09 mars 2017

Comment bâtir la grandeur française. Par Roger Garaudy




IL y a plus d'un siècle Saint-Simon avait entrevu
la nécessité future de ce choix de la nation.
Dessinant de main de maître la perspective de
l'avenir français, il écrivait:
« Dans le parti national... se trouvent compris
tous ceux qui cultivent la terre, tous les artisans,
manufacturiers, ainsi que tous ceux dont les travaux
servent directement ou indirectement la production...
tous les citoyens qui emploient franchement
leurs talents et leurs moyens à débarrasser les producteurs
de l'injuste suprématie exercée sur eux par
les... oisifs. Dans le parti antinational figurent les
nobles... les propriétaires vivant à ne rien faire... les
juges qui soutiennent l'arbitraire... tous ceux qui
s'opposent à l'établissement du régime le plus favorable
Bernard Buffet. La révolution française. Détail
à l'économie et à la liberté. »
Saint-Simon voyait déjà apparaître, au début du
XIXe  siècle, les premières manifestations de ce qui
s'est ensuite révélé comme une loi historique constante
que l'on pourrait formuler ainsi :
Toute classe décadente, en s'efforçant de défendre
à tout prix ses privilèges contre l'ensemble du
peuple, devient un obstacle au développement de
la nation, s'oppose à elle et la trahit, alors qu'une
classe montante identifie ses intérêts à ceux de la
nation.
Ce contraste apparaît dans la solution de tous
les problèmes viraux qui- se posent aujourd'hui à
la France.


Dans chaque cas la grande bourgeoisie capitaliste
défend ses intérêts de classe et baptise « national »
tout ce qui sert ses visées égoïstes ; dans chaque
cas elle engage notre pays dans la voie de la défaite,
de la ruine et de l'humiliation.
L'exemple le plus typique de cette tentative de
couvrir du drapeau national les entreprises les plus
sordides du capital est celui du colonialisme.
Lorsque les capitaux et les entreprises sont concentrés
dans un petit nombre de mains, lorsque
quelques banques contrôlent l'économie et la politique
d'un pays, lorsque, par ailleurs, par la concurrence
d'autre monopoles internationaux, les débouchés
métropolitains sont de plus en plus limités
pour les marchandises puis pour les capitaux, ces
banques lancent leur pays dans les conquêtes coloniales.
[…]
L'entreprise coloniale, en procurant aux grandes
entreprises capitalistes des matières premières et de
la main-d'oeuvre à bon marché grâce aux bas salaires
imposés aux travailleurs autochtones,, en ouvrant
un vaste débouché aux capitalistes métropolitains
avec des prix imposés par la métropole et l'interdiction
douanière d'acheter à d'autres pays, permet aux
capitalistes de réaliser de « superprofits » considérables.
C'est une affaire merveilleuse pour le grand
capital.
Mais la nation n'y gagne rien. Elle y perd.
Les profits de l'exploitation coloniale vont au
patronat. Mais les dépenses sont réglées par le
trésor public : les constructions de ports, de routes,
de voies ferrées, les grandes installations nécessaires
à une exploitation rationnelle sont financées et subventionnées
par les deniers publics alors que les
profits reviennent aux entreprises privées.
[…]
Depuis dix ans ces phénomènes sont plus apparents
encore du fait de la décomposition du régime
colonial : les plus grands pays colonisateurs, l'Angleterre,
et surtout la France, sont précisément ceux
dont l'importance, sur le plan économique et sur
le plan international, a le plus rapidement régressé.
Le mouvement de libération des peuples jusque là
colonisés est devenu l'un des phénomènes majeurs
de notre époque. Or, le drame de la France
c'est que, comme l'écrivait Maurice Thorez le
21 juin 1958 « les couches dirigeantes de la bourgeoisie
française n'ont su aborder dans l'esprit de
notre temps aucune des questions qui se sont trouvées
posées. Elles n'ont su établir de liens nouveaux
avec aucun des peuples qui aspiraient à l'indépendance.
