Un devoir majeur exige
des musulmans une lecture critique du Coran, c’est-à-dire une critique à la
fois historique des conditions dans les quelles le verset est
« descendu » et avec quel objectifs, afin de l’appliquer dans les
conditions nouvelles utilisant une autre langage pour en réalises les fins
éternelles, et une lecture allégorique, c’est-à-dire en n’oublient jamais la
transcendance de Dieu, sans comme mesure avec l’homme, et ne lui parlant que
par paraboles comme l’homme ne peut l’évoquer que par métaphores.
L’un des commentateurs
les plus profonds du Coran, Zamakhshari, dans son exégèse du verset 35 de la
Sourate XIII, où le Paradis est évoqué sous la forme d’un jardin avec des eaux
vives, écrit qu’il s’agit d’une «parabole qui, au moyen de l’image de quelque
chose que nous connaissons par expérience, désigne ce qui est au-delà de ce que
nous pouvons atteindre par la perception. »
Zamakhshari énonce ainsi
le principe fondamental de toute théologie et de toute exégèse : le divin ne
peut ni se percevoir ni se concevoir, mais tout au plus se
« désigner ».
1 ° - Toute renaissance à
la fois politique et spirituelle de l’Islam exige une lecture nouvelle du
Coran, libérée des commentaires desséchés et desséchants des ulémas officiels.
2° - Le problème de la «
modernité « ne doit pas être abordé à partir d’une idéologie occidentale, dite
« moderne «, excluant le problème des fins
dernières de l’homme et réduisant la raison à la recherche des moyens techniques de la puissance et de
la richesse, principe de son colonialisme, militaire, économique et culturel.
Un effort de renaissance
de l’Islam a été tenté au cours du XIXe siècle et dans la première moitié du
XXe.
Un grand mouvement de
réforme commença avec El Afghani (1838-1897). Il n’empruntait rien à
l’Occident, sauf sa technologie. Mais sur le plan spirituel, celui des
finalités, son «retour aux sources» n’était pas un retour à la tradition, mais
un retour au Coran, lu avec les yeux
d’un homme du XIXème siècle. Cette nouvelle lecture du Coran ouvrait la
possibilité d’une régénération : « Dieu, disait-i1 en citant le Coran
(Sourate XIII, verset 1), ne modifie pas l’état d’un peuple tant que les
individus (qui le composent) ne modifient pas ce qui est en eux-mêmes. »
Cela le mit déjà aux prises avec les traditionalistes.
Il inspira toute une
lignée de réformateurs dont le plus célèbre fut Mohammed Abdou, qui le
rencontra en 1882 au Caire. et, devenu grand cheikh d’El Azhar, donna, sous son
influence, dans sa Lettre sur l’unité
(tawhid) une lecture à la fois fidèle et répondant à la situation historique du
monde . Rashid Redha continua, en Égypte, son œuvre dans le journal Al Manar (le phare) à la tête duquel lui
succéda Hassan El Banna (1906-1949) qui fonda «Les Frères Musulmans» en 1922. Homme
d’action, il avait si parfaitement conscience de l’unité coranique du message
divin qu’il exigea que des chrétiens siègent, à part entière, à la direction du
mouvement des Frères Musulmans.
Sa volonté d’unité du
monde le conduisit, lui aussi, à une «option préférentielle pour les pauvres» :
c’est parmi les paysans pauvres (les fellah) de la vallée du Nil, qu’il créa
ses premières communautés de base, ses premières coopératives, se premières
«banques islamiques», banques des pauvres, sans «intérêt», conformément à
l’interdiction islamique du «riba» (l’argent gagné sans travail),
cellules-mères d’une «civilisation nouvelle», échappant au «monothéisme du
marché» à la fois par la reconnaissance de la dimension transcendante (divine)
de l’homme et par le souci d’unité des principes de la «shari’a» (de la voie de
Dieu) tels qu’ils sont définis dans le Coran, c’est-à-dire communs à toutes les
religions révélées : Dieu seul possède, Dieu seul commande, Dieu seul sait,
permettaient ainsi à la première génération des «frères musulmans» de
relativiser la propriété (le
propriétaire n’est que le gérant responsable); le pouvoir (le principe coranique de la «shura» (concertation excluant toute dictature d’un homme ou d’un
parti) ; le savoir (le savoir de
l’homme n’est toujours que relatif, provisoire, inachevé). C’était là le
contrepoison de tout dogmatisme et de tout clergé se considérant comme
fonctionnaire de l’absolu et dépositaire d’un savoir intangible.
Cette shari’a
fondamentale inspira souvent des législations («fiqh») originales telles que
des réformes agraires enlevant aux grands propriétaires terriens leur
accaparement du sol pour le donner à ceux qui le travaillent, des systèmes
fiscaux frappant les grosses fortunes héréditaires par un impôt direct, à l’inverse
des impôts indirects sur la consommation qui frappent les démunis plus que les
nantis ; des institutions participatives dans les entreprises pour éviter,
comme le recommande le Coran, l’accumulation de la richesse à un pôle de la
société et de la misère à l’autre.
Ce «retour aux sources»
qui, pour Hassan El Banna, était un retour au Coran, fut parfois mal interprété
par ses disciples qui en firent un «retour à la tradition», c’est à dire à des
interprétations du Coran correspondant aux besoins de telle ou telle époque (ou
aux` besoins de tel pouvoir.)
De telles «ouvertures»
sur une civilisation nouvelle, échappant au «monothéisme du marché», comme «les
communautés de base» et les théologies de la libération des chrétiens, furent
en butte à l’hostilité des pouvoirs établis: Hassan El Banna fut assassiné en
1949, d’autres de ses disciples furent torturés ou pendus au nom d’une
«orthodoxie» choyée par les pouvoirs.
Mais les perspectives
d’une civilisation alternative, ne faisant pas abstraction de la dimension
transcendante de l’homme, ni de l’option préférentielle pour les pauvres,
reste, pour les chrétiens comme pour les musulmans, même si le développement en
est entravé, «pierres vives», graines d’avenir pour la construction du futur.
En fait, malgré la distorsion
des enseignements d’Hassan El Banna et l’étroitesse sectaire d’un grand nombre
de dirigeants du mouvement qu’il avait fondé, la nécessaire relecture du Coran,
momifié par une grande partie des «ulémas» officiels, l’esprit d’ouverture des
réformateurs demeura vivante à travers le monde:par exemple, en Algérie de
cheikh Ben Badis à Bennabi, au Pakistan avec Mohammed Iqbal, en Iran avec Ali
Shariati, en Amérique même avec Fazlur Rahman.
Leurs grandes voix se
sont tues avec leur mort, au milieu du XX ème siècle, mais la flamme qu’ils ont
allumée ne doit pas s’éteindre pour permettre un réveil spirituel et politique de l’Islam vivant.
Roger GARAUDY