24 septembre 2016

A l'aube d'une troisième ère de l'humanité

Si l'on rejette comme opérations mercantiles subalternes les spéculations millénaristes sur le « troisième millénaire », et si l'on examine l'histoire à vol d'aigle non par numération des batailles et des dominations, mais par les grands moments créateurs de l'avenir, il apparaît que nous sommes, si nous savons mener ce combat, à l'aube d'une troisième ère de l'humanité .
Depuis la naissance de l'homme et pour assurer matériellement sa survie se sont succédées deux formes fondamentales de civilisation . Lorsque les hommes cessèrent de vivre comme les autres animaux de ce que leur donnait spontanément la nature par la cueillette la chasse ou la pêche, ces nomades devenaient sédentaires, d'abord là où les grands fleuves donnaient à la terre les meilleures conditions de vie pour l'agriculture et la pêche. Le berceau des premières civilisations ce fut les grands fleuves.
La Mésopotamie (son nom même l'indique), c'est « le pays d'entre les fleuves »: le Tigre et l’Euphrate. La Chine a son berceau dans le delta du Fleuve Jaune; l'Inde de Mohendjo Daro et d'Harappa, sur les rives de l’Indus, l'Égypte sur celle du Nil.
Les grandes voies fluviales permirent aussi des liaisons et des échanges avec les autres îlots de culture, et, le long des mers, naquit, et se développa un deuxième âge de l'homme : les civilisations de la mer dans les régions côtières, qu'il s'agisse, en Occident, de l'Empire romain dans ce qu'ils appelaient « notre mer »: la Méditerranée, ou de l’Empire chinois qui exerça son influence sur toute l'Asie baignée par l’Océan. Il fallut des siècles pour passer de « l'économie fluviale » à « l'économie côtière ».
Aujourd'hui subsiste une terrible dualité entre la terre et la mer: à l'exception de l'Europe, 60% de la population mondiale habite aujourd'hui dans les régions côtières considérées comme développées et prospères alors qu'elles ne représentent que 19% de la superficie du globe. C'est un facteur important de sa « cassure » avec les grandes poches désertiques ou sous-peuplées et enclavées de l'Afrique, l'Asie, et des forêts vierges de l'Amérique du Sud.
Longtemps les spécialistes de la « géopolitique » spéculèrent sur les moyens de domination de la  terre ou de la mer qu'il s'agisse de Mackinder au moment de l’hégémonie coloniale de l’Angleterre et de sa maîtrise des mers, ou de Hausofer pour le rêve impérial allemand d’hégémonie territoriale des grandes masses terrestres.
Ces projets de partage ou de domination du monde subsistent encore en arrière fond du thème du « choc des civilisations » d'Huntington sous le masque d'oppositions religieuses entre la « civilisation judéo-chrétienne et les collusions islamo-confucéennes ».
En face de ses spéculations millénaires sur la « cassure » et les affrontements du monde et de la rivalité de ses hégémonies, il s'agit aujourd'hui de passer à une troisième ère de la civilisation du monde, par le développement solidaire d'une humanité mettant fin à ses cassures millénaires. Les étapes du « progrès » de l'humanité ne se comptent pas par millénaires, mais par étapes de la crise de conscience de son développement et la mise en oeuvre de son unité ainsi que par les créations décisives des hommes pour l'orientation de leur destin.. Il s'agit aujourd’hui, après la faillite de la « mondialisation », nom nouveau de la domination impériale du monde par les grands monopoles de l'Amérique et de ses vassaux, d'un remodelage global du monde par un « développement solidaire » de toutes ses cultures.
Au moment où les « millénaristes » intéressés tentent de nous forcer de croire – par des prétextes dignes de Nostradamus ou de Paco Rabanne – qu'une ère nouvelle allait naître, les maîtres criminels du statu quo (de Bill Gates à Soros et à leurs marionnettes Clinton ou Chiraquo-jospiniennes) nous prédiraient ce que serait – par simple extrapolation technologique des jours heureux du même millénaire, je n'étais pas loin de partager l'opinion d’Egdar Morin définissant le « changement véritable » par un acte humain; mais avec cette différence: je crois que le troisième millénaire a commencé à Seattle – et sans se faire d'illusion sur ses effets pratiques immédiats - un véritable « événement » s'était produit: le projet des dirigeants américains et de leurs vassaux étaient mis en échec par une mobilisation planétaire qui refusait la conception impériale de la « mondialisation » permettant aux plus riches de devenir de plus en plus riches et de moins en moins nombreux et aux plus pauvres d'être de plus en plus pauvres et de plus en plus nombreux.
Il serait en bien des cas difficiles aujourd’hui de classer automatiquement tel pays asiatique comme capitaliste ou socialiste. Il est vrai que plusieurs d'entre eux, parmi les moins importants, sont devenus des appendices subordonnés de grands pays capitalistes d'Europe ou des Etats-Unis, mais pour ceux dont l'étendue territoriale ou la puissance créatrice a permis d'avoir, malgré des années de présence des colonialistes, une évolution relativement autonome, l'analyse doit être plus prudente: en particulier pour la Chine, l'Iran, le Japon, l'Inde, la Malaisie, et quelques-uns autres à une autre échelle de grandeur.