Toute l'histoire des douze dernières années
est l'histoire de la faillite où ont sombré les tentatives
de maintenir entre la France et les peuples
coloniaux des rapports de force qui sont périmés. »
C'est pour n'avoir pas su repenser la grandeur
française en des termes neufs que la grande bourgeoisie
française a vu, au lendemain de la Libération,
alors que de Gaulle avait tous pouvoirs, la
Syrie et le Liban rompre tout lien avec la France.
Puis ce furent après le bombardement de Haïphong,
la guerre ruineuse du Viet-Nam, les massacres de
Madagascar, les ratissages du Cap Bon en Tunisie,
la folle aventure de Ben Arafa au Maroc, et finalement
la guerre d'Algérie, de plus en plus « imbécile
et sans issue».
« La grandeur de la France, proclamait Maurice
Thorez dans l'étude déjà citée, n'est pas liée à l'exploitation
et à la domination des peuples coloniaux.
La France possède d'immenses ressources, elle a un
peuple laborieux et ingénieux, une jeunesse ardente,
une élite intellectuelle fidèle à sa haute mission.
C'est là que réside la grandeur de la France. »
Ce sont précisément ces vraies richesses de la
France qui sont peu à peu taries par d'interminables
guerres coloniales.
Ces guerres coloniales détruisent d'abord les
bases matérielles de la culture : depuis dix ans,
notre pays n'est pas parvenu à réaliser une véritable
réforme démocratique de l'enseignement, à construire
et à équiper ses écoles et ses universités, à
doter la recherche scientifique et technique des
moyens nécessaires pour remplir leur mission, à investir
les crédits indispensables pour renouveler
notre outillage et assurer l'expansion de notre industrie,
parce que l'essentiel des ressources de la France
est consacré au budget de la guerre.
C'est une loi de l'histoire: une classe et un
régime qui meurent hypertrophient les moyens de
répression de la nation et atrophient ses moyens
d'expression, c'est-à-dire qu'ils sacrifient le budget
de l'école et de la culture à celui de la police et
de l'armée.
Mais ces guerres coloniales détruisent aussi les
bases morales et intellectuelles de la culture. Elles
exaltent le chauvinisme et le racisme, elles pervertissent
le sens moral de la jeunesse par le dressage
de jeunes hommes à la pratique d'une guerre sauvage
où l'opération de basse police est exaltée comme une
épopée militaire, où la militarisation de la nation
tout entière et I'étouffement de l'esprit critique par
les méthodes dites « d'action psychologique », ressuscitant
les plus sombres souvenirs de l'hitlérisme,
sont présentées comme une exigence nationale, où la
destruction des libertés individuelles et des libertés
publiques est travestie en victoire du «salut public ».
Avant même que Karl Marx ne proclame : « Un
peuple qui en opprime un autre ne saurait être un
peuple libre », Condorcet déclarait fermement dans
son Tableau historique des progrès de l'esprit
humain : « Les peuples sauront qu'ils ne peuvent
devenir conquérants sans perdre leur liberté. »
Tout cela est impliqué dans la nature même de
la politique de la grande bourgeoisie capitaliste parvenue
à l'heure de sa décadence: une classe qui
meurt a besoin de mentir pour régner.
Et c'est précisément parce que les intérêts de
la classe ouvrière, classe aujourd'hui montante, coïncident
avec l'intérêt de la nation, parce que cette
classe n'a rien à craindre de la réalité ni de son
développement, qu'elle peut regarder cette réalité
en face et ne rien craindre d'elle : le cours objectif
de l'histoire ne la condamne pas mais révèle, au
contraire, la nécessité de son ascension.
Jaurès proclamait : « Il n'y a plus désormais
qu'une classe qui puisse donner à la pensée une
force sociale : c'est le prolétariat. Lui, qui, selon le
mot de Marx, n'a à perdre que ses chaînes, il n'a
peur d'aucune vérité, parce que toute vérité le sert,
toute libre critique qui désagrège les conceptions
surannées et fausses prépare son avènement... La
classe intellectuelle... c'est la classe ouvrière, car
elle n'a besoin d'aucun mensonge. »
L'expression la plus claire de cette vérité, c'est
la position prise par la classe ouvrière devant le
problème colonial. Cette position a toujours été
radicalement opposée à celle du grand capital :
« Nous réprouvons la politique coloniale, disait
Jaurès, parce qu'elle est la conséquence la plus déplorable
du régime capitaliste qui resserre sur place
la consommation en ne rémunérant pas tout le travail
des travailleurs et qui se crée au loin, par la
conquête et la violence, des débouchés nouveaux.
