La
Palestine constitue dans la conscience arabe contemporaine une pierre
d'angle, un enjeu qui dépasse, au fond, la sphère politique pour questionner
le Destin même de la nation arabe. Au regard de cette question
cruciale, on peut dire qu'il y a du tragique dans l'âme des
peuples
arabes.
Le
christianisme palestinien est l'un des témoins de cette tragédie
et il
développe une dynamique politique et métapolitique visant à
libérer
l'homme palestinien d'une situation de dépossession. Bien avant
la
création de l'État d'Israël, les chrétiens de Palestine sont engagés,
avec
leurs compatriotes musulmans, dans le combat anti-sioniste. En
1919,
fut fondée l'une des plus importantes associations nationales du
pays,
l'Association Islamo-Chrétienne de Jérusalem qui comptait parmi
ses
membres le maire de Jérusalem Moussa Kazem Pacha el-Husseini.
Du 27
janvier au 10 février 1919, cette association organisait le premier
Congrès
national palestinien [La résistance palestinienne, du projet
sioniste
à la proclamation de l'État d'Israël, Joseph Matar,
1974,241-
246].
Hilarion
Capucci est un symbole vivant de la théologie
palestinienne
de la libération. Son nom reste associé à cette synthèse
entre
identité spirituelle et conscience politique. Vicaire patriarcal de
Jérusalem,
Mgr Hilarion Capucci a été l'archevêque de la ville sainte
pour
l'Église Grecque-catholique. Il fut arrêté le 18 août 1974 par les
israéliens
et condamné, le 9 décembre de la même année à 12 ans de
prison
pour des motifs de collaboration avec la résistance armée
palestinienne.
Au bout de 3 ans, 3 mois et 18 jours dans les prisons de
l'État
sioniste, grâce à une formidable campagne internationale
d'information
et de solidarité, Mgr Capucci fut libéré et exilé.
Au
cours d'un colloque, qui s'est tenu à Paris, aux débuts des
années
1980, organisé par le Comité pour la Paix au Proche-Orient, il
expliquait
son engagement : Ce problème (le problème palestinien) , je
ne
l 'aborderai pas en tant que politicien, je ne suis pas un politicien,
je
refuse de l'être, je ne veux pas l'être. C 'est plutôt l’ Arabe chrétien,
le
prêtre, l'évêque de Jérusalem qui voudrait simplement, franchement,
cordialement,
s'adresser à la conscience de tous. D'ailleurs, c'est à ce
titre
et en cette qualité que je me suis engagés au service de la cause
arabe,
de la cause humanitaire, la cause palestinienne. Je suis donc au
service
de cette cause parce que, premièrement, je suis arabe. Nous les
Arabes,
où que nous soyons, à quelques pays que nous appartenions,
nous
ne formons qu'une seule et même famille (...) Je suis un évêque;
l'évêque
n'est pas le seigneur, c'est le serviteur de tous. Il n 'est pas là
pour
être servi mais pour servir. L'évêque, c'est le père, c'est l'ami,
c'est
le frère de chacun, c'est le pasteur. Le bon pasteur voyant le loup
arriver,
se sacrifie pour défendre son troupeau. Le mercenaire fuit
mais
je ne suis pas le mercenaire, je suis le pasteur d'un troupeau, le
troupeau
palestinien . Et je suis l'évêque de Jérusalem. Le jour de mon
sacre,
on m'a confié un dépôt sacré, la Palestine et les Palestiniens. Le
jour
de mon sacre, également, on m'a passé dans le doigt un anneau.
C'est
l'emblème de mon mariage avec mon diocèse Jérusalem et la
Palestine
(...) Pour être homme il faut jouir de deux éléments : dignité
et
liberté. Et quand l'homme ne jouit pas de ces deux facteurs, il est
plus
près de l'animal que de l'homme. Or, il n'y a pas de dignité sans
patrie,
tant il est vrai que la patrie est l'emblème de la dignité. D e
facto,
le Palestinien vit sous l'occupation et donc sans liberté et il vit
sans
patrie donc sans dignité [Hilarion Capucci, 1982].
Le
christianisme de Palestine se déploie sous le signe de l'arabité.
Les
chrétiens palestiniens sont en effet intensément attachés à l'Idée
arabe.
Rafiq Khoury est prêtre et théologien. Il a longtemps travaillé
avec le
patriarche latin de Jérusalem, Michel Sabbah, qui est le premier
arabe à
avoir été nommé à cette fonction. Il explique : Minorité
religieuse,
cette communauté s'identifie, du point de vue national, au
monde
arabe, c 'est-à-dire à cet ensemble géographique et culturel qui
va
de l'Atlantique au Golfe arabique. C'est un fait que les chrétiens
palestiniens
locaux de la Terre sainte sont arabes et se définissent
comme
tel. Cette arabité est si profondément assimilée par ces
chrétiens
de la Terre sainte qu'elle ne pose pas de problème réels,
alors
qu 'elle reste problématique pour d'autres chrétientés du Moyen-
Orient
[Rafiq Khoury, 1988,403].
