Témoignage sur l'apport de
P.Teilhard de Chardin à la pensée philosophique contemporaine.
Extraits d'un article
intitulé : "Le Père Teilhard, le Concile et les Marxistes ", publié
dans le Numéro Spécial (Mars - Avril 1965) de la Revue « Europe » consacré
à Teilhard de Chardin [NDLR: A LIRE ICI EN ENTIER].
Nous remercions très
vivement M. Pierre Abraham, Directeur de la revue « Europe » ,
d'avoir autorisé les Cahiers Littéraires à choisir dans la longue étude de M.Roger Garaudy - auquel vont également nos remerciements chaleureux - les
importants passages que nous avons regroupés sous un titre emprunté au texte
même de cette étude, et que nos lecteurs trouveront ci- dessous :
Une
apologétique qui part de l'Homme, par Roger Garaudy
Nous
ne reviendrons pas, ici, sur l'exposé
que nous avons fait, il y a cinq ans (R. Garaudy, Perspectives
de l'homme, P.U.F. 1959, p. 170 à 203.), des points de recoupement de la pensée de Teilhard
et du marxisme, et de l'opposition fondamentale des deux conceptions du monde,
car il me paraît plus important, en
1965, d'étudier le cheminement des idées du Père dans l'Eglise conciliaire.
.
. . Au cours de ces dernières années les œuvres du Père Teilhard sont parmi celles qui ont
obtenu les plus éclatants succès de librairie, et elles ont pénétré si
profondément dans la vie du catholicisme actuel que leur esprit a maintes fois
affleuré dans les débats du Concile.
Nous
pouvons donc aujourd'hui apprécier l'influence historique du Père Teilhard et
son rôle dans le dialogue entre chrétiens et marxistes.
Les
objections qui nous étaient opposées il y a quatre ans ou cinq ans ont été
réfutés par les faits eux-mêmes.
Certains,
soit parmi les catholiques intégristes, soit chez les marxistes, estimaient
qu'il ne suffisait pas de montrer les insuffisances ou les faiblesses
philosophiques de l'oeuvre de Teilhard, mai s que cette critique devait être
mise au premier plan afin de récuser en bloc cette pensée
"dangereuse". C'était ne voir que le petit côté des choses. Du point
de vue scientifique certaines thèses du Père Teilhard (comme la notion d’
« énergie radicale » que nous avons déjà citée) réintroduisaient en
effet un finalisme latent, même si le Père Teilhard s'en défendait
vigoureusement, et plus encore sa conception théologique du "point
oméga". Du point de vue philosophique, l'éclectism e de la juxtaposition
d'une "phénoménologie de la nature" qui a souvent des allures "scientistes",
et de ce finalisme théologique, ne peut satisfaire aux exigences d'une méthode
scientifique en philosophie . Cel a, il fallait le dire, et nous l'avons dit.
Mais ce n'est pas l'essentiel. Car ce qui est infiniment plus important, dans l
a pensée de Teilhard, c'est son caractère ouvert : elle ne prétend pas se figer
en un système; chacune de ses thèses maîtresses porte en elle l'exigence de son
propre dépassement.
Consacrant
un chapitre de son livre ( R.P. de
Lubac : La pensée religieuse du Père Teilhard de Chardin (1964), p. 90.) à "l'optimisme",
le R.P. de Lubac ne donne pas le texte capital du Père Teilhard, sur ce point :
" Christologie et évolution", qui pose en termes nouveaux ( c'e s t
le moins qu'on puisse dire) la question du "péché originel ". Nous
citerons longuement ce texte car c'est l'un de ceux dont les conséquences sont
de grande portée, sur le plan, non seulement moral, mais social et politique:
"Lorsqu'on
cherche à vivre et à penser, de toute son âme moderne, l e christianisme, les
premières résistances que l'on rencontre viennent toujours du péché originel. Ceci
est vrai d'abord du chercheur, pour qui la représentation traditionnelle de la
chute barre décidément la route à tout progrès dans le sens d'une large perspective du monde. C'est en effet pour sauver
la lettre du récit de la Faute qu'on s'acharne à défendre la réalité concrète
du premier couple. Mai s . . . il y a plus grave encore. Non seulement, pour l
e savant chrétien, l'histoire, afin d'accepter Adam et Eve, doit s'étrangler
d'une manière irréelle au niveau de l'apparition de l'homme, mais, dans un
domaine plus immédiatement vivant, celui des croyances, le Péché originel, sous
sa
figure actuelle, contrarie à chaque instant l'épanouissement de notre religion.