Nous la réprouvons parce que, dans toutes les expéditions
coloniales, l'injustice capitaliste s'aggrave
d'une exceptionnelle corruption. » Et le Parti ouvrier
français de Jules Guesde proclamait avec force, au
Congrès de Romilly : « Considérant que la politique
coloniale est une des pires formes de l'exploitation
capitaliste, qu'elle tend exclusivement à élargir
le champ des profits de la classe possédante en
épuisant de sang et d'argent le prolétariat producteur...
le XVIIIe Congrès national du Parti ouvrier
français s'élève de toutes ses forces contre les
flibusteries coloniales pour lesquelles aucun socia4
liste conscient ne votera jamais ni un homme, ni
un sou. »
Telle est la position constante de la classe ouvrière
française malgré toutes les tentatives de la
classe dirigeante, de sa presse et de ses manuels scolaires,
pour travestir les entreprises colonialistes du
capital en entreprises d'intérêt national.
Cette position se révèle avec plus d'éclat encore
comme la seule conforme à l'intérêt national
au moment où la désagrégation du système colonial
prouve la nécessité impérieuse et urgente d'établir
avec tous les peuples jusqu'ici colonisés des rapports
nouveaux excluant totalement les anciens rapports
colonialistes d'exploitation et de domination
et se fondant exclusivement sur le libre consentement,
l'égalité des droits et le respect des intérêts
réciproques des deux peuples.
L'exemple récent de la Guinée vient de montrer
que cette possibilité est réelle. Alors que l'article
86 de la Constitution stipule que lorsqu'un Etat
devient indépendant « il cesse de ce fait d'appartenir
à la communauté », imposant ainsi le dilemme :
pas d'indépendance ou bien rupture avec la France,
le président Sekou Touré a souligné dans sa conférence
de presse du 29 septembre, que c'était là
montrer peu de souci « ni de l'intérêt supérieur de
la Guinée, ni de celui de la France». Il ajoutait:
« Notre volonté d'indépendance ne doit pas être
interprétée comme une volonté de rupture avec la
France... Notre ardent désir est de demeurer dans
la zone franc et ceci dans le cadre d'une association
de peuples libres ayant des intérêts communs... Il
n'est pas question de rejeter, par un chauvinisme
sans fondement, l'enseignement dans la langue française
tel qu'il est pratiqué actuellement... Dans les
rapports de la Guinée avec le monde extérieur, il
n'y a pas de doute que la France gardera toujours
la première place. Nous entendons négocier avec elle
des accords particuliers dans les domaines qui nous
intéressent en commun. »
La preuve est ainsi faite que, par des moyens
pacifiques, sans guerre et sans répression, des rapports
nouveaux et fructueux peuvent être établis
entre la France et les pays autrefois asservis.
Il n'en est que plus regrettable que dès la proclamation
des résultats du référendum en Guinée,
le représentant du gouvernement de Gaulle à Conakry
ait annoncé une série de mesures financières et
économiques allant en sens contraire. Les colonialistes
français poussent à aggraver de telles sanctions
pour montrer, disent-ils, qu'il n'y aura pas de
« prime à la sécession » (c'est le langage de L'Aurore)
et pour donner un avertissement aux autres
Etats africains afin qu'ils sachent que, s'ils ne restent
pas dans l'obéissance, la vie leur sera rendue
impossible.
Pour montrer combien une telle attitude est
contraire à l'intérêt national il suffit de rappeler
que le langage aujourd'hui tenu par M . Sekou Touré
était celui du Président Ho Chi Minh au moment
où l'amiral Thierry d'Argenlieu, en accord avec
Georges Bidault, bombarda Haïphong.
