j'ai été ordonné prêtre en 1964. J'ai continué à travailler, créant de fait une situation irréversible : les prêtres-ouvriers n'étaient toujours pas reconnus par le Vatican mais, moi, de fait, j'étais prêtre-ouvrier ! J'avais douze ans quand j'ai souhaité être prêtre-ouvrier. J'ai réussi à le devenir à l'âge de trente ans ! Je le suis toujours, menant de front mon travail professionnel et la charge de ma paroisse. J'avais sept ans quand j'ai entendu parler des communistes pour la première fois. Je suis devenu communiste à quarante ans : là aussi, le chemin a été long... — Pourquoi ? Et comment cela s'est-il passé ? — Un de mes grands-pères était d'origine angevine et chrétien de tradition. Monté à Paris pour devenir cheminot, il a cessé toute pratique religieuse le jour où il s'est aperçu que l'Eglise, contrairement à ce qu'il croyait, n'était pas du côté des pauvres. Je comprends fort bien qu'il soit devenu anticlérical. En fait, je me suis toujours senti plus proche de la partie non croyante de ma famille. Même si, ensuite, j'ai essayé dans ma propre vie d'être fidèle aux deux parties de la famille : la croyante et la non-croyante. Tout cela pour dire que, tout curé que je sois devenu, les non-croyants ne m'ont jamais été étrangers. Et cela m'a peut-être permis par la suite d'avoir des relations faciles avec les communistes. Les communistes m'ont marqué très tôt. J'étais né et j'habitais dans une petite ville bretonne : Chateaubriant. Là, en 1941, il y a eu les martyrs, les vingt-sept otages communistes fusillés. J'avais sept ans. Quelques semaines après leur mort, mon père m'a emmené dans la clairière où ils avaient été fusillés. L'ai-je inventé ? L'ai-je rêvé par la suite ? Je crois me souvenir qu'il y avait encore des traces de sang... Plus tard, au séminaire, les cours sur le marxisme m'ont tordu l'esprit : on m'a expliqué en long et en large que le communisme c'était le diable. Et, un jour, j'ai rencontré un prêtre qui revenait de Chine : il venait de passer dix-huit ans dans les prisons du communisme... Tout ça n'avait pas de quoi me donner envie de devenir communiste... J'ai changé d'avis plus tard, à presque trente ans, quand je suis passé brutalement de l'idéologie aux hommes réels. L'Eglise m'avait dit pis que pendre des communistes. Je me retrouvais soudain dans une petite entreprise de menuiserie à la Seyne-sur-Mer. Et je devenais aussitôt copain avec un jeune de dix-huit ans qui était aux jeunesses communistes ! Il m'a emmené à la Bourse du travail. Et, tous les deux, nous avons fondé une section syndicale C.g.t. dans la boîte... Sur le terrain, j'ai réfléchi très vite. Je me suis dit : « Ce n'est pas important tout ce qu'on t'a raconté au séminaire. Ce qui compte, c'est les humains que tu côtoies. » J'ai d'abord côtoyé des syndiqués puis des responsables syndicaux, puis des militants communistes, puis des responsables locaux du Parti communiste. Je ne suis pas devenu communiste. Mais j'ai commencé à travailler, à lutter avec eux, notamment au sein du Mouvement de la paix. Et ceux qu'on m'avait décrits comme étant des diables se révélaient des gens toujours sympathiques, souvent extraordinaires. Cette fréquentation « extérieure » du Parti communiste a duré dix ans. A force de me voir avec des communistes on me demandait souvent : « Tu es au parti ou tu n'y es pas ? » Et les copains me disaient : « Evidemment, si tu entres au parti tu vas vite perdre la foi... » Tout cela me provoquait. Je me suis dit : « Allez ! Tu es très très proche du parti. Il faut que tu sautes le pas. Et tu verras bien si