03 mars 2017

Marx et les luttes politiques (9 et dernier). L'idée-maîtresse de Marx. Par Roger Garaudy

[Dernier article de Roger Garaudy, alors directeur du Centre d'Etudes et de Recherches Marxistes,dans la série "Marx et les luttes politiques", un des chapitres du livre "Karl Marx", Seghers, 1964]


R.Garaudy visite le Musée
Jaurès à Castres en 1959.
Jack photo
L'idée maîtresse de Marx est demeurée constante, de
ses premières oeuvres à ses derniers combats. Elle est la
clé de sa philosophie, de son économie, de sa politique :
faire de chaque homme un homme, c'est-à-dire un
créateur. Ce pouvoir créateur de l'homme, le jeune
Marx, encore proche héritier de Fichte et de Hegel, l'exigeait
contre toutes les formes de l'aliénation. La création
c'est le contraire de l’aliénation. Lorsque l'analyse scientifique,
à la fois économique et historique, permettra à
Marx de résoudre l'aliénation en ses formes concrètes :
exploitation et oppression de classe, et de découvrir la
vraie méthode pour la surmonter : la lutte de classe, lorsque
son communisme ne reposera plus seulement sur un
fondement philosophique mais d'abord sur un fondement
scientifique : la réalité historique des classes et
de leur lutte, cet humanisme profond demeurera et
s'affirmera plus encore, non plus comme une exigence
philosophique ou morale, proche encore de l'utopie,
mais comme la loi objective du développement des
luttes prolétariennes surmontant et détruisant les aliénations
enfantées par tes régimes de classe» et donnant à
chaque homme la possibilité d'être un homme, un créateur,
un « poète » au sens profond du mot, en ce sens
plein qui faisait dire à Maxime Gorki : « L'esthétique
est l'éthique de l'avenir.
Cette réflexion profonde sur l'acte créateur de l'homme,
par laquelle Marx est parvenu à « remettre sur ses
pieds », dans une perspective concrète, historique et matérialiste,
la philosophie de la création de Fichte, a permis
de poser les fondements d'un humanisme total et
militant. En faisant de la pratique (selon l'enseignement
de Fichte mais en le démystifiant) la source et le critère
de toute vérité et de toute valeur, Marx n'a pas seulement
opéré la révolution la plus radicale en philosophie
en l'enracinant dans la terre des hommes, mais il a ouvert
les perspectives nouvelles de transformations sans
fin de la nature, de la société et de l'homme dans son
intériorité la plus profonde.
Le marxisme, loin de nous ramener à une étape « précritique»
R.Garaudy à Athènes en mai 1965.
Conférence de presse

de la philosophie, prolonge et accomplit le
mouvement fondamental de la philosophie moderne depuis
Descartes et qui atteignit avec la critique de Kant
à la pleine conscience de lui-même : l'homme ne peut
comprendre que ce qu'il a fait, Fichte a conduit à son
terme ultime l'exigence primordiale du rationalisme
moderne, en rejetant l'affirmation dogmatique d'un
« donné » et en plaçant au point de départ de sa réflexion
non pas un fait mais un acte. Ce qui permet
essentiellement au marxisme d'échapper à tout dogmatisme
c'est d'avoir, par un « renversement » et une démystification
de la conception fichtéenne, donné une signification
concrète, historique, matérialiste, au primat
de la pratique.
Les exigences du combat primordial pour l'émancipation
sociale de l'homme ont conduit Marx à développer
pleinement, dans ses oeuvres maîtresses : dans le Manifeste
Communiste, dans le Capital, dans ses ouvrages
historiques comme Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte,
ce qui constitue son apport décisif : une méthodologie
de l'initiative historique.
Marx ne nous a pas légué un système de lois, mais
l’art dialectique de les découvrir et de fonder sur leur
connaissance notre action créatrice.
L'oeuvre de Marx contient en germe les principes
d'une exploration de l'homme dans toutes ses dimensions :
 pas seulement la dimension historique et militante
à laquelle Marx a consacré l'essentiel de ses recherches,
mais la dimension de la subjectivité et celle de la création
(que la théologie désigne en général sous le nom de
transcendance). Un champ immense est ouvert à la recherche
marxiste, à l'âge de la victoire du socialisme,
pour explorer toutes ces dimensions en « remettant sur
leurs pieds » et en intégrant, chemin faisant, toutes les
découvertes réalisées en ces domaines et en même temps
mystifiées par les chercheurs non-marxistes.
Le marxisme seul nous permet de saisir dans leur
totalité les gigantesques métamorphoses de notre monde
et de notre temps.
Du point de vue scientifique, il fait éclater toute limite
au libre déploiement de la recherche : son matérialisme
exigeant, en nous imposant constamment la référence
à une réalité extérieure à notre pensée, implique
une attitude permanente d'ouverture et d'accueil, une
incessante rupture avec la spéculation, le dogmatisme,
les systèmes clos ; il rappelle à la dialectique qu'elle
n'est pas seulement celle des concepts, mais celle d'une
réalité inépuisable et mouvante que vise le concept au-delà
de lui-même, une dialectique interminable, celle de
la pratique et de la création humaine aux prises avec un
monde à transformer.
Du point de vue esthétique, il ouvre à la création esthétique
une perspective illimitée en ne définissant pas
l'art seulement comme un mode du connaître mais
d'abord comme un mode du faire en ne définissant jamais
le réalisme comme la copie des apparences du
réel, mais comme la saisie de ses lois profondes de
développement et la participation à la création d'une
réalité en devenir et d'un homme en train de se faire.
Du point de vue moral, il oppose à une éthique de la
révélation ou de la tradition fondée sur des commandements
éternels et un idéal immuable, comme aux sophistiques
de l’individualisme et aux libertés confondues
avec l'arbitraire et la gratuité, une conception historique
de l'homme, élaborant, détruisant, intégrant et dépassant
les normes de son action et ne se définissant lui-même
que par le mouvement de cette création continue.
Le marxisme n'est pas seulement une philosophie de
notre temps. Il en est le sens.


 Roger Garaudy, Karl Marx, pages 303 à 306