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13 – Le principe Transcendance
«… et au-dessus de l’eau
L’homme en d’autres lieux se rend par
des passerelles hardies ».
Friedrich Hölderlin
Le mot «principe» est polysémique. A la fois prémices, causes et fondements d’un évènement. Dans le vocabulaire philosophique, «principe» est synonyme de cause première ou d’inconditionné. Dieu par exemple, être ou acte, est principe de transcendance pour les chrétiens ou les musulmans en cours de divinisation. Pour les marxistes, le communisme, abolition positive de la propriété privée, «négation de la négation», est «principe dynamique de l’avenir immédiat» de l’homme au cours de son processus d’humanisation.
Dans
une lettre (du 13 novembre 1916 à sa cousine Marguerite Teillard-Chambon),
Pierre Teilhard de Chardin décrit l’état d’esprit précédant ou accompagnant l’irruption
de la transcendance : «Ce qui, me passionne dans la
vie c'est de pouvoir collaborer à une œuvre, à une Réalité plus durable que moi
: c'est dans cet esprit et cette vue que je cherche à me perfectionner et à
dominer un peu plus les choses. La mort venant me toucher laisse intactes ces
choses, ces idées, ces réalités plus solides et plus précieuses que moi-même;
la foi en la Providence, par ailleurs, me fait croire que cette mort vient à
son heure, avec sa fécondité mystérieuse et particulière (non seulement pour la
destinée surnaturelle de l'âme mais aussi pour les progrès ultérieurs de la
Terre). Alors pourquoi craindre et me désoler si l'essentiel de ma vie n'est
pas touché — si le même dessin se prolonge, sans rupture ni discontinuité
ruineuse ?...».
La transcendance est d’abord – d’abord non par ordre d’importance mais dans le déroulement du temps – une «expérience intérieure». Bien que Georges Bataille, dans son ouvrage éponyme, oppose l’expérience intérieure et l’action, au motif que la première ne peut selon lui «exister comme projet», quand la seconde au contraire serait «toute entière dans la dépendance du projet», nous affirmons l’évènement transcendant comme le fruit d’abord d’un mouvement intérieur, suivi d’un projet puis d’une rupture induite par ce projet. Georges Bataille lui-même accumule les formules qui viennent en quelque sorte contredire son affirmation, comme: «L’extrême du possible, est le point où… un homme… s’avance si loin qu’il ne puisse concevoir une possibilité d’aller plus loin».
Dans la vie telle que la voit Bataille, pour l’homme tel que le voit Bataille, «une particule insérée dans des ensembles instables et enchevêtrés», la pensée discursive, la philosophie, le projet ne sont que «façon d’être dans le temps» qui ne répondent pas au tragique et à l’angoisse liés à la question de la vie et de la mort, car ils ne sont que «remise de l’existence à plus tard». Ce qui compte pour Bataille l’impatient, ce n’est pas «l’énoncé du vent, c’est le vent». Pour lui, la quête même du sens n’a pas de sens car «la vie va se perdre dans la mort,… le connu dans l’inconnu… [et] le non-sens est l’aboutissement de chaque sens possible».
Pour l’ardent décrit par Teilhard (cf. chap. 5) au contraire, comme pour Abraham, le dire c’est déjà du faire, la recherche du sens dans le rejet des non-sens successifs c’est déjà du sens, la vie transcende la mort, et l’inconnu au-delà de la frontière est du «à connaître». L’ardent se projette constamment vers le plus haut - ou le plus profond -, le plus loin, le plus grand. Ceci lui demande un effort du cœur et de la raison, une mise en perspective de sa vie réelle avec sa vie rêvée, une philosophie (au sens large). Dans «La pesanteur et la grace», Simone Weil résume ainsi cette philosophie en actes : «L’illimité est l’épreuve de l’un. Le temps, de l’éternité. Le possible, du nécessaire. La variation, de l’invariant». Nous retrouvons à la fois la philosophie de Teilhard jusqu’à ce «multiple», cette «dispersion» qui nous détourne de la transcendance, que Simone Weil nomme «variation», et la philosophie de Bloch «l’infinité des possibles».
Contre les traumatismes, les souffrances, les regrets, les résignations, les
tensions, les hésitations, l’ardent, cette part d’ardent qui est en chacun,
doit trouver, trouve, ou peut trouver, dans le principe Transcendance l’outil
lui permettant, comme le désire Bataille, d’exister tout de suite.
