La foi n’est pas une
philosophie, une manière de penser, mais une manière de vivre. Pour être vécue
dans sa vérité, par laquelle en se connaissant soi-même on connaît Dieu, elle
exige une ascèse, une réalisation spirituelle par laquelle l’homme se dépouille
de l’illusoire : des regrets qui lui font trouver un passé fantôme, des désirs
qui lui font projeter de fantasmagoriques avenirs, d’un « moi» prétendant
exister par lui-même, comme réalité autonome, comme s'il s’était donné à
lui-même l’être.
Comment s’opère cette
sortie du temps ? Par ce que les soufis appellent «l’anéantissement » (fana).
Le poète indien et
musulman Kabîr nous découvre à la fois le principe et la fin du
« fana » :
« D'abord : mourir,
à tout désir.
Si tu es sans désir tu es
le roi des rois.
... qui meurt ainsi de
son vivant, renaît.
Vois, frère, le grand
vent de la gnose a soufflé.
Il a tout balayé, le
voile et l’illusion
et les liens de
Maya. »
Alors survient la
délivrance du temps et l’illumination :
« Il n’y a plus en
moi nulle trace d'un «je» ;
où se tournent mes yeux
je ne vois plus que toi.
quand j'étais, Dieu
n’était pas,
et maintenant Dieu est,
mais moi, je ne suis plus.
Sa lumière a fait fuir
l’ombre de mon moi. »
Telle est la réalisation
spirituelle suprême : l’annihilation du petit moi et l’identification à Dieu
qui pense et vit en moi : « Celui qui se connaît soi-même est perdu dans
l’Un. Je suis en tout, tout est en moi. »
Cette illumination de
Kabîr, nourrie à la fois de la «non-dualité » indienne (advaita) et de la vision coranique du
« tawhid », est celle de
tous les spirituels.
La recherche de Dieu est
essentiellement destruction des idoles, c'est à dire de toutes les réalités qui
prétendent se suffire à elles-mêmes, ne pas dépendre en leur existence de celle
de Dieu.
Détruire l’idolâtrie en
sa racine, exige de combattre l’idolâtrie du « moi », l’illusion du
« moi » d'être une réalité autonome, centre et mesure de toute
chose : « L’idole de chaque homme est son propre ‘moi’ ». (
Futuwah 33 )
Parce que le «moi »
est à la fois le lieu de nos dépendances et le lieu de nos désirs ; il nous
fait entrer dans le jeu des échanges, des rapports de force, des causalités
subalternes qui paraissent contraignantes dans la mesure seulement où l’on a
l’illusion de croire qu'elles puisent en elles-mêmes leur force, leur sens,
leur valeur, leur réalité même.
Tout au contraire : «Le
soufi est celui qui ne possède rien et n’est possédé par rien. »,
déconnecté de tous les attachements temporels. C'est l’expérience de tous les
mystiques : «Si tu veux arriver à être tout, veille à n’être rien de
rien », dit Saint Jean de La Croix dans sa Montée au Carmel ( I, 13. )
« Tant que tu es
conscient de toi-même, écrit Attar, tu ne verras que le multiple ; une fois
mort à toi-même tu verras partout l’Un. »
Tel est le
« fana » des soufis musulmans: faire le vide en soi pour que l’Un
seul y règne.
« L’anéantissement
(fana) consiste en ceci : la conscience intérieure (batin) est envahie par la
Réalité Vraie, et il ne lui reste plus aucune conscience de ce qui n’est pas
lui[1]. »
Mourir à soi, effacer
toute limitation du «moi», pour vivre de la vie éternelle du Tout, de l’Un, est
l'épreuve majeure de tout mystique, le vœu de son plus haut désir.
Un exemple
particulièrement typique du maintien des traditions anciennes dans des époques
ou des contrées où les structures sociales les ont rendues totalement
obsolètes, est celui du statut de la femme. Il consacre dans la plupart des
pays occidentaux des inégalités flagrantes de salaires : 20% de moins que
les hommes à qualification et responsabilités égales. Discrimination plus
marquée encore dans le choix des cadres économiques comme des responsables
politiques. Les exceptions outrageusement médiatisées ne changent rien au fait
de la proportion infime de femmes chefs d'entreprises ou occupant des postes
dirigeants, même dans les secteurs publics. L'Église catholique consacre
l'infériorité ontologique de la femme en lui refusant le droit d'administration
des sacrements, et plus généralement, en lui interdisant l'accès à la prêtrise.
Il en est de même, parfois
en pire, dans certains pays musulmans, où la subordination de la femme et
l'infériorité de son statut humain, depuis le droit familial jusqu'au droit à
la culture et au gouvernement des États est demeuré, en vertu du littéralisme
des traditionnalistes, ce qu'il était il y a des siècles et dans les conditions
historiques du Moyen Orient.
Les religions
institutionnelles sous la pression immobiliste de leurs hiérarchies cléricales
ou de leurs « docteurs de la loi » y jouent le rôle le plus néfaste,
qu'il s'agisse des juifs, des catholiques ou des musulmans, dans leur
« majorité » essentiellement rétrogrades et fossoyeurs de la foi.
Roger GARAUDY