Contribution à l’histoire du camp de Djelfa, archives et
témoignages (de Roger Garaudy à Max Aub)
par Bernard Sicot - EXTRAITS
In:
Exils et migrations ibériques
au XXe siècle, n°3, 2009. Sables d’exil. Les républicains espagnols
dans les camps d’internement au Maghreb (1939-1945) pp. 146-216
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https://www.persee.fr/doc/emixx_1245-2300_2009_num_3_3_862
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Aux commencements
Créé en mars 1941, le Centre de séjour surveillé de
Djelfa fut placé
sous la responsabilité du commandant de réserve Jules
César
Caboche2
et, après sa
fermeture en juin 43, transformé en camp
pour prisonniers de guerre. Destiné à héberger des «
internés
administratifs », il reçut d’abord, brièvement, des
communistes
français puis des étrangers (certains comptabilisés comme
juifs),
anciens membres des Brigades internationales et
républicains
espagnols en majorité. Ces derniers provenaient d’Oranie3, mais
aussi des camps d’internement d’Algérie et même de
France,
conformément à la volonté des autorités vichystes
d’éloigner de
métropole environ 5 000 « meneurs extrémistes
irréductibles4 »,
français et étrangers. Dans ce but, entre mars 41 et août
42, une
dizaine de convois furent organisés, mais ne touchèrent
que 1 390
1 Pour les sources de ce travail, voir
« Annexe I »
2 Déjà sur place en mars 41, après la
courte période de commandement du
capitaine Chabrol, Caboche exerça officiellement ses
fonctions du 7 avril de la
même année au 23 juin 43.
3 Où ils étaient arrivés d’Alicante et
de sa région à la fin de la Guerre civile et où
des arrestations de républicains espagnols, ordonnées par
Weygand, eurent lieu
durant l’été 41. Les archives du CAOM conservent quelques
listes d’Espagnols
transférés d’Oran à Djelfa avec, au total, 93 noms ; voir
« Annexe I ».
4 Lettre de Darlan au ministre
secrétaire d’État à la Guerre, 17 février 1941,
( voir annexe 1.
personnes5. Le septième, par exemple, qui
conduisit l’écrivain
espagnol Max Aub6 jusqu’à
Djelfa à la fin novembre 41, concernait
des prisonniers du camp du Vernet d’Ariège : un groupe de
« 76
étrangers indésirables7 »,
composé en principe de 38 Allemands, 14
ex-Autrichiens (sic), 8 Hongrois, 4 ex-Tchécoslovaques (sic), 1
apatride, 8 Roumains et 3 Espagnols8. Bien encadré, ce groupe
devait partir du Vernet le 24 novembre et rejoindre
Port-Vendres
afin d’embarquer à destination d’Alger où l’arrivée était
prévue le
27.
Aub a évoqué cette traversée jusqu’à Alger, dans les
cales du cargo
Sidi Aïssa9 :
Nous partîmes de Port-Vendres à la tombée de la nuit,
sortis du port on
nous retira les menottes. Un médecin français, déporté,
demanda qu’on
nous autorisât à monter sur le pont par groupes de cinq,
par groupes de
dix. Il ne lui fut même pas répondu. Nous ne pouvions
voir que l’éclat
des baïonnettes de l’infanterie de marine qui montait la
garde en haut de
l’écoutille. Les côtes d’Espagne devaient être visibles.
Nous étions deux
Espagnols dans l’expédition, nous aurions aimé voir la
terre espagnole,
moi je la sentais passer à mes côtés, physiquement. Trois
jours après
nous arrivâmes à Alger, merveille mauve au petit matin.
On nous
enferma dans un vieux bastion, on nous alimenta
correctement. Jusqu’à
ce moment nos bagages avaient été transportés (je ne peux
voyager sans
5 Denis PESCHANSKI, La France des
camps. L’internement, 1938-1946,
Paris,
Gallimard, 2002, p. 308.
6 Né à Paris en 1903, décédé à Mexico
en 1972.
7 « Convois à destination de l’Algérie
» (AN).
