21 mai 2016

Chrétiens et communistes, par Gilbert Mury (1964, entre deux sessions de Vatican II)






ENTRE DEUX SESSIONS DU CONCILE
CHRETIENS ET COMMUNISTES

par GILBERT MURY 
Supplément aux Cahiers du Communisme n° 5 Mai 1964

 [Gilbert Mury, 1920-1975,  spécialiste des questions religieuses au Parti Communiste Français,  il est en 1964 secrétaire du Centre d'études et de recherches marxistes dirigé par Roger Garaudy. Se ralliant aux thèses du parti communiste chinois,  il rompra avec le PCF deux ans plus tard. NDLR]

En automne prochain s’ouvrira la troisième session du Concile. Dans quel esprit se déroulera-t-elle ? Il est d'autant plus malaisé de le savoir que la deuxième session a été marquée par un net ralentissement des travaux de l'Assemblée, à tel point que certains
milieux catholiques se sont montrés fort désenchantés, sinon inquiets. Pourtant, les trois premières semaines s étaient déroulées dans un climat d'optimisme. Le nouveau pape Paul VI avait franchement affirmé sa volonté de poursuivre l'oeuvre de Jean XXIII. II avait placé à la direction des travaux les « modérateurs », pour la plupart libéraux. Son
discours d'ouverture avait créé une impression favorable parmi les observateurs non-catholiques. Sa décision de réformer l'administration centrale du Vatican, profondément réactionnaire, pesait comme une menace sur des hommes comme le redoutable cardinal Ottaviani et semblait les condamner à la prudence.
Cependant, cette deuxième session, à la différence de la première, avait à passer des déclarations de principe aux décisions pratiques et concrètes. La difficulté se faisait sentir d'adopter des mesures applicables dans les conditions extrêmement différentes les unes des autres où se trouvent les diverses régions peuplées de catholiques. A la faveur de telles incertitudes, le cardinal Ruffini, Mgr. Carli et divers porte-parole
de l'Espagne et de l'Asie sous protectorat américain passèrent à la contre-attaque. La principale bataille fut livrée à propos de la collégialité épiscopale, c'est-à-dire de la thèse selon laquelle la souveraineté, dans l'Eglise, appartient à l'ensemble des évêques associés au pape. Les adversaires de cette collégialité prétendaient défendre la doctrine établie par le premier Concile du Vatican et selon laquelle tous les pouvoirs religieux sont concentrés entre les mains du seul Souverain Pontife. C'était, en réalité, défendre les intérêts de la curie romaine conservatrice qui, sous le nom du pape, entendait administrer l'ensemble du monde catholique. Les libéraux ne purent faire prévaloir leurs thèses qu'en incorporant à leur texte trente déclarations d obéissance au Vatican,
dans un document de deux pages. Encore le vote obtenu devait-il être contesté par les intégristes pour des raisons de forme. Dans Je même sens, les évêques espagnols ont pris la tête de l'opposition à un schéma qui réservait seulement à la Vierge Marie une place subordonnée dans un texte consacré à l’Eglise. On sait que, traditionnellement, la dévotion particulière à la Vierge est liée à une attitude réactionnaire. De même, ils ont entrepris d'empêcher le vote d'un chapitre sur la liberté religieuse, destiné à condamner toute atteinte au libre choix du culte par les individus. Or, les autorités franquistes
persécutent les protestants. Les choses devaient aller si loin que, à la veille du dernier jour de la session, deux documents anonymes signés « catholicus » — d'origine intégriste —  étaient largement diffusés parmi les évêques, l'un condamnant la liberté religieuse, l'autre appelant à l'antisémitisme. De même un document, signé par 200 prélats réclamait une nouvelle condamnation du communisme.
La majorité du Concile et le pape Paul VI lui-même ont, jusqu'ici, fait front à cette contre-offensive réactionnaire. Ils ont laissé ouvertes les perspectives tracées par Jean XXIII. A la veille de la troisième session du Concile, il n'en est que plus nécessaire, devant cette situation nouvelle, de rappeler quelle est la doctrine constante du marxisme à l'égard du christianisme, sans rien dissimuler de l’ incompatibilité entre la foi chrétienne et l'athéisme, sans rien retrancher de la pensée propre aux classiques du matérialisme dialectique, pensée profondément tolérante et respectueuse des convictions qu'elle ne partage pas. Notre hostilité et notre mépris s'adressent à la réaction sous toutes ses formes, cléricale ou non cléricale. Notre recherche d'un dialogue amical, et au besoin scientifique, avec les chrétiens de toute observance n'est pas l'effet d'un hasard, elle exprime une position de principe.


LA RELIGION EST-ELLE UNE SURVIVANCE ?
Le développement de l'unité d'action avec les travailleurs
chrétiens ne saurait être séparé d'une explication franche sui
la conception marxiste de la religion et sur le rôle que le marxisme léninisme
lui reconnaît dans le cadre du monde contemporain, en particulier
des pays capitalistes évolués et des pays socialistes.
Les racines sociales de la vie religieuse ne se situent pas, à nos
yeux, dans le domaine de la connaissance. Les croyances les plus
diverses à travers l'histoire se sont constamment fondées sur les conditions
de l'existence quotidienne, telles qu’elles résultent des rapports - réels
entre l’homme et la nature d'une part, entre l'homme et les hommes
d'autre part. Une telle analyse est, assurément, incompatible avec la
conviction, inséparable de la foi, que des puissances surnaturelles ont
permis à des êtres privilégiés d'apporter à nos semblables Une vérité
révélée d'en haut. Le marxisme est un humanisme radical, c'est-à-dire
qu'il exclut l'hypothèse selon laquelle le développement de notre espèce,
dans sa lutte pour la domination de la matière, serait ordonné à
quelque providence extérieure et supérieure au monde humain. II n'est
pas inutile de préciser que si les thèses du R.P. Teilhard de Chardin
peuvent être l'objet d'un dialogue fructueux, dans la mesure où elles
proposent comme objectif à l'humanité la conquête de son unité réelle
dans l'abolition des contradictions antagonistes, en revanche, aucun
rapprochement n'est concevable avec l'opinion selon laquelle un principe
spirituel, «personne et amour», serait présent à l'intérieur du
monde pour en orienter toute l'évolution.
Mais les analyses marxistes-léninistes ne sont pas davantage compatibles
avec la démarche idéaliste, quoique laïque, aux termes de laquelle
la religion se définirait tout simplement comme une erreur, comme une
défaillance du savoir, ou même comme une monstrueuse aberration
de l'intelligence. Si le fait religieux se manifeste dans l'histoire avec une
telle puissance de réalité, c'est que, tout en se situant dans la sphère
de la superstructure, il reflète effectivement, à chaque moment du devenir,
une réalité concrète. Toute là question est alors de déterminer quelle
est cette réalité, et à quelle étape de la marche vers une société sans
classe ce fondement matériel de la croyance et du culte sera arraché
du monde humain. II est clair que la réponse donnée à une telle
interrogation comporte des conséquences pratiques d'une importance
décisive pour l'action. S'il apparaissait, par exemple, que toute foi
n'est d'ores et déjà, en raison du progrès technique, qu'une simple
survivance, une habitude rituelle de répéter certains gestes ou certaines
phrases vidées de signification, notre seule tâche à l'égard du christianisme
se réduirait à une propagande antireligieuse, suffisamment
active pour le rayer de la surface de notre pays. De même, s'il était
possible d'affirmer que, dans la seule perspective du passage au socialisme,
la collectivisation des moyens de production se traduit par l'abolition
de la principale base sociale de la croyance, il pourrait être
utile de s'entendre avec les catholiques ou les protestants dans la
bataille pour une démocratie véritable, mais il deviendrait illusoire
de s'interroger plus avant sur les problèmes que pose la construction
d'un monde socialiste d'abord, communiste ensuite dans le cadre d'une
nation où les athées ne sont pas seuls présents.
Les racines de la vie religieuse, dans une perspective marxiste,
doivent être examinées historiquement.
Sans doute, cite-t-on fréquemment la célèbre formule selon laquelle
« la religion est l'opium du peuple ». II semble qu'en s'exprimant ainsi, le
fondateur du matérialisme dialectique considère l'ensemble des croyances
et des cultes, à travers tout le devenir de notre espèce, comme un fait
unique justiciable d'une critique unique. En réalité, cette maxime «est
empruntée à l'Introduction à la critique de la philosophie du droit de
Hegel. Et il serait dangereux d'oublier qu'à cette date Marx n'a pas
encore élaboré sa pensée originale. Selon le témoignage d'Engels, à
cette époque il était toujours sur les positions du grand matérialisme
allemand Feuerbach qui présentait l'aliénation religieuse dans un rapport
non historique à l'essence de l'homme.
Toutefois, dès 1843, Marx se refuse à simplifier la représentation
de « la forme sacrée » de I aliénation humaine. Sa définition est
beaucoup plus riche que ne le suggère une simple phrase à I'emporte-pièce,
et les conséquences pratiques qu'il en tire méritent déjà de retenir
l'attention.
