Fresques San Antonio de la Florida. Détail. Goya.1798. Saint Antoine de Padoue |
Nous
devons […] éviter maints écueils :
La conception dite libérale,
où l'État n'intervient pas dans la
religion,
ses rites et ses dogmes. Cette privatisation de la religion
porte
sur les croyances et non sur la foi. Or la croyance
est
une manière de pensée, la foi une manière d'agir. La tolérance
sera
donc totale en ce qui concerne la croyance, mais il
est
interdit à la foi d'agir sur les structures concrètes du
monde,
selon les intérêts des individus et des groupes.
« Assistez à la messe »
comme à une commémoration, « écoutez
la lecture de la Thora »
par votre rabbin, « prosternez-vous », derrière
votre
imam, mais, à la sortie, insérez-vous docilement
dans
le système.
Ayez
toutes les idoles intellectuelles que vous voulez pourvu
que
vous n'interveniez pas, au sortir du temple, pour changer
l'ordre
établi par le libre jeu du monothéisme du marché, régissant,
dans
la pratique, toutes les relations humaines.
A l'inverse, le totalitarisme
prétend régner à la fois sur les
esprits
et sur les corps, sur la foi et les actions qu'elle commande,
soit
en érigeant l'Etat en une religion, soit en faisant
d'une
religion particulière une religion d'État qui établira un
nécessaire
dualisme politique et social. Qu'il s'agisse d'un
État
juif, d'un État chrétien, ou d'un État islamique, celui qui
n'appartient
pas à la religion officielle est un citoyen de seconde
classe.
De
ce point de vue la prétention chrétienne d'être la religion
universelle
est une forme typique de colonialisme spirituel,
inséparable
du colonialisme tout court.
Quelle
que soit la solution choisie la confusion de la croyance
religieuse
et de la foi vivante et agissante à l'intérieur de
toutes
les religions rend le problème insoluble par la résurgence
des
intégrismes, qui consistent à prétendre que tous les
problèmes
ont été résolus, et pour toujours, par leurs pères
fondateurs.
Si
Bouddha, Moïse, Jésus, Mohammed, ont apporté des
réponses
et des solutions aux interrogations et aux problèmes
de
leur temps, cela ne nous dispense en aucune manière de la
responsabilité
de résoudre, à partir de leurs principes, les problèmes
de
notre temps : aucun sutra bouddhiste, aucun verset
de
la Bible ou du Coran, ne nous permet de résoudre, sans
une
interprétation préalable, les problèmes posés par l'énergie
atomique,
les multinationales, la spéculation boursière, le
colonialisme,
ou autres, qui ne se posaient pas au temps des
prophètes.
Nous pouvons seulement, à partir des principes
qu'ils
ont apportés, prendre, à tout risque, la responsabilité de
les
appliquer dans des situations historiques radicalement
nouvelles.
Ceci
n'implique aucun relativisme, ni éclectisme, ni syncrétisme.
Chaque
religion a sécrété, autour des principes communs
à
toute acceptation de la transcendance, des valeurs absolues,
des
cultes avec leurs rites et leurs dogmes propres à chaque
culture
pour tenter une approche de l'absolu. Il se peut que
cette
liaison ou cette soumission à Dieu qui exige la participation
entière
de notre être, y compris de notre corps, donne une
forme
particulière à la prière et à l'adoration, qui vont ensuite
informer
notre action.
La
tradition culturelle de chaque peuple peut ainsi s'exprimer
par
une attitude particulière du corps, celle du yoga (joug)
soumission
à Dieu, pour les uns, de la prosternation ou de
l'agenouillement
pour d'autres.
L'essentiel
est que cette posture du corps facilite la communication
avec
Dieu ou avec la sagesse (de quelque nom qu'on les
désigne),
et ne se dégrade pas en une gymnastique sans âme.
La
diversité des religions, par la fécondation réciproque des
cultures
qui les spécifie, est une richesse que l'on ne peut
détruire
en imposant à l'autre la forme d'expression dont nous
sommes,
avec notre culture, les héritiers.
Nous
ne pouvons revendiquer le monopole des voies d'accès
à
la transcendance, que nous l'appelions salut, libération,
moksha
ou nirvana.
Nous
pouvons seulement, avec le plus grand respect du comportement
rituel
des autres, et des symboles par lesquels ils
expriment
leur foi, leur sagesse ou leur Dieu, nous enrichir de
leur
expérience, gravissant, par des voies diverses, la même
cime,
inaccessible peut être, qui nous fait rechercher le sens de
notre
vie et de notre histoire, et les voies de son accomplissement.
En
résumé, ce qu'il y a le plus précieux, ce n'est pas ce qu'un
homme dit de sa foi, mais ce que cette foi fait de cet
homme.
Comment
le libère-t-elle de ses aliénations ?
C'est-à-dire
de ses ambitions personnelles réalisées par l'écrasement
des
autres, de ses projets partiels, individuels ou
nationaux,
qui ne tendent pas à la création d'une communauté
universelle,
symphonique, fin suprême de la foi qui appelle
toutes
les religions à la transcendance, au dépassement de
soi.
