L'absence de finalité humaine dans
l'économie et dans
la société en général découle du
principe même du capitalisme.
De la Renaissance au début du xxe siècle, le phénomène
dominant, c'est l'extension de
l'économie marchande.
La rupture des grands axes de
communications
terrestres de l'Empire romain par
les invasions barbares
et, quelques siècles après, la
maîtrise de la Méditerranée
par les Arabes, avaient ramené
l'Europe à une
économie morcelée, où le marché ne
jouait plus qu'un
rôle subalterne, local, dans les
unités économiques
restreintes du monde féodal. Ni les
hommes, ni la terre,
ni l'argent n'étaient soumis aux
lois du marché : des
normes non économiques, mais
découlant des hiérarchies
politiques et religieuses
réglementaient le travail
des hommes et la propriété des
terres, non transmissibles
par voie commerciale; le trafic de
l'argent, bloqué
par l'interdiction du prêt à
intérêt, assimilé à l'usure,
ne pouvait se faire que
sporadiquement, par ceux qui
vivaient en dehors de la société
féodale, en marge
d'elle ou dans ses pores, comme par
exemple, les Juifs.
Avec le rétablissement, par le
refoulement des Turcs,
de la navigation commerciale en
Méditerranée, avec
les grandes découvertes permettant
le pillage de trois
continents, les vieilles
aristocraties de la terre et du sang
et les interdits religieux furent
démantelés. Une nouvelle
richesse et une nouvelle puissance
naissaient, en
dehors de la propriété foncière, de
la société féodale et
sacrale. Elle n'était plus fondée
sur l'hérédité de la
noblesse ou l'ordination
ecclésiastique, mais sur la force
et la ruse des hommes de la conquête
et du négoce.
Les nouveaux maîtres du monde,
fondateurs des
premières « compagnies » coloniales
drainant, par tous
les moyens, fût-ce par
l'extermination de continents
entiers, comme en Amérique, par la
traite des
esclaves, comme en Afrique, par le
pillage de civilisations
plus avancées, mais moins armées que
celles de
l'Europe, comme en Asie, créèrent
ainsi, entre le xve
et
le xxe siècle, à l'échelle de la planète entière, une structure
inédite des rapports humains : pour
la première
fois dans l'histoire le marché
tendait à devenir universel.
Toute entrave religieuse, morale ou
politique à cette
universalisation du marché était éliminée
et la recherche
du profit devenait le moteur unique
de l'entreprise. Le
fait nouveau n'était pas le marché,
mais l'absolutisme
du marché, n'acceptant d'autres lois
que les siennes
et se soumettant tous les autres
rapports sociaux.
C'est ce qui caractérise le
capitalisme et le distingue
de tous les autres systèmes sociaux
historiquement
Stimulée par de grandes inventions
dans les techniques
de la production et des transports
(notamment par ceDe
de la machine à vapeur), par les
progrès de la communication,
depuis l'imprimerie jusqu'à la
radiotélévision,
par le perfectionnement du système
du crédit et de
l'échange, de la Banque et de la
Bourse, l'économie
fondée sur le marché et le profit,
l'économie typiquement
capitaliste, en trois siècles, créa
les institutions
capables de faire entrer toutes
choses dans les libres
circuits du marché.
D'abord l'argent, en obtenant
l'abrogation des interdits
religieux sur l'usure et le prêt à
intérêt. Ensuite
la terre, dont la mise en
vente portait un coup mortel à
la féodalité. Enfin le travail humain,
l'homme lui-même,
pas seulement par l'institution de
la traite des nègres,
mais par celle du salariat
transformant la force de
travail en une marchandise
assujettie, comme toutes
les autres, aux lois du marché. Le
capitalisme, disait
Lénine, c'est le système de
l'économie de marché ayant
atteint le stade où le travail
devient une marchandise.
L'argent, la terre et le travail
n'étant plus que des
unités commerciales impersonnelles,
soumises aux lois
de l'offre et de la demande,
devinrent ainsi des rouages
parmi d'autres de ce grand mécanisme
régi par les
seules lois de la jungle des
affrontements d'intérêts
privés. La « liberté » engendrée par
le marché c'est,
sous sa forme la plus pure,
l'enregistrement des rapports
de force entre les différents
possesseurs de richesse.
Chaque chose a désormais son prix,
résultante de cette
bataille aveugle de tous contre
tous.
Tout peut être acheté et vendu. Il
n'est rien qui ne
soit happé dans les engrenages de ce
moulin du diable.
L e capitalisme n'est pas seulement
un système économique.
Car ce système économique implique
nécessairement
une structure sociale, des rapports
sociaux hiérarchiques
entre le pouvoir de la minorité
possédante et
la dépendance de ceux qui ne
possèdent pas les moyens de
production ; une structure politique
qui, sous des formes
diverses, reflète cette dépendance
économique et sociale;
enfin un modèle de culture et de civilisation
dans lequel les hommes sont façonnés
par les exigences
du marché, de la concurrence, du
profit, manipulés
par ceux qui détiennent, avec le
capital, l'écrasante
majorité des moyens d'expression
(presse, édition,
cinéma, radiotélévision, publicité,
etc.).
