28 septembre 2016

Quelle place pour la foi dans la société ? Par Roger Garaudy



Fresques San Antonio de la Florida.
Détail. Goya.1798. Saint Antoine
de Padoue
Nous devons […] éviter maints écueils :
     La conception dite libérale, où l'État n'intervient pas dans la
religion, ses rites et ses dogmes. Cette privatisation de la religion
porte sur les croyances et non sur la foi. Or la croyance
est une manière de pensée, la foi une manière d'agir. La tolérance
sera donc totale en ce qui concerne la croyance, mais il
est interdit à la foi d'agir sur les structures concrètes du
monde, selon les intérêts des individus et des groupes.
« Assistez à la messe » comme à une commémoration, « écoutez
la lecture de la Thora » par votre rabbin, « prosternez-vous », derrière
votre imam, mais, à la sortie, insérez-vous docilement
dans le système.
Ayez toutes les idoles intellectuelles que vous voulez pourvu
que vous n'interveniez pas, au sortir du temple, pour changer
l'ordre établi par le libre jeu du monothéisme du marché, régissant,
dans la pratique, toutes les relations humaines.
     A l'inverse, le totalitarisme prétend régner à la fois sur les
esprits et sur les corps, sur la foi et les actions qu'elle commande,
soit en érigeant l'Etat en une religion, soit en faisant
d'une religion particulière une religion d'État qui établira un
nécessaire dualisme politique et social. Qu'il s'agisse d'un
État juif, d'un État chrétien, ou d'un État islamique, celui qui
n'appartient pas à la religion officielle est un citoyen de seconde
classe.
De ce point de vue la prétention chrétienne d'être la religion
universelle est une forme typique de colonialisme spirituel,
inséparable du colonialisme tout court.


     Quelle que soit la solution choisie la confusion de la croyance
religieuse et de la foi vivante et agissante à l'intérieur de
toutes les religions rend le problème insoluble par la résurgence
des intégrismes, qui consistent à prétendre que tous les
problèmes ont été résolus, et pour toujours, par leurs pères
fondateurs.
Si Bouddha, Moïse, Jésus, Mohammed, ont apporté des
réponses et des solutions aux interrogations et aux problèmes
de leur temps, cela ne nous dispense en aucune manière de la
responsabilité de résoudre, à partir de leurs principes, les problèmes
de notre temps : aucun sutra bouddhiste, aucun verset
de la Bible ou du Coran, ne nous permet de résoudre, sans
une interprétation préalable, les problèmes posés par l'énergie
atomique, les multinationales, la spéculation boursière, le
colonialisme, ou autres, qui ne se posaient pas au temps des
prophètes. Nous pouvons seulement, à partir des principes
qu'ils ont apportés, prendre, à tout risque, la responsabilité de
les appliquer dans des situations historiques radicalement
nouvelles.
Ceci n'implique aucun relativisme, ni éclectisme, ni syncrétisme.
Chaque religion a sécrété, autour des principes communs
à toute acceptation de la transcendance, des valeurs absolues,
des cultes avec leurs rites et leurs dogmes propres à chaque
culture pour tenter une approche de l'absolu. Il se peut que
cette liaison ou cette soumission à Dieu qui exige la participation
entière de notre être, y compris de notre corps, donne une
forme particulière à la prière et à l'adoration, qui vont ensuite
informer notre action.
La tradition culturelle de chaque peuple peut ainsi s'exprimer
par une attitude particulière du corps, celle du yoga (joug)
soumission à Dieu, pour les uns, de la prosternation ou de
l'agenouillement pour d'autres.
L'essentiel est que cette posture du corps facilite la communication
avec Dieu ou avec la sagesse (de quelque nom qu'on les
désigne), et ne se dégrade pas en une gymnastique sans âme.
La diversité des religions, par la fécondation réciproque des
cultures qui les spécifie, est une richesse que l'on ne peut
détruire en imposant à l'autre la forme d'expression dont nous
sommes, avec notre culture, les héritiers.
Nous ne pouvons revendiquer le monopole des voies d'accès
à la transcendance, que nous l'appelions salut, libération,
moksha ou nirvana.
Nous pouvons seulement, avec le plus grand respect du comportement
rituel des autres, et des symboles par lesquels ils
expriment leur foi, leur sagesse ou leur Dieu, nous enrichir de
leur expérience, gravissant, par des voies diverses, la même
cime, inaccessible peut être, qui nous fait rechercher le sens de
notre vie et de notre histoire, et les voies de son accomplissement.

En résumé, ce qu'il y a le plus précieux, ce n'est pas ce qu'un
homme dit de sa foi, mais ce que cette foi fait de cet homme.
Comment le libère-t-elle de ses aliénations ?
C'est-à-dire de ses ambitions personnelles réalisées par l'écrasement
des autres, de ses projets partiels, individuels ou
nationaux, qui ne tendent pas à la création d'une communauté
universelle, symphonique, fin suprême de la foi qui appelle
toutes les religions à la transcendance, au dépassement de
soi.

