07 mars 2017

Qui peut continuer la france ? Par Roger Garaudy



[Suite de notre "leçon d'histoire". Après l'article "Qu'est-ce qu'une nation ?"]


CETTE lente création de soi par soi qui constitue

la nation, cette transformation de son

sol, de ses conditions d'existence et des hommes

qui la font, est fonction, à chaque époque, du

développement des techniques et de l'organisation

sociale des travaux et des hommes.

L'un des moments décisifs de la formation de

la nation est celui où l'unité économique est devenue

une nécessité historique Les formes de la

production, du travail et de l'échange sont alors

telles que ce problème est posé par l'histoire:

ou bien se constituera un marché national unique,

impliquant une unification juridique, administrative,

douanière, politique, ou bien il y aura régression

dans la maîtrise de l'homme sur la nature et pourrissement

de l'histoire.

Cette exigence historique trouve son expression

plus ou moins consciente dans la classe sociale

qui met en oeuvre les instruments économiques nouveaux

de la technique et de l'économie. Ce fut,

à l'époque de la formation de toutes les nations

modernes, la classe bourgeoise. Grâce à elle, la

communauté de vie économique est devenue l'un

des caractères essentiels de la nation.

La nation est donc une réalité historique et, en

même temps, une notion née à l'époque du capitalisme

ascendant.


L'histoire de la formation de l'unité française

en apporte une illustration saisissante. L'unité nationale

est née des exigences du développement de

l'économie marchande.

La société du Moyen âge est morcelée en petites

communautés rurales, sans autre lien entre elles que

l'attachement personnel de leurs seigneurs à des

suzerains hiérarchiquement soumis les uns aux

autres.

Lorsque, avec les Croisades, au XIe siècle, se

rétablissent les grandes routes commerciales brisées,

en Europe continentale depuis les invasions germaniques

du IVe siècle, et en Méditerranée depuis la

conquête arabe du VIIe siècle, une classe sociale

nouvelle se développe : celle des marchands. Avec

eux renaissent les villes comme marchés et comme

centres de production. Ces commerçants, groupés

 « On appelle classes de vastes groupes d'hommes

qui se définissent par la place qu'ils occupent dans la production

sociale, par leurs rapports aux moyens de production,

par leur rôle dans l'organisation sociale du travail, et donc,

par les moyens d'obtention et la part des richesses sociales


en des bourgs forteresses qui leur valent leur nom

de « bourgeois » (Burgese), ont besoin d'assurer la

sécurité de leurs échanges et de leurs transports

commerciaux. Ils s'unissent donc pour former la

« Commune jurée ». « Chacun, dit la Charte de

Beauvais, portera secours aux autres et ne permettra

pas qu'on lui enlève rien. »

Pour étendre le rayon de ses entreprises commerciales,

la bourgeoisie naissante s'appuya sur le roi

de France contre les féodaux pillards. Les rois

acceptèrent volontiers cette alliance qui permit très

vite d'accroître leur pouvoir. Un mandement de

Charles V définit cette politique : « Au Roy appartient
seul et pour le tout, en tout son
$ royaume

et non à autre, d'octroyer et d'ordonner toutes foires

et tous marchés et les allant, demeurant et retournant

sont en sa sauvegarde et protection.» En

échange de cette protection de son travail et de

son commerce, la bourgeoisie, qui a besoin d'une

monarchie nationale et forte, aide volontiers le

roi : à Bouvines, en 1214, ce sont les milices communales

qui portent la bannière royale de Saint-Denis contre la
coalition féodale.

C'est ainsi que les premiers capétiens, appuyés

par la bourgeoisie naissante et le peuple entier,

jouent un rôle progressif en réalisant les premières

étapes de l'unité française. Suger, conseiller de

Louis VI, écrit : « C'est le devoir des rois de réprimer,

de leur main puissante et par le droit originaire

de leur office, l'audace des grands qui déchirent

l 'Etat par des guerres sans fin, désolent les pauvres

et détruisent les églises. »

Louis V I attaque et détruit les petits seigneurs

de l'Ile-de-France. Philippe Auguste sera le grand

rassembleur de la terre de France, il annexera la

Normandie, l'Anjou, le Maine, la Touraine, le Poitou,

et, après la croisade des Albigeois, en 1225, les

Etats du Comte de Toulouse. Saint-Louis consolidera

son oeuvre.



