L’« option préférentielle
pour les pauvres », grâce aux théologiens de la libération, déchire une
illusion mortelle: celle qui, au nom de la neutralité politique de la religion
et de l'amour, a cautionné le génocide des Indiens, l'esclavage des Noirs, et,
aujourd'hui, la division du monde entre une minorité de nantis et une multitude
d'exclus.
La désintégration
matérielle et spirituelle de l'humanité a posé des problèmes nouveaux aux
«théologies de la libération» et d'abord celui de la définition même de
«l'option préférentielle en faveur des pauvres» du fait même du changement de
la signification du terme «pauvre» au ours de ces dernières années. Déjà les
premiers théologiens de la libération avaient fait la différence entre les pays
«riches» avec leurs «poches de pauvreté» et les pays «pauvres» avec leurs
«poches de richesse».
Dans les uns, les
«pauvres» sont une minorité «marginalisée», dans les autres les «pauvres» sont
l'immense majorité et les «riches» une poignée de «collabos» des exploiteurs
des Etats-Unis ou de leurs vassaux européens.
La notion même de
«pauvreté» a profondément changé de sens au cours du dernier quart du XXe siècle.
Elle n'avait d'abord qu'un sens «relatif» (au moins dans les pays dits
« développés »): le pauvre c'était le travailleur exploité,
sous-payé. Aujourd'hui pour atteindre ce que gagne Bill Gates – le grand maître
mondial de la désinformation et du mensonge – en un jour, il faudrait, pour un
paria du Sri Lankais, travailler mille deux cents ans!
Le pauvre c'était le
chômeur, réduit au statut d'assisté par de dérisoires et humiliantes
«allocations».
La «pauvreté» était une
notion relative et, en quelque sorte «mesurable»: l'on dit par exemple qu'aux
Etats-Unis trente-trois millions de citoyens (pourvus pourtant d'un travail)
vivent « au dessous du seuil de pauvreté » tel qu'il est chiffré par
les Nations Unies. Dans les pays «sous-développés», l'on parle de familles qui
ne vivent qu'avec cinq dollars par jour, d'autres avec un dollar, sur les rives
de la mort.
Mais le grand fait
nouveau, au delà de ces évaluations quantitatives, c'est que la «pauvreté», et
le «chômage» ne sont plus des phénomènes «conjoncturels» mais «structurels»,
c’est-à-dire ne découlent pas de circonstances provisoirement défavorables mais
de la logique interne du système de l'économie de marché.
Le mot même de
«libération» désignant, au départ, les théologies, montre déjà qu'elles étaient
conscientes d'un fait fondamental: jusque-là on parlait volontiers de
«développement» comme si certains pays étaient simplement en "retard"
par rapport à d'autres dont le « développement » était sans limite
historique.
Ce "retard"
était attribué, selon certains, plus ou moins "racistes", aux
différentes "cultures", arriérées par rapport à d'autres.
Le mot même de
"théologie de la libération" montrait que le
"sous-développement" des uns était une conséquence logique du
développement des autres, une séquelle des pillages et des exploitations des
colonisateurs anciens. Avoir accès au "développement" c'était donc
d'abord de se libérer du système de domination qui l'engendrait.
Mais bien que cet
héritage pèse lourd encore sur les anciens colonisés dont les cultures
vivrières et les productions locales répondant à leurs besoins spécifiques ont
été étouffées au profit des monocultures et des mono-productions qui
correspondaient aux besoins des "métropoles" dominantes, il y a
aujourd'hui, outre ces héritages maléfiques, des sources nouvelles d'une
"pauvreté" qui n'est plus "relatives"ou même liées à
l’histoire (comme celle de la colonisation), mais découlent, avec une
inhumanité implacable, du système de ce que l'on appelle pudiquement
"l'économie de marché" et de ses conséquences
"spirituelles": « le monothéisme du marché ».
Les notions de
"pauvreté", d’« exploitation », de
"sous-développement" sont aujourd'hui dépassées par celle d’« exclusion ».
On est "exclu"
de quoi ? Du marché. C’est-à-dire que le système n'a plus besoin ni de
votre travail (la machine informatique ou robotique réduit chaque jour le
nombre de travailleurs nécessaires; la "délocalisation" élimine les
fonctions les plus coûteuses en mobilisant la main d’œuvre la moins chère – y
compris celle des enfants, ou, comme aux Etats-Unis, celle des condamnés; les
concentrations d'entreprises permettent d'éliminer les «doubles emplois» à tous
les niveaux: de la maîtrise aux frais d'entretien; et plus encore peut-être, le
déplacement de capitaux retirés à l’« économie réelle » – celle qui
produit des biens de consommation, pour se porter sur la spéculation où
l'argent ne produit que de l'argent; des fortunes virtuelles rapidement
accumulées et sans travail, dont le montant clignote sur les écrans des
ordinateurs dans toutes les Bourses du globe, par le jeu génocidaire de la
« mondialisation ».
Tel est le système dont
la pérennité nous est présentée avec la nécessité inéluctable d'une loi de la
nature comme la pesanteur:
M. Michel Albert, homme
d'affaires et économiste de premier rang (ancien commissaire au Plan et
président du Centre d'études prospectives et d'informations internationales –
C.E.P.I.I.) écrit, en 1992: « Pourquoi ce bénéfice? Ne posez jamais cette
question, parce que vous serez immédiatement expulsé du sanctuaire pour avoir
mis en doute l'article premier du nouveau credo : la finalité du bénéfice c'est
le bénéfice. Sur ce point il n'y a plus de discussion. » Nous pourrions
poursuivre cette énumération mais il suffit d'en résumer les conséquences:
une production pléthorique.
Les Etats-Unis et le
Canada, à eux seuls, pourraient nourrir sept milliards d'habitants, mais dans
un monde où il existe déjà plus de deux milliards d'affamés le système
"européen" du P.A.C. institué en 1992 exige que 16% de la terre
française soient en friche. En 1998 l'Europe compte un million d'actifs
agricoles en moins, dont trois cent mille en France. Du point de vue
industriel, le scandale n'est pas moins grand: par exemple l'Inde et le
Pakistan, gros producteurs de textile et de coton, sont obligés d'acheter des
fibres industrielles concurrençant la production nationale.
L’« exclusion »
est donc un phénomène nouveau qui caractérise l'apogée de la victoire du
capitalisme : la rationalité est identifiée à la rentabilité. De ce point de
vue, il est aisé de définir les exclus:ils sont exclus du marché parce qu'on
n'a plus besoin de leurs bras ni même de leur cerveau (il ne s'agit plus de
penser le monde mais seulement le rendement financier des opérations) et on n'a
plus besoin d'eux comme consommateurs car la production est pléthorique, mais
il ne sont pas solvables.
Ils sont de "trop
"!
Roger Garaudy