« La détresse religieuse, écrit Marx, est, pour une part, l'expression
de la détresse réelle et, d'autre part, la protestation contre la détresse
réelle. La religion est le soupir de la créature opprimée, l'âme d'un
monde sans coeur, comme elle est l'esprit de conditions sociales d'où
l'esprit est exclu. Elle est l'opium du peuple. »
Ainsi, Marx met-il l'accent sur les deux aspects contradictoires et,
dans des circonstances définies, antagonistes, de la vie religieuse.
L'expression de la détresse réelle s'oppose à la protestation contre la
détresse réelle. La première n'est qu'un reflet passif et résigné de la
misère à laquelle les hommes sont réduits par l'insuffisance des forces
productives et des rapports sociaux. La seconde traduit une attitude
subjectivement révolutionnaire, une aspiration sans issue ou sans clarté
scientifique à la destruction des limitations et des injustices auxquelles
l'homme est soumis. Ne retenir que l'un ou l'autre aspect de cette
contradiction, c'est glisser de la dialectique dans une conception métaphysique
du monde humain, c est s enfermer dans une logique abstraite
de la séparation absolue des contraires. C'est renoncer au marxisme.
En outre, le jeune Marx esquisse ici une sociologie de la religion
sur laquelle il sera nécessaire de s'appuyer en la replaçant dans une
perspective historique. L'unité de l'expression et de la protestation n'est
possible que dans la confusion d'une expérience douloureuse et humainement
incontestable : celle d'un monde à l'intérieur duquel les hommes
sont séparés les uns des autres par une structure réifiée et réduits
à formuler, dans un langage mystifié, leur aspiration à un dépassement
des structures d'oppression dont ils demeurent prisonniers. De même,
se trouve ici en germe la conception selon laquelle la religion prolonge,
au niveau des superstructures, des conditions réelles d'existence qui
interdisent à l'individu de comprendre ses relations avec la société où
il baigne, avec les êtres humains dont il est entouré et, par conséquent,
avec cette nature au contact de laquelle il vient à travers l'action de In
collectivité toute entière.
Dans une telle perspective, dire que la religion est « l'opium du
peuple », la qualifier aussitôt de « bonheur illusoire du peuple », c'est
évidemment désigner par cette comparaison avec l'opium non un sommeil
profond et stupide, mais un rêve capable de traduire en images
assurément fantastiques une exigence profonde, enracinée dans la contradiction effective entre l'homme et la situation inhumaine où il est placé.
Certes, c'est une tâche essentielle que d'aider notre espèce à se libérer
«des fleurs imaginaires» ; cependant, le jeune Marx distingue déjà que
le problème décisif reste de « rejeter les chaînes » réelles. « La critique
du ciel se transforme par là en critique de la terre », en critique agissante
et révolutionnaire qui se situe, en fin de compte, au niveau de l'obligation
« de renverser tous les rapports sociaux qui font de l’ homme
un être humilié, asservi, abandonné, méprisable. »
Ainsi Marx qui, en 1843, n est pas encore en possession d'une
méthode d analyse historique de nature à le délivrer de I illusion de
Feuerbach, croit toujours à la présence d une « essence du christianisme», et même d’une « essence de la religion ». En ce sens, il
demeure prisonnier d'une perspective métaphysique puisque l'essence est
éternelle, qu'elle ne change pas. Mais les travaux ultérieurs de Marx et
d'Engels retiendront l'essentiel de la dialectique entre expression et protestation,
c'est-à-dire qu'ils analyseront les faits religieux en respectant
leur infinie diversité, en mettant l'accent sur la différence de leur rôle
à différentes époques. En même temps, ils le feront toujours avec le souci
de montrer comment opèrent, dans chaque situation particulière, les deux
composantes de l'acceptation du monde et de l'aspiration à un changement
révolutionnaire.

ANIMISME ET RELIGION
Les racines sociales objectives de l’aliénation religieuse
se situent, selon les classiques du matérialisme dialectique et,
en particulier, selon Lénine, dès les origines de l’humanité. En d'autres
termes, les croyances et même les rites sont antérieurs à la division des
groupes humains en classes antagonistes dont les unes oppriment les
autres. II serait par conséquent incompréhensible qu il suffise de supprimer
l'exploitation de l'homme par l'homme pour abolir la religion.
Les primitifs imaginaient, derrière les forces mystérieuses et redoutables
de la nature, l'agitation d'esprits capables d'utiliser les choses et les
bêtes, voire l'orage ou la forêt pour le bonheur ou le malheur de
l’ homme. C'est ici que se définit l'animisme, c'est-à-dire la conviction
que les âmes se cachent derrière les réalités matérielles. Si on veut
comprendre une telle imagination, que l'on songe à ces joueurs voués
à se représenter la chance, ou la malchance comme des forces vaguement
humaines, capables de gouverner la distribution des cartes.
Il serait naïf d'admettre qu'aujourd'hui l'animisme a disparu, dans
la mesure où il constitue non pas un ensemble de superstitions élémentaires,
liées à l'incapacité technique de l’humanité primitive, mais
le reflet idéologique extrêmement divers du rapport réel entre l'homme
et une nature dont il ne s'est pas rendu maître.
Il ne suffit pas toujours d'une découverte scientifique pour résoudre
de tels problèmes. En France, l’exemple le plus retentissant de cette
persistance de l'angoisse, en présence du monde matériel et malgré une
information scientifique considérable pour son temps, nous est donné
par Pascal, à la fois mathématicien, physicien et philosophe.
Au XVIIe siècle, la découverte de l'espace infini où le soleil n'est
qu un grain de poussière, l’abandon de la vieille vision du monde selon
laquelle ce même soleil tournait autour de la terre engendrent, chez
d'excellents esprits, une épouvante qui reproduit à un niveau supérieur
l'angoisse primitive devant l'orage. Sans ramener à cet aspect particulier
toute la pensée de Pascal, il est nécessaire d'évoquer cet aveu célèbre :
« Le silence des espaces infinis m'effraie ». C’ est en présence de cet
univers immense et redoutablement étranger aux rêves, aux exigences,
aux aspirations de l’homme, que l'auteur des Provinciales en vient à
faire appel à l'ordre supérieur de la charité, de l'amour métaphysique, de
la croyance en Dieu.
Dira-t-on que Pascal et le XVIIe siècle sont oubliés ? II faudrait
quelque naïveté pour négliger, par exemple, la présence à la dernière
Semaine de la Pensée marxiste de chercheurs éminents qui, en physique,
en biologie, en paléontologie représentent une valeur incontestable et
n'en demeurent pas moins fidèles à leur foi.
Cette situation de fait, à laquelle l'athéisme marxiste ne se résigne
pas définitivement, mais qu'il constate comme une donnée irrécusable, à
l'heure actuelle, ne s'explique pas par des défaillances individuelles, par
des sottises ou des compromissions. Elle correspond au fait indubitable
que l'homme demeure en partie impuissant devant la nature et qu'il est
incapable de surmonter bien des obstacles comme la mort. Non qu'il
s'agisse d'attendre une science ou une technique parfaite, c'est-à-dire
inaccessible, pour accéder à un niveau de vie sociale où la religion
s'évanouira d elle-même. II faut pourtant considérer que l'heure n'est
pas encore venue où la relation de l'homme à la nature pourrait apparaître
à tous comme celle d'un dominateur à un objet dominé. Pas
davantage la maîtrise des interactions entre le cerveau et l'organisme
total, l'avancée victorieuse du progrès technique n'ont-elles atteint un
niveau qui nous autorise à définir la religion comme une survivance,
en ce sens que l'animisme serait totalement déraciné. Et une telle observation
se situe au plan des sciences physiques ou biologiques, des
techniques mécaniques, chimiques, médicales, etc., c'est-à-dire qu'elle
demeure applicable au monde socialiste comme au monde capitaliste.
Comme l'écrit Engels, « toute religion n'est que le reflet fantastique,
dans le cerveau des hommes, des puissances extérieures qui dominent
leur existence quotidienne, reflet dans lequel les puissances terrestres
prennent la forme de puissances extra-terrestres. Aux origines de
l'histoire, ce sont d'abord les puissances de la nature qui sont sujettes
à ce reflet... Mais bientôt, à côté des puissances naturelles, entrent
également en action des puissances sociales, puissances qui se dressent
en face des hommes, tout aussi étrangères et, au début, tout aussi inexplicables...que les forces de la nature. » (Anti-Dùhring)

LES RACINES SOCIALES
Ainsi, voyons-nous apparaître un nouveau
contenu de l'expérience religieuse, déterminé par la nature historique
des relations nouées par les hommes avec leurs semblables, dans le cadre
de structures données. La division de la société en classes antagonistes
joue nécessairement ici un rôle important. Mais elle n'est pas seule à
intervenir — en particulier dans le christianisme : « A un stade plus
avancé encore de l'évolution, tous les attributs naturels et sociaux des
dieux multiples sont reportés sur un seul Dieu tout-puissant, qui n'est
lui -même à son tour que le reflet de l'homme abstrait » — précise
Engels.