La plus terrible crise de croissance de la nation

est constituée par la lutte de ses rois contre le plus

puissant de leurs vassaux: le roi d'Angleterre. Ce

fut encore le peuple entraîné à la lutte par la bourgeoisie

montante qui sauva l'unité nationale. A

maintes reprises l'armée féodale des chevaliers s'effondre

devant l'armée bourgeoise des archers : à

Crécy en 1346, à Poitiers en 1356, à Azincourt en

1415. Et après chaque défaite, la résistance populaire

à l'ennemi répara les désastres de la féodalité

décadente. En 1370, derrière Du Guesclin, le peuple

fait la guerre d'embuscade, consent les impôts

nécessaires pour équiper une armée et arrache en

1375 la trêve de Bruges. De 1428 à 1431, Jeanne

dArc incarnera à son tour le dynamisme populaire.

Au cours de cette longue crise, l'unité française

s'est forgée dans la résistance du peuple tout entier,

guidé par la classe bourgeoise montante et progressive

dans sa lutte contre l'envahisseur et les traîtres

de la féodalité décadente.

Pour éviter le retour du chaos féodal et les risques

de démembrement, le peuple de France dota

la monarchie d'une armée nationale et des organes

indispensables à l'unification française: les conseillers

bourgeois de Charles VII créent les organes

nouveaux de l'Etat avec l'appui du peuple entier.

L'institution, en 1439, d'un budget régulier pour

l'armée nationale, signifiait, avec l'apparition des

Compagnies d'ordonnance pour la cavalerie, de l'infanterie

des francs archers, et de l'artillerie, une

véritable liquidation des survivances malfaisantes de

la féodalité dans l'armée.

Grâce à cette armée, Louis XI abat les derniers

grands féodaux, et achève l'unification territoriale

de la France. Enfin il complète son oeuvre par un

effort vigoureux d'unification juridique, économique

et politique de son royaume : il érige des Parlements

et des Etats provinciaux. Il exprime les voeux

de la bourgeoisie triomphante.

« II eut voulu, dit Philippe de Commynes, qu'en

ce royaume, l'on usât d'une coutume, d'un poids

et d'une mesure et que toutes les coutumes fussent

mises en français en un beau livre. »

Les rois de France, dans leur lutte contre l'émiettement

féodal, avaient été soutenus, non seulement

par le peuple, mais par l'Eglise : l'archevêque de

Reims avait présenté Hugues Capet comme « le

défenseur de la chose publique et des choses privées».
L'Eglise avait donc joué un rôle progressif

en faveur de l'unité nationale contre le chaos féodal.

Mais lorsque le particularisme féodal eut reculé

devant l'état unitaire des rois et les exigences' économiques

du capitalisme naissant, l'Eglise catholique

maintint sa prétention de régenter la vie politique

et la vie économique. Les rois, solidaires la encore

de leurs bourgeoisies et de leurs peuples, luttèrent

contre cette prétention : Saint-Louis, lui-même,

défendit l'indépendance et l'unité françaises contre

le Pape qui voulait maintenir les vieilles juridictions

ecclésiastiques, les privilèges du clergé et les prélèvements
financiers des collecteurs pontificaux. Il

ne s'agit nullement d'hostilité à la religion chrétienne

mais du souci d'un roi, pourtant pieux par

excellence, de sauvegarder l'unité française et de

la défendre contre les prétentions cléricales, en

matières législative, politique et financière, incompatibles
avec le sentiment national et l'indépendance française.

