08 juin 2016

De la sécession au dialogue. Par Roger Garaudy. 2 - Le rêve de vivre




Nous avons tous, un jour, fait le rêve de vivre.
Et puis, nous nous sommes parfois heurtés à un mur.
Paul Klee. Ballon rouge. 1922
Pour les hommes, à une guerre qui nous a transformés en soldats.
Pour les femmes à la difficulté de mener de front leurs maternités et leur vie professionnelle.
A un travail qui nous a réduits à nos fonctions quand il n'a pas fait de nous des robots.
Pour certains au chômage qui les a rendus désespérément inutiles.
Jusqu'au jour où nous avons eu la tentation de nous dire : çà ne sert à rien d'essayer ; on ne peut rien y changer.
Ce jour là, nous avons commencé à mourir.
Nous avons commencé à grossir les rangs de ceux qui se sont enfermés
dans le cercle de ce qui est, qui se sont habitués à l'idée qu'il n'y a rien à faire,
que l'on ne peut rien changer.
Les uns se font alors une vie tant bien que mal confortable, mais sans
réussir à se tromper eux-mêmes : ils sentent bien la marge entre le rêve d'hier
et la réalité quotidienne d'aujourd'hui.
D'autres ont essayé de sortir de la cage à coups de pieds, usant de la
violence comme d'un chemin pour aller au bout de leur rêve, et, au moins
pour n'être pas seuls. Après tout, si l'équilibre de la terreur est la règle des
rapports entre les peuples, pourquoi ne pas en faire aussi la règle des rapports
entre les individus ?
Si la concurrence et la loi du plus fort sont le fondement de notre société
de croissance, pourquoi ne serait-elle pas le fondement de la société tout court ?
Contre cette violence, qui n'est que l'application à la vie individuelle de ce qui
est le principe même de nos sociétés, la police et les tribunaux ne peuvent rien.
Ce qu'il faut changer c'est la société qui vit, ou plutôt qui meurt, de cette loi
maudite.
Ceux qui ne croient qu'à la police et aux prisons pour faire régner la loi et
l'ordre, ceux-là aussi ont commencé à mourir.
C'est pour tous ceux-là, qui ont commencé à mourir, que nous faisons :
"Appel aux Vivants".
Ce n'est pas le langage de la politique me direz-vous ?
Etes-vous bien sûr de situer ainsi la politique à hauteur d'homme ?
La politique commence quand les autres commencent à exister pour nous.
A exister non pas comme des obstacles, des concurrents ou des rivaux, mais
comme ceux qui peuvent nous aider à réaliser la plus belle part de nous mêmes.
C'est là, la dimension communautaire de notre vie.
Et, bien sûr, nous ne la déploierons pas tout seuls.
Nous n'y arriverons que si chacun compte sur les autres pour l'aider.
Pour l'aider à ne pas abandonner, à ne pas se résigner à une vie qui n'aurait pas
de sens.
Ce n'est plus la bande. C'est la communauté.
La bande est un moyen de se défendre contre les autres.
La communauté n'est dirigée contre personne : elle est ce dont chacun a
besoin pour ne pas renoncer au rêve qui grandit en lui et qui seul peut donner
un sens à sa vie.
La communauté devient nécessaire le jour où l'on prend conscience que
seul on glisserait facilement sur la pente qui nous amènerait à renier notre foi
en l'avenir, à nous renier nous-mêmes, le jour où nous avons besoin de
quelqu'un qui nous dise non pas ce que nous avons à faire, mais à prendre
conscience de ce que librement nous avons un jour voulu faire de notre vie.
Alors chacun retrouve dans la communauté ce rêve que chacun porte en
lui comme une graine qu'on croit morte au creux des vies d'individus isolés.
Alors nous commençons à vivre, chacun sentant que d'autres ont besoin
de mon rêve, comme j'ai besoin du leur, pour les réaliser tous ensemble.
Ce ne sont peut être que de pauvres communautés : chacune, au départ,
ne vaut guère mieux que chacun de ceux qui la composent. Mais nous savons
déjà que nous avons quelque chose à faire ensemble. Et cela seul suffit pour
nous faire avancer, pour nous faire prendre en charge notre propre avenir.
Car il ne s'agit pas de prêcher : l'on ne peut pas changer le monde sans se
changer soi-même sans participer, activement, en militant, à la transformation
du monde.