Car le principe Transcendance est
ontologique à l’Homme. L’animal ne connaît pas la transcendance.
Les premières manifestations attestant la nature transcendante de l’Homme sont les arts, les rites funéraires et le travail.
Au-delà des premières expressions artistiques où art et magie sont indissociables, certaines formes de ce que l’on appelle «l’art» sont révélatrices de ce point de vue.
La musique, par exemple, est, selon Nietzsche, l’art qui permet le mieux l’expression d’une totalisation émotionnelle, bien qu’elle ne soit de nos jours qu’un reflet du dionysiaque qui englobait jadis toutes les sensibilités du corps et de l’esprit, avant que l’apollinien pousse à séparer ce qui figure (tous les les arts de l’œil) de ce qui transfigure (musique, danse, poésie). Enfin à séparer… en partie, car il peut subsister du dionysiaque dans l’apollinien.
Le masque africain rassemble dans ses lignes épurées les forces de la nature, des anciens et des dieux. Pour faire émerger l’autre monde, pour rendre possible une métamorphose des hommes et de la communauté dont ils font partie, avec le concours d’une danse et d’une musique rituelles, le masque condense l’énergie disponible. Le masque africain n’est pas une œuvre d’art, faite pour être regardée, il est l’outil d’un acte cherchant à transcender collectivement les simples puissances individuelles associées des membres de la tribu. A ce titre, il n’imite pas la réalité. «Support visible des forces invisibles», il signe une «réalité nouvelle», surnaturelle, «ce qui est au-delà de l’apparence et lui donne un sens». La fonctionnalité de ce signe, de ce symbole, est telle que les formes des masques africains, comme d’ailleurs des statuettes, même sur un plan simplement figuratif, atteignent immédiatement, dans leurs «simplifications grandioses», l’universel et l’intemporel, quand la sculpture grecque ou romaine par exemple marque à jamais un certain type humain figé dans un lieu et une époque.
Les rites funéraires font de l’Homme un être à part, dans lequel le principe Transcendance s’exprime dés l’origine. Ils montrent qu’au fond de lui-même, en cherchant à surmonter sa peur, il refuse en réalité la mort comme simple négation de la vie. Georges Bataille voit dans la mort une absurdité, mais si elle était plutôt le couronnement de la vie, ou sa poursuite sous une autre forme ?
Neandertal, il y a 150 000 ans, pouvait peindre ses morts et les faire accompagner dans leurs tombes des armes et des outils nécessaires à leur nouvelle condition. Il témoignait ainsi de croyances dont nous ignorons tout mais qui montrent que pour lui la vie ne se résumait pas à une animalité biologique ou matérielle. A la différence des bêtes, le corps de l’homme ne saurait être livré tel quel à la décomposition et aux charognards. Le groupe Neandertal était capable d’altruisme, se privant d’une part de ses biens vitaux pour en faire don à l’individu de la tombe. Dés ce geste, la vie triomphe de la mort.
Beaucoup plus tard, le «Livre des morts» de
l’Egypte ancienne, dont Roger Garaudy rappelle que son vrai titre était «Sortie vers la lumière du jour», propose
«d’abolir la limite…entre la vie et la
mort,…entre le réel et le possible,…entre l’homme et le divin». Le dieu
Osiris est la figure de cette transcendance enracinée dans l’immanence. A la
fois dieu vivant, dieu mort et dieu ressuscité. Vivant martyrisé par les
démons, son corps déchiqueté et ses membres dispersés, il est reconstruit,
ranimé, par l’amour de sa sœur-épouse Isis et règne désormais sur les vivants
et les morts (comment ne pas penser à Jésus ?). A son tour le mort suit le
chemin parcouru par Osiris, chemin non de mort mais de vie :
«En vérité je suis Toi, Osiris.
Je suis devenu dieu pour accomplir
d’innombrables métamorphoses
je n’ai pas causé de souffrance aux
hommes,
je n’ai pas menti,
je n’ai pas accaparé de terres,
je n’ai jamais violé l’ordonnance des
temps,
je n’ai jamais cédé aux paroles de la
colère
je ne fus jamais sourd aux paroles de
la justice,
j’ai donné du pain à celui qui avait
faim,
et de l’eau de ma source à celui qui
avait soif,
des vêtements à celui qui était nu.
