[Dernier article de Roger Garaudy, alors directeur du Centre d'Etudes et de Recherches Marxistes,dans la série "Marx et les luttes politiques", un des chapitres du livre "Karl Marx", Seghers, 1964]
L'idée maîtresse de
Marx est demeurée constante, de
R.Garaudy visite le Musée Jaurès à Castres en 1959. Jack photo |
ses premières
oeuvres à ses derniers combats. Elle est la
clé de sa
philosophie, de son économie, de sa politique :
faire de chaque
homme un homme, c'est-à-dire un
créateur. Ce pouvoir créateur de l'homme, le
jeune
Marx, encore proche héritier de Fichte et de Hegel,
l'exigeait
contre toutes les formes de l'aliénation. La
création
c'est le contraire de l’aliénation. Lorsque
l'analyse scientifique,
à la fois économique et historique, permettra à
Marx de résoudre l'aliénation en ses formes
concrètes :
exploitation et oppression de classe, et de
découvrir la
vraie méthode pour la surmonter : la lutte de
classe, lorsque
son communisme ne reposera plus seulement sur un
fondement philosophique mais d'abord sur un
fondement
scientifique : la réalité historique des classes et
de leur lutte, cet humanisme profond demeurera et
s'affirmera plus encore, non plus comme une exigence
philosophique ou morale, proche encore de l'utopie,
mais comme la loi objective du développement des
luttes prolétariennes surmontant et détruisant les
aliénations
enfantées par tes régimes de classe» et donnant à
chaque homme la possibilité d'être un homme, un
créateur,
un « poète » au sens profond du mot, en ce sens
plein qui faisait dire à Maxime Gorki : «
L'esthétique
est l'éthique de l'avenir.
Cette réflexion profonde sur l'acte créateur de
l'homme,
par laquelle Marx est parvenu à « remettre sur ses
pieds », dans une perspective concrète, historique
et matérialiste,
la philosophie de la création de Fichte, a permis
de poser les fondements d'un humanisme total et
militant. En faisant de la pratique (selon
l'enseignement
de Fichte mais en le démystifiant) la source et le
critère
de toute vérité et de toute valeur, Marx n'a pas
seulement
opéré la révolution la plus radicale en philosophie
en l'enracinant dans la terre des hommes, mais il a
ouvert
les perspectives nouvelles de transformations sans
fin de la nature, de la société et de l'homme dans
son
intériorité la plus profonde.
Le marxisme, loin de nous ramener à une étape «
précritique»
de la philosophie, prolonge et accomplit le
R.Garaudy à Athènes en mai 1965. Conférence de presse |
de la philosophie, prolonge et accomplit le
mouvement fondamental de la philosophie moderne
depuis
Descartes et qui atteignit avec la critique de Kant
à la pleine conscience de lui-même : l'homme ne peut
comprendre que ce qu'il a fait, Fichte a conduit à son
terme ultime l'exigence primordiale du rationalisme
moderne, en rejetant l'affirmation dogmatique d'un
« donné » et en plaçant au point de départ de
sa réflexion
non pas un fait mais un acte. Ce qui permet
essentiellement au marxisme d'échapper à tout
dogmatisme
c'est d'avoir, par un « renversement » et une
démystification
de la conception fichtéenne, donné une signification
concrète, historique, matérialiste, au primat
de la pratique.
Les exigences du combat primordial pour
l'émancipation
sociale de l'homme ont conduit Marx à développer
pleinement, dans ses oeuvres maîtresses : dans le Manifeste
Communiste, dans le Capital, dans ses
ouvrages
historiques comme Le 18 Brumaire de Louis
Bonaparte,
ce qui constitue son apport décisif : une méthodologie
de l'initiative
historique.
Marx ne nous a pas légué un système de lois, mais
l’art dialectique de les découvrir et de fonder sur
leur
connaissance notre action créatrice.
L'oeuvre de Marx contient en germe les principes
d'une exploration de l'homme dans toutes ses
dimensions :
pas seulement
la dimension historique et militante
à laquelle Marx a consacré l'essentiel de ses
recherches,
mais la dimension de la subjectivité et celle de la
création
(que la théologie désigne en général sous le nom de
transcendance). Un champ immense est ouvert à la
recherche
marxiste, à l'âge de la victoire du socialisme,
pour explorer toutes ces dimensions en « remettant
sur
leurs pieds » et en intégrant, chemin faisant,
toutes les
découvertes réalisées en ces domaines et en même
temps
mystifiées par les chercheurs non-marxistes.
Le marxisme seul nous permet de saisir dans leur
totalité les gigantesques métamorphoses de notre
monde
et de notre temps.
Du point de vue scientifique, il fait éclater toute
limite
au libre déploiement de la recherche : son
matérialisme
exigeant, en nous imposant constamment la référence
à une réalité extérieure à notre pensée, implique
une attitude permanente d'ouverture et d'accueil,
une
incessante rupture avec la spéculation, le
dogmatisme,
les systèmes clos ; il rappelle à la dialectique
qu'elle
n'est pas seulement celle des concepts, mais celle
d'une
réalité inépuisable et mouvante que vise le concept
au-delà
de lui-même, une dialectique interminable, celle de
la pratique et de la création humaine aux prises
avec un
monde à transformer.
Du point de vue esthétique, il ouvre à la création
esthétique
une perspective illimitée en ne définissant pas
l'art seulement comme un mode du connaître mais
d'abord comme un mode du faire en ne définissant jamais
le réalisme comme la copie des apparences du
réel, mais comme la saisie de ses lois profondes de
développement et la participation à la création
d'une
réalité en devenir et d'un homme en train de se
faire.
Du point de vue moral, il oppose à une éthique de la
révélation ou de la tradition fondée sur des
commandements
éternels et un idéal immuable, comme aux
sophistiques
de l’individualisme et aux libertés confondues
avec l'arbitraire et la gratuité, une conception
historique
de l'homme, élaborant, détruisant, intégrant et
dépassant
les normes de son action et ne se définissant lui-même
que par le mouvement de cette création continue.
Le marxisme n'est pas seulement une philosophie
de
notre temps. Il en est le sens.
Roger Garaudy, Karl Marx, pages 303 à 306