CETTE
lente création de soi par soi qui constitue
la
nation, cette transformation de son
sol,
de ses conditions d'existence et des hommes
qui la
font, est fonction, à chaque époque, du
développement
des techniques et de l'organisation
sociale
des travaux et des hommes.
L'un
des moments décisifs de la formation de
la
nation est celui où l'unité économique est devenue
une
nécessité historique Les formes de la
production,
du travail et de l'échange sont alors
telles
que ce problème est posé par l'histoire:
ou
bien se constituera un marché national unique,
douanière,
politique, ou bien il y aura régression
dans
la maîtrise de l'homme sur la nature et pourrissement
de
l'histoire.
Cette
exigence historique trouve son expression
plus
ou moins consciente dans la classe sociale
qui
met en oeuvre les instruments économiques nouveaux
de la
technique et de l'économie. Ce fut,
à
l'époque de la formation de toutes les nations
modernes,
la classe bourgeoise. Grâce à elle, la
communauté
de vie économique est devenue l'un
des
caractères essentiels de la nation.
La
nation est donc une réalité historique et, en
même
temps, une notion née à l'époque du capitalisme
ascendant.
L'histoire
de la formation de l'unité française
en
apporte une illustration saisissante. L'unité nationale
est
née des exigences du développement de
l'économie
marchande.
La
société du Moyen âge est morcelée en petites
communautés
rurales, sans autre lien entre elles que
l'attachement
personnel de leurs seigneurs à des
suzerains
hiérarchiquement soumis les uns aux
autres.
Lorsque,
avec les Croisades, au XIe siècle, se
rétablissent
les grandes routes commerciales brisées,
en
Europe continentale depuis les invasions germaniques
du IVe siècle, et en Méditerranée depuis la
conquête
arabe du VIIe siècle, une
classe sociale
nouvelle
se développe : celle des marchands. Avec
eux
renaissent les villes comme marchés et comme
centres
de production. Ces commerçants, groupés
« On
appelle classes de vastes groupes d'hommes
qui se définissent par la place qu'ils
occupent dans la production
sociale, par leurs rapports aux moyens de
production,
par leur rôle dans l'organisation sociale du
travail, et donc,
par les moyens d'obtention et la part des
richesses sociales
en des bourgs forteresses qui leur valent leur nom
de «
bourgeois » (Burgese), ont besoin d'assurer la
sécurité
de leurs échanges et de leurs transports
commerciaux.
Ils s'unissent donc pour former la
«
Commune jurée ». « Chacun, dit la Charte de
Beauvais,
portera secours aux autres et ne permettra
pas qu'on lui enlève rien. »
Pour
étendre le rayon de ses entreprises commerciales,
la
bourgeoisie naissante s'appuya sur le roi
de
France contre les féodaux pillards. Les rois
acceptèrent
volontiers cette alliance qui permit très
vite
d'accroître leur pouvoir. Un mandement de
Charles
V définit cette politique : « Au Roy appartient
seul et pour le tout, en tout son$ royaume
seul et pour le tout, en tout son$ royaume
et non à autre, d'octroyer et d'ordonner toutes foires
et tous marchés et les allant, demeurant et retournant
sont en sa sauvegarde et protection.» En
échange
de cette protection de son travail et de
son
commerce, la bourgeoisie, qui a besoin d'une
monarchie
nationale et forte, aide volontiers le
roi :
à Bouvines, en 1214, ce sont les milices communales
qui
portent la bannière royale de Saint-Denis contre la
coalition féodale.
coalition féodale.
C'est
ainsi que les premiers capétiens, appuyés
par la
bourgeoisie naissante et le peuple entier,
jouent
un rôle progressif en réalisant les premières
étapes
de l'unité française. Suger, conseiller de
Louis
VI, écrit : « C'est le devoir des rois de réprimer,
de leur main puissante et par le droit
originaire
de leur office,
l'audace des grands qui déchirent
l 'Etat par des guerres sans fin, désolent les pauvres
et détruisent les églises. »
Louis
V I attaque et détruit les petits seigneurs
de
l'Ile-de-France. Philippe Auguste sera le grand
rassembleur
de la terre de France, il annexera la
Normandie,
l'Anjou, le Maine, la Touraine, le Poitou,
et,
après la croisade des Albigeois, en 1225, les
Etats
du Comte de Toulouse. Saint-Louis consolidera
son
oeuvre.