8 Note pour le directeur du personnel et de
l’administration de la police, Vichy,
15 novembre 1941, signée : « Le Directeur de la Police du
Territoire et des
Étrangers » (AN). Ces chiffres, et celui qui concerne la
totalité du groupe (76),
pourraient ne correspondre qu’à des prévisions. Le
rapport de l’inspecteur
général des camps après son passage en Algérie, au
printemps 1942, ne fait état
que de 68 détenus parvenus à Djelfa le 28 novembre 1941
(AN). Pour Aub, ils
étaient soixante-dix : « Deux Espagnols, le reste des
Allemands, des Tchèques,
des Hongrois, des Polonais » (« Camp de Djelfa, Algérie
», voir « Annexe I »).
9 Et non Sidi
Aïcha, bien improbable en arabe.
livres, de plus je transportais pas mal de vêtements et
mes manuscrits).
[…] À six heures du matin on nous fit mettre en rangs
pour aller à la
gare […]10
Après seize heures de train, à l’arrivée à Djelfa dans
l’hiver et la
nuit des hauts plateaux, prend place l’épisode de
l’abandon des
valises, trop lourdes pour des hommes fatigués qui,
passant alors
sous le commandement implacable de l’adjudant Jean
Gravelle,
reçoivent l’ordre de rejoindre le camp au pas de
gymnastique,
bagage à l’épaule. Aub proteste :
– Je ne peux pas porter mes bagages.
– Laissez-les. J’en ai rien à cirer. Mais personne
viendra les chercher.
Compris ? En avant, racaille.
J’abandonnai mes bagages, avec une seule mallette sur l’épaule
je
commençai à marcher. Cent mètres plus loin, plusieurs,
moins décidés,
excessivement chargés, commencèrent à s’arrêter. L’homme
au béret les
faisait avancer à coups de cravache. Plusieurs tombèrent
et à grand
renfort de coups de pied il les obligea à poursuivre. La
route se vit semée
de valises. […]
Passant à côté de moi il me gratifia d’un coup de
cravache au visage et
brisa mes lunettes. Sur le sol, à tâtons, je cherchai les
verres. Ce n’était
pas le commandant du camp, mais son adjudant, il s’appelle
Gravelle11.
Trois ou quatre kilomètres plus loin nous arrivâmes au
fort de Cafarelli,
dans le noir on nous enferma dans de grandes pièces, nous
nous
étendîmes sur le sol12.
Djelfa n’était alors qu’un obscur toponyme du djebel
algérien. En
1930 la population n’atteignait pas 3 000 habitants. Elle
n’en avait
sans doute guère plus au début des années quarante. Son
contingent militaire, son éloignement des grands centres
urbains,
10 « Camp de Djelfa, Algérie » (doc.
cité.)
11 Jean Gravelle, adjudant, « inspecteur
chef » responsable de la police du camp
(CAOM).
12 « Camp de Djelfa, Algérie », doc.
cité. Appartenant à l’armée, le fort Caffarelli
fonctionnait un peu comme une annexe du camp. Aub écrit
généralement,
contre l’usage, « Cafarelli ».
son isolement sur les plateaux qui bordent le Haut-Atlas,
au
terminus de la voie ferrée venant d’Alger via Blida, la
pauvreté de
ses sols quasi désertiques, en faisaient (comme au XIXe siècle) un
lieu doté d’une sorte d’extraterritorialité, propice au
bannissement
et à l’établissement d’un camp de prisonniers13.
Deux personnalités majeures ont témoigné de leur séjour
dans le
camp de cette localité : Aub qui, outre plusieurs récits,
a produit un
témoignage littéraire de première importance, Journal de Djelfa
[Diario de Djelfa], recueil de quarante-sept poèmes choisis parmi
une centaine écrits au camp entre le 28 novembre 1941 et
le 18 mai
1942 (quelques-uns sont reproduits en annexe)14 et Roger Garaudy
interné dans les toutes premières semaines de la vie du
camp avec
500 autres communistes, bientôt transférés à la redoute
de
Bossuet15
(Dheya) et
remplacés par 195 étrangers en provenance
de celle-ci16.
Le bref témoignage de Garaudy évoque d’abord l’état
initial du
camp, un campement rudimentaire dans un environnement naturel
hostile. Mais il en vient vite à un épisode héroïque qui
l’intéresse.