Une société régie par les lois
aveugles de la concurrence
de tous et du profit de
quelques-uns, où la fonction
d'investissement n'est pas une
fonction sociale mais
relève de la seule entreprise
privée, échappe à tout
contrôle conscient de ses fins.
C'est la première société dans
l'histoire, qui ne soit
fondée sur aucun projet de
civilisation.
C'est un lieu commun de dire que
depuis la Renaissance
nos sociétés « occidentales » sont
désacralisées.
Ce n'en est pas moins une erreur.
Une société sacralisée
c'est une société fondée sur une fin
absolue, extérieure
et supérieure à la volonté des
individus qui la composent.
Dans les cités grecques puis dans la
société romaine,
la religion, le culte public,
exprimaient le but de la
société : respecter l'ordre divin.
Avec le déclin de
l'Empire romain l'Église hérite
cette fonction. Significativement
le titre de « pontifex maximus »
(souverain
pontife) est transféré de l'Empereur
au Pape. Pendant
plus d'un millénaire, de l'Empereur
Constantin à la
Renaissance, nos sociétés
occidentales ont été fondées
sur la certitude qu'il existait un
ordre voulu par Dieu
et que toutes les vertus de la vie
personnelle ou collective
découlaient de l'exigence de se
conformer à ce plan
divin.
Depuis la Renaissance, avec le
développement du
commerce, puis de l'industrie, les divers
aspects de
la vie des hommes, économie, puis
politique, puis vie
intellectuelle et morale conquièrent
leur autonomie
par rapport à cette vision du monde.
Une telle société est sécularisée,
en ce sens que la
religion y est devenue « affaire
privée ». Mais elle n'est
pas, pour autant, désacralisée, car
elle demeure soumise
à une fin absolue, extérieure et
supérieure à la volonté
des individus qui la composent, bien
que cette fin n'ait
plus une forme religieuse : le
succès économique des |
entreprises (individuelles ou
collectives) devient une I
fin en soi.
Le développement technique étant la
condition
de la « reproduction élargie » du
système, ce développement
technique devient à son tour une fin
en soi.
Dès le XVIe siècle Descartes ouvrait la perspective
d'une « science qui rende maîtres et
possesseurs de
la nature ». Dès le xve siècle la notion de «progrès »
était devenue l'équivalent de
l'ancienne « Providence »
comme norme absolue de l'action des
hommes, le progrès
étant défini comme un constant
accroissement
de la production, de la
consommation, du profit, de
l'efficience. Les noms plus modernes
de « croissance »
ou de « développement » désignent
les mêmes réalités
et les mêmes mythes, et relèvent des
mêmes critères.
Galbraith a résumé en une boutade le
caractère fondamental
d'une telle civilisation : tout s'y
passe comme
si saint Pierre, pour orienter les
uns vers le paradis,
les autres vers l'enfer, leur posait
cette seule question :
qu'as-tu fait, sur la terre, pour augmenter
le produit
national brut ?
Dans de telles sociétés subsiste une
finalité absolue :
la croissance pour la croissance,
mais c'est une finalité
sans fin, ou plus exactement : sans
fin spécifiquement
humaine. Le jeu de la concurrence,
entre les individus,
entre les entreprises, entre les
nations, est tel que plus
personne ne prend de décision sur
les fins, mais seulement
sur les moyens, les moyens
d'optimaliser le profit
ou la croissance.
Ainsi la finalité absolue,
extérieure et supérieure
aux volontés des individus, demeure,
mais, au lieu
d'apparaître ouvertement comme
transcendance d'une
loi divine, elle est masquée comme
immanence d'une
loi naturelle.
Comment a-t-on pu aboutir à une
telle désintégration
de la société et de l'homme?
Par la souveraineté du marché
happant dans ses
mécanismes le travail, la terre et
l'argent.
— En faisant de la force de travail de l'homme une
marchandise le capitalisme perpétue le
dualisme, caractéristique
de toute société fondée sur
l'opposition
de deux classes fondamentales : ceux
qui sont propriétaires
des moyens de production (autrefois
maître
d'esclaves, puis le féodal
propriétaire de la terre, aujourd'hui
le capitaliste, propriétaire des
machines et
des installations), et ceux qui, ne
l'étant pas, sont soumis
aux premiers, (sous forme
héréditaire comme les serfs
à leurs seigneurs, ou sous forme de
la vente de leur
force de travail, comme les ouvriers
à leurs patrons).