C'est cela la dimension proprement politique de la vie. Elle n'est séparée
d'aucune autre : et surtout pas de la foi : une politique à hauteur d'homme
commence, comme la foi, lorsque chacun a conscience d'être personnellement
responsable de l'avenir de tous.
Cette dimension communautaire de notre vie politique, et cette
dimension de foi de notre vie personnelle sont inséparables.
Elles transforment le sens même de la politique et de la vie en ne les
séparant plus.
L'une et l'autre deviennent non plus des aliénations et des routines, mais
des décisions créatrices.
Voter alors, c'est bien plus que voter, c'est à dire déléguer et aliéner son
pouvoir à des partis, des élus ou des chefs qui vous promettent : "Votez pour
nous, et nous ferons le reste". La politique, c'est au contraire se prendre en
charge, inventer une nouvelle manière de vivre dans sa vie personnelle
comme dans les rapports sociaux.
Et ceci par quatre décisions fondamentales :
1°) Prendre conscience de ce qu'il y a de radicalement nouveau dans nos
vies et dans notre histoire à l'aube de ce IIIème millénaire,
- dans nos rapports avec la nature et avec les hommes,
- dans nos rapports avec notre vie et notre mort.
2°) Prendre position dans nos rapports avec l'avenir :
- qu'allons-nous faire de 1980 ?
- qu'allons-nous faire des vingt dernières années de ce siècle ? Ou bien
que vont-ils faire de nous ?
3°) Faire un choix fondamental de société :
- assassiner l'avenir de nos enfants et de nos petits enfants et de nos
petits enfants par la volonté de puissance et de jouissance de notre seule
génération,
- ou bien établir entre nous et la nature, entre nous et les autres êtres
humains, entre nous et le futur, des rapports nouveaux qui permettent de
perpétuer et d'ennoblir la vie.
4°) Etablir enfin un projet politique concret dont chaque point visera à
changer tous les rapports humains pour en faire des rapports proprement
humains.


I. La prise de conscience de ce qu'il y a de radicalement nouveau dans
notre vie et dans notre histoire en cette fin du XXème siècle.

Il y a au moins deux problèmes irréductiblement nouveaux dans notre
situation d'hommes, et qui sont indivisiblement des problèmes politiques et
des problèmes de foi: le problème de la mort et celui de la vie.
1°) Le problème de la mort n'est plus seulement celui de l ' i n d i v i du mais
celui de l'espèce : pour la première fois dans l'histoire des hommes, i l est
techniquement possible de détruire toute trace de vie sur la terre : avec les
stocks d'armes nucléaires existant actuellement aux Etats-Unis, en Union
Soviétique, et déjà dans une vingtaine d'autres pays l'on peut mettre fin à
l'épopée humaine commencée i l y a des millions d'années et transformer
notre planète en un astre mort, poursuivant, comme la lune, sa course solitaire
et glacée à travers l'espace.
2°) Le problème de la vie se pose dans les mêmes termes. Il n'est plus
seulement celui de l'individu mais celui de l'espèce : pour la première fois
dans l'histoire des hommes, à l'échelle planétaire, nous détruisons la nature
plus vite qu'elle ne se renouvelle et se reproduit : en 70 ans nous avons détruit
la moitié de l'humus sur 1/3 des terres cultivées. La production de la pêche a
baissé de 11 % dans le monde entre 1970 et 1975. Si nous continuons dans cette
voie nous assassinons nos petits enfants.
Certains qui, aujourd'hui encore, exaltent le progrès et le pouvoir sans fin
de la technique, raisonnent encore comme des hommes des siècles passés,
comme des hommes préhistoriques :
- ils raisonnent comme au temps où il s'agissait, pour survivre, de
défendre l'homme contre les menaces de la nature,
- alors qu'aujourd'hui il s'agit, pour survivre, de défendre la nature
contre les menaces de l'homme, de ses techniques et de ses industries.
Il en est de même sur le plan militaire : en ce domaine, raisonner en
homme préhistorique c'est spéculer sur la tactique et la stratégie comme au
temps où, l'extension des empires et des expéditions militaires étaient limitées
par le fait qu'au fur et à mesure que les lignes d'attaque s'allongeaient, l'envoi
des hommes, des armes et des équipements devenait de plus en plus difficile. Il
en a été ainsi pendant plus de cinquante siècles, mais, depuis les années
soixante, à partir du moment où furent fabriqués des missiles portant à plus de
20.000 kilomètres, c'est-à-dire d'atteindre n'importe quelle cible à partir de
n'importe quelle base, toute la technique militaire ancienne était périmée par
cette arme du Jugement dernier. Son usage par quiconque, et les réactions en
chaîne qu'il susciterait, conduirait à la destruction du monde :
Aujourd'hui une pensée qui ne soit pas préhistorique, c'est une pensée
qui juge et transforme le présent non dans son rapport avec le passé, mais dans
son rapport avec l'avenir.