ta foi résiste ou pas... » J'ai adhéré. — Et vous n'avez pas perdu la foi ? — Non. Parce que, pour moi, la foi n'est pas un problème théorique pour savoir si Dieu existe ou n'existe pas. La foi, pour moi, ça relève du domaine de l'amour. Je n'ai pas cessé d'aimer le Christ et mon prochain parce que je suis devenu membre du Parti communiste ! Où certains ne voient qu'une impossibilité philosophique j'ai répondu par des activités qui ne sont pas antagonistes mais complémentaires. Parce que, moi, dans l'Eglise et dans le parti, je règle mes contradictions par ma pratique, je mets en acte mes théories. C'est un fardeau moins lourd à porter que celui de ceux qui ont de belles idées mais n'ont jamais la possibilité de les appliquer. — La tentation n'a pas été forte et dans l'Eglise et au parti, de vous rejeter ? — J'ai adhéré au parti au Havre, en 1974. Le jeune évêque qui venait d'arriver a effectivement eu peur que ma paroisse me rejette. Il m'a demandé d'aller le voir. Il m'a dit son désaccord sur mon choix. Nous avons discuté. Il m'a répété ses craintes... Mais comme ma paroisse se situe dans une ville ouvrière et dans un quartier ouvrier, il n'y a eu aucun phénomène de rejet envers le prêtre-ouvrier que je suis. Du côté de l'Eglise donc, il n'y a pas eu d'incident. Mon tempérament a peut-être joué aussi : j'aime unir, je n'ai rien fait pour diviser mes paroissiens... Du côté du parti, le premier jour où je suis arrivé en réunion de cellule, un gars s'est levé et a foutu le camp, uniquement parce que j'étais curé. C'est tout. Depuis, j'ai été plutôt bien accepté puisque je suis trésorier de ma cellule. — C'est facile à vivre ce cumul, cette double appartenance ? — L'Eglise, c'est ma mère. Le parti, c'est mon père adoptif. Mes relations ne sont pas les mêmes avec l'une et avec l'autre. J'ai des rapports plus affectifs avec l'Eglise. Je pourrais facilement quitter le parti. Je pourrais difficilement quitter l'Eglise. Je ne voudrais pas, pour le moment, être dans un autre parti que le Parti communiste ; mais ça ne veut pas dire qu'il ne fait pas de conneries, qu'il n'a pas des faiblesses. Le parti, pour moi, c'est un outil. Je l'ai choisi parce que je le trouve performant. L'Eglise, c'est autre chose, c'est le lieu où je peux rejoindre Jésus-Christ... A un moment, le parti peut devenir inutile, pas l'Eglise. Il restera toujours le noyau dur de l'Eglise : le dogme n'a pas d'importance, ce qui compte c'est l'histoire ; l'histoire de cet homme qui s'appelait Jésus-Christ, qui a vécu d'une certaine façon et qui nous a refilé un drôle de virus ; le virus qui fait se mettre les hommes debout et travailler pour la justice, pour la paix, pour la liberté... Moi, je ne crois qu'à cela : à l'homme Jésus, à son exemplarité. Et c'est Jésus qui me dit qui est son père. Le parti, c'est différent. Ca sert à agir, à avoir une théorie pour comprendre l'immédiat, les modifications de la réalité et pour maîtriser cette réalité. Le parti, c'est une méthode. J'en ai besoins, parce que ce n'est pas l'Evangile qui va me la donner ! Avec l'Eglise, comme avec le parti, j'ai un préjugé favorable. Je leur fais confiance. Mais ça ne m'empêche pas d'être vigilant, de me tenir sur mes gardes. C'est comme avec un copain dans le boulot : je lui fais confiance. Mais s'il porte une planche, là, devant moi, et qu'on arrive à un endroit où on change de direction, je vais quand même faire gaffe à ce que mon copain ne m'envoie pas la planche dans la figure ! — Le parti, ce n'est pas un peu une deuxième Eglise ? — Je connais la chanson : « Au parti, vous