Le
Centre Sabeel est un centre oecuménique de théologie de la
libération
(Sabeel P. O. Box 1248 Jérusalem, Israël, tél. 972-2-532-
7136). Sabeel
est un mot de la langue arabe qui signifie à la fois
chemin
et point d'eau. Le centre à été crée à l'issue d'une conférence
internationale
qui s'est tenue en mars 1990, autour de la problématique
des
liens entre la théologie palestinienne de la libération et les autres
théologies
de la libération qui existent de par le monde. Il faut prendre
la
mesure de cette connexion internationale qui est aussi une connexion
interreligieuse.
L'un des amis du centre, qui a participé à la conférence
fondatrice,
est Marc Ellis, importante figure de la théologie juive de la
libération
et militant anti-sioniste radical. La théologienne protestante
nord-américaine
Rosemary Radford Ruether participe aussi aux travaux
de Sabeel.
Les interventions de la conférence ont été publiées en 1992
(Faith and the Intifada : Palestinian Christian Voice,
Orbis). Basé
à
Jérusalem,
le centre Sabeel dispose d'une antenne à Nazareth et d'un
réseau
international de soutien (aux États-Unis, au Canada, en Grande-
Bretagne,
en Suède).
Le
prêtre épiscopalien Naim Ateek, qui est à l'église St-Georges de
Jérusalem,
est la figure de proue du centre sabeel. Il est l'auteur de
Justice
and Only Justice : A Palestinian Theology of Liberation . Pour
lui, et
en cela il est fidèle à toute la théologie de la libération latino-américaine,
le défi
réside dans la capacité de faire naître une lecture
(donc
une interprétation et une exégèse) de la Bible à partir de la
situation
de pauvreté, de souffrance et d'oppression dans laquelle sont
les
Palestiniens. Cette lecture vise, bien évidemment, à légitimer une
articulation
positive, humaniste, féconde entre spiritualité et politique.
La dénonciation
des manipulations sionistes, chrétiennes et juives, de
la
Bible, est un enjeu essentiel de la pratique théologique du centre
sabeel.
On peut signaler l'existence de deux ouvrages
fondamentaux,
en
langue anglaise, sur cette question, ouvrages par ailleurs utilisés
dans le
travail du centre : 1) Israeli peace / Palestinian Justice.
Liberation Theology and the Peace Process [Thomas L. Are, 1994], du
pasteur presbytérien nord-américain, 2) The end of
sionism and the
libération
of the Jewish people [1988], sous la direction de
Eibie
Weizfeld.
Ce dernier livre est un recueil de textes de personnalités et de
militants
juifs anti-sionistes des États-Unis, comme le rabin Moshe
Schonfeld,
l'historien Lenni Brenner, le linguiste Noam Chomsky, etc.
Geries
S. Khoury, (né enl952) est un laïc de l'église grecque catholique
(melkite)
de Galilée. Il est diplômé de l'Université
Grégorienne
à Rome (Étude comparée des Religions). Enseignant à
l'Université
de Bethléem, Geries S. Khoury est le fondateur et le
premier
responsable du centre Liqa' (Rencontre) (Al-Liqa ' P. O. Box
11328
Jérusalem, Israël) qui est un centre oecuménique consacré à la
fois au
dialogue islamo-chrétien et à l'élaboration d'une théologie
palestinienne
de la libération. Rafiq Khoury nous informe que de ce
centre
est né une (...) initiative, sous le nom de «Théologie et Église
locale»,
qui (...) est spécifiquement chrétienne et dont le but est
d'encourager
une pensée chrétienne attentive à notre situation de
Palestiniens
chrétiens en rapport organique avec le monde musulman.
Cette
branche d'A l - Liqa' organise, depuis 1987, un congrès annuel
pour
penser notre christianisme dans le contexte arabe et palestinien
[Rafiq
Khoury, 1992,43].
Il est
important de noter qu'une partie de la production
intellectuelle
et théologique du centre Liqa ' est destinée aux Églises
chrétiennes
occidentales, en particulier parce qu'elles sont l'objet de
manipulations
de la part des courants sionistes chrétiens et juifs. Ainsi,
Geries
S. Khoury souligne-t-il ceci : Il est absolument essentiel que la
position
des théologiens palestiniens soit bien comprise. Nous
n
'acceptons pas, nous ne pouvons accepter qu 'on parle des victoires
militaires
d'Israël de 1948 et 1967, comme de la réalisation de
prophéties
exprimant la volonté de Dieu (...).