II. Comment inventer un avenir à visage humain ?

Telle est la deuxième question que je voulais poser.
L'avenir n'est pas ce qui sera, mais ce que nous ferons.
Il n'y a nulle symétrie entre le passé et l'avenir : le passé est ce qui est déjà
fait ; un seul possible s'est réalisé, et c'est pourquoi, lorsque nous regardons
derrière nous, nous pouvons avoir l'illusion que la nécessité domine puisque
des libertés ont été transformées en destins.
L'avenir, par contre, étant ce qui nous reste encore à faire, se présente à
nous comme un éventail de possibles. L'avenir n'est pas à explorer et à
découvrir, comme l'Amérique avant Christophe Colomb. L'avenir n'est pas
un scénario déjà écrit et dans lequel un rôle nous serait déjà programmé.
Se trouve donc d'avance disqualifiée la méthode d'extrapolation de la
"futurologie" positiviste américaine, à la manière d'Herman Kahn et de ces
Instituts qui mènent une véritable guerre préventive contre l'avenir, qui
tentent de coloniser l'avenir par le présent et le passé.
Le "Club de Rome", notamment dans son premier rapport, celui de
Meadow sur les limites de la croissance, dépasse déjà ce positivisme pur : i l
nous décrit les dérives catastrophiques du monde actuel si nous n'intervenons
pas pour qu'il en soit autrement.
Mais le "Club de Rome", s'il a fait d'utiles mises en garde contre les
dangers de notre modèle de croissance, ne pose jamais le problème
fondamental : celui des finalités du système. C'est pourquoi n'émerge pas de
ses travaux un grand projet d'avenir : l'on s'efforce, à coups d'ordinateurs, de
prévenir les "ratées" du moteur qui s'emballe, mais on ne songe à aucun
moment à le remplacer au nom d'une vision profonde de l'homme et de son
avenir. C'est un rapiéçage de l'ancien et non la création d'un autre avenir.

Notre conception est radicalement différente :
A mon sens le véritable problème de la "prospective", comme l'appela
Gaston Berger, ce n'est pas : qu'est-ce qui va arriver ? (en sous-entendant plus
ou moins : si nous n'intervenons pas pour qu'il en soit autrement) mais :
quelles seront les conséquences, pour l'avenir, de nos décisions d'aujourd'hui.
Poser ainsi le problème c'est répondre à la haute exigence de nos étudiants
de 1968 : l'imagination au pouvoir ! en présentant pour tous nos problèmes les
différentes options possibles et les conséquences qui en découleront. Sans quoi
nous ferons de la "futurologie" l'une de ces prétendues "sciences humaines"
dont la méthode positiviste évolue dans un monde de "faits" dont l'homme
est absent.
Pour changer radicalement cette société technocratique sans homme et
sans Dieu, dérivant vers un gigantisme de machines, d'institutions et
d'organisations qui programment l'avenir de chaque individu et détruisent la
planète, l'explosion de 1968, même si elle fut vaincue et récupérée, a ouvert
une brèche : ce que la jeunesse étudiante ou ouvrière criait alors dans les rues,
est devenu aujourd'hui l'affaire de tous : l'ordre établi et ses institutions ne
peuvent plus éviter d'être mis en question : quelle est la finalité de l'entreprise
? la finalité de l'école ? de l'armée ? de l'Eglise ? de l'Etat ?
Pourquoi ? Pourquoi ? La question ne peut plus être éludée.
Il existe désormais une force potentielle capable d'opérer une mutation
radicale de nos sociétés.
Les questions sont posées par des millions de gens sous une forme
balbutiante et angoissée. Le problème est d'exprimer clairement l'exigence qui
s'affirme confusément dans les masses immenses, d'exprimer l'espérance et la
force qui est en tous.