La
plus terrible crise de croissance de la nation
est
constituée par la lutte de ses rois contre le plus
puissant
de leurs vassaux: le roi d'Angleterre. Ce
fut
encore le peuple entraîné à la lutte par la bourgeoisie
montante
qui sauva l'unité nationale. A
maintes
reprises l'armée féodale des chevaliers s'effondre
devant
l'armée bourgeoise des archers : à
Crécy
en 1346, à Poitiers en 1356, à Azincourt en
1415.
Et après chaque défaite, la résistance populaire
à
l'ennemi répara les désastres de la féodalité
décadente.
En 1370, derrière Du Guesclin, le peuple
fait
la guerre d'embuscade, consent les impôts
nécessaires
pour équiper une armée et arrache en
1375 la
trêve de Bruges. De 1428 à 1431, Jeanne
dArc
incarnera à son tour le dynamisme populaire.
Au
cours de cette longue crise, l'unité française
s'est
forgée dans la résistance du peuple tout entier,
guidé
par la classe bourgeoise montante et progressive
dans sa
lutte contre l'envahisseur et les traîtres
de la
féodalité décadente.
Pour
éviter le retour du chaos féodal et les risques
de
démembrement, le peuple de France dota
la
monarchie d'une armée nationale et des organes
indispensables
à l'unification française: les conseillers
bourgeois
de Charles VII créent les organes
nouveaux
de l'Etat avec l'appui du peuple entier.
L'institution,
en 1439, d'un budget régulier pour
l'armée
nationale, signifiait, avec l'apparition des
Compagnies
d'ordonnance pour la cavalerie, de l'infanterie
des
francs archers, et de l'artillerie, une
véritable
liquidation des survivances malfaisantes de
la
féodalité dans l'armée.
Grâce
à cette armée, Louis XI abat les derniers
grands
féodaux, et achève l'unification territoriale
de la
France. Enfin il complète son oeuvre par un
effort
vigoureux d'unification juridique, économique
et
politique de son royaume : il érige des Parlements
et des
Etats provinciaux. Il exprime les voeux
de la
bourgeoisie triomphante.
« II eut voulu, dit Philippe de Commynes,
qu'en
ce royaume, l'on usât d'une coutume, d'un
poids
et d'une mesure et que toutes les coutumes
fussent
mises en français en un beau livre. »
Les
rois de France, dans leur lutte contre l'émiettement
féodal,
avaient été soutenus, non seulement
par le
peuple, mais par l'Eglise : l'archevêque de
Reims
avait présenté Hugues Capet comme « le
défenseur
de la chose publique et des choses privées».
L'Eglise avait donc joué un rôle progressif
L'Eglise avait donc joué un rôle progressif
en
faveur de l'unité nationale contre le chaos féodal.
Mais
lorsque le particularisme féodal eut reculé
devant
l'état unitaire des rois et les exigences' économiques
du
capitalisme naissant, l'Eglise catholique
maintint
sa prétention de régenter la vie politique
et la
vie économique. Les rois, solidaires la encore
de
leurs bourgeoisies et de leurs peuples, luttèrent
contre
cette prétention : Saint-Louis, lui-même,
défendit
l'indépendance et l'unité françaises contre
le
Pape qui voulait maintenir les vieilles juridictions
ecclésiastiques,
les privilèges du clergé et les prélèvements
financiers des collecteurs pontificaux. Il
financiers des collecteurs pontificaux. Il
ne
s'agit nullement d'hostilité à la religion chrétienne
mais
du souci d'un roi, pourtant pieux par
excellence,
de sauvegarder l'unité française et de
la
défendre contre les prétentions cléricales, en
matières
législative, politique et financière, incompatibles
avec le sentiment national et l'indépendance française.
avec le sentiment national et l'indépendance française.