Ce dualisme, cette dépendance de
l'immense majorité
à l'égard d'une minorité
économiquement dominante,
est flagrant. La lutte de classe
n'est pas une invention
des révolutionnaires. L'évêque
d'Arras, Monseigneur
Huyghe, constate : « Aucun ouvrier
ne possède la garantie
de son métier. Il peut être mis à
pied sans aucun
recours et pour n'importe quel
motif. Avant d'être embauché,
il est invité impérieusement à
confesser sa vie et
à révéler ses convictions. Et il
peut être congédié pour
des motifs qui regardent sa
conscience. Certains disent
aujourd'hui qu'il n'y a plus de
classes. Je constate
qu'il y a au moins deux classes
d'hommes : les hommes
qui demandent un emploi qu'ils
peuvent perdre du
jour au lendemain, les hommes qui
ont le pouvoir
absolu de congédier. »
Dans les manuels officiels
d'économie politique le
mot « d'exploitation » est banni
comme étant un terme
polémique et non scientifique. Nul
ne songe pourtant
à nier que le maître d'esclaves
exploitait son esclave,
c'est-à-dire tirait de son travail
plus que ne coûtait
son entretien. Nul ne songe à nier
qu'il en était de même
du féodal à l'égard des serfs. E n
le niant lorsqu'il s'agit
de l'ouvrier moderne, l'on rend
inintelligible l'accumulation
du capital. A la différence de
l'esclave ou du
serf il n'existe aucune obligation
légale, pour l'ouvrier,
de rester attaché à tel maître
particulier, mais une
nécessité purement économique, celle
de vivre, l'oblige
a en avoir un, qui dispose des
moyens de production et
de la distribution du salaire. Tant
que ce privilège
subsistera, la dépendance en
découlera avec la même
implacable nécessité qui ferait un
souverain absolu,
maître de la vie et de la mort, de
celui qui disposerait,
avec les moyens de défendre ce
monopole, de la propriété
d'un puits dans le désert.
L'exploitation du salarié revêt
aujourd'hui des
formes nouvelles : même lorsque
l'ouvrier n'est plus,
en général, acculé à la faim et à
l'épuisement physiologique,
comme il le fut au XIXe siècle,
il est doublement
aliéné et son aliénation comme
consommateur découle
de son aliénation comme producteur :
c'est le même
système qui, à la fois, l'abrutit et
le vide de sa substance
par la durée et le rythme du
travail, et qui le
manipule et le conditionne pour lui
créer les seuls
besoins rentables pour le capital.
L'exploitation n'est
pas seulement ce qu'on vole au
travailleur comme argent,
c'est ce qu'on lui enlève comme
qualité de vie. La
science et la technique, depuis la
Renaissance, n'ont
pas libéré l'homme.
Le manoeuvre noir ou mexicain de Los
Angeles
possède une automobile : l'absence
quasi totale de
transports en commun l'y oblige pour
se rendre à son
travail. Il s'endette donc pour des
années (pratiquement
toute sa vie) pour acquérir sa
voiture puis pour la
renouveler. Il multiplie les heures
ou les rythmes de
son travail afin d'obtenir les
primes pour payer les
échéances. Il atteint ainsi ce degré
d'abrutissement
et de destruction de la qualité
humaine de la vie où il
ne connaîtra plus d'autre détente
que de somnoler
devant son poste de télévision
(acheté lui aussi à crédit)
pour regarder le match de base-ball
ou la bagarre d'un
film d'espionnage ou de gangsters,
ou bien de feuilleter
un illustré pornographique, si
toutefois i l ne cherche
pas à se doper ou à s'évader avec «
l'herbe » ou « l'acide ».
C'est le « haut niveau de vie » dans
sa définition américaine
[…] Si nous continuons d'accepter
d'être happés par les rouages
du moulin du diable, nous ferons
bientôt aussi bien.
Ce n'est pas seulement la notion du
marché qui est
condamnée mais celle du salariat qui
en découle. Dès
maintenant (et plus encore dans
l'avenir) existe la
possibilité technique de produire la
totalité des biens
de consommation nécessaires avec un
petit nombre
de travailleurs et des journées de
travail très courtes.
Lord Bowden prend acte de cette
situation nouvelle
à partir de l'exemple du pays
capitaliste le plus riche :
« L'économie des États-Unis se
trouve dans une situation
extraordinaire : la moitié de la
population active
suffit à satisfaire les besoins des
habitants du pays...
de sorte que les pouvoirs publics
sont obligés de trouver
un emploi pour l'autre moitié. » Le capitalisme
ne peut
survivre qu'en multipliant les
emplois inutiles ou nuisibles
(armée, intermédiaires, parasites).
[…]Il devient de plus en plus impossible
de maintenir1
un système dans lequel les revenus
(patronaux ou
salariaux) sont distribués par les
entreprises alors que
ni les salaires ni les prix ne
correspondent au progrès
de la productivité du travail, de
maintenir un système
dans lequel la satisfaction des
besoins d'un peuple
dépend de l'initiative privée de
quelques groupes financiers
et industriels.
Le développement actuel des sciences
et des techniques
de production exige que le travail,
manuel ou intellectuel,
cesse d'être une marchandise.
— En faisant de l'argent une marchandise, c'est-à-dire
en lui permettant de « faire des
petits sans travail»
et en considérant la fonction
d'investissement
comme une affaire privée, par le jeu
de la Bourse et de
la spéculation sur les « valeurs »,
trois conséquences
fondamentales découlent des
principes de la « libre entreprise
» capitaliste :
— la concentration de la richesse et
de la puissance
en un nombre de mains de plus en
plus restreint ;
— une course aveugle au profit pour
le profit et à
la croissance pour la croissance ;
— une souveraineté de l'argent
s'étendant à toutes
les activités nationales, toutes les
« valeurs » humaines
devenant ainsi des « valeurs »
économiques, commerciales,
des « valeurs » au sens boursier du
terme et,
comme telles, soumises à l'enchère
et à l'encan.