Philippe le Bel, approuvé par l'Assemblée des

trois Etats, et par la nation entière, entre en lutte

contre le Pape. Le « Gallicanisme », c'est-à-dire la

dislocation de l'idée de chrétienté par le progrès

de la conscience nationale, est né. Avec la pragmatique

sanction de Bourges, en 1438, l'Eglise entre

dans le droit commun français. Avec la Réforme,

ce mouvement sera plus marqué encore: en 1516,

le Parlement de Paris, au nom de la nation, proteste

contre les trop lourds prélèvements financiers

de l'Eglise (400.000 ducats par an), qui font dire à

notre Rabelais que la France est « l'unique nourricière

de la cour romaine ».

L'universalisme pontifical est brisé, comme le

particularisme féodal.



La monarchie, malgré sa longue et féconde

alliance avec la bourgeoisie, ne pouvait pas achever

l'unité française. Elle ne pouvait pas aller au-delà

de l'unification territoriale du pays, parce qu'elle

restait foncièrement féodale. Le Roi était, avant tout,

propriétaire de la terre et du royaume, partageant

et concédant cette propriété d'après certaines coutumes

et lois. Entre lui, suzerain suprême, et ses

vassaux, n'existent que des liens personnels, tout

comme, à un échelon moins élevé de la hiérarchie

féodale, entre le serf et son seigneur. Si bien que

dans le cadre de l'ancien régime, les hommes ne

sont aucunement liés les uns aux autres et solidaires

d'un bout à l'autre du royaume : provençaux et bretons

ont des traditions et coutumes différentes, une

vie économique à peu près sans lien dans leurs provinces

encloses par des douanes intérieures et des

péages. A la veille de la Révolution, la France n'est

encore, selon le mot de Mirabeau, qu'un « agrégat

inconstitué de peuples désunis ». Les Français des

diverses provinces n'ont de commun que d'être les

sujets du même roi.

Ce n'est qu'avec la Révolution qu'ils deviendront

citoyens de la même nation. La royauté, organisation

fondée sur la propriété foncière féodale, devient

un obstacle au développement de l'économie bourgeoise

après l'apparition du machinisme et des grandes

manufactures. La bourgeoisie oppose alors nettement

ses intérêts à ceux du roi : elle exige le libre

fonctionnement, dans le domaine géographique

constitué par la monarchie, des procédés qui font

sa fortune : l'échange, le commerce, la production

manufacturière. La conception féodale de la propriété:
propriété terrienne et étagée, avec sa subordination

hiérarchique des serfs aux seigneurs, des

vassaux aux suzerains, n'établissait entre les sujets

que des liens de subordination, des liens «verticaux»
dont la personne du roi constituait la mystique

et fragile unité. Le libre jeu des lois économiques

du capitalisme naissant exigeait une solidarité

«horizontale» des citoyens, une communauté de

travail, de commerce et d'échange, indépendante

de la personne du roi. Elle impliquait la suppression

de tous les particularismes locaux, de toutes

les barrières administratives, juridiques, corporatives

ou douanières qui entravaient le libre jeu de la

concurrence.



Cette solidarité nationale n'est nullement une

abstraction : les liens qui unissent tous les Français

sont réels: ils expriment une interdépendance économique

de fait. La conscience nationale naît et

s'exalte, dès le début de la Révolution, dans la lutte

contre les divisions du passé qui sont l'arme des

aristocrates. A partir de la grande peur se développe

un grand mouvement de solidarité nationale pour

se défendre, de ville à ville et de province à province,

contre les prétentions féodales du passé. Ces fédérations

se multiplient dès la fin de 1789 et se confondent

dans la grande fête de la Fédération nationale

qui a lieu à Paris, sur le Champ-de-Mars, le

14 juillet 1790, jour anniversaire de la prise de la

Bastille.