avez aussi votre dogme, vos évêques et vos messes ». Ca, c'est le parti vu de l'extérieur, regardé à travers sa hiérarchie. Cet aspect des choses, au parti, c'est le cadet de mes soucis. Je ne m'intéresse pas à la hiérarchie. Pour moi, Marchais c'est un camarade comme les autres. Pour le dogme, c'est pareil : connais pas ! Je ne pense pas que le marxisme puisse être utilisé comme un dogme. Au contraire : le marxisme doit être remis en cause en permanence. Même si le parti ne le fait pas toujours, c'est ce qu'il devrait faire... — Est-ce que vous seriez aussi communiste et prêtre en Pologne ? — Si je vivais en Pologne, c'est sûr, je me battrai contre ce qui se passe. Je ne sais donc pas si je pourrais y être communiste, si le parti m'accepterait. Mais je sais que je ne pourrais pas y être prêtre-ouvrier : il n'y a pas de prêtres-ouvriers en Pologne ! Je suis très réticent par rapport à l'Eglise polonaise : parce qu'elle se comporte comme une puissance et que ce n'est pas le rôle d'une Eglise ; parce qu'elle sert aussi de refuge à toutes les forces anti-socialistes. Il y a à boire et à manger dans l'Eglise polonaise : je ne m'y sentirais pas à l'aise. Au Parti communiste polonais non plus, probablement. Mais si je vivais là-bas, je crois que je serais quand même partisan du socialisme, d'un socialisme évidemment qui n'aurait rien à voir avec celui de Jaruzelski. — Est-ce qu'il y a quelque chose de commun entre votre travail au sein de l'Eglise et vos combats dans les rangs du Parti communiste ? — Je suis d'abord, avant tout, tiers-mondiste. Alors, dans l'Eglise, je dis clairement que ce n'est pas la peine de faire de belles déclarations plus ou moins anticapitalistes, que l'essentiel c'est d'abord que l'Eglise ne vive pIus du capitalisme. Et, au parti, je dis qu'il faut absolument que l'expérience socialiste française réussisse parce qu'au moins, à notre niveau, on pourra ainsi faire en sorte que la pression des multinationales sur certains pays diminue... Je suis très unitaire, pour ça d'abord : parce que l'avenir politique de la France est déterminant pour les pays du tiers monde. Je suis très unitaire, je fais partie des communistes qui sont dans la gauche : c'est pour cela que j'ai accepté de parler dans les colonnes de « l'Unité ». Et je ne souhaite pas du tout que l'expérience de gauche en France « foire ». C'est pour cela que je dis qu'il faut discuter, qu'il ne faut pas se taper dessus, que ça ne mènera à rien. — De quoi êtes-vous le plus fier ? D'être prêtre ou d'être communiste ? — Ce n'est pas comparable. Le parti, c'est comme un métier : un jour on peut être amené à en changer. L'Eglise, c'est comme un foyer : on ne l'abandonne en aucun cas. Je ne dis pas que je n'évoluerai jamais sur ces questions. Je dis seulement ma façon de vivre les choses actuellement. — Heureux ? — Oui, parce que je lutte. Parce que j'aime. Aimer c'est lutter. Aimer, ce n'est pas être béni-oui-oui. Quand un type a la gangrène, le chirurgien lui coupe la jambe : c'est sa façon de l'aimer. L'amour, c'est une lutte pour la vie... On me dit parfois : « Mais, en étant prêtre, ouvrier et communiste, tu dois vivre dans des contradictions effroyables ! » Mais enfin, le seul fait de vivre, c'est une contradiction effroyable, puisqu'on sait qu'un jour on va claquer ! Alors, les autres contradictions, à côté, elles me semblent tout à fait mineures... Je me sens très bien dans ma peau. Très bien dans ma peau de chrétien. Très bien dans ma peau de communiste. Et je n'ai envie de me débarrasser d'aucune des deux !
Unité, n°577, 02/11/1984