Bravant l’interdiction, les prisonniers français en
partance pour
Bossuet saluent les nouveaux arrivants espagnols et
ex-brigadistes
13 « Extraterritorialité » : terme emprunté à Georges
Steiner par Annette
WIEVIORKA (Auschwitz, 60
ans après, Paris, Laffont, 2005, p. 12.) Sur
cet aspect de
Djelfa, voir Danièle IANCU-AGOU,
« Être expulsé ou interné à Djelfa aux siècles
derniers (1893-1942) », in Revue du monde musulman et de la Méditerranée, nº 115-
116, 2007, p. 271.
14 Pour les témoignages littéraires
d’Aub sur Djelfa, voir « Annexe I ».
15 Le 18 avril 41 selon Paul D’HÉRAMA (Tournant dangereux. Mémoires d’un déporté
en Afrique du Nord (1944-1945), p. 119, voir « Annexe I ») ; le 29, d’après le billet
de train collectif établi pour 491 passagers (CAOM).
16 Bernard Lecache, après avoir été interné à Bossuet, puis
à Djenien-Bou-Rezg,
fit un séjour d’environ six mois à Djelfa, du 22 mai au 2
décembre 1942 (cf.
Emmanuel DEBONO, « Bernard Abraham Lecache, président fondateur de la
Ligue internationale contre l’antisémitisme. (Paris, 16
août 1895-Cannes, 16 août
1968) », Archives
juives 2007/1, nº 40, p. 140-144). Il ne
semble pas avoir laissé de
témoignage écrit sur son internement.
en sifflant « Allons au-devant de la vie17 », encourant ainsi de
graves représailles :
Le commandant, écumant de rage, nous ordonne de nous
taire et nous
prévient qu’à la troisième sommation il fera tirer sur
quiconque n’est pas
rentré se coucher sous les tentes. Personne ne bronche et
notre chant
prend une ampleur triomphale. Cravache en main,
l’officier donne l’ordre
de tirer18. […]
Malgré les menaces et les coups que le commandant porte à
nos gardiens
arabes, les mitrailleuses se taisent toujours. Tous les
hommes sont restés
debout. Pas un n’a accepté de se coucher pour échapper à
la rafale. Ce
temps, long comme des dizaines de vie, s’éteint dans le
silence. Ce n’est
déjà plus qu’une vaguelette joyeuse sur le sable d’une
plage19.
Garaudy reviendra sur cet épisode, notamment dans Mon tour du
siècle en solitaire20. Il donnera alors, de l’attitude des gardiens, une
explication à teneur religieuse bien difficile à vérifier
: « Ces
inconditionnels de Dieu nous ont fait vivre : il est
contraire à
l’honneur de guerriers musulmans du Sud qu’un homme armé
tire
sur un homme désarmé. Ils avaient, avant nous,
l’expérience de la
transcendance vécue21»,
interprétation qui semble concorder
davantage avec l’évolution des préoccupations
philosophicoreligieuses
de l’auteur qu’avec ce que l’on peut savoir des gardiens
algériens du camp à cette époque, spahis prêtés par
l’armée,
17 La plus répandue des chansons du
Front populaire dont elle est devenue le
symbole ; paroles de Jeanne Perret, musique de
Chostakovitch.
18 Parole d’homme, p. 12 ; voir «
Annexe I ».
19 Ibid. p. 16.
20 Mon tour du siècle en solitaire. Mémoires, p. 64-66 ; voir « Annexe I ». Aussi bien
dans cet ouvrage que dans Parole d’homme, Garaudy reprend
et développe un
premier récit de 1946, où l’événement n’est pas interprété
dans un sens
philosophico-religieux, paru dans Antée. Journal de Daniel Chénier,
p. 58-59 (voir
Annexe I.)
21 Ibid. p. 66.
goumiers ou douaïr recrutés localement22.
Quoi qu’il en soit, le
drame ne s’est pas produit, ce qui explique l’absence de
trace dans
les archives de ce qui ne fut sans doute qu’une manoeuvre
d’intimidation de la part de Caboche. Hyperbolisé par
l’interprétation qu’en donne l’écrivain-philosophe, cet
épisode
témoigne d’abord de la force morale des prisonniers et de
la
solidarité des gardiens à leur égard, face à l’oppresseur
commun.