Les démonstrations fondamentales du Capital
de
Marx demeurent, en ce domaine,
intégralement valables.
Nous nous bornerons à en souligner
les incidences sur
notre vie quotidienne et sur la
qualité de cette vie.
Les mécanismes de l'accumulation des
capitaux,
soit entre les mains des entreprises
(sous forme de bénéfices
non répartis et de réserves), soit
entre les mains
des individus (sous forme de
dividendes, de tantièmes,
d'intérêts, de rentes) permettent de
transformer en
propriété privée tout ce qui est
indispensable à la vie,
l'essentiel des moyens de production
et d'échange, et
de réserver le monopole de ce
pouvoir à un nombre de
gens de plus en plus restreint.
[…]Ainsi un nombre de plus en plus
grand d'individus
dispose de possibilités de plus en
plus limitées de choix.
La course aveugle au profit pour le
profit et à la
croissance pour la croissance a pour
corollaire : la
technique pour la technique et la
science pour la science.
Le postulat sacré — et pourtant tacite
— de nos
sociétés : tout ce qui est
techniquement possible est désirable
et nécessaire, est aujourd'hui le plus meurtrier.
Les critères d'efficacité — comme
critères suprêmes
— valables pour l'entreprise, — ont
été étendus à la
société globale lorsque les
entreprises ont exercé sur
l'État une influence prépondérante
en attendant de
s'identifier à lui.
Mais si la rationalité de
l'entreprise se définit par
rapport à une fin technique, la
rationalité de la
société globale ne peut se définir
de la même manière
sous peine de créer une société de
production pour la
production et de consommation pour
la consommation,
une société sans .finalité humajne.
Le contraste est I
aujourd'hui flagrant entre la
rationalité des réalisations '
partielles et l'irrationalité de la
société globale. Les
problèmes de gouvernement d'une
nation ne peuvent
se traiter uniquement avec les
méthodes valables pour
le « management » d'une entreprise.
Si la nation est
assimilée à une entreprise quel
produit a-t-elle mission
de fabriquer? — Des hommes,
c'est-à-dire le contraire i
d'un produit.
La recherche scientifique et
technique, condition
désormais première de richesse et de
puissance, est
devenue une fin en soi,
indépendamment de ses
incidences sur l'avenir de l'homme.
L'on définit aujourd'hui
le développement non comme le
développement de
l’homme mais comme
développement_scientifique et
technique dont l'homme est devenu le
moyen7 et non
la fin. Un exemple significatif de cette
déshumanisation :
l'on classe aujourd'hui les nations
d'après le « revenu
national brut par tête d'habitant »,
sans tenir aucun
compte de sa répartition, en faisant
une aveugle moyenne
entre le revenu d'un Rockefeller et
celui d'un éboueur
noir de Harlem, entre celui de
l'Émir de Kowait et
celui des dockers pétroliers de
Scuwaikh. C'est ainsi
que des économistes comme Galbraith
aux États-Unis
et Mishan en Angleterre ont commencé
à mettre en
cause le principe même d'un
traitement purement
économique de l'économie et de
l'utilisation de critères
purement économiques : ceux de la
croissance
pour la croissance.
[…]Faut-il, parce qu'un exploit est
techniquement possible,
s'ingénier à prouver qu'il est nécessaire? Et
s'ingénier
à le prouver à partir des postulats
implicites d'une société
pour laquelle la croissance aveugle
est devenue la loi immanente du
système, soustraite à toute mise en
question?
L'extension de la souveraineté de
l'argent à toutes
les activités nationales est une
conséquence directe de
la « liberté d'entreprise ». Lorsque
les investissements
sont réalisés en fonction du seul
profit du détenteur
de capitaux et non en fonction des
besoins de la société,
ils contribuent à la désintégration
de l'homme et non
à sa promotion.
[…]L'une des conséquences les plus meurtrières
de ce
marché de l'argent en vertu duquel
le profit de l'investisseur
est le seul critère du choix de
l'investissement,
c'est qu'un secteur éminemment «
rentable » comme
celui des industries de l'armement,
est particulièrement
séduisant : l'intérêt privé des
constructeurs et de leurs
bailleurs de fonds se substitue ici
à l'intérêt national,
la politique extérieure et la guerre
devenant des instruments
de l'expansion (de l'expansion des
monopoles
naturellement!) : « Ce qui est bon
pour la « General
Motors » est bon pour les États-Unis
», disait le Ministre
américain de la Défense, Wilson, qui
était en même
temps administrateur de la « General
Motors », révélant
ainsi l'une des motivations
essentielles de la politique
extérieure américaine, de la guerre
de Corée à celle
du Vietnam. Mais, plus près de nous
de grands intérêts
économiques privés ont réussi à
faire de la vente d'armes
l'un des postes essentiels de
l'exportation française.