Une démystification spirituelle est
d'abord nécessaire.
Il
faut certes corriger l'erreur d'aiguillage commise à la
Renaissance
lorsque l'on appela raison la seule science des
moyens, en
la mutilant de son autre dimension fondamentale,
seule
capable d'en mettre les merveilleuses découvertes au
service
de l'épanouissement de l'homme et non de sa destruction:
la sagesse,qui est réflexion sur les Fins.
la sagesse,qui est réflexion sur les Fins.
Mais, au delà, il faut en finir avec la pire perversion de la pensée
humaine : la notion tribale de peuple
élu, divisant
l'humanité
entre
élus et exclus, accordant aux premiers le pouvoir de
droit
divin de dominer, d'asservir ou même de massacrer tous
les
autres, quels que soient ceux qui s'attribuent ce privilège,
qu'ils
soient hébreux ou chrétiens d'Europe réclamant l'héritage
de
l'élection pour persécuter les juifs qui s'en croyaient
détenteurs,
puis les musulmans par les Croisades, puis le
monde
par le colonialisme, jusqu'à ce qu'ils soient dépossédés
de
ce mythique droit par le destin manifeste que se décernèrent
les
États-Unis au détriment des Indiens, des Noirs,
puis
du monde, sacralisant même la royauté du dollar en inscrivant,
sur
chaque billet vert, que sa toute puissance était
d'essence divine : I n God We
Trust.
Il
faut d'abord en finir avec les lectures intégristes de la Bible
qui
font d'elles la seule écriture sainte de l'humanité, alors que
chaque
peuple, dans le monde, a vécu la préhistoire de son
humanité
en créant les grands mythes qui balisent le parcours
millénaire
de l'humanisation divine de l'homme. Tous les
peuples
ont une histoire sainte : celle de l'homme à la
recherche
de Dieu.
Les
conséquences de ces affabulations sur un peuple élu, sans
autre
fondement qu'un seul texte, sont aggravées par le fait
qu'un
certain christianisme s'est prétendu l'héritier de cette
tradition,
s'est approprié l'élection divine pour s'attribuer un
droit divin de
domination du monde, en exerçant sur les non -
élus ses dominations,
ses spoliations et ses massacres, au nom
de
la même supériorité ontologique, théologique, sur les
Indiens
d'Amérique, les esclaves déportés d'Afrique, et une
grande
partie de l'Asie, de la guerre de l'opium à Hiroshima,
des
destructions massives du Viet Nam à celles de l'Irak.
Nous
avons aujourd'hui plus besoin de Prophètes que de
politiciens, plus besoin de Bouddha, de Jésus ou de Gandhi
que
de César ou de Napoléon, car rien ne commence avec les
lois
et les empires : tout commence dans l'esprit des hommes,
et
d'abord dans la révision sévère des religions traditionnelles
qui,
par leur dégénérescence intégriste, se sont transformées
en
théologies de la domination. L'intégrisme, c'est cette prétention
de
toute hiérarchie religieuse comme de tout pouvoir
politique
(qui se sert de la première pour justifier sa pérennité)
de
réduire la foi à la forme culturelle ou institutionnelle
qu'elle
a pu revêtir à telle ou telle période antérieure de son
histoire
: pour nous en tenir aux religions dominantes des
dominants,
et aux religions dominantes des dominés : le
christianisme
ne peut plus être ce que le fit Constantin : l'héritier
d'un
Empire centralisé à Rome, prétendant imposer son
idéologie
et ses hiérarchies à tout le reste du monde dont on
ignore
ou veut ignorer les spiritualités autochtones.
Une
telle religion divise. Elle fut le prétexte de tant de
guerres
! Alors que la foi unit dans un effort solidaire de
dépassement
pour parvenir à cette certitude qui demeure toujours
un
risque et un postulat :
-
Aucun homme ne peut prétendre avoir la foi comme on possède
un
trésor. L'homme de foi est toujours en route vers un
commencement.
-
Le monde n'est pas fait de choses mais de sources, de jaillissement
du
sens.
-
Dieu n'est pas un être (comme les choses) mais un acte (celui
d'incessamment
créer). C'est pourquoi il n'a pas besoin d'être
visible
pour exister : il est ce mouvement qui est en nous sans
être
à nous.
Ainsi,
contre les prédicants d'une fin de l'histoire, l'histoire,
comme
les fleuves, n'a pas d'autre embouchure que l'Océan.
Préparer politiquement cette mutation spirituelle universaliste,
c'est
d'abord mettre fin à la prétendue mondialisation qui est
le
contraire de l'universalité : c'est une entreprise impériale de
nivellement
ou d'anéantissement de la culture et de la foi de
tous
les peuples pour leur imposer, avec les armes et les dol-
lars
des États-Unis, l'inculture et le non-sens d'une religion
qui
n'ose pas dire son nom : le monothéisme du marché qui
ne
serait pas seulement la fin de l'histoire mais la mort de
l'homme
et du Dieu qui est en lui.
Roger Garaudy. L’avenir mode d’emploi. Pages 186 à 192