La
théologie contextuelle palestinienne doit établir ses bases dans
la
souffrance du peuple palestinien. Même si, comme Marie, la Mère
de
Jésus, nous ne pouvons prévenir la mort, nous devons souffrir avec
ceux
qui souffrent, consoler ceux qui pleurent . Que signifie «être
disciple
de Jésus» dans notre situation actuelle, une situation critique,
faites
de souffrance et des espoirs du peuple palestinien? L a tâche
actuelle
des théologiens palestiniens est de montrer la vérité de la foi
chrétienne
dans le contexte de l'Église qui vit en Palestine. L'Église
locale
n'existe pas hors d'un temps et d' un espace donnés, avec leurs
caractères
historiques, géographiques, sociaux et culturels. Elle est
une
Église incarnée sur le modèle du Christ incarné. Le Fils de Dieu
est
venu pour toute l'humanité, par son incarnation, en des
circonstances
particulières de temps et d'espace qui se traduisaient
dans
son langage, son comportement et son message. A leur tour les
Eglises
locales sont appelées à porter la mission universelle du Christ
à
travers leur incarnation dans une réalité humaine concrète, avec le
langage
particulier de cette dernière, sa tradition culturelle spécifique,
son
histoire, ses conditions présentes et ses attentes pour l'avenir.
L'Eglise
doit être avec la communauté souffrante et non pas séparée
d'elle.
Les
défis à affronter sont nombreux : le tribut continuel des morts
dues
à la répression, les expériences quotidiennes d'injustices et de
tracasseries,
la tragédie personnelle des victimes d'emprisonnement ou
de
blessures par la puissance occupante, les problèmes de travail et de
survie
financière de la communauté, le développement de la vie et de
la
liturgie de l'assemblée chrétienne, la formation de laïcs
responsables
pour la communauté, le travail des jeunes dans cette
atmosphère
politisée et dangereuse. D'autres questions concernent la
terre
et la propriété : arrêter la poursuite de l'annexion des terres en
vue
de fonder de nouvelles colonies, contrôler les ressources en eau,
apporter
un soutien légal en cas de contestation de propriétés
foncières.
Comme
je l'ai déjà dit, nous sommes fondamentalement en
désaccord
avec ces juifs et ces chrétiens qui voient dans les
événements
de 1948 et 1967, l'accomplissement des prophéties
bibliques.
A nos yeux, il s'agit là d'une politisation de la voix de
l'espérance
et d'une interprétation erronée de la parole des prophètes.
C'est
confondre leur voix avec la logique de la victoire et de la
puissance
militaire. Nous autres, Palestiniens, nous croyons que les
événements
de 1948 et 1967, n'ont pas été l'accomplissement des
prophéties
mais le fait d'un pouvoir militaire et politique. C'est là un
désaccord
fondamental avec de nombreux membres de la communauté
juive
et avec quelques chrétiens, particulièrement avec quelques
évangéliques
occidentaux.
De
mon point de vue, les événements de 1948 ont été le résultat
d'un
mouvement politique et idéologique dans la diaspora juive,
mouvement
soutenu par les gouvernements occidentaux. On ne peut
pas
prétendre que ces victoires militaires soient la réalisation des
prophéties,
car elles sont en contradictions avec l'esprit des prophètes,
leur
souci de justice et de miséricorde. Les prophètes ont toujours
soutenu
que l'injustice et l'oppression étaient un mal. Ils ont critiqué
l'oppression
chez leurs propres dirigeants car, à leurs yeux, elle sapait
l'unité
du peuple et elle était une désobéissance à Dieu. Elle était
signe
d'une menace d 'autodestruction de la communauté (Jr 26, 4-6).
La
voix des prophètes était une voix d'amour et de miséricorde que
je
ne reconnais pas dans la fondation de l'État d'Israël, et que je ne
reconnais
pas davantage dans la politique de l'État d'Israël depuis sa
fondation.
Ce que je constate, c'est la destruction de l'identité
culturelle
palestinienne, ce qui ne peut se concilier avec le message
des
prophètes [Geries S. Khoury, 1994, 162-164].
Geries
S. Khoury est l'auteur d'un livre au nom révélateur et bien
significatif
du projet de la théologie de la libération en Palestine :
L'Intifada
du ciel et l'Intifada de la terre (en arabe),
Nazareth, 1989.
Mohammed Taleb
Extrait d’un article
intitulé « Enjeux et perspectives de la théologie arabe chrétienne de la
libération »
Dans « Théologies
de la libération », Centre Tricontinental/Louvain la neuve
Editions L’harmattan,
2000