Si la fabrication d'armes est un
stimulant de choix
pour l'expansion des monopoles,
l'information, en tant
qu'industrie — industrie de la
manipulation des masses
— exerce une action non moins
délétère. Lorsque de
grandes puissances financières
peuvent disposer de la
quasi-totalité de la presse, de
l'édition, du cinéma, des
hebdomadaires illustrés, de stations
d'émissions, les
orienter et les gérer selon les
critères de la rentabilité,
une nation est livrée corps et âme
au conditionnement
de cette « guerre psychologique »
permanente devenue
l'un des beaux-arts de l'économie
capitaliste.
Maîtresse de ce pouvoir gigantesque
de manipulation
et du pouvoir non moins grand
d'information, des
ordinateurs et de leurs « banques
des données », l'oligarchie
détentrice des moyens de
communication de
masse et des moyens de
l'informatique, peut instituer
un réseau d'information et de
manipulation si implacable
que chaque citoyen y soit plus
ligoté et plus désarmé
que ne le furent jamais les victimes
de Staline ou d'Hitler.
— En faisant de la terre une marchandise et de la
nature une matière à spéculation et à
exploitation, ce
qui a été livré aux convoitises du
capital, à la « liberté
d'entreprise », aux lois aveugles du
marché, c'est
beaucoup plus que la terre des
propriétaires fonciers,
c'est l'ensemble du milieu vital de
l'homme.
L'illustration la plus immédiate est
fournie aujourd'hui
par le problème de la construction,
de l'urbanisme,
et du massacre de l'environnement
[…]
Nul problème ne montre mieux la
collusion néo-capitaliste
des grandes entreprises privées et
de l'État : un « promoteur»
privé achète un terrain sur lequel
il est interdit de bâtir;
il obtient ensuite de l'État une «
dérogation »:
la valeur des terrains est aussitôt multipliée
par 50 ou même par 100.
[…]La menace grandit à l'échelle du
monde.
Lorsque l'homme et la nature sont
happés et broyés
par le moulin du diable, l'homme
sous le nom de travail
et la nature sous le nom de terre,
toutes les formes
organiques de la vie sont
désintégrées : c'est l'exploitation,
sans autres limites que celles du
marché, de la
force physique ou nerveuse du
travailleur, la dévastation
de l'environnement, l'abattage des
forêts, la pollution
des eaux, la dégradation de
l'existence sous toutes ses
formes, depuis le travail jusqu'aux
arts soumis aux
mêmes exigences de la
commercialisation sur le marché.
Car nous ne contrôlons pas plus nos
rapports avec la
nature qu'avec les hommes[…]
Engels a donné une image de ce chaos
: « Dans la
nature ce sont uniquement des
facteurs inconscients
et aveugles qui agissent les uns
contre les autres. Par
contre, dans l'histoire des sociétés
ceux qui agissent
sont uniquement des hommes doués de
conscience,
agissant avec réflexion ou avec
passion et poursuivant
des buts déterminés ; rien ne se
produit sans dessein
conscient, sans fin voulue... mais
ce n'est que rarement
que se réalise le dessein voulu ;
dans la majorité des
cas les nombreux buts poursuivis
s'entrecroisent et
se contredisent... les conflits des
innombrables volontés
et actions individuelles créent dans
le domaine historique
une situation tout à fait analogue à
celle qui
règne dans la nature inconsciente.
Les buts des actions
sont voulus, mais les résultats qui
suivent réellement
ces actions ne le sont pas... il y a
là d'innombrables
forces qui se contrecarrent
mutuellement... d'où ressort
une résultante — l'événement
historique — que personne
n'a voulu. »
La crise cataclysmique de 1929, qui
ébranla le monde
capitaliste tout entier avec ses
faillites en chaînes,
ses 70 millions de chômeurs, ses
destructions innombrables,
vérifiait avec un éclat sinistre les
prévisions
de Marx dans le Capital :
tous les mécanismes économiques
du capitalisme étaient bloqués par
le jeu « normal
» des lois de développement du
système et de sa
contradiction fondamentale : la
contradiction entre
la tendance à la socialisation
croissante de la production
et le maintien de l'appropriation
privée des richesses
et des pouvoirs créés par ce travail
collectif.
Parallèlement les prévisions de Marx
se vérifiaient
par contre-épreuve en Union
Soviétique : seul le pays
qui avait aboli la propriété privée
des moyens de production
échappait à la crise: il supprimait
le chômage
et ses plans quinquennaux lui
assuraient une rapide
expansion et un taux de croissance
exceptionnel.
Malgré la violence de ce séisme
économique le capitalisme
ne s'est pas effondré.
Pour tenter de surmonter les
conséquences de l'anarchie
de la production dans une économie
de « libre
entreprise », il dut renoncer
partiellement à ce qui est
son principe même : un système ne
connaissant d'autres '
lois que celles du marché.
Tenant compte des premiers succès
économiques
remportés par l'Union Soviétique qui
comblait un
lourd handicap d'arriération
économique et technique
en un temps record, les pays
capitalistes eurent recours
à des mesures que les économistes «
libéraux » tenaient
jusque-là pour « socialistes » :
l'intervention de l'État,
puis la planification.
Mais, pour surmonter ses difficultés
sans mettre en
cause la propriété privée des moyens
de production
et la recherche du profit, l'État
capitaliste se mit au
service de l'économie au lieu de la
subordonner aux
besoins de la société globale.