Aub fera allusion à diverses reprises à cette communauté
de
sentiment. Mais le récit de Garaudy souligne aussi la
tension
extrême que pouvait créer l’excessive raideur du
commandement
exercé par Caboche, campé, comme dans la plupart des
témoignages, « cravache en main23 ».
André Moine (qui donne en outre quelques détails sur le
fort
Caffarelli où fonctionnèrent un temps les services
administratifs du
CSS, également lieu de transit vers le camp proprement
dit, parfois
d’accueil pour les malades, mais surtout mitard pour les
prisonniers punis, « le Collioure de là-bas24 »), confirme à quelques
détails près, avec Lucio Santiago, Paul d’Hérama et Roger
Codou,
l’épisode rappelé par Garaudy : solidarité des gardiens,
mitrailleuses, chant qui s’élève (« L’internationale »
pour L.
22 Les douaïr, « musulmans mobilisables, engagés pour un service
auxiliaire de
police (en arabe : un deïra, des douaïr) » (D’HÉRAMA, op. cit., n. 1, p. 94) ; « corps
spécial de troupes indigènes » (PESCHANSKI, op. cit., p. 269). Ils semblent avoir
rapidement remplacé les spahis.
23 Parole d’homme, op. cit., p. 12. Un autre exemple de
tension extrême, avec
menace des mitrailleuses, est fourni par Demusois et
Martel. Suite à leur visite
au fort Caffarelli, ils reproduisent une déclaration des
prisonniers soviétiques
opposés à leur propre transfert au fort : « […] la
Direction nous posa plusieurs
ultimatums, puis appela la troupe, et fit braquer sur
nous les mitrailleuses »
(rapport du 25 mars 1943 ; voir « Annexe I »).
24 Félix Gurucharri, in
Federica MONTSENY, p. 68, voir «
Annexe I » ; du même
témoin, quelques lignes plus lyriques : « Caffarelli,
prison immonde, tombe de
beaucoup d’hommes, etc… », ibid., p. 75. « Collioure » : allusion métonymique
à
la forteresse tristement célèbre (voir Grégory TUBAN, Les séquestrés de Collioure,
Perpignan, Mare Nostrum, 2003.)
Santiago25), force et victoire morales des
internés, sont des
éléments communs aux quatre témoignages. Ces témoins
concordent aussi pour rappeler que ce fut aux premiers
internés,
français, qu’il incomba de commencer l’installation du
camp, à
environ un kilomètre de Djelfa : aménagement de «
plates-formes
horizontales [pour] installer les marabouts », d’« abris
pour les
cuisines roulantes » et de « tranchées pour les feuillées
» , car
« pour le moment il n’y a qu’une clôture de fils de fer
barbelés au
flanc d’un coteau exposé à tous les vents. Nous admirons
la
prévoyance des autorités militaires locales : d’abord les
fils de fer
de clôture, ensuite les habitations26 ».
L’ordinaire d’un camp
Outre ses témoignages littéraires, ce sont cinq textes
non
fictionnels27 d’Aub
qui, avec les documents d’archives, permettent
d’élaborer quelques savoirs sur ce qui était
officiellement, bel
euphémisme administratif, le « centre de séjour surveillé
» de
Djelfa.
AUTRES TÉMOIGNAGES :
CODOU, Roger, Le Cabochard. Mémoires d’un communiste 1925-1982,
Paris,
Maspero, 1983, p. 151-154.
D’HÉRAMA, Paul, Tournant
dangereux. Mémoires d’un déporté en
Afrique du Nord (1944-1945), La
Rochelle, Imprimerie Jean
Foucher,
1957, p. 81-121 (vraisemblablement le témoignage
français
le plus complet sur les débuts du camp du camp de
Djelfa).
GARAUDY, Roger, Antée.
Journal de Daniel Chénier, Paris, Éditions
hier
et aujourd’hui, 1946, p. 58-59.
–
Parole d’homme [1975],
Paris, Robert Laffont, coll. Actuels, 1980,
p.
11-17.
–
Mon tour du siècle en solitaire. Mémoires, Paris, Robert Laffont, 1989,
p.
64-66.
GUIJARRO, Frédéric [Federico] et CHAUPIN, Paul, in André
Moine,
Déportation et Résistance en Afrique du Nord
(1939-1944), Paris,
Éditions
sociales, 1972, p. 195-196.