Quelle est cette exigence lancinante qui ne peut trouver jusqu'ici son
expression ni dans nos entreprises économiques, ni dans nos institutions
politiques, ni dans nos écoles, nos églises ou nos partis, et dont la puissance
jeune et saine, va se dévoyer parfois dans la drogue, la fuite dans l'exotisme, la
moto, le bruit ou la violence ?
Des milliers de femmes et d'hommes refusent le rôle qui leur est assigné
dans nos sociétés de croissance aveugle où le travail comme les loisirs, la
consommation comme la production, la culture comme la morale, ont
programmé leur vie.
La révolution française de 1789, en opposition à des hiérarchies
héréditaires d'essence féodale, mettait au premier plan le droit à l'égalité. La
gigantesque mutation en cours met au premier plan le droit à la différence, le
droit à la particularité, le droit d'être soi-même et non pas ce qu'une société
nous impose d'être.
Il ne s'agit nullement d'une revendication anarchiste ou égoïste. Tout au
contraire : l'attraction exercée par les sagesses orientales de l'hindouisme, du
bouddhisme zen ou du Tao, est plus qu'une manière de sortir du rôle imposé,
de le fuir et de le défier, son moi profond, à l'école d'un Orient qui enseigne
que le petit moi est un illusion et que l'humain et le divin ne font qu'un.
En son fond ce mouvement est celui d'un renouveau de la foi. Les églises
et les temples sont déserts parce qu'ils ne savent pas découvrir les nouvelles
questions, et ne savent donner que de vieilles réponses dans un vieux langage
en lequel les jeunes ne trouvent plus de sens, un renouveau sans précédent de
la foi est en train de s'opérer : il n'y a pas aujourd'hui de crise de la foi, mais
crise de la culture dans laquelle s'est trop longtemps exprimée cette foi, la
culture occidentale, gréco-romaine, puis scientiste et technocratique avec le
gigantisme écrasant de ses modes de production et de ses bureaucrates.
Ce gigantisme aveugle détruit à la fois l'homme et sa planète. C'est le sens
profond de la protestation écologique, car l'écologie est par excellence, un mode
de résistance à cette désintégration : à un moment où la nature nous apparaît
moins comme une grande machine que comme un grand organisme et une
grande pensée, il est de plus en plus coupable de ne pas voir que la nature
entière est le corps de l'homme, et que le gigantisme technocratique détruit en
même temps l'homme et la nature, l'homme et son environnement, car tout
dans la nature est organiquement lié et l'homme fait pleinement partie de ce
tout.
La revendication du droit à la différence et à la particularité n'est pas non
plus sur le prolongement de l'individualisme bourgeois qui est un sous
produit de la société de concurrence et de marché. L'affirmation de soi n'est au
contraire possible que par la relation entre deux êtres différents et leur
fécondation réciproque. Le besoin croissant de communauté, de véritable
communication humaine n'est possible que dans une société qui n'est plus un
conglomérat d'individus abstraits, vidés de leur particularité et définis
seulement par leur fonction, atomisés par la concurrence, banalisés dans ses
chaînes de production, de supermarché ou de télévision. Un véritable rapport
humain et une communauté véritable ne sont possibles que par l'unité
symphonique de femmes et d'hommes qui n'ont pas été mutilés de leur
dimension proprement humaine, de leur droit à la différence et à la création.
C'est un même cri d'angoisse et de révolte qui s'élève de notre jeunesse à
qui l'on refuse le droit à la différence et à qui l'on ne propose pas une vie qui
ait un sens, du Tiers Monde à qui l'on refuse l'identité culturelle et les
perspectives d'un développement autonome, et de la nature profanée épuisée
dans ses ressources rares et défigurée par nos pollutions.
Comment répondre à ce cri ?
Et d'abord, que va-t-il se passer si nous continuons à nous comporter
comme nous le faisons ?
Le problème clé est celui de l'énergie car à toutes les époques de l'histoire
la manière dont une société se procure son énergie conditionne pour une large
part les structures économiques, politiques, sociales et même spirituelles de
cette société, depuis la découverte du feu jusqu'à celle du collier d'attelage du
cheval, de la machine à vapeur à la centrale nucléaire.
Je ne veux pas m'étendre sur la signification du nucléaire militaire.
Du nucléaire civil je ne traiterai pas à partir de la possibilité d'accidents
graves, qui ne sont aucunement exclus, mais simplement de ce qu'elle
implique en fonctionnement normal.