Le passage de la croyance en plusieurs dieux à la foi en un seul
Dieu s'accomplit en effet, dans l'histoire du monde gréco-latin, sous
le signe du christianisme. Cette religion permet de reconnaître une
divinité unique, commune aux habitants des régions les plus éloignées et
les plus différentes de l'empire romain. Elle fait éclater les particularismes
locaux, de même que les échanges économiques entre des provinces
lointaines supposent qu'il existe quelque chose de commun à
toutes les marchandises venues des quatre coins de l'univers connu.
Ce quelque chose de commun, c'est leur valeur d'échange. Et cette
valeur n'est autre que la quantité de travail humain nécessaire pour
produire telle marchandise. Ainsi, le commerce des choses renvoie-t-il à
ces caractères, présents chez tous les hommes, qui leur rendent possible
et nécessaire de travailler, de produire, de transformer la nature.
Pourquoi l'homme abstrait — c'est-à-dire cet ensemble de caractères
communs à tous les hommes — se reflète-t-il fantastiquement dans une
image religieuse, au lieu d être connu dans sa réalité ? C'est que le
caractère de la marchandise — être l'oeuvre de l'homme — n'est pas
manifeste, évident. Elle ne saute pas aux yeux. Elle se dissimule
derrière la forme monétaire de l'échange : j'achète et je vends une paire
de chaussures en contrepartie d'une somme d'argent que je donne ou
que je reçois. L'homme est là, en fait, comme le producteur réel d'un
bien réel. Mais, entre l'homme et le produit de son activité, s'interpose
l'argent. Si la religion chrétienne transcrit dans le langage du mythe
la réalité effective des rapports humains, c'est que de tels rapports ne sont
pas clairement connus et compris par ceux qui les vivent. C'est pourquoi
elle est la forme sacrée où s'exprime le plus naturellement la
réalité d'une société où les échanges matériels se réalisent par l'intermédiaire
de la monnaie. Le christianisme est la religion spécifique d un
monde où l'économie demeure marchande.
On s'explique ainsi pourquoi, contrairement à une légende entretenue
par l'aile la plus réactionnaire de l'Eglise catholique, le Moyen
Age, surtout jusqu'au XIIe  siècle, a été le lieu d une véritable défiguration
du christianisme, de plus en plus envahi par les vieilles croyances
païennes. Le recul massif des échanges commerciaux s'accompagnait
d'un retour à l'adoration de plusieurs dieux. Chaque petite communauté
avait le sien. Un éminent historien, Marc Bloch, a bien mis l'accent
sur le rôle des saints, protecteurs des petites paroisses, comme autant
de dieux, inférieurs certes au Dieu supérieur, mais plus proche et, par
conséquent, plus efficaces que lui. Bien entendu, le pouvoir politique
de l'Eglise grandit au Moyen Age, mais la foi qu'elle enseigne est très
différente de celle du christianisme primitif.
Ce n'est pas un hasard si le XIIIe siècle voit s'amorcer le mouvement.
d'abord timide, puis plus accentué dès le xve siècle, d'un nouveau développement de l'économie marchande, mouvement qui est accompagné
d’un effort, manifeste dans la Réforme protestante, pour revenir aux
sources du christianisme. Très lentement, avec la double difficulté
qu'engendraient son alliance avec la noblesse et la royauté, d'une part,
la force de la tradition dans ses institutions, d autre part, I’Eglise catholique
allait, elle aussi, s'engager dans cette voie du retour aux origines,
c'est-à-dire du retour à la fonction de reflet idéologique d une économie
marchande. Telle est, en particulier, la signification de l'actuel Concile.
Le duel, en apparence sans portée pratique, entre les tenants de la
tradition — c est-à-dire des croyances élaborées peu à peu, surtout au
Moyen Age — et les tenants de la Révélation — c'est-à-dire d'un effort
pour enraciner le contenu de la foi dans les textes hérités du christianisme
primitif — est une lutte entre les survivances d'une Eglise féodale
et la reprise des thèmes adaptés à une société dominée par la loi de
la valeur, qui régit à long terme le mouvement des prix et la marche
des échanges.
Sur tous ces points, Marx est en plein accord avec Engels. Il formule
très clairement cette unité de vues dans le Capital, lorsqu’ il fait du
christianisme le reflet religieux adéquat d un monde réel où le produit
du travail revêt habituellement la forme de la marchandise (tome I,
page 91).
Au demeurant, une réflexion historique sur le christianisme n'en
saurait retenir uniquement le trait spécifique. Le christianisme, par certains
de ses caractères, s'apparente à l'ensemble des religions apparues
après la disparition de la communauté primitive. II est à la fois — pour
reprendre les termes de l'Introduction à la Critique de la philosophie
du droit de Hegel — expression de la détresse réelle et protestation
contre la détresse réelle. Engels a constamment souligné, dans ses travaux
sur le christianisme primitif, sur la guerre des paysans, etc., l'importance
particulière du contenu protestataire de cette religion : dans les
conditions propres à l'Empire romain, dont la puissance écrasait les
peuples opprimés, le peuple juif par exemple, mais surtout les classes
exploitées, notamment les esclaves, ou dépossédées, comme les petits
propriétaires terriens expropriés et refoulés dans les villes, il était difficile
aux victimes de secouer effectivement le joug. Force était bien de
remettre à Dieu le soin de la vengeance, comme le montre, en particulier,
L’Apocalypse.
Toutefois, dès cette époque, se dessine une tendance non seulement
subjectivement révolutionnaire, mais aussi objectivement capable de
s'engager dans l'insurrection. Lorsque l’Eglise chrétienne évoluera, grandira,
on verra se partager les fidèles : les uns s’en tiendront à l’expression
résignée de la souffrance des pauvres et, par voie de conséquence, rassureront
les puissants et les riches. Les autres en viendront, non plus à
déposer entre les mains d'un Dieu bien lent à se manifester la responsabilité
du combat, mais à se soulever eux-mêmes dans une lutte dont
les formes oscillent entre deux extrêmes souvent associés : la recherche
du martyre et le soulèvement armé dont l'efficacité victorieuse sera
l’oeuvre commune des croyants et de la divinité. Les montanistes et les
circoncellions iront très loin dans ce sens.
Tout au long du Moyen Age, et plus ouvertement lorsque le retour
à l’économie marchande aura permis la résurrection du christianisme
primitif, les hérésies, comme le montre Engels, seront la forme idéologique
de l'insurrection. Aux XVe et XVIe siècles, les anabaptistes de Thomas
Munzer conduiront une guerre héroïque et sans chances objectives
de succès, mais qui suffirait à établir la nécessité d'une réflexion
historique sur la religion ou, plutôt, les religions, tantôt frein de toute
revendication sociale, tantôt drapeau du combat contre l'injustice. Sans
doute serait-ce tomber dans une erreur idéaliste que de présenter les
croyances anabaptistes comme l'élément moteur et agissant de leur combat
réel : celui-ci s'enracinait dans la situation objective des paysans.
Sans doute un tel christianisme ne pouvait-il servir de guide scientifique
aux combattants : il demeurait étranger à toute connaissance rigoureuse
ou expérimentale. II ne serait pas moins périlleux de tomber dans un
matérialisme mécaniste en contestant, d'une part, le lien entre cette
idéologie et les conditions effectives d'existence propres aux paysans
insurgés, d autre part, la puissance subjective énorme de ces convictions
religieuses, leur capacité de mobiliser les masses, de les animer au combat,
de leur donner l'optimisme militant nécessaire à une lutte difficile. Lorsque
une idéologie s'empare des multitudes, elle devient une force matérielle.
Sa fonction dépend de circonstances historiques concrètes. Elle
n'est pas nécessairement déterminée par le caractère illusoire de
l'idéologie.
C'est pourquoi l'étude scientifique de la religion suppose un examen
attentif des querelles entre doctrinaires que le matérialiste est parfois
spontanément porté à juger négligeables. Engels montre comment, au
XVIe siècle, le christianisme se scinde en trois courants : le catholicisme
lié à la féodalité déclinante, le protestantisme bourgeois esquissé par
Luther et affermi par Calvin, l'hérésie révolutionnaire des citadins
pauvres et surtout des paysans, soulevés à l'appel de Munzer. II serait
facile de montrer que le même schéma était déjà applicable, bien des
années auparavant, en Angleterre, puis en Bohême. Nous avons déjà vu
comment, au temps de l'Empire romain, des scissions, des hérésies du
même ordre déchirèrent le christianisme. Dira-t-on que les anabaptistes,
en lesquels Engels reconnaissait les ancêtres du mouvement communiste,
répandaient " l'opium du peuple" au sens que des théoriciens trop
pressés attachent encore aujourd'hui à une semblable métaphore ?
La religion de Munzer, écrit Engels, « voulait que les conditions
d'égalité du christianisme primitif soient... reconnues comme normes pour
la société civile. De l'égalité des hommes devant Dieu, elle faisait
découler l'égalité civile et même, en partie déjà, l’égalité des fortunes.
