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Le TAO, qui apparaît dans le plus
ancien des livres chinois, le « Yi King » (« Le livre des
métamorphoses » ), écrit plus de mille ans avant l'ère chrétienne,
demeure une vision du monde très moderne : il vise à
déchiffrer l'ordre de l'univers et à établir l'harmonie en soi-même
par un consentement amoureux aux grands rythmes du
cosmos. Au-delà des formes historiques du langage, et des
superstitions qui en sont nées dans le prétendu « taoïsme » actuel,
son objet est d'établir un système de relations capable de
guider à la fois la recherche scientifique, la compréhension
historique, et l'élaboration de nos règles de vie et d'action. Sa «
modernité » se manifeste à une époque comme la nôtre, où les
impasses du modèle occidental de croissance et de culture
nous obligent à repenser fondamentalement notre manière de
concevoir et de vivre nos rapports avec la nature, avec la
communauté humaine, et avec le divin.
Le taoïsme proprement dit, qui naîtra
quatre siècles après ce livre, s'exprime, au VIe
siècle
avant notre ère, dans une époque de crise, de violence et
d'anarchie : celle des « Royaumes combattants. »
Cette crise suscita deux réactions
différentes, - l'une, conservatrice, celle de
Confucius, cherchant à sauver les valeurs traditionnelles et
à « rétablir l'harmonie entre le ciel et la terre », par un
retour à l'imitation des anciens : rétablir l'ordre et la loi
par le respect des structures traditionnelles de la famille, du
rite, de la hiérarchie ;
- l'autre, celle de Lao-Tseu,
inspiré, comme Confucius, par le Tao du « Yi King », introduit
des valeurs nouvelles : alors que Confucius visait
essentiellement à l'intégration de l'homme à l'ordre social
traditionnel, Lao-Tseu vise à l'intégration de l'homme à la nature.
C'est une vision subversive car elle conduit à
considérer le système social, et la civilisation tout entière, comme
un ordre artificiel qui est
une perversion de l'harmonie.
Le plus grand penseur taoïste,
Tchouang Tseu, écrit : « la nature a disparu ; les lois l'ont
remplacée : de là tous les désordres ».
L'intuition centrale du taoïsme,
c'est le refus de tout dualisme : il n'y a pas de « moi »
isolé du reste du monde. Il n'y a pas d'êtres réels distincts.
« Tous les êtres et moi sommes un dans l'origine, écrit
Tchouang Tseu. Tous les êtres sont un seul Tout immense. Celui qui
est uni à cette unité jusqu'à avoir perdu le sens de son
individualité... aucune vicissitude ne peut lui porter
atteinte. »
« La vision du Tao exige le vide »,
écrit encore Tchouang Tseu.
La vision du Tao et la communion avec
lui, telle qu'elle s'exprime, sans paroles, dans la
peinture chinoise (surtout celle de l'époque Song […] qui a pour
vocation non d'imiter les apparences sensibles, mais de
rendre visible l'invisible, exige le « vide ». L'évacuation de tout ce
qui est illusoire.
- Le non-savoir, n'est pas l'ignorance, mais le refus
de la connaissance discursive qui, par mots
et concepts, emprisonne
les choses dans ce réseau artificiel,
les isolant, et les morcelant
jusqu'à ne nous donner que des vues
partielles, c'est-à-dire
fausses, de la réalité.
La connaissance véritable, au-delà de
la connaissance discursive et médiate, est la saisie
globale du monde comme un tout, en amont du moment où notre
petit « moi » individualiste, égoïste, y a
introduit l'illusion de la multiplicité des choses, en projetant sur elles
les faisceaux de nos désirs ou les exigences de leur manipulation
utilitaire.
Cette « illumination » du non-savoir
est une libération. Elle nous libère de l'illusion du «
moi » et de la pluralité des choses extérieures. Elle nous
libère de l'abstraction dualiste, qui, par l'opposition
factice entre le sujet et l'objet, fait tomber sa herse entre nous et
les choses.
