POURQUOI JE SUIS MUSULMAN
par Roger GARAUDY [NDLR: L'article est de 1983, Garaudy a rejoint l'islam depuis peu -en 1982. Court, clair, cet article permet de saisir l'ampleur et l'originalité de la démarche garaudienne, loin des simplifications abusives et des clichés prétentieux ou, inversement, dévalorisants]
Ceci
n'est pas une confession, mais un effort pour lire, à
travers
l'histoire d'une vie , la trajectoire d'un siècle.
J'ai eu
vingt ans en 1933. Au moment où la grande crise
Soixante
dix millions de chômeurs dans le monde industrialisé.
Des
enfants sans lait, quand on abattait en Hollande des milliers
de
vaches laitières. Du blé brûlé dans les locomotives quand des
hommes
se battaient pour un croûton de pain dans le port de
Gênes.
1933,
c'est l'année où Hitler accède au pouvoir. Le fascisme
italien
est à son apogée, et Mussolini va bientôt envahir l'Ethiopie.
Trois
ans plus tard, Franco, avec l'aide de Hitler et de
Nous
arrivions à l'âge d'homme avec le sentiment d'être
témoins
de la fin d'un monde, de vivre une apocalypse.
Jeté
dans cet univers convulsif et le coeur plein d'orages, je pris
deux décisions auxquelles je n'étais porté par aucune tradition:mes
parents étaient, sur le plan religieux, athées, et jechoisis
de devenir chrétien. Mes parents, sur le plan politique,étaient
traditionnalistes, et j'adhérais, en 1933, au Parti Communiste Français.
Chrétien,
dans un monde de l'absurde, pour donner un sensà ma
vie. La merveilleuse méditation de Kierkegaard, sur lesacrifice
d'Abraham, me greffait sur la lignée abrahamique me découvrant
la folie de la sagesse des sages, qui nous avaient conduits
à un tel désordre mortel, elle me faisait prendre conscience
que la foi commence où finit la raison.
Marxiste,
dans un monde livré à la violence, pour donner une efficacité
à mon action. Les communistes étaient alors les adversaires les
plus résolus du capitalisme qui nous avait menés au
chaos,
et d'un nazisme qui nous imposait la terreur.
Pendant
un tiers de siècle, j'ai tenté, au risque d'être écartelé,.
de
tenir les deux bouts de la chaîne : le marxisme n'était pas pour
moi une
idéologie ou une vision du monde, mais une méthodologie
de
l'initiative historique, c'est-à-dire à la fois l'art et la
science
d'analyser les contradictions majeures d'une époque et
d'une
société, et, à partir de cette prise de conscience, de découvrir
le projet
capable de les surmonter.
Entre
la foi qui donnait un sens à la vie, et une méthode qui
donnait
une efficacité à l'action, je ne voyais pas d'antagonisme,
mais,
au contraire, une complémentarité.
J'ai
vécu, pendant un tiers de siècle, cette volonté de dialogue
entre
chrétiens et marxistes.
Je n'en ai point regret, et n'en
fais point excuse.
Car les
communistes que j'admirais, enfant, lorsqu'ils combattaient
seuls
la guerre colonialiste au Maroc contre Abd el Krim,
j'étais
fier de militer dans leurs rangs lorsque, seuls encore, ils
créaient
les Brigades Internationales en Espagne contre Franco,
lorsque,
seuls toujours, nous nous opposions à la capitulation de
Munich
livrant à Hitler la Tchécoslovaquie.
J'étais
plus assuré encore de ma vérité lorsqu'après la victoire
d'Hitler
contre la France je fus arrêté, dès mon retour du front,
le 14
septembre 1940, pour avoir constitué un premier groupe de
résistance
dans le Tarn, ce qui me valut 33 mois de prison et de
camp de
concentration.
Nous
avons participé à l'épopée de la Renaissance française
dans
les premières années de la libération, et à la lutte contre la
nouvelle
guerre colonialiste au Viet-Nam.
révélait
une autre image d'un socialisme qui, depuis 1917, et à
Stalingrad
encore, avait donné un visage à l'espérance des oppriméset des
offensés.
La
tentative de redressement du XX* Congrès, dévoilant les
erreurs
et les crimes de Staline, avorta, comme se figea « l'aggiornamento» de
l'Eglise catholique après le Concile de Vatican II.
En
1964, étant encore membre du Bureau Politique du Parti
Communiste
français, j'écrivais un livre: «De Vanathème%au
dialogue,
un marxiste s'adresse au concile», dont la
Préface,
dans les
14 langues où il fut traduit, était écrite par l'un des
principaux
théologiens expert au Concile, un jésuite allemand,
le Père
Karl Rahner.