Au nom de tous les délégués des gardes nationales,

Lafayette prononce le serment, non seulement

de maintenir la Constitution, gage de l'unité

politique de la France, mais de « protéger la sûreté

des personnes et des propriétés, la libre circulation

des grains et subsistances, et la perception des contributions

publiques sous quelque forme qu'elles

existent». C'est la formule même de l'unité économique

dans le cadre de l'économie nouvelle. Buzot

déclarait à la tribune de la Constituante: «Vous

êtes à l'aurore du patriotisme. »

Il est en effet remarquable que la nouvelle classe

productive et échangiste, la bourgeoisie, à laquelle

l'expansion du machinisme ouvre un immense avenir,

ne peut se libérer des entraves féodales sans

briser les chaînes de la nation entière : en exigeant,

pour ses manufactures en plein essor, une main d'oeuvre

«libre», elle arrachait le paysan aux servitudes

de la glèbe, elle détruisait les derniers vestiges

de la féodalité; en créant les conditions

indispensables à la libre concurrence elle balayait,

avec la loi de Chapelier, corporations et jurandes,

et affranchissait ainsi les « compagnons » du joug

anachronique de la « maîtrise » ; en luttant pour le

triomphe du machinisme, elle exalte les progrès de

la science et de la raison, apportant a la libre

intelligence française le renfort de sa puissance,

enfin, en faisant opposition aux guerres épuisantes

et néfastes de la monarchie contre la maison d'Autriche,

en favorisant au contraire la libération américaine,

cette classe bourgeoise est, en tous les domaines,

à la tête de l'armée de l'avenir.

Ainsi les intérêts de la classe montante et progressive

s'identifiaient avec ceux de la nation tout

entière. La bourgeoisie, par sa victoire, libérait le

peuple entier, c'est pourquoi elle entraînait dans sa

lutte toutes les forces nationales progressives. Elle

était le moteur de l'unité nationale.

Le 14 juillet 1790, les représentants populaires

armés des masses qui avaient fait et continuaient

la Révolution, accouraient des différentes provinces

et juraient fraternité sur l'autel de la patrie. Ce

jour-là fut scellé le premier pacte constitutif de la

nation moderne, qui ne consent plus à être un

objet passif aux mains de tyrans, mais puise sa

force et sa raison d'être dans la volonté consciente

du peuple, dans le sentiment qu'il a de former une

communauté « unie et indivisible » avec un territoire
et une indépendance politique inviolables. De

Paris cette idée neuve allait rayonner en quelques

années sur tout le continent puis dans le monde et

devenir, d'un bout à l'autre du XIXe  siècle et jusqu'à

nos jours, une des principales forces motrices

de l'histoire.



Le déploiement des lois économiques et de la

dialectique qui ont fait de la bourgeoisie, à l'époque

de son ascension, le principe moteur de l’unité

nationale, de la grandeur française et du patriotisme,

fait de cette même classe, parvenue à l’époque de

sa décadence, un ferment de division sociale de la

nation, de régression économique, de déchéance

intellectuelle et morale, de trahison.

Comment a pu s'opérer un tel renversement des

valeurs ?

La formation d'un marché national, dont nous

avons souligné le rôle bienfaisant et progressif, porte

en elle les germes d'opposition et de guerre inhérents

à la nature même du marché capitaliste. Karl

Marx, dans Le Capital, a analysé cette dialectique

interne de la concurrence et de l'exploitation. Nous

ne retiendrons ici de ces analyses qu’ un seul aspect :

celui qui fait du marché l'élément de désagrégation

de la nation après avoir été l'élément décisif de Sa

naissance et de son épanouissement.

A partir du moment où la classe possédant les

moyens de production, la grande bourgeoisie capitaliste,

a réalisé un marché national, et réussi à en

faire sa « chasse gardée », gardée avec un exclusivisme

jaloux, elle va s'efforcer d'en tirer le maximum

de profits. Ce sont les « orgies du capital », dont

Marx et Engels ont révélé les ravages dans la classe

ouvrière anglaise et dont, en France, les auteurs

même les plus conservateurs ont fait avec effroi

le tableau.