Il coupe les ailes de nos espérances, il nous ramène chaque fois
inexorablement, vers les ombres dominantes de la réparation et de l'expiation"."
. . . L e péché originel, imaginé sous les traits qu'on lui prête encore
aujourd'hui, est le vêtement étroit où
étouffent
à la fois nos pensées et nos coeurs . . . Si le dogme du péché originel nous
ligote et nous anémie, c'est tout simplement que, dans son expression actuelle,
il représente une survivance des vues statiques périmées au sein de notre
pensée devenue évolutionniste. L'idée de chute n'est en effet, au fond, qu'un
essai d'explication du mal dans un univers fixiste. . . En fait, en dépit des distinctions
subtiles de la théologie, le christianisme s'est développé sous l'impression
dominante que tout le mal, autour de nous, était né d'une faute initiale.
Dogmatiquement nous vivons dans l'atmosphère d'un Univers où la principale
affaire était de réparer et d'expier. Pour toutes sortes de raisons
scientifiques, morales et religieuses, la figuration classique de la Chute
n'est déjà plus pour nous qu'un joug et
une affirmation verbale, dont nous ne nourrissons ni nos esprit s ni nos coeurs."
Après
avoir souligné les conséquences conservatrices de cette
conception
du péché originel et des attitudes d'expiation et de résignation qui en
découlent, le Père Teilhard ajoute, dans l e même texte :
"On
nous a trop parlé d'agneaux. J'aimerai s voir un peu sortir les lions. Trop de
douceur et pas assez de force. Ainsi résumerai – je symboliquement mes
impressions et ma thèse en abordant la question du réajustement au monde
moderne de la doctrine évangélique."
J'ai
cité longuement ce texte capital du Père Teilhard de Chardin
parce
qu'il posait déjà, dans toute sa force, le problème de l'ajustement, de la mise
à jour, de l'"aggiornamento" de l'Eglise.
Dans
la suite de ce texte le Père Teilhard déploie les conséquences
pratiques
découlant de la conception moderne du
monde. "Nous nous plaisons à
penser, nous autres chrétiens, . . . que si tant de gentils demeurent éloignés
de la foi, c'est parce que l'idéal qu'on leur prêche est trop parfait et est
trop difficile. Ceci est une illusion. Une
noble
difficulté a toujours fasciné les âmes. Témoin de nos jours, le communisme qui
progresse au milieu des martyrs. . . En fait, les meilleurs des incroyants que
j e connais penseraient déchoir de leur
idéal moral s'ils faisaient le geste de se convertir."
Recherchant
les moyens de " réajuster " l'Eglise au monde nouveau, le Père
Teilhard ajoutait : "D'un mot nous pouvons répondre : en devenant, pour Dieu,
les supports de l'évolution. Jusqu'ici le chrétien
était
élevé dans l'impression que, pour atteindre Dieu, il devait tout lâcher.
Maintenant il découvre qu'il ne saurait se sauver qu'au travers et en
prolongement de l'univers. . . Adorer, autrefois, c'était préférer Dieu aux
choses en les lui référant et en les lui sacrifiant. Adorer
maintenant,
cela devient se vouer corps et âme à l'acte créateur en
s'associant à lui pour achever le monde par l'effort et par la recherche.
s'associant à lui pour achever le monde par l'effort et par la recherche.