Pour la
dernière fois nous appelions fraternellement au dialogue,
dans un
monde en furie qui excluait l'amour.
Alors
se leva pour notre jeunesse, l'espérance, vite déçue, d'un
nouveau
printemps des hommes: 1968, cette année où la jeunesse
prit
conscience que le modèle occidental de croissance,
celui
qui consiste à produire de plus en plus, et de plus en plus
vite,
n'importe quoi : utile, inutile, nuisible, voire mortel, comme
l'armement,
présentait plus de danger par ses succès que par ses
échecs.
Etre révolutionnaire, c'était, jusque là, faire la théorie
des
crises du système. C'était désormais concevoir et vivre un
L'Occident
s'en révélait incapable. Tout l'Occident, à l'Est
comme à
l'Ouest, puisque les pays qui se disaient socialistes, et
les
partis communistes qui les suivaient s'étaient convertis au
même
modèle de croissance.
Le
modèle de culture qui sous-tend ce modèle de croissance,
fut, du
même mouvement, mis en cause. Il s'agissait d'une crise
de
civilisation, c'est-à-dire d'une mise en question du sens même
de la
vie.
De faux
prophètes, depuis des années, s'efforçaient de convaincre
notre
jeunesse que leur vie et notre commune histoire n'ont
pas de
sens : l'un de nos plus célèbres biologistes, extrapolant
arbitrairement
à toutes les dimensions de la vie les schémas
cybernétiques
rendant compte de certains développements de la
vie à
son niveau biologique, tentait de nous faire croire que notre
existence
tout entière n'est faite que de « nécessité » et de « hasard»,
sans aucune signification proprement humaine.
sans aucune signification proprement humaine.
Le plus
célèbre de nos philosophes poussa l'individualisme et,
comme
il dit, le « solipsisme », jusqu'à définir la vie comme une
«
passion inutile », où « l'enfer, c'est les autres ».
Un
romancier s'est fait le chantre de « l'absurde » en nous
offrant
la seule perspective sinistre de «concevoir Sisyphe
heureux
».
Des
thèmes analogues sont indéfiniment repris: l'un décrète
(je
cite) que «l'homme est une marionnette mise en scène par
les
structures». Un autre proclame «la mort de l'homme», en
contre-point
des étranges théologiens de « la mort de Dieu », et
du menu
fretin des persuadeurs de la mort de tout.
Il est
peu de civilisations dans l'histoire, sauf peut-être à
l'époque
de la décadence romaine, où l'on ait ignoré de façon
aussi
totale la question du sens de la vie et de la mort.
Certes
le christianisme, malgré le reflux de son influence, et
la
baisse de qualité de sa théologie, à l'affût de toutes les modes
idéologiques,
a posé admirablement ces problèmes, mais pour
notre
seule vie personnelle, intérieure. En séparant radicalement
ce qui
revient à Dieu et ce qui revient à César, il ne nous a jamais
dit
comment devait se comporter César.
Ce
dualisme a conduit la tradition chrétienne, depuis Nicée, à
ne
livrer que des combats en retraite sur tous les plans, de la
science
à la politique, et, finalement, à abandonner le terrain au
positivisme
: mutilés de la dimension transcendante la science
devient
scientisme, la technique technocratie, la politique machiavélisme,
le
socialisme se referme en humanisme clos ou en
stalinisme.
Le
Prophète Mohammed refuse de séparer ainsi un domaine
de Dieu
et un domaine de César: il est à la fois prophète et
homme
d'Etat, époux et père, juge, homme d'affaires, et chef de
guerre.
Il ne
sépare jamais la foi et la politique, ni la raison et la foi.
La
rationalité ne consiste pas seulement à organiser les moyens
pour
atteindre n'importe quelle fin, mais à choisir les fins.
Considérant
toute chose non simplement comme un «fait»
mais
comme un « signe », depuis les phénomènes de la nature
jusqu'à
la parole des prophètes, la révélation coranique n'isole
pas
l'analyse des liaisons des choses entre elles, qui en fait découvrir
tes
lois, de la synthèse de leur rapport au tout,
qui leur
donne un
sens.
Ce qui
caractérise la science islamique à son apogée, à l'époque
où
l'Université musulmane de Cordoue était le centre de rayonnement
de la
culture dans tout l'Occident, c'est son usage plénier
de la
raison, dont elle ne dissocie jamais les deux usages : la
recherche
des causes et la recherche des fins, l'une permettant de
passer,
par induction et déduction, des faits aux lois et aux théories,
l'autre
remontant de fin en fin, de fins subalternes à des fins
plus
hautes, jusqu'aux fins dernières ou du moins jusqu'à la
prise
de conscience des postulats, nous rendant humbles devant
le
caractère toujours inachevé de cette démarche, et nous préparant
ainsi à
l'accueil de la révélation.