Philippe
le Bel, approuvé par l'Assemblée des
trois
Etats, et par la nation entière, entre en lutte
contre
le Pape. Le « Gallicanisme », c'est-à-dire la
dislocation
de l'idée de chrétienté par le progrès
de la
conscience nationale, est né. Avec la pragmatique
sanction
de Bourges, en 1438, l'Eglise entre
dans
le droit commun français. Avec la Réforme,
ce
mouvement sera plus marqué encore: en 1516,
le
Parlement de Paris, au nom de la nation, proteste
contre
les trop lourds prélèvements financiers
de
l'Eglise (400.000 ducats par an), qui font dire à
notre
Rabelais que la France est « l'unique nourricière
de la
cour romaine ».
L'universalisme
pontifical est brisé, comme le
particularisme
féodal.
La
monarchie, malgré sa longue et féconde
alliance
avec la bourgeoisie, ne pouvait pas achever
l'unité
française. Elle ne pouvait pas aller au-delà
de
l'unification territoriale du pays, parce qu'elle
restait
foncièrement féodale. Le Roi était, avant tout,
propriétaire
de la terre et du royaume, partageant
et
concédant cette propriété d'après certaines coutumes
et
lois. Entre lui, suzerain suprême, et ses
vassaux,
n'existent que des liens personnels, tout
comme,
à un échelon moins élevé de la hiérarchie
féodale,
entre le serf et son seigneur. Si bien que
dans
le cadre de l'ancien régime, les hommes ne
sont
aucunement liés les uns aux autres et solidaires
d'un
bout à l'autre du royaume : provençaux et bretons
ont
des traditions et coutumes différentes, une
vie
économique à peu près sans lien dans leurs provinces
encloses
par des douanes intérieures et des
péages.
A la veille de la Révolution, la France n'est
encore,
selon le mot de Mirabeau, qu'un « agrégat
inconstitué
de peuples désunis ». Les Français des
diverses
provinces n'ont de commun que d'être les
sujets
du même roi.
Ce
n'est qu'avec la Révolution qu'ils deviendront
citoyens
de la même nation. La royauté, organisation
fondée
sur la propriété foncière féodale, devient
un
obstacle au développement de l'économie bourgeoise
après
l'apparition du machinisme et des grandes
manufactures.
La bourgeoisie oppose alors nettement
ses
intérêts à ceux du roi : elle exige le libre
fonctionnement,
dans le domaine géographique
constitué
par la monarchie, des procédés qui font
sa
fortune : l'échange, le commerce, la production
manufacturière.
La conception féodale de la propriété:
propriété terrienne et étagée, avec sa subordination
propriété terrienne et étagée, avec sa subordination
hiérarchique
des serfs aux seigneurs, des
vassaux
aux suzerains, n'établissait entre les sujets
que
des liens de subordination, des liens «verticaux»
dont la personne du roi constituait la mystique
dont la personne du roi constituait la mystique
et
fragile unité. Le libre jeu des lois économiques
du
capitalisme naissant exigeait une solidarité
«horizontale»
des citoyens, une communauté de
travail,
de commerce et d'échange, indépendante
de la
personne du roi. Elle impliquait la suppression
de
tous les particularismes locaux, de toutes
les
barrières administratives, juridiques, corporatives
ou
douanières qui entravaient le libre jeu de la
concurrence.
Cette
solidarité nationale n'est nullement une
abstraction
: les liens qui unissent tous les Français
sont
réels: ils expriment une interdépendance économique
de
fait. La conscience nationale naît et
s'exalte,
dès le début de la Révolution, dans la lutte
contre
les divisions du passé qui sont l'arme des
aristocrates.
A partir de la grande peur se développe
un
grand mouvement de solidarité nationale pour
se
défendre, de ville à ville et de province à province,
contre
les prétentions féodales du passé. Ces fédérations
se
multiplient dès la fin de 1789 et se confondent
dans
la grande fête de la Fédération nationale
qui a
lieu à Paris, sur le Champ-de-Mars, le
14
juillet 1790, jour anniversaire de la prise de la
Bastille.