.
. . Etre détaché, autrefois, c'était se désintéresser des choses et n'en
prendre que l e moins possible. Etre détaché, ce sera, de plus en plus, dépasser
successivement toute vérité et toute beauté, par la force justement, de l'amour
qu'on leur porte. Etre résigné, autrefois, cela pouvait signifier acceptation
passive des conditions présentes de l'Univers. Etre résigné, maintenant, ne sera
plus permis qu'aux lutteurs
défaillants
entre les mains de l'Ange."
Le
Père Teilhard concluait :
"Cet
évangélisme n'a plus aucune odeur de l'opium, qu'on nous reproche si amèrement
(et avec un certain droit) de verser aux foules."
Il
y a là, je crois, la clé de l'apologétique du Père Teilhard de Chardin.
Cette
apologétique, comme le soulignait l'abbé Laurentin dans
un
article sur le livre du R.P. de Lubac, consiste à renoncer, au départ,
à
tout ce qui n'est pas partagé par l'interlocuteur, à se situer sur le terrain
de l'incroyant afin de faire route avec lui précisément à partir de ce qu'il
peut partager d'emblée.
C'est
ce qui conduit le Père Teilhard à écrire dans un texte rédigé en Chine en 1934
:
"Si,
par suite de quelque renversement intérieur, je venais à perdre ma foi au
Christ, ma foi en un Dieu personne l, ma foi en l'esprit, il me semble que je continuerais
à croire au monde. Le monde (la valeur,
l'infaillibilité, et la bonté du monde) telle est, en définitive, la première et la seule chose en laquelle je crois."
l'infaillibilité, et la bonté du monde) telle est, en définitive, la première et la seule chose en laquelle je crois."
Le
propre d'une telle apologétique est de partir de l'homme, de son action, de ce
qui anime cette action, pour en dégager les implications, au lieu de partir
"d'en - haut" ou d'une vérité toute faite, "donnée",
que
l'on prétendrait apporter de l'extérieur.
L'un
des mérites essentiels du Père Teilhard, c'est d'avoir parlé du christianisme
aux incroyants dans un langage de notre temps et d'avoir permis à ces incroyants
comme aux chrétiens, en secouant la poussière des siècles, de prendre plus
aisément conscience de ce qui, dans l'enseignement traditionnel de l'Eglise,
était mythologique, lié à une conception du monde périmée, et de ce qui est
fondamental et qui
peut
et doit être intégré à un humanisme authentique.
Lorsque,
consciemment, un homme travaille et lutte avec la volonté de conquérir le
bonheur sur la terre et de le conquérir pour tous,
lorsque,
dans ce travail et ce combat, il accepte de donner sa vie, mettant la conquête
du bonheur de tous au - dessus de son intérêt personnel et de sa vie, lorsqu'il
fait ainsi entrer la mort même dans le plan volontaire de sa vie et lui donne
un sens, cet homme atteint, dans sa vie même, l'immortalité, car il a mis dans
le monde, et pour toujours, son empreinte .
Lorsque l'homme montre ainsi, par son action,
que sa responsabilité
"ne
s'éteint pas avec la disparition corporelle de l'individu", comme
l'écrivait
Henri Wallon (Mort et survie. Dans " le Courrier
rationaliste" du 25 Décembre 1960), il témoigne, par son acte, d'une valeur à laquelle
la "résurrection des corps" ne peut rien ajouter. "La seule
vraie mort, écrivait Teilhard, la bonne mort, est un paroxysme de vie: elle
s'obtient par l'effort acharné des vivants". (Vie et planètes. Pékin
10/3/1945. Cité par le R.P. de Lubac, opuscule cité, p. 67).