La politique découlant des théories
de Keynes,
médecin du capitalisme après la
crise de 1929, avait
un double objectif : maintenir un
haut niveau de l'emploi
et assurer un taux de croissance
élevé. Les moyens
en étant : les dépenses de l'État
pour relancer la production,
l'impôt pour financer cet effort, et
une politique
de stabilité monétaire impliquant la
lutte contre l'inflation.
Pendant près de trente ans, et
malgré l'intermède
sanglant de la deuxième guerre
mondiale, l'orthodoxie
de ce néo-capitalisme fut maintenue
contre vents et
marées. La croissance économique
devait résoudre tous
les problèmes; en finir avec la
pauvreté, assurer le
plein emploi, échapper à
l'inflation, améliorer l'habitat,
l'environnement et l'ensemble des
conditions de vie,
dégager les ressources nécessaires
pour l'aide au Tiers
Monde (pour le maintenir dans le
camp du « monde
libre », comme l'expliquait crûment
Rostov dans son
« Manifeste anticommuniste ») et
enfin financer les
programmes spatiaux et atteindre la
Lune.
Or, de tous ces objectifs, un seul
fut atteint : la
Lune, parce que l'entreprise était
un sous-produit de
la guerre froide.
Sur tous les autres fronts du
capitalisme, au cours
des années 60, la grande espérance
néo-keynésienne
d'un système capitaliste surmontant
ses propres contradictions
s'est effondrée.
D'abord par l'inflation : il apparut
avec une évidence
croissante que la tentative
(finalement avortée) de
maintenir le plein emploi et un taux
de croissance élevé
engendrait inéluctablement la hausse
des prix et
l'inflation. Tous les paris
affirmant la possibilité d'enrayer
cette hausse par des moyens purement
économiques
ont été invariablement perdus. Il
fallut revenir
partout dans le monde capitaliste,
en France (et même
aux États-Unis le 15 août 1971 !) à
la décision peu
imaginative et toujours vaine, de
bloquer les salaires
et les prix, comme en temps de guerre!
Deuxième indice de l'échec : la
crise permanente
du système monétaire international.
C'est précisément
le pays qui domine le monde
capitaliste par ses
investissements, les États-Unis, qui
a connu le plus grand
déficit dans la balance des
paiements. La cause de ce
déficit découle du principe même de
sa politique :
dans les années 50 et 60 la plus
grande nation industrielle
du monde a consacré en moyenne de 10
à 15 % de
son revenu à des fins militaires.
Les dépenses d'armement
de plus en plus fortes destinées à
stimuler la production
économique et à « entretenir la
conjoncture », et les
dépenses de guerre, destinées à
assurer la sécurité des
investissements à l'étranger (et
dont la guerre du
Vietnam est l'illustration la plus
saisissante), ont
conduit à la dévaluation du dollar
et, en raison de
l'emprise économique universelle des
États-Unis, à
un ébranlement des économies de tous
les pays capitalistes.
Troisième contradiction et troisième
échec : celui
de « l'aide au Tiers Monde ».
L'écart entre les pays
« sous-développés » et les pays
riches n'a pas diminué ;
il ne cesse, au contraire, de
grandir[…]
La cause fondamentale de cette
situation, c'est le néo-colonialisme,
frère puîné du néo-capitalisme,qui impose aux
pays du Tiers Monde
des prix très bas pour les matières
premières qu'on
leur achète et des prix très élevés
pour les équipements
qu'on leur vend […] . Dans ces
conditions ce qu'il
est convenu d'appeler « l'aide au
Tiers Monde » est en
réalité une aide des pays pauvres
aux pays riches.
Pour chaque franc, dollar, livre
sterling ou mark,
accordé à un pays du Tiers Monde
pour qu'il puisse
continuer à acheter en Europe ou en
Amérique, ce
sont deux ou trois francs, dollars,
livres sterling, ou
marks, qui reviennent au « donateur
»[…]
Pourquoi cet échec de la médication
keynésienne?
Les correctifs qu'a tenté d'apporter
le néo-capitalisme
ont permis de masquer pour un temps
certaines des contradictions
économiques du système, mais en les
déplaçant
et en aggravant ses contradictions
sociales et humaines.
Si bien qu'aujourd'hui la crise du
capitalisme ne prend
plus la forme de la crise économique
classique — du
type 1929 — mais d'une crise de
l'ensemble du modèle
de la civilisation capitaliste, à tous
les niveaux : de
l'économie, de la politique, et de
la culture.
Cela résulte du fait que le
néo-capitalisme, pour
surmonter ses crises économiques, a
dû mettre en
oeuvre ses superstructures
politiques et culturelles.
Par exemple, pendant la crise de 1929-1933
pour
pallier à la « surproduction »
(c'est-à-dire en fait : à
la sous-consommation de masses
innombrables qui
n'avaient pas les moyens d'acheter
pour écouler la production)
l'on a procédé à des destructions :
alors que
70 millions de chômeurs et leurs
enfants étaient affamés
l'on abattait des centaines de
milliers de vaches faute
de débouchés pour le lait, l'on
brûlait le blé, l'on jetait
le café à la mer.