     Une démystification spirituelle est d'abord nécessaire.
Il faut certes corriger l'erreur d'aiguillage commise à la
Renaissance lorsque l'on appela raison la seule science des
moyens, en la mutilant de son autre dimension fondamentale,
seule capable d'en mettre les merveilleuses découvertes au
service de l'épanouissement de l'homme et non de sa destruction:
la sagesse,qui est réflexion sur les Fins.

     Mais, au delà, il faut en finir avec la pire perversion de la pensée
humaine : la notion tribale de peuple élu, divisant l'humanité
entre élus et exclus, accordant aux premiers le pouvoir de
droit divin de dominer, d'asservir ou même de massacrer tous
les autres, quels que soient ceux qui s'attribuent ce privilège,
qu'ils soient hébreux ou chrétiens d'Europe réclamant l'héritage
de l'élection pour persécuter les juifs qui s'en croyaient
détenteurs, puis les musulmans par les Croisades, puis le
monde par le colonialisme, jusqu'à ce qu'ils soient dépossédés
de ce mythique droit par le destin manifeste que se décernèrent
les États-Unis au détriment des Indiens, des Noirs,
puis du monde, sacralisant même la royauté du dollar en inscrivant,
sur chaque billet vert, que sa toute puissance était
d'essence divine : I n God We Trust.
Il faut d'abord en finir avec les lectures intégristes de la Bible
qui font d'elles la seule écriture sainte de l'humanité, alors que
chaque peuple, dans le monde, a vécu la préhistoire de son
humanité en créant les grands mythes qui balisent le parcours
millénaire de l'humanisation divine de l'homme. Tous les
peuples ont une histoire sainte : celle de l'homme à la
recherche de Dieu.
Les conséquences de ces affabulations sur un peuple élu, sans
autre fondement qu'un seul texte, sont aggravées par le fait
qu'un certain christianisme s'est prétendu l'héritier de cette
tradition, s'est approprié l'élection divine pour s'attribuer un
droit divin de domination du monde, en exerçant sur les non -
élus ses dominations, ses spoliations et ses massacres, au nom
de la même supériorité ontologique, théologique, sur les
Indiens d'Amérique, les esclaves déportés d'Afrique, et une
grande partie de l'Asie, de la guerre de l'opium à Hiroshima,
des destructions massives du Viet Nam à celles de l'Irak.

     Nous avons aujourd'hui plus besoin de Prophètes que de
politiciens, plus besoin de Bouddha, de Jésus ou de Gandhi
que de César ou de Napoléon, car rien ne commence avec les
lois et les empires : tout commence dans l'esprit des hommes,
et d'abord dans la révision sévère des religions traditionnelles
qui, par leur dégénérescence intégriste, se sont transformées
en théologies de la domination. L'intégrisme, c'est cette prétention
de toute hiérarchie religieuse comme de tout pouvoir
politique (qui se sert de la première pour justifier sa pérennité)
de réduire la foi à la forme culturelle ou institutionnelle
qu'elle a pu revêtir à telle ou telle période antérieure de son
histoire : pour nous en tenir aux religions dominantes des
dominants, et aux religions dominantes des dominés : le
christianisme ne peut plus être ce que le fit Constantin : l'héritier
d'un Empire centralisé à Rome, prétendant imposer son
idéologie et ses hiérarchies à tout le reste du monde dont on
ignore ou veut ignorer les spiritualités autochtones.
Une telle religion divise. Elle fut le prétexte de tant de
guerres ! Alors que la foi unit dans un effort solidaire de
dépassement pour parvenir à cette certitude qui demeure toujours
un risque et un postulat :
- Aucun homme ne peut prétendre avoir la foi comme on possède
un trésor. L'homme de foi est toujours en route vers un
commencement.
- Le monde n'est pas fait de choses mais de sources, de jaillissement
du sens.
- Dieu n'est pas un être (comme les choses) mais un acte (celui
d'incessamment créer). C'est pourquoi il n'a pas besoin d'être
visible pour exister : il est ce mouvement qui est en nous sans
être à nous.
Ainsi, contre les prédicants d'une fin de l'histoire, l'histoire,
comme les fleuves, n'a pas d'autre embouchure que l'Océan.

     Préparer politiquement cette mutation spirituelle universaliste,
c'est d'abord mettre fin à la prétendue mondialisation qui est
le contraire de l'universalité : c'est une entreprise impériale de
nivellement ou d'anéantissement de la culture et de la foi de
tous les peuples pour leur imposer, avec les armes et les dol-
lars des États-Unis, l'inculture et le non-sens d'une religion
qui n'ose pas dire son nom : le monothéisme du marché qui
ne serait pas seulement la fin de l'histoire mais la mort de
l'homme et du Dieu qui est en lui.


Roger Garaudy. L’avenir mode d’emploi. Pages 186 à 192