Au nom
de tous les délégués des gardes nationales,
Lafayette
prononce le serment, non seulement
de
maintenir la Constitution, gage de l'unité
politique
de la France, mais de « protéger la
sûreté
des personnes et des propriétés, la libre
circulation
des grains et subsistances, et la perception des contributions
publiques sous quelque forme qu'elles
existent». C'est
la formule même de l'unité économique
dans
le cadre de l'économie nouvelle. Buzot
déclarait
à la tribune de la Constituante: «Vous
êtes à l'aurore du patriotisme. »
Il est
en effet remarquable que la nouvelle classe
productive
et échangiste, la bourgeoisie, à laquelle
l'expansion
du machinisme ouvre un immense avenir,
ne
peut se libérer des entraves féodales sans
briser
les chaînes de la nation entière : en exigeant,
pour
ses manufactures en plein essor, une main d'oeuvre
«libre»,
elle arrachait le paysan aux servitudes
de la
glèbe, elle détruisait les derniers vestiges
de la
féodalité; en créant les conditions
indispensables
à la libre concurrence elle balayait,
avec
la loi de Chapelier, corporations et jurandes,
et
affranchissait ainsi les « compagnons » du joug
anachronique
de la « maîtrise » ; en luttant pour le
triomphe
du machinisme, elle exalte les progrès de
la
science et de la raison, apportant a la libre
intelligence
française le renfort de sa puissance,
enfin,
en faisant opposition aux guerres épuisantes
et
néfastes de la monarchie contre la maison d'Autriche,
en
favorisant au contraire la libération américaine,
cette
classe bourgeoise est, en tous les domaines,
à la
tête de l'armée de l'avenir.
Ainsi
les intérêts de la classe montante et progressive
s'identifiaient
avec ceux de la nation tout
entière.
La bourgeoisie, par sa victoire, libérait le
peuple
entier, c'est pourquoi elle entraînait dans sa
lutte
toutes les forces nationales progressives. Elle
était
le moteur de l'unité nationale.
Le 14
juillet 1790, les représentants populaires
armés
des masses qui avaient fait et continuaient
la
Révolution, accouraient des différentes provinces
et
juraient fraternité sur l'autel de la patrie. Ce
jour-là
fut scellé le premier pacte constitutif de la
nation
moderne, qui ne consent plus à être un
objet
passif aux mains de tyrans, mais puise sa
force
et sa raison d'être dans la volonté consciente
du
peuple, dans le sentiment qu'il a de former une
communauté
« unie et indivisible » avec un territoire
et une indépendance politique inviolables. De
et une indépendance politique inviolables. De
Paris
cette idée neuve allait rayonner en quelques
années
sur tout le continent puis dans le monde et
devenir,
d'un bout à l'autre du XIXe siècle et jusqu'à
nos
jours, une des principales forces motrices
de
l'histoire.
Le
déploiement des lois économiques et de la
dialectique
qui ont fait de la bourgeoisie, à l'époque
de son
ascension, le principe moteur de l’unité
nationale,
de la grandeur française et du patriotisme,
fait
de cette même classe, parvenue à l’époque de
sa
décadence, un ferment de division sociale de la
nation,
de régression économique, de déchéance
intellectuelle
et morale, de trahison.
Comment
a pu s'opérer un tel renversement des
valeurs
?
La
formation d'un marché national, dont nous
avons
souligné le rôle bienfaisant et progressif, porte
en
elle les germes d'opposition et de guerre inhérents
à la nature
même du marché capitaliste. Karl
Marx,
dans Le Capital, a analysé cette dialectique
interne
de la concurrence et de l'exploitation. Nous
ne
retiendrons ici de ces analyses qu’ un seul aspect :
celui
qui fait du marché l'élément de désagrégation
de la
nation après avoir été l'élément décisif de Sa
naissance
et de son épanouissement.
A
partir du moment où la classe possédant les
moyens
de production, la grande bourgeoisie capitaliste,
a
réalisé un marché national, et réussi à en
faire
sa « chasse gardée », gardée avec un exclusivisme
jaloux,
elle va s'efforcer d'en tirer le maximum
de
profits. Ce sont les « orgies du capital », dont
Marx
et Engels ont révélé les ravages dans la classe
ouvrière
anglaise et dont, en France, les auteurs
même
les plus conservateurs ont fait avec effroi
le
tableau.
L'exploitation
de la classe ouvrière atteignait un
tel
degré que l'avenir même de la race était en
péril
et que la source de main-d'oeuvre risquait d'être
tarie.