J’ai vécu chaque jour communiant à ta
vie… »
«L’homme est un animal qui crée des
outils et des tombeaux», écrit Garaudy. Les arts vitaux captent
l’énergie, nous faisant accéder à un monde invisible, les rites défient la mort
en s’appuyant sur les mythes fondateurs de l’humanité. Le travail, lui, est le liant de l’essence humaine. Marx l’a
affirmé : «Nous ne nous
arrêterons pas à cet état primordial du travail où il n'a pas encore dépouillé
son mode purement instinctif. Notre point de départ c'est le travail sous une
forme qui appartient exclusivement à l'homme. Une araignée fait des opérations
qui ressemblent à celles du tisserand, et l'abeille confond par la structure de
ses cellules de cire l'habileté de plus d'un architecte. Mais ce qui distingue
dès l'abord le plus mauvais architecte de l'abeille la plus experte, c'est
qu'il a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la ruche.
Le résultat auquel le travail aboutit, préexiste idéalement dans l'imagination
du travailleur. Ce n'est pas qu'il opère seulement un changement de forme dans
les matières naturelles ; il y réalise du même coup son propre but dont il a
conscience, qui détermine comme loi son mode d'action, et auquel il doit
subordonner sa volonté".
Le travail est à la fois pensée et réalisation de son produit. Le travailleur vise un but, le travail est le moyen pour l’atteindre. Le but est plus haut que le moyen et toute la valeur du moyen tient à celle du but, du moins tant que le Capital n’a pas transformé la force de travail (l’énergie) en valeur marchande. Mais pourtant, quelle que soit cette valeur, l’acte même de travailler incorpore en lui le but qui le mobilise; il est en soi une manifestation, permanente et multiforme du principe ontologique à l’être humain, le principe Transcendance, tenu à l’écart par Marx, répétons-le, pour des raisons de conjoncture historique (une religion «opium du peuple») et non pour des raisons de fond. Dans le travail se tient la transcendance primordiale - primordiale dans le temps et en importance - de l’Homme, la seule créature dont le regard fixe l’horizon et le ciel. «Le travail, l’art et la prière ne font qu’un».
Un mouvement vers l’Autre. Dans
le chant à Osiris, le mort égrène une série d’actions et de non-actions, ces
dernières étant des formes d’action et non d’inaction: «je n’ai pas fait de mal aux autres» veut dire en réalité «j’ai
fait du bien», comme si son entrée
dans le sein de Dieu, sa «divinisation» pour reprendre l’idée des pères Grecs,
était subordonnée à ses bonnes actions de vivant. L’attraction vers l’autre est
expression de l’amour. Sans amour l’univers est démonté, la dispersion (ou
l’entropie) l’emporte, le chemin de transcendance est alors encombré de ruines
sous un ciel fermé.
L’autre est la
condition d’existence de mon moi. Sans la connaissance et la reconnaissance de
l’autre il n’y a pas non plus de Tout mais une pluralité désordonnée de Moi(s).
Sans le Moi conscientisé, ayant pris
conscience du Tout dont il fait partie, le Un est une abstraction dépourvue de
sens.
Prendre conscience du tout, faire un avec lui, c’est assumer mes responsabilités envers les communautés dont je fais partie, de la plus petite – le couple, la famille –, à la plus grande – la communauté locale, nationale, planétaire. Au bout de ces responsabilités assumées, il peut y avoir la Jérusalem céleste des Evangiles, l’homme nouveau de Paul ou des communistes, l’Omega de Teilhard ou l’Osiris des Anciens Egyptiens, mais toujours le chemin, par l’amour, m’emmène vers l’autre.
A cette idée toute orientale de la grâce par les œuvres s’opposera, dans le sillage de Paul puis d’Augustin, la prédestination luthérienne ou calviniste, puis janséniste. Pour Jansénius, auteur de l’«Augustinus», la grâce divine n’est pas accordée à tous les hommes, fusent-ils des «justes»: «Ce sont ses dons que Dieu couronne, non tes mérites», dit Augustin. Ce qui d’ailleurs ne doit pas m’empêcher, même sans certitude de récompense, de «faire le bien».
Contemporain d’Augustin, un moine, Pélage, pensait lui que l’homme est bon et peut assurer son salut par ses seules œuvres. Augustin, théologien officiel de l’Eglise et de l’Empire, s’employa dans le dernier tiers de sa vie à réfuter les théories de ce dangereux révolutionnaire.