GURUCHARRI, Félix, in Federica Montseny, Pasión
y muerte de los
españoles en Francia,
Toulouse, Ediciones “Espoir”, 1969, p. 67-76.
KLAJMIC, Leib, « Written report on conditions in
Djelfa camp (N.
Africa) », in Release them to fight on.
Report of the International Brigade
Association Conference held on april 3rd, 1943, s. é., 1943, p. 10-11.
LUBELSKI, Benjamin, « Aux confins
du Sahara, entre Juifs » , in
Danièle
Iancu-Agou, « Être expulsé ou interné à Djelfa aux siècles
derniers
(1893-1942) », Revue du monde musulman et de
la Méditerranée,
nº
115-116, 2007, p. 276-282.
[…]
SARGA, Josep, « Un autre Mauthausen » [« Un altre Mauthausen »],
SARGA, Josep, « Un autre Mauthausen » [« Un altre Mauthausen »],
revue
Presencia,
377, 7 juin 1975, courrier adressé au directeur de la
publication.
VARGAS RIVAS, Antonio, Guerra, revolución y exilio de un
anarcosindicalista,
Almería, éd. de l’auteur, 2008, II parte “Exilio”,
chapitre
2 “El maldito campo de concentración de Djelfa-Argelia”,
s.
p. Les pages antérieures font référence au séjour de l’auteur aux
camps
Suzzoni et Morand.
ANNEXE II
Journal de Djelfa**
Textes choisis et traduits par Bernard Sicot
IN
MEMORIAM
Écorchés
vifs, par tout le camp,
quatre
Arabes avec un Sergent
tente
après tente vont flairant,
et
préviennent ; ils cherchent les feux.
Déjà
le mercure descend
au-dessous
de moins dix degrés,
et
l’ouragan multipliant
par
plus de cent le froid qu’il fait.
Déjà,
relevée par le vent,
la
neige redevient nuage,
d’un
souffle sombre, noir et blanc.
Pie
par le dégel, des collines
aux
épaules grises et tranquilles,
plus
désertes que le désert,
d’un
monde perdu sont l’échine,
monde
où le temps ne compte guère.
* Cf. Max Aub, Journal de Djelfa, Perpignan, Ed. Mare Nostrum, 2009,
édition bilingue, étude préliminaire et notes de Bernard
Sicot.
Écorchés
vifs, par tout le camp,
quatre
Arabes avec un Sergent
cherchent
des foyers sous les tentes :
«
Interdiction de faire du feu »,
le
bois appartient à l’État
et
vaut plus que les prisonniers !
Le
vol des oiseaux s’amenuise
de
barbelés en barbelés.
Formant
sous la tente une grappe
six
ex-hommes sont entassés.
Misère
couvrant la misère,
c’est
par terre ils sont couchés.
Des
haillons recouvrent leurs os.
Ce
qu’ils avaient ils l’ont volé
et
vendu pour un peu de pain.
Engendrés
par le pus français,
fils
de gale et de la prison,
tous
ces squelettes de douleur,
couverts
de poux, d’excoriations,
ont
pour manteau un froid féroce.
La
peur seule habite leur monde.
Leurs
os n’offrent plus de chaleur.
Et
la mort vient en réclamant
bien
avant l’aube, dès trois heures.
Aucun
ne la voit arriver
–
du coup de froid au coup de faux
ne
peut passer le fil très fin
qui
sépare un degré d’un autre –,
et
au hasard elle en prend un :
mais
sans pouvoir le refroidir.
Avec
l’haleine du matin
ils
remarquent tous quelque chose.
Ils
observent sa bouche en vain ;
se
regardent les uns les autres.
202
L’un
lui pique son gilet brun,
l’autre
sa ceinture de chanvre.
Vert,
« le Madrilène » prévient :
«
Ce type a passé l’arme à gauche. »
Et
voyant qu’il ne bouge point
dans
son enclos d’un autre camp,
bûche
sculptée par le destin,
au
regard indéfinissable,
un
moribond propose enfin :
«
Eh, toi, et si on le brûlait ? »
Écorchés
vifs, par tout le camp,
quatre
Arabes avec un Sergent.
3-1-42
[…]
Sur ce
blog, tous les articles concernant Djelfa et Bossuet : http://rogergaraudy.blogspot.com/search?q=djelfa