Ce que
nous appelons aujourd'hui «la science» et que nous
devrions
plus modestement appeler la science occidentale, est
l'oeuvre
d'une raison mutilée, qui ne pose jamais que la question
du «
comment ?» et jamais celle du « pourquoi ? ». Comment
aller
dans la Lune ou faire une bombe atomique ? Au lieu de se
demander
: pourquoi est-il nécessaire d'aller dans la Lune ou de
faire
une bombe atomique ?
Une
raison qui n'a pas conscience de ses limites (de son refus
de
rechercher les fins, et de son impuissance à remonter jusqu'au
bout la
chaîne, jusqu'à prendre conscience de ses postulats), est
une
raison infirme. La foi, c'est la raison, avec la conscience de
cette
double limitation : la recherche des fins, et l'échec devant
la
découverte de la fin dernière.
La foi,
c'est la raison sans frontières. Consciente de sa recherche
des
fins, et consciente de ses postulats. Ouverte, par sa
finalité
et ses postulats, à la révélation qui l'illumine.
Parce
qu'il se pose la question des fins — exclue pour l'animal
enfermé
dans le cercle de ses instincts et de son destin — parce
qu'il
est le seul animal à se poser la question du sens de sa vie
et de
sa mort, l'homme est le seul être qui construise des tombeaux
et des
temples : des tombeaux pour tenter de passer du
temps à
l'éternité, des temples pour passer du fait au sens.
Deux
résumés du monde.
• Les
rythmes de la prière, accordés au lever et au coucher des
astres,
insèrent l'homme dans l'ordre cosmique, et les gestes
de la
prière récapitulent en l'homme les mouvements fondamentauxde tous
les niveaux d'existence: l'homme qui prie se metdebout
comme les montagnes, les moissons, et les arbres; ils'incline
comme la branche du palmier, ou comme les êtresanimés
se penchent vers la terre ou les eaux, et courbent, versla
source de leur vie, la tête ; il se prosterne et se relève, commeles
étoiles se couchent et reprennent leur vol.
La
prière ne lie pas seulement l'homme avec la nature et le
cosmos,
mais avec l'humanité entière : les « qiblas » de toutes les
mosquées
du monde forment autour de la Ka’ba des cercles
concentriques
symbolisant l'unité suprême. Et les heures de la
prière
changeant avec les longitudes, en chaque moment un
front
se dresse et un autre se prosterne, en une immense houle
d'adoration
qui déferle sans cesse autour de la terre.
La
mosquée exprime l'unité de cette fois à travers la diversité
des
cultures : mosquées hypostyles d'Ibn Touloun au Caire,
jusqu'à
Cordoue, en passant par Kairouan, Tlemcen, la Karaouine
et la
Koutoubia ; mosquées à plan central, avec leurs
coupoles,
du Dôme du Rocher de Jérusalem à la Souleïmanié
d'Istamboul,
mosquées à Iwan de la Perse et de l'Asie centrale,
de la
mosquée du Shah à Ispahan à celle de Bibi Khanoun à
Samarcande,
toutes disent la même foi, à travers trois cultures,
celles
de l'Egypte et de la Grèce, celle de Byzance, et celle de
l'Iran.
.
La
cathédrale chrétienne nous projette dans l'infini comme
dans un
mouvement ; la mosquée nous y intègre comme dans un
cristal.
Tel est l'oecuménisme de l'Islam, et sa puissance d'assimilation
dans le
dialogue des cultures. Comme l'écrivait Goethe :
Si l'Islam veut dire : réponse à l'appel de
Dieu, nous vivons
et nous mourons tous en Islam.
Mais me
dira-t-on, où est-il réalisé cet Islam que vous idéalisez ?
Montrez-nous
une société islamique ? et si je répondais : montrez-moi,
sur la
carte, ou dans l'histoire, une société chrétienne, ou
une
société socialiste ? La loyauté, dans le dialogue des civilisations,
exige
que l'on ne compare pas son idéal à la réalité des
autres,
que l'on ne compare pas un christianisme tel qu'il devrait
être à
un Islam ou à un marxisme tels qu'ils sont.
Je ne
confonds pas le christianisme avec Franco qui prétendait
« faire
Christ - Roi », ni avec Haddad qui ose appeler « milices
chrétiennes
» ses mercenaires sanglants.
Begin
ne me fera jamais oublier Amos ou Job, Isaïe ou
Ezéchiel.
Pas
davantage il ne m'appartient de juger aucun régime se
disant
islamique.