Quel que soit le théologien que nous choisissons de suivre, ou aucun, et si nous refusons même de nommer Dieu, pour faire ce bien qui donne sens à la vie, qui montre ce chemin de transcendance vers l’horizon que nous fixons et vers le ciel auquel nous aspirons, il faudra toujours nous appliquer la règle de vie que proclame le mort à la face d’Osiris : «J’ai vécu chaque jour communiant à ta vie». Chaque jour, avec modestie mais de toutes mes forces, j’ai essayé de connaître et de reconnaître l’autre, «mon prochain» de l’Evangile, mon amour, mon camarade, de faire Un avec le Tout.
*
L’ardent est un être, ou une partie de l’être, qui se projette vers les autres, vers l’ailleurs, vers l’avenir. Sous des formes et à des degrés divers, c’est un poète, un créateur.
Pour Francis Bacon (1561-1626), l’esprit humain comprend trois facultés auxquelles correspondent trois domaines de la science: à la mémoire l’histoire, à la raison la connaissance (philosophique ou scientifique), à l’imagination la poésie. Diderot (1713-1784) reprendra cette classification dans L’Encyclopédie: la poésie, avec les arts, y est encore rangée dans la catégorie de l’imagination. Quand on sait la primauté attribuée à la raison, tant par Diderot que par Bacon, on imagine l’espace contraint dont dispose la poésie, coincée entre la raison et l’expérience, là où la quête du sens, la finalité, «bête noire» de Bacon, n’a pas de place.
La poésie de la période classique brille de bien des façons – il suffit de citer Boileau, Molière, Racine ou La Fontaine -, mais pas par l’imagination. L’imitation de la nature et de l’Antiquité est la règle qui chapeaute l’académisme des formes et des styles. Avec Goethe et surtout Rousseau, le XVIIIe siècle commence, après les «Lumières», et parfois contre elles, à réhabiliter la sensibilité, les sentiments et l’imagination en tant que moyens eux aussi de connaissance, d’expérience, de mémoire.
Le romantisme est annoncé par Chateaubriand dont «Le Génie du Christianisme» en 1802 fait justement du christianisme une nouvelle source d’inspiration pour le poète. Il éclate en en 1820 avec les «Méditations poétiques» de Lamartine, et c’est avec Victor Hugo (1802-1885) qu’il trouve son principal animateur. En poésie bien sûr, mais aussi dans le roman et le théâtre. Et la politique, car Hugo prend parti dans la lutte du bien contre le mal, lutte sociale comme dans «Les misérables», montée de l’humanité toute entière vers la lumière comme dans «La Légende des Siècles».
Au lyrisme des romantiques et à leur engagement social, philosophique et moral, succèdent, parfois en s’y opposant mais pas toujours, les Parnassiens de «l’art pour l’art», puis les symbolistes (Baudelaire, Rimbaud,…), le réalisme à la Zola ayant ensuite peu d’écho en poésie.
Au 20e siècle seul le débordement surréaliste marque une vraie différence avec les symbolistes, mais il est balayé par les divergences politiques du «terrible 20e siècle», l’option communiste de certains surréalistes avec Aragon étant jugé sacrilège par le «pape» André Breton (1896-1966). L’influence surréaliste perdure cependant bien après la fin du mouvement organisé (René Char par exemple), en ce 21e siècle de nombreux artistes et lecteurs trouvent encore sens et joie dans son insolence et sa capacité de révolte.
Le romantisme et le surréalisme ont mis en évidence le rôle de la spontanéité et de l’imagination dans l’interprétation du monde. Le subconscient, le rêve, le hasard sous la forme de la fameuse «écriture automatique», l’amour (des femmes car le surréalisme est essentiellement une affaire d’hommes), la beauté, l’insolite, l’humour ravageur voire incongru, en sont les ingrédients.
Le
précurseur Lautréamont donne par
exemple de la beauté une définition typiquement surréaliste : «Beau comme la rencontre fortuite d’une
machine à coudre et d’un parapluie sur une table de dissection». Dans les «Chants de Maldoror», comme dans Poésies I et II, Ducasse-Lautréamont pratique une défense et illustration
magnifique du plagiat, du détournement ou retournement de maximes empruntées à
d’autres, de la parodie de poètes d’avant lui ou même de son temps, si énorme,
si provocante mais si grandiose dans ses excès qu’elle ne pouvait qu’attirer
les surréalistes et qu’elle ne peut que continuer à séduire aujourd’hui les
amoureux de la poésie.