L'intervention des États a permis de
trouver une
solution nouvelle à l'engorgement du
marché : on a
substitué à la destruction des
marchandises, une produc-
tion massive de moyens de
destruction, c'est-à-dire
d'armements. Cette solution présente
des avantages
évidents : d'abord cette production
ne risque pas,
comme la production des biens de
consommation,
d'être offerte sur un marché alourdi
par trop d'acheteurs
insolvables. L'État seul
subventionne, aide et achète
cette production-là, aux frais des
contribuables. Ce
secteur privilégié de la fabrication
d'armes assure donc
aux monopoles des débouchés stables.
En outre leur
expansion permet de résorber
notablement le chômage.
Tous les moyens employés pour
enrayer la crise ont
ainsi conduit à l'approfondir. Ce
qui est en cause ce
n'est plus seulement le marché
capitaliste, mais l'État
politique et la culture qui sont
entrés directement (et
non pas seulement, comme autrefois,
par leur feinte
neutralité) dans l'engrenage du
moulin du diable.
Les exigences de la croissance se
sont imposées comme
modèle de civilisation. La crise
actuelle n'est plus
seulement une crise économique ;
elle est aussi crise
de ce modèle de civilisation qui
implique tous les aspects
de la vie.
Cette crise ne naît plus, comme les
anciennes, du
blocage des mécanismes de l'économie
capitaliste, mais
de son fonctionnement même.
Le fascisme hitlérien a montré où
menait la logique
d'une telle crise lorsqu'elle
développait toutes ses
conséquences : pour échapper à
l'impasse où conduisaient
l'économie et les institutions du
capitalisme
sans détruire le capitalisme
lui-même, il faut tendre
toutes les énergies de l'État et de
la culture pour les
mettre au service du système
économique de l'expansion
sans limite.
Cette restructuration globale en
fonction des exigences
de la croissance économique du
système qui ne peut
fonctionner que par une intervention
croissante de
l'État pour assurer l'expansion
continue des monopoles,
est la définition même d'un régime
totalitaire. Car le
sauvetage de l'économie par une
politique d'armement
implique une politique extérieure de
domination qui
la justifie, une idéologie
nationaliste, voire raciste,
qui fonde à son tour cette
politique, une manipulation
des masses pour leur inculquer cette
religion politique,
la suppression de toutes les
libertés démocratiques à
tous les niveaux, économique,
social, politique, culturel,
et la répression la plus implacable
contre quiconque
refuse l'intégration au système.
Le bilan de cette première crise de
civilisation nous
permet d'en mesurer l'ampleur
historique : les sacrifices
humains des Aztèques égorgant 10 000
prisonniers
en un jour, la destruction de
Babylone ou de Carthage,
les pyramides de quelques pauvres
milliers de crânes
humains de Gengis Khan ou de
Tamerlan, tout cela
n'est que travail artisanal à côté
des hécatombes de la
Deuxième Guerre mondiale et des
millions de morts
des crématoires d'Auschwitz et de
Birkenau.
La crise actuelle de civilisation,
dans laquelle la
même logique fondamentale est à
l'oeuvre, serait infiniment
plus meurtrière : le fascisme
hitlérien risque à
son tour de paraître artisanal
depuis que la découverte
de l'énergie atomique, des missiles
et de l'ordinateur,
et l'extension massive de la
télévision ont créé des
moyens de destruction physique et de
manipulation
mentale sans commune mesure avec
ceux de la noire
décennie de 1933 à 1944 […]
Le système capitaliste, pour lequel
le fonctionnement
optimum de l'économie de profit est
une fin en soi, et la
croissance la loi immanente, peut
réaliser des performances
et présenter tous les signes d'une «
bonne santé »
quels que soient les objectifs
poursuivis : l'essentiel
est que le moteur de l'automobile
marche bien ; peu
importe où va le véhicule.
[…]Un tel système ne peut résoudre
aucun des problèmes
qu'il a posés, ni par son évolution
interne ni par sa
réforme. (Le réformisme étant la
conception selon
laquelle une transformation radicale
est possible par
le simple développement du
capitalisme sans une
intervention visant à en subvertir
le principe même.)
Un tel système ne peut non plus se
détruire tout seul.
Il n'a été emporté ni par les
convulsions de la crise
de 1929, ni par les dévastations de
la guerre qu'elle
a engendrée.
Nous ne pouvons échapper à la
nécessité de mettre
en cause les fondements du système,
c'est-à-dire de
soustraire aux lois du marché et du
profit le travail,
la terre et l'argent.
Le travail, afin que le contrat de salaire cesse
d'être
un contrat privé entre deux
contractants inégaux, l'un
disposant, par la propriété des
moyens de production,
du pouvoir de contraindre celui qui
ne la possède pas.
La terre doit être également soustraite au
marché
afin que nul n'ait le pouvoir de
priver, pour son intérêt
personnel, une ville de ses poumons,
c'est-à-dire de
ses espaces verts, d'interdire à
titre privé l'accès à la
mer, à la rivière ou à la forêt, de
saccager et de polluer
l'environnement au nom de la
rentabilité et du profit
d'individus ou de groupes coalisés.