C'est pour n'avoir pas engagé la négociation sur
les bases qui étaient offertes que notre pays a connu
huit ans de guerre au Viet-Nam, la défaite de Dien
Bien Phu et l'élimination de la France de l'ensemble
de l’Indochine.
Cela est vrai aussi de l'Algérie.
Depuis quatre ans, nous y faisons la guerre à tout
un peuple. Une guerre qui tue des milliers de jeunes
soldats français, une guerre qui nous coûte deux
milliards par jour, ruine nos finances, limite les
investissements rentables de l'école et de la technique,
abaisse le niveau de vie de notre peuple,
détruit nos libertés en créant les cadres et l'esprit
de la dictature militaire, isole notre pays et le déshonore
sur le plan international et, finalement,
aliène notre indépendance nationale en nous contraignant
à emprunter à des conditions humiliantes
en Amérique et chez Adenauer.
Où est, en tout cela l'intérêt français?

Cette politique ne recouvre que des intérêts de
classe: ceux des hommes de la grande colonisation
qui entendent, par la force armée, maintenir intégralement
leurs privilèges désuets et continuer à
« faire suer le burnous », ceux, un peu différents,
de la haute banque française et du grand capital
qui visent essentiellement le pétrole du Sahara.
Mais quelles que soient les divergences de ces
deux groupes capitalistes, le dénominateur commun
de leur politique algérienne c'est la domination
coloniale, même si les formes qu'ils envisagent sont
différentes. Ce qu'il faut, c'est mettre fin à cette
domination. Alors, et alors seulement, pourra s'instaurer
une négociation établissant entre l'Algérie et
la France des rapports nouveaux, conformes à l’intérêt
des deux peuples.


*

LE deuxième problème sur lequel s'opposent les
solutions conformes à l'intérêt de classe des
hommes du capital et l'intérêt national français soutenu
par la classe ouvrière, est celui de la politique
extérieure.
La grande bourgeoisie française, nous l'avons vu,
n'a pas hésité, avec les Versaillais en 1871, avec les
Vichyssois pendant la dernière guerre, à pactiser avec
l'occupant pour faire protéger ses intérêts de classe
contre le peuple.
Après la défaite d'Hitler, les mêmes forces sociales
ont cherché un autre protecteur. Elles l'ont
trouvé auprès des affairistes américains contre la
classe ouvrière française.
Pendant les luttes de la Résistance, le Parti communiste
français avait acquis un immense prestige
parce qu'il avait exprimé avec force, et seul en tant
que parti, l'esprit national de la classe ouvrière en
donnant à la cause de la Libération de la patrie
le plus lourd tribut d'héroïsme et de sacrifices.
Voilà pourquoi l'anticommunisme a exprimé la
volonté de la grande bourgeoisie capitaliste de refuser
à tout prix à la classe ouvrière française sa place
dans la vie politique de la nation.
Cet anticommunisme a conduit la bourgeoisie
française à se subordonner entièrement à la politique
d'hégémonie mondiale du grand capitalisme
américain en échange de sa protection contre la
classe ouvrière française et son Parti communiste.
Ce fut la politique du plan Marshall et du Pacte
Atlantique.
Dès 1947, une feuille américaine, le Journal du
Commerce, déclare tout net : « Le plan Marshall
n'a pas simplement pour but de venir en aide à
l'Europe... C'est une barrière contre le communisme.
» Le Monde est aussi franc : « L'aide américaine,
dira-t-on, deviendrait une machine de guerre
anticommuniste. Sans aucun doute c'est là un de
ses aspects. Nul ne l'ignore, et il n'y a aucune raison
de le cacher. » (Le Monde, 11 octobre 1947-)
La veille des élections françaises, les journaux
ont publié les déclarations du sénateur Bridges, président
de la commission d'enquête en Europe :
« J'ai dit aux ministres français — c'est M . Bridges
qui parle — que nous espérions fermement que le
prochain gouvernement français ne serait pas sous
le contrôle des communistes. Nous avons reçu l'assurance
que, grâce à une collaboration raisonnable,
on pourrait certainement empêcher les communistes
de l'emporter. »
Dans l'accord bilatéral signé par Georges Bidault
le 28 juin 1948, le gouvernement français déclarait
se soumettre aux stipulations de la « loi de coopération
économique de 1948 ».