L'attitude
des communistes devant la mort en témoigne, comme le montrent les lettre s des
fusillés, celles de Jacques Decour ou de Lacazette, celles de Sémard ou de
Péri. L e jeune communiste grec, Yanis Tsitsilonis, fusillé à vingt ans,
écrivait à sa mère: "Dans quelques minutes le jour se lèvera et le soleil,
le nouveau soleil, brillera sur vous tous, sur l a nature, sur la vie. Et de
ses rayons ardents il réchauffera aussi la terre froide, la tombe fraiche où
nous reposerons. . .
L'homme
qui donne sa vie pour un idéal élevé ne meurt jamais et celui qui a su vivre
saura aussi mourir. . .Lorsque le jour de la liberté viendra, lorsque le carillon
lancera son message de joie et de victoire, tu te diras alors, ma mère, que
c'est Yannis ton enfant, qui le fait sonner ».
Est-il
certitude plus noble de l'immortalité ? Est-il affirmation plus haute de la
présence du Tout en un seul homme ? Du sentiment de responsabilité personnelle
à l'égard de ce Tout ?
Dira-t-on
que c'est là un apport historique du
Christianisme ? Nous en convenons volontiers. Dans les religions primitives,
celles d'hommes
pour
qui la nature est une force écrasante, l'homme demeure prisonnier de l a
nature. Pour l'humanisme grec, la totalité la plus vaste à laquelle l'individu
est appelé à se sacrifier est la cité, la communauté des citoyens qui exclut
les esclaves et qui exclut les barbares. Avec la naissance du christianisme
apparaît pour la première fois dans notre histoire l'appel à une communauté
humaine sans limite, à une totalité qui englobe toutes les totalités. Ce n'est
encore, soulignons-le qu'une aspiration, une espérance, car le christianisme primitive,
s'il abolit "en esprit" la distinction
entre esclaves et hommes libres, ne lutte nullement pour l'abolir en fait. C'est
une religion des esclaves, ce n'est pas une révolution des esclaves.
Néanmoins,
même s'il faut attendre des siècles pour que cette
aspiration
à une parfaite réciprocité des consciences commence à se
réaliser
effectivement, et non pas grâce à l'Eglise mais contre elle,
dans
les hérésies d'abord, comme avec Thomas Munzer, puis dans les
luttes
révolutionnaires et les révolutions socialistes, il n'en reste pas
moins
que, selon l'expression d 'Engels, l'apparition du christianisme
"représentait
une phase toute nouvelle de l'évolution religieuse, appelée à devenir un des
éléments les plus révolutionnaires dans l 'histoire de l'esprit humain." (Engels : Contribution à l'histoire du christianisme
primitif (1894-1895). Dans Sur la
religion. Textes de Marx et Engels. Editions Sociales, p. 322)
Pour
la première fois était proclamé, même si l'on ne tirait pas encore les
conséquences de ce principe, que l'on n'est pas esclave par nature, et que
l'esclave est un homme, alors que, même pour les plus grands génies de la
Grèce, comme Platon ou Aristote, l'esclave n'est qu'un objet, un "outil
parlant".
Ce
ferment n'a pas cessé d'agir même si c'est une fois encore par des forces que
combat l'Eglise que "le fonds humain du christianisme se réalise de façon
profane", comme écrit Marx dans La
question juive .
Le
Père Teilhard a rendu le dialogue possible et fécond précisément
parce
que sa conception de l'apologétique repose avant tout sur ce rappel au
fondamental.
Roger Garaudy
O.R.T.F.
CAHIERS LITTERAIRES - Troisième Année - N° 13
Numéro
d'hommage à Pierre Teilhard de Chardin pour l e 1Oème Anniversaire de sa mort, suivi
de quelques évocations des programmes de la quinzaine du Dimanche 28 Mars au
Samedi 10 Avril 1965
Cahiers
dirigés par Jean
Nepveu-Degas assisté par André Alter
Rédaction
: Maison de l ' O.R.T.F.
116,
av. du Président Kennedy
Paris
(I6ème)