L'exploitation de la classe ouvrière atteignait un

tel degré que l'avenir même de la race était en

péril et que la source de main-d'oeuvre risquait d'être

tarie. La paupérisation de la classe ouvrière, sa

dégradation physique et intellectuelle, appauvrit la

nation.

Ainsi, le jeu des lois de développement de l'économie

capitaliste conduit la bourgeoisie à gaspiller

et à détruire les richesses de la nation, et d'abord la

première et la plus importante de ces richesses : les

hommes, le peuple de France. Elle l'a conduit aussi

à diviser la nation, en accumulant la fortune à un

pôle, dans un nombre de mains de plus en plus

restreint et la misère à l'autre pôle.

Jaurès soulignait déjà qu'en régime capitaliste

la nation est « divisée contre elle-même... Elle sera

coupée en classes antagonistes tant que le travail

et la propriété ne seront pas confondus ». Et il

ajoutait : « Le socialisme seul peut fonder l'unité

profonde de la nation. »

L'histoire de notre pays, sous le règne de la

bourgeoisie, en apporte la preuve éclatante.

Dès que la bourgeoisie française, avec l'appui

des masses profondes de notre peuple, accéda au

pouvoir, en 1789, elle eut pour préoccupation fondamentale

de contenir les exigences légitimes des

travailleurs pour sauvegarder ses privilèges de classe.

Par la loi Le Chapelier, elle interdit aux ouvriers

de se « coaliser » et de s'organiser contre l'arbitraire

patronal et, par le suffrage censitaire, elle exclut le

prolétariat et les couches les plus pauvres du « pays

légal ».



Il y avait là la source d'une démoralisation profonde

du peuple et d'un affaiblissement de la patrie.

Bien avant que Marx ne constate le fait que la

classe ouvrière était, par la volonté de la bourgeoisie,

privée d'initiative économique et frustrée de la participation

à la vie politique, c'est-à-dire écartée de

la vie nationale, en écrivant en 1848 : « On a reproché

aux communistes de vouloir abolir la patrie...

Les ouvriers n'ont pas de patrie. On ne peut pas

leur ôter ce qu'ils n'ont pas », Saint-Just, qui incarne

le patriotisme et l'héroïsme de la patrie,

s'écriait déjà à la tribune de la Convention, le

29 novembre 1792 : « Un peuple qui n'est pas heureux

n 'a pas de patrie, il n'aime rien. On n'a point

de vertus patriotiques sans orgueil, et on n'a point

d'orgueil dans la détresse. » Marx ne lançait pas

comme un mot d'ordre cette phrase terrible : « Les

ouvriers n'ont pas de patrie ». Il résumait la dure

expérience du prolétariat telle que l'exprimait Buanarotti

racontant la Conspiration de Babeuf : « La

multitude , minée par la misère et l'ignorance, par

l'envie et par le désespoir, ne voit dans la société

qu'un ennemi, et perd jusqu'à la possibilité d'avoir

une patrie. » C'est précisément contre ce désespoir,

qui conduirait à l'abandon ou à la négation définitive

de la patrie, que Karl Marx ouvrait à la

classe ouvrière la grande perspective d'une lutte

nationale, en ajoutant dans son Manifeste: «Le

prolétariat doit tout d'abord conquérir le pouvoir

politique, s'ériger en classe nationale souveraine,

devenir lui-même la nation. »

C'est une mission que le prolétariat tient de la

dialectique de notre histoire, que de prendre la

relève de la bourgeoisie à la tête de la nation pour

en assurer l'avenir et la grandeur.

L'unité, la force et le rayonnement de la patrie

sont menacés dès qu'une classe privilégiée oppose

ses intérêts propres à ceux de la nation avec le

seul souci de maintenir ses privilèges contre l'ensemble

du peuple.