Cette loi réglant le fonctionnement de l'aide
américaine à l'étranger n'était ni une loi française ni
une loi internationale mais une loi américaine votée
par la Chambre américaine et le Sénat américain
et modifiable seulement par eux. En acceptant
d'obéir à une loi étrangère spécifiant qu'elle nie
pouvait poursuivre que « des fins conformes à l'intérêt
des Etats-Unis », le gouvernement signataire
se plaçait juridiquement dans la position d'un
gouvernement dépendant et désaisissait le Parlement
 et par conséquent le peuple français de ses
droits souverains.
La loi à laquelle il était fait référence, votée par
la Chambre américaine des représentants au mois
de décembre 1947, comportait deux stipulations précises:
1°) « Les gouvernements français (et italien)
s'engagent, par des accords bilatéraux négociés avant
que l'aide intérimaire ne soit appliquée, à ne rien
allouer de cette aide aux communistes et à ne pas
permettre que cette aide soit distribuée par des
organisations communistes (paragraphe adopté par
109 voix contre 57);
20) « Le Président des U.S.A. cessera d'aider la
France et l'Italie si un gouvernement dominé par
les communistes ou par la Russie accède au pouvoir
(paragraphe adopté par 78 voix contre 37). »
Ces deux amendements qui constituaient une
immixtion directe dans les affaires politiques françaises,
un diktat sans précédent dans l'histoire d'un
gouvernement apparemment souverain, on les retrouve
dans la loi contresignée par le président
Truman et dans le Plan Marshall, résumés sous
cette forme :
« Le Président des U S A. mettra rapidement fin
à l'octroi de l'aide dans le cadre de la présente loi,
chaque fois qu'il estimera que des changements étant
intervenus dans la situation l'octroi de l'aide n'est
plus souhaitable. »
Toute la politique française depuis douze ans,
depuis qu'ont été écartés du gouvernement les
ministres communistes, découle de cette option décisive,
à la fois anticommuniste et antinationale.
Elle a ouvert à un gouvernement étranger des
droits pratiquement illimités d'ingérence dans les
affaires économiques, financières et politiques de la
France.
Elle a subordonné, avec le Pacte Atlantique et
l ' O T A N . , les budgets militaires français a des
décisions étrangères, en intégrant la France à un
bloc militaire à direction germano-américaine.
Elle a finalement conduit l'armée française sous
le commandement d'un général hitlérien, Speidel,
organisateur de l'assassinat du Président Barthou en
1934, assassin d'otages français de 1940 à 1942.
Cette politique a été constamment suivie par
tous les présidents du Conseil, violemment anticommunistes,
depuis 1947: par Georges Bidault
comme par Guy Mollet ou Antoine Pînay.
[…]
Ni à l'intérieur, ni à l'extérieur, une politique
de la grandeur française ne peut être dirigée contre
la classe ouvrière et son Parti communiste. La peur
du peuple conduit à la trahison de l'intérêt national.
Une véritable politique de la grandeur française
exige que la France cesse d'être, par anticommunisme,
par peur de la classe ouvrière, dans une position
de vassale à l'égard du suzerain américain et
de son représentant européen : Adenauer.

Cela ne doit pas nous conduire à l'isolement de
la France. […]
Le slogan réactionnaire, maurrassien, de « la
France, la France seule », non seulement aboutirait
aux pires déboires, mais contredirait à la tradition
française de l'universalisme. Ce n'est pas en s'isolant
dans le concert des nations, mais en restant fidèle,
dans ses actes, à ses principes et à ses traditions,
que la France a connu son rayonnement le plus
grand.
Cela ne doit pas nous conduire non plus à un
prétendu « renversement des alliances ». Il s'agit
pour la France de ne pas contribuer à perpétuer la
politique des blocs militaires et de la course aux
armements qui constitue, à l'âge atomique, un danger
mortel pour l'humanité. Il ne s'agit donc pas
de jeu de bascule et de changement de camp. Le
peuple de France tient à l'amitié et à l'alliance du
peuple américain. Mais il ne confond pas l'alliance
avec la vassalité. Il entend donc maintenir ses liens
d'amitié et d'alliance avec le peuple américain dans
toute la mesure où ils n'excluent pas les liens d'amitié
et d'alliance avec aucun autre peuple. C'est là le
critère fondamental de l'indépendance nationale.