La paupérisation de la classe ouvrière, sa
dégradation
physique et intellectuelle, appauvrit la
nation.
Ainsi,
le jeu des lois de développement de l'économie
capitaliste
conduit la bourgeoisie à gaspiller
et à
détruire les richesses de la nation, et d'abord la
première
et la plus importante de ces richesses : les
hommes,
le peuple de France. Elle l'a conduit aussi
à
diviser la nation, en accumulant la fortune à un
pôle,
dans un nombre de mains de plus en plus
restreint
et la misère à l'autre pôle.
Jaurès
soulignait déjà qu'en régime capitaliste
la
nation est « divisée contre elle-même...
Elle sera
coupée en classes antagonistes tant que le travail
et la propriété ne seront pas confondus ». Et il
ajoutait
: « Le socialisme seul peut fonder l'unité
profonde
de la nation. »
L'histoire
de notre pays, sous le règne de la
bourgeoisie,
en apporte la preuve éclatante.
Dès
que la bourgeoisie française, avec l'appui
des
masses profondes de notre peuple, accéda au
pouvoir,
en 1789, elle eut pour préoccupation fondamentale
de
contenir les exigences légitimes des
travailleurs
pour sauvegarder ses privilèges de classe.
Par la
loi Le Chapelier, elle interdit aux ouvriers
de se
« coaliser » et de s'organiser contre l'arbitraire
patronal
et, par le suffrage censitaire, elle exclut le
prolétariat
et les couches les plus pauvres du « pays
légal
».
Il y
avait là la source d'une démoralisation profonde
du
peuple et d'un affaiblissement de la patrie.
Bien
avant que Marx ne constate le fait que la
classe
ouvrière était, par la volonté de la bourgeoisie,
privée
d'initiative économique et frustrée de la participation
à la
vie politique, c'est-à-dire écartée de
la vie
nationale, en écrivant en 1848 : « On a
reproché
aux communistes
de vouloir abolir la patrie...
Les ouvriers n'ont pas de patrie. On ne peut pas
leur ôter ce qu'ils n'ont pas », Saint-Just, qui incarne
le
patriotisme et l'héroïsme de la patrie,
s'écriait
déjà à la tribune de la Convention, le
29
novembre 1792 : « Un peuple qui n'est pas
heureux
n 'a pas de patrie, il n'aime rien. On n'a point
de vertus patriotiques sans orgueil, et on n'a
point
d'orgueil dans la détresse. » Marx ne lançait pas
comme
un mot d'ordre cette phrase terrible : « Les
ouvriers
n'ont pas de patrie ». Il résumait la dure
expérience
du prolétariat telle que l'exprimait Buanarotti
racontant
la Conspiration de Babeuf : « La
multitude , minée par la misère et l'ignorance, par
l'envie et par le désespoir, ne voit dans la société
qu'un ennemi, et perd jusqu'à la possibilité d'avoir
une patrie. » C'est précisément contre ce désespoir,
qui
conduirait à l'abandon ou à la négation définitive
de la
patrie, que Karl Marx ouvrait à la
classe
ouvrière la grande perspective d'une lutte
nationale,
en ajoutant dans son Manifeste: «Le
prolétariat doit tout d'abord conquérir le
pouvoir
politique, s'ériger en classe nationale
souveraine,
devenir lui-même
la nation. »
C'est
une mission que le prolétariat tient de la
dialectique
de notre histoire, que de prendre la
relève
de la bourgeoisie à la tête de la nation pour
en
assurer l'avenir et la grandeur.
L'unité,
la force et le rayonnement de la patrie
sont
menacés dès qu'une classe privilégiée oppose
ses
intérêts propres à ceux de la nation avec le
seul
souci de maintenir ses privilèges contre l'ensemble
du
peuple.
Déjà,
dans une lettre à Buzot du 6 février 1792,
Pétion
se plaint de ce que la bourgeoisie se détache
du
peuple : « Elle se place, dit-il,
au-dessus de lui,
elle se croit au niveau de la noblesse qui la
dédaigne
et qui n'attend que le moment favorable pour l'humilier.