Déjà, dans une lettre à Buzot du 6 février 1792,

Pétion se plaint de ce que la bourgeoisie se détache

du peuple : « Elle se place, dit-il, au-dessus de lui,

elle se croit au niveau de la noblesse qui la dédaigne

et qui n'attend que le moment favorable pour l'humilier.
On lui a tan t répété que c'était la guerre

de ceux qui avaient contre ceux qui n'avaient pas,

que cette idée-là la poursuit partout. Le peuple, de

son côté, s'irrite contre la bourgeoisie; il s'indigne

de son ingratitude et se rappelle les services qu'il

lui a rendus ; il se rappelle qu'ils étaient tous frères

dans les beaux jours de la liberté. Les privilégiés

fomentent sourdement cette guerre qui nous conduit

insensiblement à notre ruine. La bourgeoisie et le

peuple réunis ont fait la Révolution ; leur réunion

seule peut la conserver. »



Lorsque la grande bourgeoisie a voulu exploiter

à son seul profit les victoires militaires remportées

par le peuple entier dans son épopée de la liberté

contre les tyrans, elle a transformé l'armée française

libératrice des peuples en police intérieure au service

d'une classe contre la nation, elle a transformé les

soldats de la révolution en maréchaux d'empire,

Bonaparte en Napoléon, et les justes guerres d'un

peuple libre en guerres de rapine qui soulevèrent les

nations contre la France et conduisirent notre patrie

à la défaite militaire et à la restauration du pouvoir

des hommes de Coblentz. Dumouriez était vainqueur

à Valmy lorsqu'il faisait appel aux fourches des

paysans de l'Argonne pour arrêter les Prussiens ;

lorsque, se détachant du peuple, il voulut faire de

ses volontaires une armée prétorienne pour balayer

à Paris la souveraineté populaire, il devint, en quelques

jours, le vaincu de Neerwinden et le traître

fugitif de Landrecies sur lequel tiraient ses propres

soldats.



Toute l'histoire du XIXe siècle confirme la

même loi.

Partout les aspirations nationales vont se heurter

à la résistance des princes, des féodaux réactionnaires

et se Confondre avec les aspirations libérales,

avancées. Partout la lutte pour la nation, pour l'indépendance

et l'unité nationale, va être une lutte

contre les castes féodales réactionnaires, parasites

et tyranniques, une lutte des forces progressives

populaires, révolutionnaires.

Et des années après la liquidation définitive de

la féodalité, quand la domination des barons terriens

aura fait place à la domination d'une nouvelle

caste, celle des barons du capital financier, ce qui

s'était passé en 1789 au temps de la féodalité mourante,

va se reproduire dans des conditions nouvelles:
celles du règne finissant des trusts.

La grande bourgeoisie, autrefois nationale et

révolutionnaire, plus tard réactionnaire et chauvine,

a donné naissance à une oligarchie restreinte qui

détruit les nations. La classe qui se mit autrefois

à la tête de la nation et établit son pouvoir avec

l'aide de la nation, a engendré une caste qui tremble,

un siècle après, de voir la nation se libérer en

lui enlevant ses privilèges. C'est que, dans tous les

pays du monde capitaliste, la contradiction entre les

intérêts de la nation et les intérêts des cercles dirigeants

du capitalisme financier devient de plus en

plus criante, de plus en plus monstrueuse.

Après les insurrections des Canuts lyonnais en

1831 et 1834, et surtout après le soulèvement dés

ouvriers parisiens en juin 1848, l'ennemi principal,

pour la bourgeoisie, c'est la classe ouvrière.

Alors commence la trahison. La trahison est un

phénomène de classe.

Déjà, Mme de Staël pouvait écrire : « Les nobles

de France se considéraient plutôt comme les compatriotes

des nobles de tous les pays que comme les

concitoyens des Français. »

Cette caractéristique de l'esprit des émigrés de

Coblentz convient mieux encore à la bourgeoisie

décadente.

Entre le devoir national et l'intérêt de classe,

la bourgeoisie choisit l'intérêt de classe.