Et d'abord de la pollution politique qu'il implique : les risques de sabotage
ou de détournements de matières fissiles et de terrorisme sont tels, même en
temps de paix, que ce système conduit nécessairement à un régime de
surveillance policière de chaque citoyen. C'est ce que dans mon livre, "Appel
aux Vivants", j'ai résumé en disant : choisir le nucléaire c'est préparer le
goulag.
Ce réseau de Centrales nucléaires est si vulnérable que l'un des plus
brillants généraux français a pu dire qu'un bombardement de l'une de ces
Centrales, même conventionnel (du type de ceux de la dernière guerre
mondiale) aurait des conséquences aussi graves qu'une bombe d'Hiroshima,
non pas par explosion (car une centrale nucléaire n'explose pas, sauf lorsqu'il
s'agit de surrégénérateurs comme Superphoenix qui est une menace
permanente pour Genève comme pour Lyon) mais par dissémination
d'effluents radioactifs. Si bien qu'un pays disposant d'un réseau de centrales
nucléaires aussi délirant que celui du plan français, est militairement
indéfendable.
L'option nucléaire aggrave aussi très profondément la tension Nord-Sud,
car les investissements dans le nucléaire réduisent à un minimum dérisoire les
recherches sur les autres formes d'énergies, celle précisément qui pourraient
aider le Tiers Monde, notamment l'énergie solaire.
Ajoutons qu'en dehors de ces différents aspects de la pollution politique
du nucléaire, même en fonctionnement normal, l'accumulation des effluents
radioactifs, soit par inhalation directe, soit par concentration dans les chaînes
alimentaires, augmente le nombre de cancers, comme cela a été établi pour le
Centre français de la Hague et pour le centre d'Hanford par le Professeur
Mancuso et Madame Alice Steward, sans compter les mutilations génétiques
entraînant des fausses couches et des enfants anormaux.
C'est dire que la contamination progressive et généralisée de la biosphère,
constitue un véritable attentat contre l'avenir de l'espèce humaine.
A ce niveau l'angoisse de l'écologie prend toute sa signification tragique.
L'écologie est une dimension fondamentale de l'homme : celle de son
rapport avec la nature, qui ne peut être séparé du rapport avec l'homme, et du
rapport avec la foi en l'avenir ; elle est une composante majeure d'un projet
global, et lui donner sa légitime dimension politique c'est l'intégrer à un projet
global, à toute une "mutation" de civilisation, seul capable de vaincre les forces
de mort.
Là, est le problème central du proche avenir : le renouveau viendra non
d'un parti politique ou d'une coalition mais d'un réveil de la foi dans laquelle
la politique ne sera pas un domaine séparé produisant lui-même ses propres
fins, comme le nationalisme au temps de Machiavel ou la croissance aveugle
aujourd'hui, mais une dimension de l'homme, intégrée à d'autres dimensions
: telles que la politique (le rapport avec les autres hommes), ou la foi (quelle
qu'en soit la source), c'est-à-dire le rapport avec la transcendance, avec la
possibilité permanente de rompre avec notre passé.
Le fatalisme a ceci de maléfique qu'il suffit d'y croire pour qu'il devienne
vrai : si je crois qu'un phénomène est fatal je n'entreprends rien pour
l'empêcher et i l devient effectivement fatal.
Plaçons -nous maintenant dans la seconde hypothèse : contre tous les
choix politiques qui aujourd'hui nous conduisent à la mort, nous décidons de
défendre notre avenir et celui de nos enfants.
Nous avons acquis la certitude que c'est possible.
Il n'y aura pas de changement réel si l'on ne met pas au premier plan les
vrais problèmes, ceux dont dépendent notre vie et notre mort : ceux de la
croissance et de l'atome, et si chacun ne se considère pas comme
personnellement responsable du destin de tous.
Il y a dans chaque parti comme dans chaque église des vivants et des
morts. Nous appelons les vivants à réveiller les morts.
Seule cette immense levée de tout un peuple peut nous arracher à la
logique de la mort et rendre possible des choix nouveaux sur des objectifs
précis.
Déjà de remarquables contributions ont été apportées à l'élaboration d'une
"autre politique". J'appelle : "autre politique" une politique qui ne soit pas
seulement une technique d'accès au pouvoir et de maintien au pouvoir, mais
au delà de ces visées dérisoires et rampantes, une politique "à hauteur
d'homme", c'est-à-dire une réflexion sur les buts de la société global et sur les
moyens à mettre en oeuvre, au niveau de l'économie, de la politique, de la
culture, pour que chacun, femme ou homme, participe aux choix de ces fins et
aux décisions prises pour les atteindre.