L'argent ne peut non plus être l'objet des
spéculations
du marché. D'abord parce que la «
liberté d'entreprise »
a conduit à son contraire : le
monopole, par l'accumulation
et la concentration du capital.
Ensuite parce que
la fonction d'investissement ne peut
être qu'une fonction
sociale, contrôlée par la société
globale, sous peine de
nous ramener aux investissements
destructifs de l'homme
et de son milieu naturel.
Ce changement des structures, cette
triple mutation
qui est le commencement du
socialisme, implique la
mise en cause fondamentale du
principe même du
capitalisme : la propriété privée
des moyens de production.
La nécessité du socialisme n'est pas
seulement une
nécessité économique : elle découle
de la nécessité de
mettre fin à un système qui est
entré en contradiction
avec les conditions élémentaires
d'une vie sociale organisée
et qui conduit à la désintégration
de la vie […]
Il ne s'agit nullement de supprimer
le marché, mais
au contraire de sauver les valeurs
nées du marché :
la libertéindividuelle du
consommateur, en laissant
au marché tous les produits de
consommation pour
mesurer les changements de la
demande et de réaliser
ainsi une planification décentralisée,
partant des besoins
librement exprimés, et non de la
prétention de définir
« d'en haut » et centralement les
besoins et les allocations
de ressources. La centralisation
n'est efficace que pour
le démarrage de pays
sous-développés. Au-delà elle
devient un frein au développement
même.
En n'abandonnant plus le travail, la
terre et l'argent
au marché, l'on interdit ce qui
précisément en est la
contradiction : la puissance de
monopoles destructeurs
de la liberté du consommateur comme
du travailleur,
et qui, par la manipulation et le
privilège du plus fort,
se subordonnent le marché « en inversant
la filière »,
comme dit Galbraith : la production
ne se règle plus
sur le marché où s'expriment les
besoins, mais au
contraire, la production se
subordonne le marché en
créant les besoins — fussent-ils
artificiels ou même
malfaisants — dont la satisfaction
sera la plus rentable
pour le producteur.
Ainsi en abolissant le pouvoir de
s'emparer sans
limite de l'argent, de la terre et
du travail, le marché
peut jouer un rôle bienfaisant, en
se subordonnant à
la société au lieu de la régir.
A partir du moment où le système
capitaliste a
réussi à intégrer tous les aspects
de la vie sociale à la
défense et au maintien de son régime
économique, il a
posé un problème qui ne peut plus
être résolu seulement
par des moyens économiques, en
changeant, par exemple,
le statut de la propriété.
Le problème est de mettre fin à
cette intégration
de l'homme entier aux exigences
économiques du capitalisme.
Le socialisme ne peut donc pas être
conçu, lui
non plus,
seulement comme un système
économique.
Marx, qui le définissait comme
dépassement des
contradictions d'un capitalisme
parvenu à son plein
épanouissement, lui donnait toutes
ses dimensions
humaines et ne confondait pas les
fins du socialisme
avec ses moyens économiques (le
changement du régime
de propriété).
La confusion des moyens et des fins,
qui a conduit,
par exemple, Staline et ses
successeurs à proclamer
que le socialisme était réalisé
alors que l'une seulement
de ses conditions économiques était
remplie (et aucune
de ses conditions au niveau de la
démocratie socialiste
et du libre épanouissement de la
création culturelle)
ne pouvait se produire que dans un
pays où un capitalisme
retardataire n'avait nullement
réalisé cette intégration.
[…] La première visée du socialisme
est de libérer les plus
démunis des nécessités physiques du
besoin car cela
conditionne l'accès à toutes les
autres libertés. Mais,
de ce point de vue, une grande
partie de ce que Lénine
et Mao ont dû créer au prix de
maints sacrifices dans
des pays sous-développés, existe
déjà au départ dans
nos pays : les conditions techniques
et économiques de
la satisfaction des besoins
élémentaires de chacun.
[…] De même, après la révolution
scientifique et technique,
la classe ouvrière ne peut plus être
définie comme au
milieu du XIXe siècle ou dans la
Russie du début du
XXe siècle, car la part croissante du travail intellectuel
dans la production […] en étend les
limites très au-delà
du travailleur manuel.
Au niveau politique, nous n'avons
plus affaire à « l'État
veilleur de nuit », cher aux
libéraux du XIXe
siècle,
mais au contraire à un État intégré
aux monopoles,
et à un État intégrateur de toutes
les activités nationales.
En outre nous n'avons pas affaire,
comme dans
la Russie du début du XXe siècle à un État qui n'a
jamais connu de régime parlementaire
bourgeois et
dont la classe porteuse de
l'espérance révolutionnaire
représentait 3 % de la population.
Dans un pays comme
la France la démocratie socialiste
ne peut pas être la
négation de la démocratie bourgeoise
mais le dépassement
Le socialisme ne peut donc se
réduire ni à un simple
changement du régime de la
propriété, ni à un simple
transfert du pouvoir politique.
Il exige un nouveau projet de
civilisation.
Le socialisme ne peut être conçu,
seulement, comme
la satisfaction des besoins que le
capitalisme a artificiellement
créés par le conditionnement et
exaspérés par
la frustration.
Roger
Garaudy
Extraits de
« L’alternative », pages 47 à 78