Pour Munzer, le royaume de Dieu n'était pas autre chose qu'une société
où il n'y aurait plus aucune différence de classes, aucune propriété
privée, aucun pouvoir d'Etat étranger, autonome, s'opposant aux membres
de la société ». Dieu devient une force, un appel, une personnification
de l'élan protestataire des insurgés. Sa fonction se trouve fidèlement
exprimée par l'inscription que les révoltés de 1513 portent comme un
drapeau : « Seigneur, soutiens ta justice divine ». Dieu et sa justice
s'incarnent dans le combat des hommes.

SITUATIONS HISTORIQUES CONCRETES
Il serait étrange d'imaginer que, pour avoir joué,
en des circonstances historiques données, le rôle d'expression subjective
de l'action révolutionnaire, le christianisme demeure toujours et partout
voué à ce rôle glorieux. Notre propre expérience suffirait à démontrer
qu'il n'en est rien : de Vichy à la V e République, du franquisme espagnol
au salazarisme portugais, les régimes les plus réactionnaires se sont
constamment présentés comme les champions de la civilisation occidentale
et chrétienne. Les évêques français n'ont pas plus que les autres tenté
de s’opposer à cette interprétation, même si aujourd’hui, dans les conflits
sociaux, ils ont tendance à prendre le parti des revendications économiques
des travailleurs, malgré l'attitude réactionnaire du pouvoir
personnel.
Mais il est impossible d'admettre l'affirmation selon laquelle cette
orientation réactionnaire serait nécessairement et à jamais celle de tout
le christianisme. II est absurde de raisonner comme si, désormais, le
choix laissé aux croyants par l'évolution du monde se limitait à une
option entre l'hypocrisie et la négation du progrès.
Tout d'abord, les faits sont là pour interdire une telle interprétation.
L'encyclique Pacem in terris n'est assurément pas un monument d'esprit
révolutionnaire, mais elle administre la preuve que la religion contient
en elle du mouvement pour aller plus loin.
Sur quatre plans principaux, elle a marqué un bouleversement des
positions de l'Eglise.
Elle incite les catholiques et « tous les hommes de bonne volonté >
à lutter concrètement contre la guerre, pour la fin de toutes les expériences
d'armes nucléaires, pour la destruction généralisée de ces armes.
En France, sa publication a marqué une très nette élévation du niveau
de participation des croyants au Mouvement de la paix.
L'Encyclique condamne explicitement le colonialisme, en dépit du
caractère clérical d'Etats demeurés fidèles au colonialisme classique :
l'Espagne et le Portugal.
Elle revendique pour la doctrine politique de l'Eglise un caractère
« vraiment démocratique » et, pour historiquement surprenante que soit
cette affirmation, elle n'en est pas moins pratiquement positive et elle
a puissamment contribué à l'hostilité à peine déguisée du pouvoir gaulliste
envers le texte de ce véritable manifeste de Jean XXIII.
Pacem in terris contient enfin une protestation véhémente contre les
conditions de vie imposées aux travailleurs. L'action revendicative se
trouve dépeinte sous des couleurs favorables. Les droits réels à la protection
contre le chômage, la maladie et la misère sont affirmés.
Certes, l'existence même du capitalisme n'est pas mise en cause.
Le droit à la propriété privée des moyens de production est demeuré
soustrait à la critique. Mais il suffit de mesurer la distance parcourue
pour comprendre qu'il n'est pas scientifiquement possible d'enfermer le
christianisme dans des limites infranchissables, de déclarer qu'il peut
aller jusqu ici seulement et non plus loin. Toute pensée dialectique
saisit l’histoire dans son devenir et discerne le nouveau, l'inédit sous
l'ancien. II faudrait croire au miracle pour s'imaginer l'Eglise bouleversant
ses institutions dans un élan capable d'emporter d'un seul coup
tous les obstacles. II faudrait accepter une vision religieuse de la religion
pour la figer dans une éternité indifférente au mouvement réel de
l'histoire.
Sur le plan philosophique comme sur le plan politique, l'encyclique
Pacem in terris manifeste une vigoureuse capacité d'adaptation du
christianisme au monde moderne — capacité dont il convient, bien
entendu, d'évaluer à la fois l'importance et les limites en fonction de
la situation réelle qui se trouve ici reflétée en termes idéologiques. C'est
ainsi que ce texte est adressé à « tous les hommes de bonne volonté »,
croyants ou incroyants et se place, par conséquent, sur le terrain d'une
morale d'intention universelle, qui se refuse à établir une ligne de
démarcation infranchissable entre les fidèles de l'Eglise romaine et le
reste de l'humanité. D'où résulte la nécessité de présenter l'homme, non
comme un être faible et coupable, mais comme un sujet agissant et
digne de respect. Lorsque Jean XXIII cite les Psaumes de la Bible, c est
pour faire choix d'un texte qui exalte notre espèce « de peu inférieure
aux anges » et « couronnée de gloire et d'honneur ». Le péché originel,
la dégradation morale des créatures incapables d'accéder au bien sans
le concours du Créateur avaient constamment été utilisés par la réaction
cléricale comme moyen de justifier idéologiquement la lutte contre toute
entreprise politique optimiste, contre tout effort de libération de l'homme.
Celui-ci était déclaré pervers, indigne et incapable de se conduire lui-même.
II est clair qu'un christianisme de ce genre exprime la détresse réelle
et s’ y résigne. Au contraire, un christianisme qui met l'accent sur la
grandeur de notre destin proteste contre la détresse réelle et incite les
croyants à dépasser le vieux désordre capitaliste.
Ce n'est donc pas un élan individuel de générosité irréfléchie qui
portait Jean XXIII à lever les interdits, à permettre ces rencontres entre
chrétiens et communistes qu’ interdisaient ses prédécesseurs. Dès l'instant
où l'Eglise renonce à déclarer qu’ elle présente au monde la seule
doctrine susceptible de guider une action moralement bonne, il ne lui
est plus possible de dresser une muraille entre ses fidèles et les autres
hommes. A vrai dire, depuis le XIXe siècle, les papes avaient prétendu
à la fois que leur enseignement devait être accepté par tous au nom
d'une loi naturelle et que les croyants pouvaient seuls agir droitement
par l'effet d'une grâce surnaturelle. La contradiction est aujourd'hui
levée.

DE NOUVEAU LE CONCILE
Sans doute le retentissement même de l'encyclique
Pacem in terris a-t-il porté un certain nombre d'esprit libéraux,
voire de marxistes, à imputer au seul Jean XXIII toute la responsabilité
des changements intervenus dans l'Eglise. Dès lors, le débat engagé
entre la libre pensée traditionnelle et un rationalisme plus soucieux
d'entrer dans le détail des évolutions vivantes a pu paraître se limiter
à cette interrogation : Jean XXIII était-il de bonne foi ? Paul VI le continuera-
t-il ? Ou, dans le meilleur des cas, les prélats du Concile sont-ils
plus ou moins conservateurs ?
Certes, il n'est nullement question de sous-estimer les mérites personnels
de Jean XXIII dans la rupture avec un héritage féodal, ni
d'oublier que le caractère de Paul VI, très différent de son prédécesseur,
aura certainement une influence réelle dans le déroulement de I histoire
de l'Eglise. Enfin, ce n'est nullement s'en tenir à l'anecdote que de
relever l'existence de divers courants parmi « les Pères conciliaires » ;
l’aile « droite » intégriste s'oppose violemment à une « gauche » elle-même
divisée : les « spirituels »  sont les plus modérés. Ils groupent un grand
nombre d'évêques français décidés à poser des principes généreux et
pourtant plus prudents lorsqu'on en vient aux problèmes pratiques.
D'autres, au contraire, notamment dans le clergé latino-américain, s'engagent
plus avant dans la voie d un renouvellement en profondeur sur
les questions sociales aussi bien que religieuses. Mais cette division
elle-même, dans la mesure où elle se traduit en termes sociologiques,
nous renvoie à des événements d'un ordre différent et moins uniquement
placés sur le terrain idéologique. C'est le mouvement réel des masses
qui s"inscrit aujourd'hui dans le relatif libéralisme du Concile, libéralisme
qui reflète la pression exercée par l’évolution du monde moderne
sur une croyance antique. Certes, les « princes de l'Eglise » réunis à
Rome ont constamment précisé qu'ils n'entendaient rien changer à
« la vérité éternelle de la doctrine » — et seulement en modifier la présentation pour la rendre accessible aux croyants du XXe siècle. Mais une
telle volonté de réforme, même patiente et limitée, signifie qu'une modification est intervenue dans le rapport des forces sociales intérieures
à l’Eglise. Ce n'est pas un hasard si la Curie romaine, essentiellement
composée d'une bureaucratie éloignée de la vie réelle des masses et très
liée, en revanche, aux forces les plus réactionnaires (impérialisme international
et surtout régimes arriérés d'Espagne et d'Italie du Sud) s'est
appuyée sur les évêques représentant ces mêmes zones de semi-développement, alors que l'aile marchante du Concile se composait de deux
éléments : les évêques représentant des régions où les conditions de
l'existence moderne placent les foules chrétiennes au contact du progrès
technique et de la classe ouvrière, d'une part, et, d'autre part, dans le
tiers-monde, les représentants de l'Afrique et de l'Amérique latine
confrontés à un énorme mouvement des masses. La pensée marxiste.