Ces contributions ont été apportées notamment par les mouvements
féminins, et je pense qu'il y a là le germe d'une mutation sociale telle que
l'humanité n'en a pas connu depuis 6.000 ans, depuis la fixation au sol des
nomades et la naissance de l'agriculture. Depuis lors ont régné sans partage,
dans les rapports sociaux, les valeurs dites "viriles" : celles du combat, de la
rivalité, de la guerre de tous contre tous, avec ses égoïsmes et ses violences.
Les valeurs les plus hautes, celles de la communauté, de la générosité, de
l'amour dans tous les sens du terme, ont été refoulées bafouées, assujetties, en
même temps que les femmes, qui en étaient porteuses, étaient confinées dans
la famille, sans que leur soit donnée la possibilité de les faire triompher dans
l'ensemble des rapports sociaux puisque les principaux postes dirigeants leur
étaient refusés.
Il n'y aura de mutation véritable que lorsque les femmes auront
pleinement leur place aux leviers de commande de l'économie et de la
politique comme de la culture.
Une autre contribution décisive a été apportée par les écologistes lorsqu'ils
ont, les premiers, pris conscience que, pour la première fois dans son histoire,
"l'homme s'est donné les moyens de consommer les ressources plus vite que
la nature ne les produit ou ne les renouvelle, et d'entamer le "capital" terrestre,
c'est-à-dire les ressources non renouvelables de la "planète" comme ils
l'écrivaient dans leur Manifeste. Ils ont les premiers poussé le cri d'alarme en
montrant qu'une telle attitude envers la nature mettait l'espèce humaine en
danger de mort. Naturellement on les traite d'utopistes et René Dumont
brandit comme un drapeau ce qu'on lui jetait comme une insulte, dans son
livre : "L'Utopie ou la mort".
Aujourd'hui, même pour ceux qui ont cru longtemps n'avoir le choix
qu'entre les voies traditionnelles, des milliers de femmes et d'hommes,
cherchent à sortir de l'impasse où ils ont été entraînés : contre un Etat sans
visage et des partis sans message, tous centralisateurs et bureaucratiques à
outrance, tous dominateurs et aliénants, ces femmes et ces hommes, veulent
construire un avenir à visage humain, reconnaissant la valeur de la différence,
et tendant à recréer, à la base, dans les entreprises, dans les régions, dans chaque
communauté, un tissu social désintégré par le centralisme comme par
l'individualisme, et qui ne peut naître que si l'on crée les conditions
économiques, politiques, culturelles, pour que chaque femme et chaque
homme intervienne à tous les niveaux comme créateur et comme responsable,
dans l'autodétermination des fins et l'autogestion des moyens.

III. Le choix fondamental, aujourd'hui, est celui du modèle de croissance,
avec ses conséquences mortelles :

- la production d'énergie nucléaire,
- l'armement atomique.
En ce qui concerne la croissance i l est peu de notion aussi absurde que celle
de PNB, de "Produit National Brut" sur lequel elle est fondée.
Le PNB c'est le total obtenu par l'addition des dépenses de consommation,
des investissements privés, et des dépenses de l'Etat.
Le PNB ne tient compte que de ce qui se paye en argent. De telle sorte par
exemple, comme le note Denis de Rougemont, que si chaque ménagère allait
faire le ménage de sa voisine et était rétribuée par elle, et réciproquement, le
PNB du pays augmenterait d'un tiers.
Mieux encore, le PNB et le taux de croissance s'accroissent de tous nos
malheurs : si par exemple demain matin 2 millions d'accidents d'automobiles
se produisaient le PNB monterait en flèche en additionnant les factures des
carrossiers, des prothésistes, des cliniques et des chirurgiens.
Et c'est vers ce taux de croissance que marchent économistes et politiciens,
les yeux fixés sur lui comme ceux des rois mages vers l'étoile de Bethléem.
Cette croissance est le Dieu caché de nos sociétés et la publicité en est la
liturgie démentielle.
Elle détruit la terre et l'avenir des hommes.
C'est au nom de cette conception de la croissance que les peuples
occidentaux, par le colonialisme d'abord, par les multinationales ensuite, ont
créé le sous-développement et les famines du Tiers Monde, en épuisant à leur
seul profit les ressources rares de la planète.