On lui a tan t répété que c'était la guerre
On lui a tan t répété que c'était la guerre
de ceux qui avaient contre ceux qui n'avaient
pas,
que cette idée-là la poursuit partout. Le peuple, de
son côté, s'irrite contre la bourgeoisie; il
s'indigne
de son ingratitude et se rappelle les services qu'il
lui a rendus ; il se rappelle qu'ils étaient
tous frères
dans les beaux jours de la liberté. Les
privilégiés
fomentent sourdement cette guerre qui nous conduit
insensiblement à notre ruine. La bourgeoisie
et le
peuple réunis ont fait la Révolution ; leur
réunion
seule peut la conserver. »
Lorsque
la grande bourgeoisie a voulu exploiter
à son
seul profit les victoires militaires remportées
par le
peuple entier dans son épopée de la liberté
contre
les tyrans, elle a transformé l'armée française
libératrice
des peuples en police intérieure au service
d'une
classe contre la nation, elle a transformé les
soldats
de la révolution en maréchaux d'empire,
Bonaparte
en Napoléon, et les justes guerres d'un
peuple
libre en guerres de rapine qui soulevèrent les
nations
contre la France et conduisirent notre patrie
à la
défaite militaire et à la restauration du pouvoir
des
hommes de Coblentz. Dumouriez était vainqueur
à
Valmy lorsqu'il faisait appel aux fourches des
paysans
de l'Argonne pour arrêter les Prussiens ;
lorsque,
se détachant du peuple, il voulut faire de
ses
volontaires une armée prétorienne pour balayer
à
Paris la souveraineté populaire, il devint, en quelques
jours,
le vaincu de Neerwinden et le traître
fugitif
de Landrecies sur lequel tiraient ses propres
soldats.
Toute
l'histoire du XIXe siècle confirme la
même
loi.
Partout
les aspirations nationales vont se heurter
à la
résistance des princes, des féodaux réactionnaires
et se
Confondre avec les aspirations libérales,
avancées.
Partout la lutte pour la nation, pour l'indépendance
et
l'unité nationale, va être une lutte
contre
les castes féodales réactionnaires, parasites
et
tyranniques, une lutte des forces progressives
populaires,
révolutionnaires.
Et des
années après la liquidation définitive de
la
féodalité, quand la domination des barons terriens
aura
fait place à la domination d'une nouvelle
caste,
celle des barons du capital financier, ce qui
s'était
passé en 1789 au temps de la féodalité mourante,
va se
reproduire dans des conditions nouvelles:
celles du règne finissant des trusts.
celles du règne finissant des trusts.
La
grande bourgeoisie, autrefois nationale et
révolutionnaire,
plus tard réactionnaire et chauvine,
a
donné naissance à une oligarchie restreinte qui
détruit
les nations. La classe qui se mit autrefois
à la
tête de la nation et établit son pouvoir avec
l'aide
de la nation, a engendré une caste qui tremble,
un
siècle après, de voir la nation se libérer en
lui
enlevant ses privilèges. C'est que, dans tous les
pays
du monde capitaliste, la contradiction entre les
intérêts
de la nation et les intérêts des cercles dirigeants
du
capitalisme financier devient de plus en
plus
criante, de plus en plus monstrueuse.
Après
les insurrections des Canuts lyonnais en
1831
et 1834, et surtout après le soulèvement dés
ouvriers
parisiens en juin 1848, l'ennemi principal,
pour
la bourgeoisie, c'est la classe ouvrière.
Alors
commence la trahison. La trahison est un
phénomène
de classe.
Déjà,
Mme de Staël pouvait écrire : « Les
nobles
de France se considéraient plutôt comme les compatriotes
des nobles de tous les pays que comme les
concitoyens des Français. »
Cette
caractéristique de l'esprit des émigrés de
Coblentz
convient mieux encore à la bourgeoisie
décadente.
Entre
le devoir national et l'intérêt de classe,
la
bourgeoisie choisit l'intérêt de classe.
Voici
deux exemples caractéristiques de cet
esprit
:
Au
lendemain du procès de Bourges où furent
condamnés
Blanqui, Barbes et les manifestants de
mai
1848, le maréchal Bugeaud écrit à Thiers, le
7
avril 1849, en parlant de ces représentants du
mouvement
ouvrier : « Quelles bêtes brutes et féroces !