(a formation des ligues paysannes, la pénétration rapide d un protestantisme,
vite devenu national, imposent à l'ensemble des évêques la
prise en considération des aspirations populaires. Sans doute, serait-il
naïf d imaginer une correspondance mécanique entre les exigences révolutionnaires des opprimés et les intentions de leurs représentants ecclésiastiques.
II n'en reste pas moins qu’à travers les multiples transpositions
idéologiques se retrouvent nécessairement des contradictions profondes.
La diversité même des interventions du clergé dans les événements
du Brésil montre la complexité de la situation réelle, mais aussi
du lien entre cette situation et son reflet idéologique. Or, c’est au
moment même où le poids énorme du tiers-monde se fait le plus
directement sentir sur la politique et même I économie internationales
que ses porte-parole s'expriment le plus courageusement, fut-ce en
termes mystifiés et dans une assemblée religieuse. C'est au moment même
où le cléricalisme rural, c'est-à-dire le mode de vie des populations
soumises à un clergé autoritaire dans le cadre d'une pratique religieuse
unanime, recule à travers I’Europe catholique avec le souvenir du passé
féodal que l'épiscopat français, par exemple, voire certains prélats de
I’Italie du Nord, se trouvent placés devant la nécessité de revoir leurs
positions. Bref, conformément à l'enseignement classique du marxisme-léninisme, la conscience des hommes reflète leur vie réelle.
Sans doute, est-ce là le langage d'un incroyant. Mais, dans une
certaine mesure, les croyants eux-mêmes sont amenés à reconnaître
l'existence de ce lien entre la pratique sociale et les attitudes intellectuelles,
fussent-elles théologiques. Quand Mgr. Ancel rend compte des
travaux conciliaires dans La Semaine religieuse du diocèse de Lyon
(16-12-1962), il note que « les évêques se trouvent dans des situations
pastorales très différentes ». Selon qu'ils agissent « dans des régions profondément chrétiennes... ou dans des régions où il y a un grand nombre
de non-catholiques..., dans des régions qui n'ont pas été soumises à de
grandes transformations... ou... dans des régions en pleine évolution ».
Et il ajoute : « II est impossible que ces évêques aient les mêmes
réactions. »
Certes, la poussée des masses s'exprime tout autrement dans un
concile et dans un parlement. Un évêque n'est pas élu par ses fidèles, il
est leur chef. Mais, même de façon lente, détournée, presque secrète,
l’évolution des croyants s’inscrit progressivement dans les structures
ecclésiales.

FOI ET SOCIETE
En France, par exemple, l’Eglise catholique s’est
longtemps considérée comme une puissance essentiellement rurale et
dont l’implantation dépendait étroitement de la force des traditions.
Jusqu'à la deuxième guerre mondiale, cette situation, déplorée au demeurant
par certains chrétiens, ne semblait pas pouvoir être modifiée : la
foi religieuse paraissait désespérément précaire là où elle dépendait d’une
adhésion personnelle et réfléchie. Au contraire, l'obéissance et l'automatisme,
la répétition monotone des gestes hérités du passé mettaient
les fidèles bretons ou vendéens à l'abri de toute attitude critique, de
toute orientation vers une gauche vite identifiée à l'athéisme. Les meilleures
terres de foi se trouvaient dans des régions comme le bas-Léon
agricole. Là, rappelle un sociologue catholique, M. Lebras, « la conservation
des campagnes Iéonardes s'explique par la survivance de, cadres
traditionnels : un clergé nombreux et enraciné, avec de grands curés
très puissants, une noblesse qui a disputé au clergé l'influence politique,
mais concourt avec lui au maintien des pratiques, des familles solides,
avec une aristocratie paysanne..., beaucoup de paroisses restent relativement isolées ».
De même, dans Problèmes missionnaires de la France rurale (tome I,
p. 21), le chanoine Boulard et les R.R. P.P. Achard et Hémard observent
que le petit paysan, fidèle aux exemples reçus « a sucé la religion
avec le lait ; elle ne se pratique pas, on pratique, comme les parents,
parce qu on a commencé tout petit à pratiquer avec eux et auprès
d'eux ».
En somme, à ce stade, la religion n'est pas une idéologie, elle est
une manière de vivre, un ensemble de gestes et de conduites. Nos trois
auteurs insistent sur le fait que Dieu, dont dépend l'abondance des
récoltes, puisqu'il est maître des forces naturelles, est traité comme le
propriétaire du sol par le fermier : en échange d'un loyer d'aumônes et
d'observances rituelles, il doit assurer le salut dans l'autre monde et
l'abondance dans celui-ci. Non seulement l'unanimité de la pratique religieuse
écarte le risque des ruptures individuelles avec la tradition, mais
encore cette attitude d'obéissance et de crainte, dénoncée par les observateurs catholiques eux-mêmes, se traduit par une convenance réciproque entre le conservatisme social et politique, d'une part, le conservatisme du culte et des moeurs, d'autre part.
Certes, tous les croyants ne sont pas alors concentrés dans les
compagnes ; dans les villes, la bourgeoisie, naguère voltairienne, fréquente
volontiers les églises et y retrouve des petites gens dont beaucoup
sont très dépendants à son égard. En dépit de cette composition sociale
fréquemment conformiste, le milieu chrétien des cités donne naissance
à des mouvements plus hardis et pourtant vite brisés par un clergé peu
soucieux de rompre ses liens avec le patronat bancaire et industriel,
comme avec le cléricalisme rural. Il n'est pas excessif de dire que, jusque
vers 1959, le catholicisme urbain n'a pas réussi à échapper à l'emprise
du conservatisme venu à la fois d'en haut, c'est-à-dire de l'influence des
classes dirigeantes, et d'en bas, c'est-à-dire du poids spécifique des
masses paysannes traditionnelles.
Cependant, la situation allait se trouver profondément modifiée dans
les villes et bientôt dans les campagnes : en provoquant un nouvel effondrement des fortunes moyennes, la deuxième guerre mondiale, porte un
coup très dur à la base traditionaliste du catholicisme urbain. De plus
en plus, le grand nombre des croyants sont, dans les villes, des employés
et des fonctionnaires, c'est-à-dire des salariés qui tirent leurs ressources
de la vente de leur force de travail, même s'ils ne produisent pas de
biens matériels. Certes, une longue évolution, une lente dégradation du
patrimoine des classes moyennes avait commencé dès avant 1914. En
outre, le brassage social des grandes villes modernes, l'imprégnation du
milieu chrétien par la science et la technique, la triple influence exercée
par la naissance des pays socialistes, le mouvement des peuples coloniaux
et l'action, en France, de la classe ouvrière ont pesé dans le même sens
que l'évolution sociale objective des couches moyennes. II faudrait montrer
en détail quelles répercussions idéologiques a eues, par exemple, sur
de jeunes catholiques naïvement convaincus du rôle missionnaire de la
France outre-mer, l'effort du Vatican pour se désolidariser du colonialisme
classique. Et ce n'est qu'un aspect particulier d'un problème beaucoup
plus vaste : l'affaire des prêtres ouvriers n'a revêtu une telle importance
que dans la mesure où les employés et fonctionnaires chrétiens
se considéraient, eux-mêmes, comme liés, par-delà leurs collègues non
chrétiens, à la classe ouvrière elle-même.
Cette transformation du monde catholique des villes va se greffer
sur la véritable révolution industrielle qui bouleverse les campagnes
françaises les plus traditionnelles. En quinze ans, de 1944 à 1959, la
puissance mécanique et chimique de l'agriculture s'est trouvée multipliée
par vingt. Du même coup, le cléricalisme rural routinier a dû subir
l’assaut, non d'un mouvement athée peu ou point organisé à travers les
campagnes, mais d une forme rénovée de croyance religieuse sous la
conduite de la Jeunesse agricole chrétienne et du Mouvement familial
rural. Ce sont des éléments venus de ces organisations qui ont pris
la tête des Centres d'études des techniques agricoles et des Coopératives
d’utilisation du matériel agricole. En dépit d'insuffisances évidentes
qui devaient se répercuter au Centre national des jeunes agriculteurs,
il ne saurait être question de confondre les éléments vivants et dynamiques
engagés dans une telle action avec des croyants routiniers,
enfoncés dans la superstition du passé, hostiles à toute orientation vers
une vie plus moderne.
En somme, le catholicisme urbain, jusqu'alors pôle dominé dans
sa contradiction avec le cléricalisme rural, devient le pôle dominant.
Une telle analyse est nécessairement simpliste et incomplète. Elle
a du moins le mérite d'être confirmée par l'ensemble des recherches
sociologiques entreprises avec l'autorisation de l’épiscopat, et selon des
méthodes incontestablement scientifiques au niveau de l'exploration des
faits — l'élaboration théorique à partir des résultats présentant des différences
inévitables, selon qu'elle est l’oeuvre d'un marxiste ou d'un non-marxiste.