Si nous continuons dans cette voie, nous occulons le Tiers Monde à
l'extermination et à la révolte.
Alors que la Commission de l ' O NU sur la faim dans le monde a révélé à
Ottawa qu'en 1978 cinquante millions d'êtres humains, dont 17 millions
d'enfants sont morts de faim dans le monde, alors que les 16 nations les plus
riches du monde ont dépensé 400 milliards de dollars en armements, ce qui
représente l'équivalent du budget total des pays de la moitié la plus pauvre du
monde. Qui peut raisonnablement penser que 400 millions d'occidentaux (dont
1/3 d'ailleurs n'atteint pas le minimum vital), pourront poursuivre
impunément le festin de la croissance cernés par 2 milliards d'affamés dont la
moitié ont moins de 25 ans ?
Un autre comportement et un autre choix sont possibles. Une autre
option exige que nous rompions avec la conception occidentale de nos rapports
avec la nature, avec la société, avec l'avenir et avec le divin.
D'autres rapports ont été conçus et vécus par d'autres civilisations, celles
qui furent niées ou détruites par l'individualisme et la volonté de puissance
des conquérants occidentaux de la Renaissance : celles des Indiens d'Amérique,
de l'Afrique Noire, de l'Islam, de l'Asie.
J'en voudrais donner un exemple :
Lors d'un débat, en Afrique, la question fut posée :
"A qui appartient la terre ?"
Un ami africain noir répondit : "La terre appartient à une communauté
immense dont certains membres sont déjà morts, certains vivent actuellement,
d'autres ne sont pas encore nés".
Et il ajoutait : "Nous sommes responsables de tout et de tous !"
Cet homme n'était ni chrétien, ni musulman, mais ce que nous appelons
d'ordinaire : animiste. Mais c'est là ce que j'appelle un "homme de foi", car
pour lui la vie c'est plus que ma vie, je suis responsable de la totalité de la vie
et cette responsabilité ne s'arrête pas à mon petit moi et à ma petite mort.
Mais si nous sommes inspirés, chrétiens ou non, par la vision de la vie de
notre homme de foi, nous sommes tenus de nous poser des questions très
concrètes : est-ce que nous avons le droit, pour le pétrole, pour la nourriture ou
d'autres ressources, de dilapider au profit d'une seule génération les richesses
engrangées dans la terre ou la mer depuis des millions d'années ? Nous
devons choisir une attitude : ou bien puiser sans vergogne dans les stocks non
renouvelables, nous comportant ainsi en pirates chasseurs de trésors, avec tout
ce que cela implique de conflits, d'affrontements, de violences de toutes sortes
entre les pirates rivaux, d'exploitation, de misère, de faim et de mort pour les
peuples victimes de ce pillage, ou bien, au lieu de puiser dans les stocks non renouvelables, nous insérer dans les flux pratiquement inépuisables de la terre.
du soleil, des eaux et des vents pour ne pas laisser à nos enfants et à tous les
peuples un monde invivable.
Rien ni personne ne peut nous dispenser de ce choix.
Nous en viendrons bientôt, sous peine de mort, à rechercher l'énergie en
nous-mêmes en redécouvrant la seule énergie spécifiquement humaine : le
pouvoir de choisir les finalités, le sens, les valeurs de la vie.
La décision de donner la priorité aux choix de cette énergie-là constituera
la plus grande et peut-être la seule véritable révolution de la société
industrielle.

IV. Nous ne sommes ni des critiques sans action ni projet, ni des utopistes
rêveurs.

Nous ne sommes pas des partisans de la "croissance zéro".
Nous ne demandons pas de laver le linge à la main.
Mais nous avons, par exemple, acquis la certitude qu'il est dès maintenant
possible d'avancer un projet technique permettant de mettre fin au chômage.
Il s'agit de favoriser délibérément l'esprit d'entreprise dans les branches
d'industrie les plus utiles pour la Nation, les plus créatrices d'emploi et les plus
capables de limiter nos importations.
J'ai dans mon livre montré en détail comment avec les crédits
actuellement affectés au nucléaire l'on pourrait produire autant d'énergie, et
créer en France 2 millions d'emplois en trois ans.
En investissant, à la fois dans les entreprises d'économie d'énergie, dans la
production d'énergies renouvelables, celles de l'eau dont toutes les ressources,
en France, sont loin d'être exploitées, celles du soleil sous toutes ses formes, et,
notamment la production de méthane par fermentation de déchets organiques,
le chauffage des grandes villes par les nappes d'eau chaude qui sont dans le sol.