- Le non-agir n'est pas l'inertie. Le non-agir est
la rupture de tous
mes conditionnements extérieurs, de tous mes attachements partiels. Si j'agis mû par mes désirs individuels, j'isole du tout ce qui est privé de sens par cet isolement même. Je poursuis, par exemple, pour eux-mêmes, la richesse, le pouvoir, le plaisir des sens. L'action visant la richesse ne me conduit qu'à la possession où je suis possédé par ce que je possède. L'action visant le pouvoir m'intègre au cycle des violences en m'opposant comme individu à d'autres individus.
mes conditionnements extérieurs, de tous mes attachements partiels. Si j'agis mû par mes désirs individuels, j'isole du tout ce qui est privé de sens par cet isolement même. Je poursuis, par exemple, pour eux-mêmes, la richesse, le pouvoir, le plaisir des sens. L'action visant la richesse ne me conduit qu'à la possession où je suis possédé par ce que je possède. L'action visant le pouvoir m'intègre au cycle des violences en m'opposant comme individu à d'autres individus.
L'action visant les plaisirs des sens
me rend esclave d'une
poursuite sans fin, car je ne
parviendrai pas à la satiété, chaque
satisfaction d'un désir faisant
surgir d'autres désirs. Ces prétendues actions ne sont que
passions.
Le non-agir, qui les refuse, est le
contraire de cette pseudo-action, de cette passion
subie, intéressée, et simplement réactive. Le non-agir, c'est la
plénitude de l'action vraie ; en harmonie avec le tout de l'être,
placé au centre de la roue cosmique, le sage taoïste se meut
avec elle, invisiblement. Il n'agit pour rien d'autre que pour le
Tout et par le Tout. Le non-agir est coïncidence avec le
mouvement profond de
l'univers.
- Le non-être n'est pas le néant. Pas plus que le
non-savoir n'était l'ignorance, et le non-agir
l'inertie. Le non-être est au-delà de l'être partiel, c'est-à-dire
illusoire, du « moi ». Il est la réalité suprême de celui qui, sans
prétendre exister par lui-même, participe à l'harmonie du
tout et n'est rien d'autre que cette harmonie :
« Supposons un homme entièrement
absorbé par l'immense giration cosmique et se mouvant en
elle, écrit Tchouang Tseu. Celui-là ne dépend plus de
rien. Il est parfaitement libre, en ce sens que sa personne et son
action seront unies à la personne et à l'action du grand
Tout... Le surhomme n'a pas de soi propre ; l'homme transcendant n'a
plus d'action propre; le sage n'a même plus de nom propre.
Car il est un avec le Tout. »
Le non-savoir, le non-agir, le
non-être sont les voies d'accès à l'expérience du vide, qui
seule permet d'entrer en communication avec le Tao.
Le Tao signifie la voie, et, par
métaphore, la méthode, permettant cette communication entre
le ciel et la terre. Cette conception permet au taoïste
d'aborder avec sérénité la mort : seul s'efface l'individu,
mais, du point de vue du Tout, c'est un événement local, un
changement aussi naturel que le passage du jour à la nuit, de
la veille au sommeil. Un passage d'une forme à une autre. Tchouang Tseu, qui ne croit pas à la
survie individuelle, écrit :
« Nous sortons de l'invisible pour
naître et nous y rentrons pour mourir... La gloire du sage est
d'avoir compris que tous les êtres sont en action réciproque
dans un seul complexe universel, que la mort et la vie sont
deux modalités d'un même être. »
L'éternité peut d'ailleurs être
atteinte en chaque instant lorsque l'on se confond avec le Tout,
au sens où Tchouang Tseu rapporte ce propos de Lao Tseu :
« J'étais en train de m'ébattre au principe des choses. »
Roger Garaudy, Biographie
du 20e siècle, pages 29 à 32