Voici deux exemples caractéristiques de cet

esprit :

Au lendemain du procès de Bourges où furent

condamnés Blanqui, Barbes et les manifestants de

mai 1848, le maréchal Bugeaud écrit à Thiers, le

7 avril 1849, en parlant de ces représentants du

mouvement ouvrier : « Quelles bêtes brutes et féroces !
Comment Dieu permet-il aux mères d'en

faire comme cela ! Ah ! Voilà les vrais ennemis, et

non pas les Russes et les Autrichiens »

Même attitude chez le duc de Morny, demi-frère

de Napoléon III, qui écrit le 16 mai 1849 :

« Le socialisme a fait des progrès effrayants ;

dans plusieurs départements, la liste rouge passera…

Dans ce cas, il n'y aura plus qu'à plier bagage, à

organiser la guerre civile, et à prier Messieurs les

Cosaques de nous aider. Je ris en écrivant cette

phrase et je pense que votre fierté nationale va se

révolter, mais croyez-moi, si vous voyiez un socialiste

de près, vous n'hésiteriez pas à lui préférer un

Cosaque. Mon patriotisme s'arrête là. »)

Pour Bugeaud, comme pour Morny, l'ennemi

n'est pas celui qui menace les frontières et l'indépendance

du pays, c'est celui qui met en cause les

privilèges des possédants. Ils songent donc à la

Sainte Alliance et au Tsar, comme alliés contre leur

peuple. Ainsi agira Thiers en 1871.

Il n'hésita pas à s'appuyer sur Bismarck et l'armée

prussienne pour écraser les patriotes parisiens

qui avaient proclamé la Commune.

Dans un discours qu'il prononça le 15 décembre

1905, Jaurès exaltait la part décisive prise par la

classe ouvrière française dans cette lutte pour l'indépendance

nationale :

« La Commune est sortie de ces deux sources

confondues, de ces deux pensées mêlées: protestation

contre la réaction versaillaise, protestation contre

la capitulation qui risquait de livrer à l'ennemi

une partie du territoire de la France. Ainsi, j'ai le

droit de dire que toutes les fois, depuis cent vingt

années, qu'une grande crise sociale et nationale a

sollicité a l'acte le prolétariat de France, il a sauvé,

du moins dans la mesure de ses forces, il a défendu

tout ensemble, par un double effort indivisible, un

idéal supérieur de liberté politique et de justice

sociale et l'indépendance à ses yeux inviolable de

la nation... C'est par la tradition de l'histoire que

la pensée de la France s'incorpore à la substance

même de la classe ouvrière. C'est dans le prolétariat

que le verbe de la France se fait chair. »

Ce mouvement patriotique, la réaction songe seulement

à l'écraser. Bazaine n'est que le précurseur

de Thiers.

Enfermé dans Metz depuis le 18 août 1870 avec

cent cinquante mille hommes et une énorme quantité

de matériel de guerre, le maréchal Bazaine se

rendit sans combat le 27 octobre.

Sa trahison était déterminée par des raisons de

classe.

Le 10 octobre, il avait adressé à Bismarck par

l'intermédiaire de son assiégeant, le prince Frédéric

Charles, un message dans lequel il déclarait que

« l'armée placée sous ses ordres était la seule qui

puisse maîtriser l'anarchie : elle donnerait à la Prusse,

par l'effet de cette action, une garantie des gages

qu'elle pourrait avoir à réclamer, elle contribuerait

à l'avènement d'un pouvoir légal et régulier. »

Du fait de cette trahison, les armées allemandes

qui assiégeaient Metz furent libérées et utilisées contre

les années de Gambetta.

Bismarck rendit ensuite à Thiers et aux Versaillais

soixante mille prisonniers de guerre, anciens

soldats de métier de Napoléon III, pour aider à

l'écrasement de la Commune.

Il convient de rapprocher cette attitude de Bazaine

refusant de combattre les Prussiens par haine

de la République et peur des ouvriers, de celle des

traîtres de 1940 : le général Dentz livrant Paris

sans combats en le déclarant « ville ouverte » au lieu

d'armer le peuple de Paris, et Weygand mentant

au président de la République et inventant « un

complot communiste à Paris » pour précipiter, par

le chantage, la capitulation.