En somme, il apparaît que le passage du capitalisme libéral à
l'impérialisme d'abord, puis le passage de l'impérialisme au capitalisme
monopoliste d'Etat ont entraîné des modifications profondes dans la composition sociale des masses chrétiennes. II faudrait donc accepter une
vue religieuse de la religion pour admettre que la superstructure ait pu
demeurer identique à travers une évolution historique objective aussi
profonde. Les croyants eux-mêmes le reconnaissent, bon gré, mal gré. Ils
résolvent le problème en déclarant que l’Eglise est une institution à
la fois humaine et divine et affirment qu'elle change dans la mesure
où elle est humaine — la part divine se restreignant à tel point que des
discussions authentiques peuvent s’engager sur un plan réellement scientifique, comme ce fut le cas lors du débat que j'ai eu l'occasion d'avoir à
Bruxelles avec l’abbé Houtart, secrétaire du centre international de
sociologie religieuse. [v. aussi:ICI. ndlr]
Bien entendu, une telle démarche est étrangère à l’aile droite du -
catholicisme, à l'intégrisme ; elle ne l'est pas moins à un anticléricalisme
bourgeois fondé sur un rationalisme abstrait pour lequel existe, une fois
pour toutes, « la religion », force maléfique, éternellement identique à
elle-même. Dans de nombreux débats, des contradicteurs appartenant à
cette famille de pensée opposent des textes datant de 1830 ou des prises
de position politique remontant à l'époque où la France était un
Royaume, à l'analyse de la situation actuelle dans sa réalité vivante.
Au fond d'une telle attitude se dissimule la certitude métaphysique que
rien ne change en ce monde, que rien ne se transforme, que l’être est
définitivement ce qu'il a été une fois. Un tel raisonnement est évidemment
aussi incompatible avec la pensée dialectique que la croyance en
l’origine divine de la religion.
Au demeurant, les tenants de ce matérialisme mécaniste manifestent
leur hostilité au marxisme en rejetant l'apport décisif d'Engels à l'histoire
des religions. Engels, dont on sait l'hostilité implacable envers les églises
du XIXe siècle, tout entières orientées vers la sanctification de l'ordre
établi et des injustices sociales, n'en a pas moins plus particulièrement
choisi d étudier le christianisme dans des périodes où il était, soit subjectivement révolutionnaire, soit capable d animer un mouvement objectivement dirigé contre la tyrannie de la classe dominante.
A l'exemple d'Engels, il nous faut nous interroger, non sur la
nature intemporelle de l'idéalisme religieux, mais sur sa réalité actuelle
dans les conditions historiques où nous sommes placés et en fonction
d’un double critère : la composition sociale du catholicisme et l’idéologie
dont il se réclame aujourd’hui.
Observons tout de suite que la politique de la main tendue revêt
tout son sens dans la mesure où elle s adresse à des employés, à des
fonctionnaires, à des paysans-travailleurs dont les intérêts objectifs
coïncident avec ceux de la classe ouvrière dans la lutte contre le capitalisme
monopoliste. L'évolution de la C.F.T.C. est tout à fait frappante: cette confédération tire son origine d un syndicat d’employés.
Elle s'est tout d'abord réclamée d'une totale collaboration des classes.
Mais, au fur et à mesure qu'elle se développait, il lui a fallu renoncer
de plus en plus explicitement à une telle pratique. Et la combativité
accrue des masses lui a rendu progressivement impossible toute référence
à la doctrine sociale de l'Eglise et à l'entente systématique avec le patronat.
En d'autres termes, la pratique a modifié la théorie à tel point
que la C.F.T.C. s'est progressivement éloignée du M.R.P., sur la gauche,
et se trouve aujourd'hui à la recherche d'un moyen d'expression politique
propre. Ce réformisme chrétien ne manque pas d’agressivité, même si, à
l'échelon confédéral, il répugne encore à l'unité d’action avec la C.G.T.,
unité dans laquelle il est cependant déjà très engagé au niveau des fédérations
et, bien entendu, des entreprises.
Parmi les paysans, en dépit de l'influence exercée par le C.N.J.A.
des remarques analogues peuvent être faites. Ses syndicats d'exploitants
bretons recherchent manifestement l'alliance de I ensemble des syndicats
ouvriers dans la plupart des départements de l'Ouest.
Parmi les intellectuels, le bouleversement n'est pas moins profond,
et il est plus directement observable sur le plan idéologique. C'est ainsi
que la pénétration foudroyante des conception du R.P. Teilhard de
Chardin, dans les groupes d'étudiants catholiques, mérite qu'on s'y
arrête. Le R.P. Teilhard affirme l’évolution des espèces en biologie et
toute sa philosophie demeurerait incompréhensible en dehors de cette
référence de l'évolution.
Or I’un des grands reproches que l'on a pu faire au christianisme du
XXE siècle est d'avoir rejeté toute hypothèse d'évolution — et encore en
1950 l'encyclique Humani Generis formulait les plus expresses réserves
à cet égard. Comme elle l'avouait naïvement, admettre l'évolution, c est
faire un pas vers le communisme puisque, si tout change, y compris
les espèces vivantes, il devient bien difficile d'admettre que seule la
société humaine ne change pas et qu’il existera éternellement des riches
et des pauvres.
Mais, précisément dans la mesure où les progrès scientifiques et
l'accélération effective de l'histoire ont rendu impossible à bon nombre
de chrétiens de s’enfermer dans le refus de l’évolution biologique, il est
indispensable d’examiner attentivement toutes les conséquences de ce
fait nouveau. On sait que, peu avant l’ouverture du Concile, la Sacrée
Congrégation du Saint-Office, c'est-à-dire l'Inquisition, avait condamné
Teilhard. On sait aussi que l'ouverture du Concile fut marquée par le
désaveu pontifical de cette condamnation. Ce sont là des données qu'il
serait absurde de négliger.
Le catholicisme que nous rencontrons, en France et en 1964, est
une force sociale dans laquelle se trouvent des salariés et des paysans travailleurs qui se distinguent de la classe ouvrière, les uns par leur
caractère non productif, les autres par" le fait qu’ils sont propriétaires de
leurs propres moyens de production. Les uns et les autres ont des intérêts
objectifs qui rejoignent ceux de la classe ouvrière. Ces masses sont
déchirées par de profondes contradictions politiques et idéologiques. La
politique de « la main tendue » a pour effet le plus direct d'amener les
esprits les plus avancés à comprendre leur solidarité de fait dans la
pratique avec les marxistes athées.
Une telle transformation n'a pu se faire à l’intérieur de l’Eglise que
dans la mesure où les institutions ecclésiastiques n'ont plus aujourd'hui
le même contenu qu'hier : certes, les liens entre le haut clergé et la
haute bourgeoisie demeurent évidents. Mais le haut clergé n’est pas tout
puissant, en ce sens qu'il ne peut bloquer une évolution sans risquer de
perdre toute influence sur les hommes engagés dans cette évolution.
Lorsque les représentants les plus officiels de l'Eglise s'interrogent sur
leurs responsabilités dans ce qu ils appellent l’« apostasie » de la classe
ouvrière, ils expriment, à leur manière, le sentiment qu’il n’est pas possible
de ramer trop vigoureusement à contre-courant. En somme, la transformation
objective des masses catholiques se reflète aussi dans l'effort
tardif et partiel de réorientation auquel consentent l’épiscopat et le
Vatican.
Mais, dès lors, les obstacles, même subjectifs, à la participation des
masses catholiques au combat pour la démocratie d'abord, pour le socialisme
ensuite, se trouvent pour une part levés. Comme nul ne doute
que la condamnation du monde moderne dans le Syllabus de Pie X
ait été abolie par Pacem in terris de Jean XXIII, il devient tout à fait
clair que l'affirmation répétée aujourd'hui encore du droit de propriété
privée des moyens de production n'est nullement un dogme immuable.
Dans des dizaines de réunions publiques, j'ai vu des croyants et même
des ecclésiastiques se poser très franchement la question. Précisément
parce que la réalité des changements historiques s'impose à toutes les
consciences, l'histoire apparaît comme l’oeuvre de l'homme lui-même. Le
croyant tend à faire de la grâce, de l'intervention divine, une sorte de
don purement intérieur, et à se comporter pratiquement en homme purement
homme. Cette force secrète qui l'anime et qu’il appelle Dieu cesse
d’être pensée par lui comme un motif insurmontable de refuser toute
solution révolutionnaire.
Nul moins qu'un marxiste ne s'en montrera surpris. Le christianisme
primitif était déjà animé par cette volonté impétueuse de justice sociale
et d'égalité humaine qu'Engels a longuement soulignée dans des textes
classiques. Or, auprès de qui ce christianisme primitif a-t-il trouvé
audience ?
Implanté tout d'abord dans les villes où prédominait l'économie
marchande, il recrutait ses adhérents dans des couches sociales composées
« d'hommes libres déchus, gens de toute espèce, semblables aux mean
Whites (1) aux aventuriers et aux vagabonds européens des villes maritimes,
coloniales et chinoises, ensuite d'affranchis et surtout d'esclaves,
sur les latifundia ( 2 ) d'Italie, de Sicile et d'Afrique, d'esclaves, dans les
districts ruraux des provinces, de petits paysans de plus en plus asservis
par les dettes. II n'y avait abolument pas de voie commune d'émancipation
pour tant d'éléments divers. Pour tous, le paradis perdu était
derrière eux.