Pour atteindre ce résultat et stimuler la création de milliers d'entreprises
de ce genre disséminées sur tout le territoire et créer des emplois sur place, l'on
peut agir par encouragement fiscal en détaxant les entreprises ou les
particuliers n'utilisant pas les énergies non renouvelables (pétrole, nucléaire,
charbon), par dissuasion fiscale en traquant les gaspillages d'énergie et en les
surtaxant, par exemple les transports routiers à longue distance.
Et surtout, avoir un plan à long terme d'investissement fondé sur une
émission de "monnaie liée", liée à la création de ces entreprises prioritaires, au
lieu de s'enfermer dans la cage de l'économie classique, doctrinaire, qui nous
conduit à la hausse des prix et à l'augmentation du chômage parce qu'elle ne
tient compte que de ce qui "apparaît" sur le marché, sans se demander si les
marchandises produites sont utiles, inutiles, ou même nuisibles (telles, par
exemple, que l'armement).
Les entreprises à taille humaine ainsi créées permettraient des modes de
gestion dans lesquelles le travailleur ne serait plus un rouage dans une
immense machinerie anonyme, mais pourrait participer à l'autodétermination
des fins.
Etablir un statut favorisant le développement de coopératives de
production et de consommation et l'articulation entre les deux permettrait,
comme je le montre dans mon "Appel aux Vivants", dans le secteur
alimentaire, par exemple (Migros en Suisse en a fait la preuve) de réduire de 20
% le prix des denrées fondamentales tout en assurant aux producteurs agricoles
la garantie d'une vente équitable grâce à la pression exercée sur les
intermédiaires parasites spéculant au détriment du producteur comme du
consommateur.
Il est dès maintenant possible, pour changer fondamentalement les
rapports sociaux :
- de créer une nouvelle croissance qui ne soit plus la croissance broyeuse
des hommes et de leur liberté, une nouvelle croissance qui ne conduise plus à
un prétendu "équilibre" nucléaire de la terre principale menace contre la paix
et la sécurité des peuples. Une croissance non plus quantitative mais
qualitative, semblable à celle qu'une mère rêve pour son enfant et chacun de
nous pour ceux qu'il aime. Une croissance au sens où l'entendait Saint
Grégoire de Nysse lorsqu'il écrivait : "Dieu c'est l'éternelle découverte de
l'éternelle croissance".
- d'ouvrir l'Europe au monde et d'abord au Tiers Monde, en se mettant à
l'écoute des autres cultures, car les problèmes posés par le modèle occidental de
croissance sont posés à l'échelle planétaire et ne seront résolus que par une
concertation planétaire avec les peuples, les cultures et les sagesses de trois
mondes. C'est l'une des conditions primordiales d'une paix véritable, c'est-àdire
sans injustice et sans domination.
- de transformer radicalement l'éducation en ne lui donnant plus pour
objet d'adapter l'homme aux besoins de l'ordre existant mais d'inventer le
futur : i l faut pour cela apprendre à l'enfant, que le monde n'est pas une réalité
toute faite, inexorable, mais une oeuvre à créer.
- de décentraliser les pouvoirs afin de donner vie aux régions, aux
collectivités locales, aux communautés de base (groupements féminins, centres
de culture et de sport, unions de consommateurs ou d'usagers), afin que chaque
problème soit résolu au niveau où il se pose et non pas, invariablement, au
niveau des bureaucraties centralisées et sans visage.
- d'établir avec la nature d'autres rapports - qui ne seraient plus
irresponsables - afin de sauvegarder le milieu nécessaire à l'épanouissement
humain, y compris de notre propre corps, et de ne pas laisser à nos enfants un
monde vidé de ses ressources rares et saccagé par nos pollutions.
Dans cette vois nous avons la possibilité de rendre à notre peuple la
maîtrise de son avenir, de nous arracher aux dérives mortelles de la croissance
aveugle et de l'atome, de n'être plus livré aux doctrinaires et aux technocrates
au service des multinationales du pétrole et de l'uranium.
Pour sortir de l'ornière nos pays occidentaux n'ont pas besoin d'un
Bonaparte, mais de milliers de Gandhi éveilleurs : d'hommes et de femmes
debouts.

Roger Garaudy (Archives de l'auteur)
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