Cette nouvelle trahison était depuis longtemps

préméditée par une bourgeoisie qui n'hésitait pas

a proclamer, dès 1936 : « Plutôt Hitler que le Front

populaire. »

Cet esprit de classe la conduira à signer Munich,

puis Montoire.

La bourgeoisie française a accepté l'humiliation

de la France chaque fois qu'elle servait ses intérêts

de classe.

Déjà, lors de la capitulation de Munich, un

député, M. de Kérillis, pouvait apostropher ses

collègues de la droite en leur disant : « Le bourgeois,

en vous, parle plus fortt que le patriote. » Déjà il

était seul, avec les communistes, à voter contre

cette abdication.

Plus tard, François Mauriac dans Les Lettres

françaises, pendant la clandestinité, a très bien analysé

le mécanisme de la trahison de l'Action Française:
«Ils avaient monopolisé la patrie au service

de leur classe », écrit-il, et il ajoute : « Maurras et

ses disciples se sont réveillés, un jour, dans le camp

de l'ennemi, du même côté que le bourreau allemand

et que ses valets français. Comment le nationalisme

intégral a-t-il pu aboutit à la trahison?

Que se passe-t-il donc entre les deux armistices, celui

de la gloire et celui de la honte ? Simplement ceci,

que les principes chers aux nationalistes français,

et dont ils n'avaient pu assurer le triomphe dans leur

propre pays, l'emportaient au-delà des Alpes et du

Rhin. Leur rêve s’accomplissait, mais chez l'ennemi.

L'écrasement des socialistes, des communistes et des

juifs exécrés, la destruction des bourses du travail

et des syndicats, le primat de la force proclamé et

pratiqué au-dedans et au-dehors, la classe ouvrière

désarmée et humiliée, l'individu asservi grace à la

toute-puissance d'un parti incarné dans un homme,

une police enfin, régnant au-delà du bien et du

mal, sur les consciences et sur les coeurs, par la

torture et par le crime, ce beau songe qu'avaient

vainement caressé chez nous, depuis cinquante années,

tant de bonapartistes sans César, et, de boulangistes

sans Général, ils le voyaient enfin de leurs

yeux. Mussolini les avait émerveillés ; l'ascension

d 'Hitler fut un éblouissement. Par contraste, ce qui

se passait en France leur parut d'autant plus horrible.
Voici qu'enfin ils donnaient raison à l'adversaire:
 eh bien ! oui, c'était sans remède : la France

demeurait liée à jamais au parlementarisme et à la

démocratie; la nation et les principes qu'elle servait
 
s'effondreraient ensemble, ils en acceptaient

l'augure ; dans le champ clos de l'Espagne, le jugement
de Dieu avait été rendu et des milliers de

cadavres abyssins attestaient sous les étoiles indifférentes

l e triomphe de la force.

« Le mot affreux d'un nommé Laubreaux, lors

de la déclaration de guerre : qu'il souhaitait à son

pays une guerre courte et désastreuse, tous n'eurent

pas l'audace de le crier, c'était bien là pourtant le

cri du coeur d'un certain nationalisme français. »

Et, parallèlement à cette trahison de la bourgeoisie,

François Mauriac constatait qu'aux heures

noires de l'occupation hitlérienne et de la collaboration

de Vichy « la classe ouvrière seule, dans sa

masse, est demeurée fidèle à la patrie profanée ».



A la lumière de cette expérience historique, il

nous reste à examiner les perspectives qui s'ouvrent

à la France pour s'acheminer, sous la direction de

la grande bourgeoisie, vers une irrémédiable décadence,

ou pour retrouver, avec tout son peuple, la

voie de la vraie grandeur.     

Roger Garaudy
Qu'est-ce que la grandeur française ?Supplément à la revue Clarté, 1958