Mort en novembre 1870 à 24 ans, dans un Paris assiégé et affamé, où se
réveilleront six mois plus tard pendant la «Semaine sanglante» où furent
assassinés ou déportés les Communards de plus terribles monstres que son
misérable héros, Lautréamont fut-il l’auteur de la plus grande farce littéraire
du 19e siècle, et peut-être de tous les temps, ou l’annonciateur,
fou ou tragiquement lucide, de la légende rimbaldienne, elle aussi inspiratrice
des poètes surréalistes ?
René Char en 1956 écrit à propos de Rimbaud justement : «De toutes les dénominations qui ont eu cours jusqu'à ce jour à son sujet, nous n'en retiendrons, ni n'en rejetterons aucune (R. le Voyant, R. le Voyou, etc.)... Rimbaud le Poète, cela suffit, cela est infini... L’action de la justice est éteinte là où brûle, où se tient la poésie, où s'est réchauffé quelques soirs le poète.»
La poésie est invulnérable; dans l’homme mortel, avec toutes ses facettes, pas toujours belles, vit indéfiniment (ou infiniment) le poète immortel. Isidore Ducasse affirme dans «Poésies II» : «La poésie doit avoir pour but la vérité pratique. Elle énonce les rapports qui existent entre les premiers principes et les vérités secondaires de la vie». René Char ne dit pas autre chose lorsqu’il déclare: «Nous obéissons librement au pouvoir des poèmes et nous les aimons par force. Cette dualité nous procure anxiété, orgueil et joie.». Chez nous, poètes-lecteurs, ce qui provoque «anxiété, orgueil et joie», c’est le désir ardent de voir l’invisible, de vivre plus, de dépasser le monde et ses dérives, et dans ce but de chercher à se réapproprier, selon les termes de Jean-Pierre Siméon, «la faculté d’imagination, dont l’expérience de la métaphore retrouvée dans l’écoute d’un poème est un moyen aisé». Et le même de conclure: «Nous n’avons qu’une alternative : vivre chez Circé, en hommes-porcs, une vie morte, ou reprendre le grand large…Vivre en poète et trouver le sens imprévu ou perdre bientôt notre humanité».
La poésie met les mots au service de l’imagination certes - après Bacon et Diderot Schopenhauer avait bien raison -, encore faut-il pour être pleinement elle-même qu’elle contribue avec ces mots à reconstruire un monde délivré de la barbarie qui vient, qui n’est pas loin, et qu’elle soit donc cette porte ouverte sur l’avenir, sinon elle n’est rien. La poésie est un projet. Dans ce qu’elle désigne, les arts, l’amour et la politique révolutionnaire peuvent se nourrir et lui conférer par là une existence concrète. Au fond, «principe Poésie» pourrait être un autre nom du principe Transcendance.
*
L’évènement marqueur de transcendance est une manifestation poétique, et comme tel il ne se situe pas dans le prolongement de ce qui est ; il est rupture, création. Il n’est pas l’œuvre du Saint-Esprit, ou le résultat d’un tour de magie ou d’un ordre émanant d’une autorité extérieure à la personne. Il est l’aboutissement d’un processus engagé, poursuivi et mené à terme par une personne consciente de ses choix. Ces choix sont difficiles car à chaque étape le principe Transcendance expose la personne à trois questions vitales: découvrir de l’énergie et la mettre en œuvre, lui donner un sens, un but, et lui garantir un espoir raisonnable de durer, compte tenu de l’alternative à laquelle l’Homme est constamment confronté entre la probabilité de la mort et la possibilité de l’avenir immortel. Ce processus fait du «pessimiste» et du «jouisseur» ou «bon vivant» qui sont en nous «l’ardent» apte à activer le principe Transcendance.
«Je porte en moi tous les paysages, j’ai tout l’espace voulu. Je porte en moi la terre et je porte le ciel», écrit Etty Hillesum assassinée à Auschwitz. La phrase fait écho à Ernst Bloch et son «océan de possibles», et l’idée sera reprise par Roger Garaudy dans le titre d’un chapitre de son autobiographie: «Passeur de frontières».
Pour l’amoureux, pour l’artiste, pour le militant révolutionnaire, le principe Transcendance se présente ainsi (la terre et le ciel, dit Etty Hillesum) : le monde réel, vu à travers leurs mondes personnels, est un monde dont la nature est totalement ouverte à la découverte et à l’invention, remplie d’un absolu sans cesse renouvelé, et dont la marche est irréversible, y compris dans ses changements d’orientation, toujours possibles dans le but de corriger, voire d’inverser, des dérives. Le principe Transcendance, c’est le contraire du déterminisme et de la résignation, le contraire de l’utopie stérile car disjointe du réel.