Ils ont certes, rassemblé autour de leur entreprise de portée mondiale pour le sauvetage de l'avenir des hommes et de leur terre, mais il subsiste encore parmi les plus grands, des mutations incertaines des équilibres instables et dont il nous serait difficile, dès maintenant, de définir le choix final. En dehors de l'immense Russie dont personne aujourd'hui ne peut prédire avec certitude l'avenir, nous esquisserons quelques hypothèses de travail sur quelques pays asiatiques qui sont aujourd'hui en pleine mue. L’Occident qui s'était pendant des siècles approprié la maîtrise de leur avenir, qu'il s'agisse de la guerre de l'opium contre la Chine, du diktat du commodore Perry au Japon, ou de la colonisation directe de la France dans la presqu'île indochinoise ou de la Hollande dans l'archipel d'Indonésie et de la Malaisie, cherchent un avenir qui leur soit propre, c’est-à-dire à la fois sur le prolongement de leur histoire et de leurs cultures millénaires, et capables d'intégrer ce qui, dans les techniques de l'Occident, peut aider à l'épanouissement de l'homme et non à sa destruction.
Un retour pur et simple au passé, sous prétexte de maintenir intacte leur identité, est une entreprise absurde de quelques intégristes qui refusent systématiquement tout ce qui, dans les techniques de l'Occident a contribué à l’élargissement des possibilités de l'homme: il ne peut s'agir de revenir de l'éclairage électrique à la torche de résine, ou du camion à la charrette à bras. De même qu'est non seulement absurde mais criminelle la tendance inverse à confondre modernisation avec occidentalisation, et d'accepter les invasions du Coca-Cola ou des films de violence d’Hollywood au détriment des jus de fruits tropicaux, ou les gesticulations parfois sanglantes des Night Clubs, à la place des grandes épopées du Ramayana, des danses liturgiques de Bali ou des films de Kurosawa ou de Misoguchi.
D'immenses désillusions ont traumatisé le continent, qu'il s'agisse de l'implosion de l'espérance socialiste dans l'ancienne Union soviétique, ou de la faillite des aventures financières globalisantes des petits pays colonisés par les purulences de l'Occident américanisé.
Les hésitations actuelles et les alternances de domination politique, au Japon et en Inde par exemple, mais aussi en Malaisie, sont des crises d'orientation où se joue l'avenir du monde: selon que la balance penchera sans retour vers l'imitation des maladies de l'Occident américanisé ou que sera trouvé un point d'équilibre où les «valeurs asiatiques» fondamentales, les traditions brahmaniques, les valeurs chevaleresques du Japon ancien, ou la sagesse bouddhique sauront à la fois intégrer et maîtriser les puissances nouvelles de la technique et les mettre au service de tous.
La mise en question du «modèle occidental» dans lequel le «marché» joue le seul rôle régulateur des relations personnelles ou sociales est nécessaire: ce système, on l’a vu, fait en Asie, par la famine ou la malnutrition, l'équivalent de morts d’un Hiroshima tous les deux jours; le chômage et l'exclusion qui gagnent, en Europe même, montrent que les catastrophes des «dragons» asiatiques, survenues à partir de 1997, ne sont pas seulement une «crise asiatique» mais une crise du capitalisme mondial embrassant la planète entière, depuis l'Amérique où les accords de servitude et de misère de l’ALENA lient, en un marché unique, le Mexique aux Etats-Unis et au Canada, jusqu'à l'impossibilité de donner à l'Europe une unité autre que celle d'un marché aux concurrences sauvages, maintenu sous la tutelle du dollar grâce à son euro agonisant dans l'indifférence générale avant même sa naissance (s'il naît jamais!).
Le Japon a connu, après Hiroshima, la férule de Mac Arthur et la course à la croissance économique. L'Inde a vécu deux siècles siècles de domination économique, politique et militaire, avec ses famines et ses divisions entre musulmans et hindous savamment entretenues par l'occupant afin de diviser pour régner. Le Viêt-Nam a connu l'exportation éhontée du colonialisme français, puis le napalm américain, double visage de l'Occident en Asie, et l'aide empoisonnée par les exigences de deux alliés rivaux: l'URSS et la Chine.
L'exemple du Japon est caractéristique : il a tenté de maintenir ses «trois trésors» : l'emploi à vie, le salaire à l'ancienneté, et le syndicat d'entreprise, à travers 1e développement broyeur du dogme libéral de la «flexibilité», c’est-à-dire l'exigence de la «productivité» à l'américaine où l'ouvrier est un objet jetable comme un Kleenex ou rachetable à des conditions toujours plus précaires selon les aléas de l'entreprise.
Il est devenu de plus en plus clair qu'il ne s'agissait pas, en 1997, d'une crise «asiatique», frappant d'abord les implantations occidentales en Asie, et chavirant lorsque les investissements faiblissaient. Jusque-là, le FMI et la Banque mondiale pouvaient «boucher les trous», à coup de prêts provisoires gagés sur une obéissance politique rigoureuse, à la manière dont on avait procédé au Mexique lors de l'application stricte du «libre échange» entre partenaires inégaux, afin que les plus gros requins puissent "librement" dévorer les poissons plus faibles.
Les idéologies occidentales de la fin d’un monde se dissipent aujourd’hui, même dans les pays qui furent leur terreau mortel, comme les brumes des bas-fonds, se dissipent lorsque les premiers rayons du soleil illuminent les cimes : celles d’où l’on appelle l’homme, tous les hommes, à accomplir leur destin : celui de l’unité divine du monde.

Roger Garaudy 
Extrait de  http://rogergaraudy.blogspot.fr/2012/09/qui-sera-ton-dieu-par-roger-garaudy_21.html