Tous rêvaient d'un passé où la société et l'Etat se confondaient
plus ou moins : l'homme libre de naguère avait connu la cité indépendante
où sa classe tout entière, à l'exclusion des esclaves, était associée
au pouvoir politique. La plupart des travailleurs assujettis à des maîtres,
avaient été, eux ou leurs parents, faits prisonniers de guerre alors qu'ils
connaissaient la vie relativement libre et communautaire des barbares.
« Pour le petit paysan, la société gentilice et la communauté du sol »
forment l'objet de sa nostalgie.

(1) Misérables Blancs des Etats esclavagistes du Sud. Engels fait allusion à la région
méridionale des Etats-Unis, là où subsistaient, à la date où il écrit, 1894, à côté des
anciens esclaves noirs des masses nombreuses de pauvres Blancs.
(2) Grandes propriétés agricoles.

Dans quelle mesure retrouvons-nous une situation analogue chez les
petits exploitants ruraux menacés d'être chassés de leurs terres, les fils
de commerçants et d'artisans devenus employés ou fonctionnaires, les
héritiers des ex-propriétaires d'entreprises de médiocre envergure, désormais
voués aux professions libérales et intellectuelles, qui composent les
masses catholiques d’aujourd’hui ? La même nostalgie d'un passé révolu
le même regret d'un prestige social et d'une indépendance économique
abolis, la même puissance à formuler leur espoir dans le cadre de la
crise présente vont-ils se manifester ?
Certes, l'idéologie du christianisme primitif rencontre aujourd'hui
trop de succès dans ces groupes sociaux pour qu'il soit possible de parler
d'une simple coïncidence. Au moment où l'impérialisme, en particulier
sous sa forme de capitalisme monopoliste d'Etat, transforme en salariés
les couches moyennes naguère indépendantes et menace l'autonomie
des exploitants agricoles par la concentration des terres, l'orientation
subjectivement révolutionnaire des premiers fidèles retrouve un terrain
propice.
Cependant, le passage de la subjectivité révolutionnaire à une action
effective s opère seulement dans la mesure où cette nostalgie impuissante
rencontre autour d'elle et en dehors d'elle des conditions objectives assez
favorables pour se transformer en un effort pour réaliser historiquement
la justice. Le christianisme insurrectionnel, analysé par Engels dans
la Guerre des paysans, se distingue de celui des premiers fidèles de
Jésus par une beaucoup plus grande ressemblance entre les conditions
sociales de ses adhérents et donc par une aptitude beaucoup plus profonde
à une convergence des entreprises politiques. Ce sont des caractères
que nous retrouvons, aujourd'hui encore, parmi les employés et
fonctionnaires d une part, parmi les petits et moyens exploitants agricoles,
d'autre part, qui composent l'essentiel des masses catholiques.
Comment expliquer autrement, d’ailleurs, le procès de désaliénation
partielle qui se déroule actuellement à l'intérieur de la religion romaine
et qui lui permet de retrouver quelque chose de l'inspiration primitive ?
Certes, des incroyants peuvent considérer qu'ils ne sont pas directement
concernés par les modifications introduites à l'intérieur de l'Eglise.
Est-il vrai qu'il soit indifférent de voir les fidèles célébrer leur culte
en français et non en latin, ou supprimer progressivement les classes de
cérémonies, c est-à-dire les privilèges propres aux riches de bénéficier
d'un luxe particulier dans les mariages et les enterrements religieux ?
A l'intérieur du Concile, les intégristes réactionnaires ont livré une
véritable bataille d'obstruction afin d'empêcher le vote de textes favorables
aux cérémonies en langue populaire. Mieux ou pis, alors même
qu'un scrutin avait eu lieu, ils ont profité de l’intervalle entre deux sessions
pour obtenir de Paul VI la promulgation d'un décret ou « motu
proprio », qui permettait de retarder indéfiniment l'application des décisions
prises. II a fallu une protestation énergique des épiscopats libéraux
pour obtenir que ce texte soit modifié et respectée la volonté du Concile.
De même, en dépit du caractère manifestement odieux de la discrimination
faite, devant la mort, entre le pauvre enterré à la sauvette
et le riche conduit à sa dernière demeure au son des grandes orgues, les
résistances ouvertes ont été si évidentes que la grande presse politique
y a fait écho.
C'est qu’en effet la messe dite en langue populaire et face au public
signifie que le prêtre renonce à s’enfermer dans le mystère sacré pour
revenir parmi les hommes. Une telle réforme se trouve étroitement liée
à l’autonomie croissante des fidèles à l'égard du clergé dans tous les
domaines de la vie personnelle et politique. On ne s’étonnera donc pas
qu’un des leaders intégristes, le cardinal Siri, se soit opposé à cette mesure,
lui qui protestait contre l’égalité montante entre fidèles et ministres du
culte, alors que leurs relations devaient, disait-il, rester celles des soldats
aux officiers dans une armée bien disciplinée.
De même, un jésuite, le R.P. Pin, a observé que les salariés en
particulier les employés, protestent énergiquement contre la pluralité
des classes de mariage et d’enterrement. Ils entendent restaurer dans
l'Eglise l’égalité tant voulue par les premiers chrétiens. Mais la logique
d’une telle démarche est double : dans la mesure où le Concile leur
donne satisfaction, ces hommes continueront sans doute à pratiquer leur
culte. Dans la mesure où ils s opposent à l’injustice, fut-elle religieuse,
un premier pas est fait dans la direction qui mène à la protestation
contre l’injustice réelle.
II serait assurément possible d’épiloguer indéfiniment, de s'interroger,
sans jamais conclure, sur la perspective de voir passer de tels chrétiens
à l’action effective en faisant abstraction du monde où ils sont historiquement
placés. Une telle controverse serait sans objet, puisque ce
monde existe et qu’une analyse scientifique doit en tenir compte. Il n’est
pas seulement un milieu extérieur où les chrétiens se trouveraient
plongés artificiellement. II est un milieu nourricier, constitutif de leur
personnalité, inséparable de leurs réactions, fussent-elles spécifiquement
religieuses dans leur forme. Tout se tient à l'intérieur d’une totalité en
mouvement, fût-elle déchirée par les contradictions. Or le monde moderne
est celui où la classe ouvrière s’affirme comme la grande force
mobilisatrice de l'ensemble des masses exploitées. Et, pour les mêmes
raisons, le marxisme est, selon le mot d'un philosophe nullement communiste,
« l’horizon intellectuel des hommes de notre temps ». Il en résulte
que la subjectivité révolutionnaire des masses chrétiennes en mouvement
trouve autour d’elle à la fois une puissance historiquement capable de
transformer le monde, et une science des réalités collectives susceptible
d'éclairer la situation du capitalisme déclinant, voire de montrer par
quels chemins une action généralisée le conduira à sa perte. En d’autres
termes, la subjectivité révolutionnaire, loin d’être isolée et coupée de
l’action effective, est sollicitée d’aboutir à la révolution réelle.
Il serait absurde d'admettre pour autant que le catholicisme tout
entier constitue, en France et en 1964, une institution objectivement progressiste.
C’est que, en effet, l'héritage du passé féodal est loin d’être
liquidé dans toutes nos provinces ; c'est que, en outre, l'appartenance
objective du haut clergé à la haute bourgeoisie et la solidarité de fait
entre le Vatican et le néo-colonialisme américain contrebalancent, dans
la plus large mesure, la poussée généralisée des masses croyantes et
incroyantes vers la libération, avec son double reflet culturel et idéologique.
L’accent est mis ici sur les faits nouveaux, les moins connus, du
public, et non sur des réalités déjà anciennes qu'il faudrait rappeler avec
la même insistance si quelques-uns étaient tentés de les oublier.
II ne s'agit donc pas de présenter le catholicisme comme une réalité
unique, homogène, non contradictoire. En lui s affrontent une structure
puissamment réactionnaire et un courant venu de la base, objectivement
orienté vers la démocratie et le socialisme. II faudrait se crever les yeux
pour ne pas voir que la dictature exercée par le haut clergé se trouve
aujourd’hui partiellement tenue en échec par la convergence d'événements
historiques au nombre desquels il faut compter la diminution du
nombre des prêtres et, corrélativement, la poussée de l'Action catholique.
Entre les forces ainsi engagées dans le conflit, la question est
toujours de savoir où s'établira les compromis, à quelle distance des
positions extrêmes tenues par les uns ou par les autres. Bien entendu,
c'est là, pour une large part, une bataille dont l'issue dépend des croyants
eux-mêmes, mais, depuis que le mythe du communisme « intrinsèquement
pervers » a été brisé, notre responsabilité a singulièrement grandi en
la matière : un geste de sectarisme, une publication inopportune, une
interprétation à la fois révisionniste et dogmatique d'un texte de Marx
en 1843, des mesures imprudentes ou dictées par une analyse inexacte
conduisent nécessairement à un renforcement brusque et massif des
positions intégristes les plus réactionnaires et à une rupture d'équilibre
en faveur des éléments du haut clergé les plus liés à l'impérialisme.