Comment Dieu permet-il aux mères d'en
Comment Dieu permet-il aux mères d'en
faire comme
cela ! Ah ! Voilà
les vrais ennemis, et
non pas les Russes et les Autrichiens »
Même
attitude chez le duc de Morny, demi-frère
de
Napoléon III, qui écrit le 16 mai 1849 :
« Le socialisme
a fait des progrès effrayants ;
dans plusieurs départements, la liste rouge
passera…
Dans ce cas, il n'y aura plus qu'à plier
bagage, à
organiser la guerre civile, et à prier
Messieurs les
Cosaques de nous aider. Je ris en
écrivant cette
phrase et je pense que votre fierté nationale va se
révolter, mais croyez-moi, si vous voyiez un socialiste
de près, vous n'hésiteriez pas à lui préférer un
Cosaque. Mon patriotisme s'arrête là. »)
Pour
Bugeaud, comme pour Morny, l'ennemi
n'est
pas celui qui menace les frontières et l'indépendance
du
pays, c'est celui qui met en cause les
privilèges
des possédants. Ils songent donc à la
Sainte
Alliance et au Tsar, comme alliés contre leur
peuple.
Ainsi agira Thiers en 1871.
Il
n'hésita pas à s'appuyer sur Bismarck et l'armée
prussienne
pour écraser les patriotes parisiens
qui
avaient proclamé la Commune.
Dans
un discours qu'il prononça le 15 décembre
1905,
Jaurès exaltait la part décisive prise par la
classe
ouvrière française dans cette lutte pour l'indépendance
nationale
:
« La Commune
est sortie de ces deux sources
confondues,
de ces deux pensées mêlées: protestation
contre
la réaction versaillaise, protestation contre
la capitulation
qui risquait de livrer à l'ennemi
une
partie du territoire de la France. Ainsi, j'ai le
droit de dire que toutes les fois, depuis cent vingt
années, qu'une grande crise sociale et
nationale a
sollicité a l'acte le prolétariat
de France, il a sauvé,
du moins
dans la mesure de ses forces, il a défendu
tout ensemble, par un double effort
indivisible, un
idéal supérieur de liberté politique et de justice
sociale et l'indépendance à ses yeux
inviolable de
la
nation... C'est par la tradition de l'histoire que
la pensée de la France s'incorpore à la substance
même
de la classe ouvrière. C'est dans le prolétariat
que le
verbe de la France se fait chair. »
Ce
mouvement patriotique, la réaction songe seulement
à
l'écraser. Bazaine n'est que le précurseur
de
Thiers.
Enfermé
dans Metz depuis le 18 août 1870 avec
cent
cinquante mille hommes et une énorme quantité
de
matériel de guerre, le maréchal Bazaine se
rendit
sans combat le 27 octobre.
Sa
trahison était déterminée par des raisons de
classe.
Le 10
octobre, il avait adressé à Bismarck par
l'intermédiaire
de son assiégeant, le prince Frédéric
Charles,
un message dans lequel il déclarait que
« l'armée placée sous ses ordres était la seule qui
puisse maîtriser l'anarchie : elle donnerait à la Prusse,
par l'effet
de cette action, une garantie des gages
qu'elle pourrait avoir à réclamer,
elle contribuerait
à l'avènement d'un pouvoir légal et régulier. »
Du
fait de cette trahison, les armées allemandes
qui
assiégeaient Metz furent libérées et utilisées contre
les
années de Gambetta.
Bismarck
rendit ensuite à Thiers et aux Versaillais
soixante
mille prisonniers de guerre, anciens
soldats
de métier de Napoléon III, pour aider à
l'écrasement
de la Commune.
Il
convient de rapprocher cette attitude de Bazaine
refusant
de combattre les Prussiens par haine
de la
République et peur des ouvriers, de celle des
traîtres
de 1940 : le général Dentz livrant Paris
sans
combats en le déclarant « ville ouverte » au lieu
d'armer
le peuple de Paris, et Weygand mentant
au
président de la République et inventant « un
complot communiste à Paris »
pour précipiter, par
le
chantage, la capitulation.
