28 mars 2017

Pour présenter une proposition politique, Garaudy savait prendre de la hauteur (1/4)



[Conclusion de « Appel aux vivants » (extraits), Roger Garaudy, 1979. Ce livre a obtenu le Prix des Deux Magots et un gros succès de librairie, succès qui a donné naissance à l'Association Appel aux Vivants et à la candidature, finalement retirée, de Roger Garaudy à la Présidence de la république en 1981. J'en donne ici, en quatre publications, de larges extraits de la conclusion, non seulement pour le fond qui n'a pas pris une ride, mais aussi pour la forme qui montre comment ceux qui postulent aux plus hautes responsabilités devraient aborder leur présentation devant le peuple. NDLR]
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Pourquoi […], pour aboutir à un programme politique concret, répondant aux interpellations les plus urgentes et les plus décisives d'aujourd'hui et aux appels du plus proche avenir, prendre le recul de 5 000 ans d'histoire et le détour d'un dialogue universel des civilisations ?
Seuls peuvent se poser cette question ceux qui entendent par « politique » exclusivement celle de politiciens empiristes ou technocrates, naviguant à vue, agissant au coup par coup, et attendant les désastres pour tenter d'y parer par des expédients techniques.
Mais quiconque embrasse maintenant d'un seul regard la trajectoire entière de la réflexion que nous venons de proposer dans ce livre peut
en apercevoir l'unité et donc saisir l'interdépendance nécessaire de
chacun de ses maillons : de la peinture Song à la politique nucléaire,
des hymnes védantins au rôle attribué à la vidéo, de la mystique
chrétienne et du soufisme à la théorie de la défense et de la dissuasion.
Ce n'est point un lien artificiel qui rattache la sensibilité à la
peinture Song à la politique énergétique du troisième millénaire.
Quand nous disons, à propos de la politique énergétique actuelle, que
l'homme ne peut se comporter à l'égard de la nature comme un
conquérant brutal, un maître rapace, ou un pirate chasseur de trésors
cachés pour s'emparer du charbon, du pétrole, de l'uranium, c'est-à-dire
des « stocks » d'énergie engrangés depuis des millions d'années
dans les entrailles de la terre, mais au contraire s'insérer dans le
« flux » inépuisable des énergies maternelles (celles du soleil, du vent
et des eaux), nous redécouvrons, à une étape nouvelle, le rapport
mystique avec la nature qui était celui du Tao.
Dans notre conception de la communauté et de son fondement
nécessaire en la transcendance de Dieu, nous retrouvons l'inspiration
du prophète de l'Islam, de son intransigeante affirmation de cette
transcendance, et — ne faisant qu'un bloc avec elle — sa conception
de la communauté, de la umma, où chaque institution sociale et
chaque geste de l'homme sont sacrés par leur rapport à Dieu, ou
profanes lorsqu'ils sont considérés, en eux-mêmes, indépendamment
de la réalité rayonnante de Dieu.
Notre conception de la non-violence découle d'une conception de la
force qui fut celle de tous les mystiques : la force la plus grande n'est
pas une composante d'un parallélogramme physique des forces. Elle
est ce « vide », au coeur de chaque être, qui, du Tao aux Upanishads,
et de Rumi à saint Jean de la Croix, est le moteur des mondes : être à
ce point vidé de toute chose que Dieu, en nous, occupe toute la place
et devienne le moteur immobile du devenir de l'univers entier.
Quant à notre conception des rapports entre le mysticisme, le
prophétisme et la politique, c'est l'une des plus exaltantes constantes
de l'histoire.
Les peintres de l'époque chinoise des Song, qui créèrent […]
 des paysages jouant le rôle de ce que sont pour nous les
« icônes » (l'évocation visible de la présence de Dieu), furent en
même temps des mystiques du Tao et du Zen, des poètes et des
hommes d'État.
La Bhagavad Gîtâ nous dit, en un indépassable poème, ce que peut
être la vie d'un mystique incarnée dans l'action, de la divine épopée de
Rama aux luttes de Gandhi.
Jésus de Nazareth, dans sa résistance inflexible au totalitarisme des
grands prêtres juifs et au totalitarisme de l'Empire romain, nous
révèle, à travers les aliénations de l'histoire, l'irrésistible sillage de
l'homme et de Dieu.
Le prophète de l'Islam a scellé l'unité profonde de la soumission à
Dieu et de l'appartenance à la communauté véritable de ceux qui
ont choisi de vivre et de combattre pour répandre le message
divin.
Joachim de Flore, ce moine calabrais du XIIIe  siècle, à partir de sa
conception de la Trinité scandant les âges de l'histoire, est devenu le
père de toute la tradition révolutionnaire en Europe, de Jan Hus à
Thomas Münzer et à Karl Marx.
Saint François d'Assise a marqué ce moment de fracture et de
renouvellement de l'Église, en allant, au-delà des monastères implantés
dans le monde paysan, à la rencontre du peuple nouveau des villes,
tout comme il vint, en pleine croisade, rencontrer le sultan Abd el-
Malek.
Pour qui aperçoit cette trajectoire dans son unité profonde, et la
nécessaire harmonie de la dimension prophétique et de la dimension
politique dans la vie de tout homme et de chaque homme, ce qui
apparaissait comme un paradoxe devient une évidence.
Notre unique souci a été de découvrir ce point central de notre vie
où l'acte de création artistique, l'acte de foi et l'acte politique, au sens
le plus noble du mot, ne font qu'un.
Car de là seulement se découvrent dans leur juste perspective la
plénitude et l'unité du panorama de l'histoire déjà faite et de l'avenir à
inventer, du monde extérieur et de la vie, de l'humain et du divin : au
point unique de jaillissement de l'acte proprement humain de
l'homme, l'acte créateur d'avenir et l'acte d'amour avec la totalité du
réel.
De là seulement nous pouvons prendre conscience de la possibilité
d'une rupture avec l'ordre existant des hommes et des choses, et c'est
l'irruption en nous de ce surcroît de force et de vie, qui est la
transcendance.
De là seulement nous pouvons prendre conscience de cette certitude
que nous nous sauverons tous ensemble ou que nous nous
perdrons tous ensemble, et c'est l'irruption de cette vie nouvelle où
nous sentons danser en nous toutes les forces de l'univers, où nous
sentons vivre en nous la vie de tous les hommes, l'irruption en nous de
ce surcroît de force et de vie qu'est la communauté.
De là seulement devient possible, dans un jugement serein et
lucide, de confronter toute réalité et toute institution à sa propre fin,
ce qui est union indivisible du prophétisme et de la politique, ce qui
est naissance, en chacun de nous, du pouvoir de participer à part
entière à l'immense mutation du monde.