Il fut un temps où le général de Gaulle
même reconnaissait cette nécessité : c'était le temps
ou nul encore n'aurait osé nier que la libération de
la France et l'indépendance de notre pays s'étaient
jouées d'abord à Stalingrad. Le général de Gaulley
qui alors n'acceptait pas aussi légèrement qu'aujourd'hui
la suzeraineté américaine et l'hégémonie
d'Adenauer en Europe, proclamait : « Pour la
France et la Russie, être unies c'est être fortes.
Se trouver séparées, c'est se trouver en danger. En
vérité il y a là comme un impératif catégorique de
la géographie, de l'expérience et du bon sens . »
On ne saurait mieux dire […]
Pour que la France conserve son indépendance,
il faut que notre politique extérieure ne soit plus
dominée par les préoccupations de classe et qu'elle
vise avant tout a des rapports internationaux sans
exclusives, seuls capables de garantir son indépendance.
C'était en ce sens que Maurice Thorez définissait,
dés 1937, une véritable politique d’indépendance,
Lorsqu’ il proclamait que le destin de la
France ne devait être décidé ni à Londres, ni à
Rome, ni à Washington, ni à Moscou, mais à Paris
et à Paris seulement. Cette devise est demeurée
inflexiblement la nôtre.

*

C’EST seulement lorsque notre peuple, cessant
 d'être mis au service des intérêts de la grande
bourgeoisie décadente, se libérera, par une politique
de paix et une politique d'indépendance nationale,
du fardeau écrasant des guerres coloniales et de la
course aux armements imposée par la coalition atlantique,
qu'il deviendra possible de travailler à la vraie
grandeur de notre patrie.
Alors deviendront possibles de grands investissements
productifs pour l'équipement technique et
industriel de notre pays, parce que sera détruit le
mirage de placements de rentiers dans des peuples
asservis, et que disparaîtra pour le capitalisme français
la perspective de faire de la France un pays usurier.
[…]
Mais la principale des richesses françaises n'est
pas dans le sol, mais dans les hommes. Or, dans un
régime inspiré par des intérêts de classe, où l'on
compte seulement 3 % de fils d'ouvriers dans les
universités, on laisse en friche la plus grande partie
de l'intelligence nationale. La réalisation d'une véritable
démocratie est donc une condition essentielle
de la grandeur française.
Elle seule permettra, comme l'a prouvé l'expérience
du Front populaire de 1936, créant le Centre
national de la recherche scientifique, et l'expérience
de la Libération fondant, avec Joliot-Curie, le
Commissariat à l'énergie atomique, de donner à la
pensée et à la culture françaises, à la science et à
a recherche créatrice, avec l'appui de tout le peuple,
les moyens de recréer la grandeur française.
Une démocratie véritable c'est un régime qui
donne à tous les citoyens les moyens de développer
pleinement les richesses humaines qu'ils portent en
eux.
Le régime actuel de la France, sous la domination
du grand capital, saccage la plus grande des
richesses françaises.
 […]
Analysant, en mars 1955, cet aspect de la loi de
la paupérisation, Maurice Thorez écrivait : « Les
forces productives sont gâchées et détruites, et
d'abord la classe ouvrière. Se battre contre l'exploitation
et la surexploitation des prolétaires, contre la
spoliation des masses laborieuses, c'est la seule
façon d'assurer l'avenir de la France, d'abord sur le
plan élémentaire de la lutte contre l'épuisement et
la mortalité, pour la santé et la vie normale du
peuple.
C'est aussi la seule façon de s'opposer à la stagnation
et au parasitisme dans l'économie nationale,
au malthusianisme, à l'inutilisation chronique d'une
grande partie du potentiel productif du pays, donc
de lutter, sur le plan économique, pour l'avenir
de la nation. »

Roger Garaudy, Qu'est-de que la grandeur française ?, 1958