Cette
nouvelle trahison était depuis longtemps
préméditée
par une bourgeoisie qui n'hésitait pas
a
proclamer, dès 1936 : « Plutôt Hitler que le Front
populaire.
»
Cet
esprit de classe la conduira à signer Munich,
puis
Montoire.
La
bourgeoisie française a accepté l'humiliation
de la
France chaque fois qu'elle servait ses intérêts
de
classe.
Déjà,
lors de la capitulation de Munich, un
député,
M. de Kérillis, pouvait apostropher ses
collègues
de la droite en leur disant : « Le bourgeois,
en
vous, parle plus fortt que le patriote. » Déjà il
était
seul, avec les communistes, à voter contre
cette
abdication.
Plus
tard, François Mauriac dans Les Lettres
françaises,
pendant la clandestinité, a très bien analysé
le
mécanisme de la trahison de l'Action Française:
«Ils avaient monopolisé la patrie au service
«Ils avaient monopolisé la patrie au service
de leur classe », écrit-il, et il ajoute : « Maurras et
ses disciples se sont réveillés, un jour, dans
le camp
de l'ennemi, du même côté que le bourreau allemand
et que
ses valets français. Comment le
nationalisme
intégral a-t-il pu aboutit à la trahison?
Que se passe-t-il donc entre les deux
armistices, celui
de la gloire et celui de la honte ? Simplement ceci,
que les principes chers aux nationalistes français,
et dont ils n'avaient pu assurer le triomphe dans leur
propre pays, l'emportaient au-delà des Alpes
et du
Rhin. Leur rêve s’accomplissait, mais
chez l'ennemi.
L'écrasement des socialistes, des communistes
et des
juifs exécrés, la destruction des bourses
du travail
et des syndicats, le primat de la force proclamé et
pratiqué au-dedans et au-dehors, la classe
ouvrière
désarmée et humiliée, l'individu asservi grace à la
toute-puissance d'un parti incarné dans un
homme,
une police
enfin, régnant au-delà du bien et du
mal, sur les consciences et sur les coeurs, par la
torture et par le crime, ce beau songe
qu'avaient
vainement caressé chez nous, depuis cinquante
années,
tant de bonapartistes sans César, et, de boulangistes
sans Général,
ils le voyaient enfin de leurs
yeux. Mussolini
les avait émerveillés ;
l'ascension
d 'Hitler fut un éblouissement. Par
contraste, ce qui
se passait
en France leur parut d'autant plus horrible.
Voici qu'enfin ils donnaient raison à l'adversaire:
eh bien ! oui, c'était sans remède : la France
Voici qu'enfin ils donnaient raison à l'adversaire:
eh bien ! oui, c'était sans remède : la France
demeurait liée à jamais au parlementarisme et
à la
démocratie; la nation et les principes qu'elle servait
s'effondreraient ensemble, ils en acceptaient
s'effondreraient ensemble, ils en acceptaient
l'augure ; dans le champ clos de l'Espagne, le
jugement
de Dieu avait été rendu et des milliers de
de Dieu avait été rendu et des milliers de
cadavres abyssins attestaient sous les
étoiles indifférentes
l e triomphe de la force.
« Le mot affreux d'un nommé Laubreaux, lors
de la déclaration de guerre : qu'il souhaitait
à son
pays une guerre courte et désastreuse, tous n'eurent
pas l'audace de le crier, c'était bien là pourtant le
cri du coeur d'un certain nationalisme
français. »
Et, parallèlement à cette trahison de la
bourgeoisie,
François
Mauriac constatait qu'aux heures
noires
de l'occupation hitlérienne et de la collaboration
de
Vichy « la classe ouvrière seule, dans sa
masse, est demeurée fidèle à la patrie
profanée ».
A la
lumière de cette expérience historique, il
nous
reste à examiner les perspectives qui s'ouvrent
à la
France pour s'acheminer, sous la direction de
la
grande bourgeoisie, vers une irrémédiable décadence,
ou
pour retrouver, avec tout son peuple, la
voie de la vraie
grandeur.
Roger Garaudy
Qu'est-ce que la grandeur française ?Supplément à la revue Clarté, 1958
Qu'est-ce que la grandeur française ?Supplément à la revue Clarté, 1958