L'Islam,
comme le judaïsme ou le christianisme, sont des
idéaux
régulateurs de notre vie quotidienne : un horizon vers
lequel
nous nous dirigeons, et qui nous appelle, sans que jamais
nous
puissions l'atteindre.
Est-ce
que la répondre à l'appel de l'Islam est une solution à
tous
les problèmes ? Certainement pas. Peut-être seulement nous
aide-t-elle
à poser les vrais problèmes ?
Et
d'abord qu'est-ce qu'être « moderne », pour répondre aux
défis
de notre temps ?
Etre
moderne, pour un musulman, ce n'est pas imiter l'Occident.
Le plus
grand malheur de l'Islam c'est d'avoir, dans ce
qu'il
croyait sa Renaissance (nahda), confondu modernisation
avec
occidentalisation.
Etre
fidèle, ce n'est pas non plus « retourner aux sources »,
s'enfermer
dans le passé et sa répétition, entrer dans l'avenir à
reculons.
Etre
vivant, pour l'Islam, c'est rester lui-même en s'ouvrant à
«
l'ijtihad », c'est retrouver, dans le Coran, non la lettre qui tue,
mais l'esprit
qui vivifie.
Le
Coran, disait Mohamed Iqhal, porte en lui le principe de
mouvement
qui rend possible cette exégèse vivante.
Le
Coran nous rappelle que Dieu propose à l'homme des paraboles
qu'il
nous appartient de déchiffrer. Confondre la métaphore
avec le
sens, ce n'est pas être respectueux de la révélation, c'est
lui
prêter nos propres limites. Un proverbe bouddhiste dit :
« quand
le doigt montre la lune, l'imbécile regarde le doigt. »
La deuxième règle de
l'ijtihad exige que nous nous souvenions
que le
« Livre », Thora, Evangile, ou Coran, est le récit des interventions
de Dieu
dans la vie des peuples. Il s'agit toujours d'une
réponse
historique à un problème historique. Cette réponse est
d'inspiration
divine, mais elle s'exprime dans le langage et la
coutume
d'un peuple. La comprendre et la respecter, ce n'est pas
en
répéter la formulation, mais mettre en oeuvre, pour la solution
des
problèmes de notre époque et de nos sociétés, l'esprit qui a
inspiré
le Coran et la Sunna pour la solution des problèmes d'un
autre
temps et d'une autre communauté.
La
troisième règle, c'est de ne pas détacher une phrase de son
contexte,
et de la lire comme un article de notre code pénal ou
une loi
de notre science, sans la situer dans le contexte global du
Coran
et de la Sunna qui lui donne son sens et sa portée.
En un
mot, comme le disait Jean Jaurès, être fidèle au foyer
des
ancêtres, ce n'est pas en conserver les cendres, mais en transmettre
la
flamme.
Un
Islam vivant, ainsi vécu, selon ses propres principes, peut
aujourd'hui
connaître, dans le monde, une expansion aussi
grande
qu'à l'époque de son apogée, au VIIIe siècle,
où déjà, face
à deux
superpuissances affrontées et rongées par les mêmes
forces
de désintégration: l'empire des Sassanides et celui de
Byzance,
il a redonné à des millions d'hommes et de femmes la
conscience
de leur dimension proprement humaine, c'est-à-dire
divine,
transcendante, et l'âme d'une nouvelle vie collective.
Pour ma
part, la vocation de toute ma vie fut de rechercher
le
point où l'acte de création artistique, l'action politique et
l'acte
de foi ne font qu'un.
J'ai
trouvé, dans l'Islam, une foi qui est en même temps une
religion
de la beauté et une morale de l'action.
J'y suis entré, sans rien renier de ce qu'avait dans ma vie,
J'y suis entré, sans rien renier de ce qu'avait dans ma vie,
apporté
Jésus, car il est, dans le Coran, prophète de l'Islam, ni
de ce
que le marxisme m'avait appris pour analyser nos sociétés
et pour
agir efficacement en elles, car la fois musulmane n'exclut
aucune
science et aucune technique, mais au contraire les intègre
et les
situe dans la voie de Dieu.
L'Islam
n'apparaît donc pas dans ma vie comme une rupture,
mais
comme un accomplissement.
Je
rêvais, à vingt ans, en 1933, d'unir le sens et l'efficacité.
La plus
grande joie de ma vie est d'en apercevoir à travers
tous
les obstacles d'un siècle et d'une histoire si riche en brutales
mutations,
la continuité fondamentale, et d'avoir conscience
d'être
resté, à soixante-dix ans, fidèle au rêve de mes vingt ans.
Roger Garaudy, "Pourquoi je suis musulman", Article dans la Revue Proche-orient et Tiers-Monde, n°7, juin 1983, pages 57 à 65