«Penser, c’est se repenser»: si, face à l’autre dans l’amour, face à l’impensé devant la feuille ou la toile, face au collectif dans la révolution, je me tiens immobile – tout doit changer sauf moi-même -, alors mes frères passent, la muse se détourne et mon amour part au bras d’un autre.
Ce qui soutient le principe Transcendance, c’est donc une éthique fondée sur une foi. Une éthique simple mais exigeante que ne renieraient pas ces philosophes de l’action que sont Marx et Teilhard, et que l’anarchiste Kropotkine énonce sous forme d’impératif catégorique : «Pouvoir agir, c’est devoir agir » [op.cit.]. La foi qui sous-tend cet impératif est elle aussi rude: que l’on ne voit jamais si loin que dans l’obscurité complète; que l’idéal, comme Dieu, tire sa vérité de son absence ; mais que, quelque part dans l’obscurité, dans l’obscurité où l’horizon est partout et le temps nulle part, une flamme vacille que nous avons le devoir, si nous le pouvons, d’entretenir pour qu’un jour elle éclaire notre monde.
Principe Transcendance, «principe espérance» donc – merci Ernst Bloch -, principe poésie, mais aussi principe incertitude. Nous pensons à Marx qui déclare «inéluctable» la révolution communiste mais évoque en même temps comme faisant partie de l’alternative le possible pourrissement de la société. L’incertitude est bénéfique car elle relativise tout projet en nous obligeant à réfléchir à ses conséquences. Le déséquilibre croissant dans la vie des individus et des formations économiques et sociales, souvent leur désintégration, s’explique en partie par le recul, depuis le milieu du XXe siècle, des pôles organisés de transcendance que furent le christianisme – surtout catholique - et le communisme, tant au niveau d’une d’éthique personnelle qu’au niveau d’une morale «de groupe». L’individualisme – l’individu comme centre du monde – l’emporte sur l’altruisme, fondement de toute communauté. Le positivisme – la science et la technique peuvent tout – l’emporte sur la foi, foi en Dieu ou foi en l’Homme. Le particularisme – la partie prime le tout – l’emporte sur l’universalisme (sentiment de l’unité du monde).
Individualisme, positivisme et particularisme sont les «valeurs» activées de tous temps et portées aujourd’hui à l’incandescence par le Capital, son monothéisme du marché et le règne de l’argent si bien décrit par Marx dans les «Manuscrits» de 1844.
Pour que la vie retrouve un sens, il est donc nécessaire de rompre avec ces dérives mortelles. Ce qui, répétons-le, ne peut se faire que par «un acte de foi», personnel et collectif. La transcendance, lorsqu’elle n’est pas extérieure et supérieure à l’homme mais se concrétise dans un choix raisonné, est un facteur d’équilibre pour les personnes comme pour les collectifs.
*
L’autre, c’est le plus grand, le plus loin, l’ailleurs, l’au-delà de la frontière. C’est l’autre homme, l’autre monde, l’autre vie, l’autre avenir. Le principe Transcendance, c’est une capacité – qu’elle nous vienne d’un dieu ou de notre humanité – à trouver en l’autre, par l’amour, qui est toujours une action, le sens de la vie en général et de notre vie en particulier.
Cette «définition»
n’en est évidemment pas une. Le champ couvert par la transcendance est
tellement vaste que, le parcourant, nous n’avons pu qu’en décrire des paysages
partiels et évoquer seulement quelques-uns de ses «héros». Oubliés les martyrs
chrétiens, Jeanne d’Arc, les derviches tourneurs et l’Emir Abdelkhader, Mère
Teresa de Calcutta, les prêtres-ouvriers, l’Abbé Pierre. Oubliés les Communards
«à l’assaut du ciel», Rosa Luxembourg et le communisme démocratique, Henri
Rol-Tanguy des Brigades d’Espagne à la libération de Paris, Salvador Allende et
Che Guevara deux chemins de l’émancipation. Oubliés Maïakovski et mon camarade
Yves qui chercha dans la mort la clarté que les dérives de son monde lui
refusaient. Oubliés les maçons de la Creuse, la classe ouvrière qui n’est
classe que consciente d’elle-même, Danielle Casanova et les partisans, les
Mères de la Place de Mai à Buenos-Aires et toutes les mères de la terre...
La liste incomplète de mes oublis.