La convergence objective entre l'abandon des principes marxistes-léninistes,
d'une part, et les forces réactionnaires d'autre part, est une
donnée permanente de la bataille idéologique. Comme l'observe Lénine
dans son article De l'Attitude du parti ouvrier à l'égard de la religion :
« Ce serait une grosse erreur de croire que la modération apparente
du marxisme à l'égard de la religion s'explique par des considérations
dites tactiques, comme le désir de ne pas effaroucher, etc. Au contraire,
la ligne politique du marxisme, dans cette question également, est
indissolublement liée à ses principes philosophiques. »
De même, Lénine affirme dans sa brochure Aux Paysans pauvres :
« II faut que chacun ait pleine liberté, non seulement d embrasser la
religion qu'il veut, mais aussi de propager n'importe quelle religion et
de changer de religion. II ne doit être permis à aucun fonctionnaire de
s'enquérir de la religion de qui que ce soit, celle-ci étant affaire de
conscience, nul ne doit s'y immiscer ». C'est la reprise de la thèse
marxiste traditionnelle selon laquelle la religion est affaire privée à
l'égard de l'Etat.
En va-t-il de même lorsqu'on passe du régime capitaliste au régime
socialiste ? Certaines formes de la pensée et de la pratique religieuse
naîtront-elles ici encore sur le terrain de la vie quotidienne ?
Une telle question est d'autant plus importante que la réponse
conduit les marxistes à évaluer la période durant laquelle ils seront
amenés à coopérer avec des chrétiens.
Tout d'abord, une véritable séparation de l'Eglise et de l'Etat, de
l'Eglise et des puissances économiques peut seulement être menée à
bien sous le signe de la dictature du prolétariat : « La dictature du prolétariat
doit détruire jusqu'au bout les liens qui existent entre les classes
exploiteuses, propriétaires fonciers et capitalistes, d'une part, et l'organisation
de la propagande religieuse d'autre part. » (Lénine, OEuvres,
tome 29, p. 107). II va de soi que la rupture des liens entre l'institution
ecclésiastique et les institutions politiques et économiques du capitalisme
portera un coup décisif aux formes et aux aspects les plus retardataires
de la pensée cbrétienne, en même temps que lui seront retirés des moyens
matériels d'action sans commune mesure avec sa présence réelle dans la
nation. II semble bien d'ailleurs que bon nombre de croyants ne trouvent
que des avantages à la disparition de privilèges aussi suspects.
En outre, l'existence du capitalisme, donc de la propriété privée
des moyens de production, est incontestablement une des sources du
sentiment d'impuissance qui trouve une expression idéologique dans la
religion. Comme l'écrit Lénine, « l'ouvrier conscient d'aujourd'hui, formé
par la grande industrie usinière, instruit par la ville, écarte avec mépris
les préjugés religieux, laisse le ciel aux prêtres et aux Tartufes bourgeois
et s attache à la conquête d'une meilleure existence sur la terre » (article
du 16-12-1905).
Mais c'est évidemment au « sombre fanatisme » sous la forme de
croyance religieuse que s'adresse cette dénonciation — et Lénine le
précise dans le même article. II invite le Parti ouvrier à soutenir «jusqu'au
bout les revendications des éléments honnêtes et sincères du
clergé ». En d'autres termes, comme Marx et Engels, Lénine analyse
toujours, non la religion en général, mais telle ou telle religion particulière
dans des circonstances historiques données. II faut donc se
demander si la destruction d'un régime de classes entraîne une rénovation
de la foi chrétienne ou sa disparition.
D'une part, les racines de l'animisme n'ont certainement pas disparu:
il faudrait d'énormes progrès de la science et de la technique
pour effacer toute trace de la domination exercée par la nature sur
l'homme et, par conséquent, pour faire de l'humanisme radical, du
marxisme, le reflet immédiat de la vie spontanée. Tant que le travail
et le savoir n'auront pas surmonté les obstacles auxquels ils se heurtent,
aujourd'hui encore, le matérialisme dialectique restera une théorie scientifique
dont la vérité ne sera accessible qu'au prix d'une rupture avec
les simples apparences. Derrière celles-ci, il faudra toujours, selon la
formule de Marx, un effort pour déceler « le lien interne et nécessaire
entre les phénomènes ».
Dans les campagnes, en dépit des progrès de la technique, un tel
animisme demeure nécessairement plus fort que dans les villes et, en
U.R.S.S., la distinction entre le régime de propriété des entreprises
kolkhoziennes et celui des entreprises complètement collectivisées ne
peut que perpétuer la possibilité d'aliénation.
D'autre part, toute économie marchande, monétaire, dominée par la
loi de la valeur, dissimule le caractère radicalement actif de l'homme
et de son travail constitutif de l'objet derrière l'apparence réifiée de la
marchandise. Comme le christianisme, avec son culte de l'homme
abstrait, est l'expression idéologique de cette aliénation, on s'expliquerait
mal qu’il puisse disparaître avant elle. Comme la suppression de l’argent
ne peut intervenir qu'au stade du communisme achevé, même cette
racine, spécifiquement sociale, de la croyance religieuse continue d exister
durant toute la construction du socialisme, voire durant la transition
du socialisme au communisme.
Enfin, toute aliénation religieuse n'est pas nécessairement le reflet
D’une aliénation économique. Les croyances du Moyen Age exprimaient,
de la manière la plus directe, les structures politiques de la société.
On pourrait multiplier les exemples de ce genre pour montrer que
la domination exercée par l’Etat sur la société est génératrice de l'illusion
religieuse. Or, l’existence de l’Etat est indispensable pour affirmer
la dictature du prolétariat et la prévalence des intérêts du peuple sur
ceux des citoyens, encore incapables d'accéder à une morale socialiste. La
domination de l’Etat signifie que la répression demeure nécessaire et, par
conséquent, que la liberté n'a pas encore atteint le stade le plus élevé,
celui de la fusion entre l’égoïsme et la participation à la vie collective.
C’est pourquoi l'expérience immédiate de la contrainte politique peut
encore se traduire dans un langage religieux.
La suppression de l'exploitation de l’homme par l'homme représente
donc une étape importante dans la destruction des réalités qu'expriment
les croyances sur un plan subjectif. Cependant, toute aliénation n'est
pas pour autant supprimée — il serait facile de montrer comment les
contradictions entre la ville et la campagne, le travail manuel et le travail
intellectuel, l'Etat et la société, se traduisent dans le vocabulaire de la
foi.
Les marxistes sont donc avertis par leur propre doctrine qu’il leur
faudra, durant de longues décades, vivre dans le même univers que des
chrétiens. Voilà qui n'empêche nullement d'affirmer que l'institution ecclésiastique se trouverait profondément transformée par la rupture des
liens avec le pouvoir politique et économique. En effet, si l’Eglise catholique
joue, au total, un rôle de frein dans l'évolution de la situation
révolutionnaire du monde moderne, c'est bien en raison de tels liens.
L'exemple des hérésies progressistes du monde antique ou féodal, celui
des conquérants musulmans et dés bâtisseurs calvinistes de la Hollande
moderne sont là pour montrer qu'il n'existe aucune fatalité de paresse,
ou d'indifférence à la vie sociale, dans l'essence même d'une religion
pensée dans n'importe quel contexte historique. En réalité, le renversement
du capitalisme laissera place dans la conscience spontanée des
masses à l'émergence de contradictions et d aliénations diverses dont
il importe peu qu'elles revêtent une forme religieuse ou non-religieuse.
Le progrès vers la vérité du marxisme est inséparable de I évolution dans
la pratique. Dans la mesure où les racines sociales de la pensée religieuse
existent toujours, la disparition d'une église s'accompagnerait de la
prolifération inquiétante de sectes millénaristes, comme celles qui interdisent
de donner des soins aux malades pour s'en remettre à la Providence divine. Engels, en 1874, se moquait déjà des réfugiés blanquistes
qui croyaient pouvoir supprimer la religion au lendemain de la prise du
pouvoir, alors que ne sont nullement abolies les sources réelles du fait
religieux. II montrait le caractère absurde de « cette revendication de
transformer les hommes en athées par ordre du mufti » (3)
Et si, en raison de leur importance numérique prépondérante, l’accent
est mis ici surtout sur les catholiques, rien ne serait plus absurde
que d oublier les protestants qui sont, dans le Gard en particulier, partie
intégrante des forces de gauche, et les israélites que le souvenir des persécutions nazies pousse souvent vers les forces de progrès. Cette analyse
s’applique à l'ensemble des croyants de la tradition judéo-chrétienne.
Faut-il en conclure que la propagande athée, rationaliste, est pour
autant inutile en régime socialiste ? Assurément non : d'une part, la
disparition de certaines sources de l'aliénation religieuse crée un terrain
favorable, non à la disparition de la foi, mais à la réduction du nombre
des croyants. D'autre part, la rationalisation croissante des structures
collectives et des rapports entre l'homme et la nature se traduit par la
rationalisation croissante de la pensée religieuse. Dans un cadre capitaliste,
les éléments les plus avancés définissent déjà leur volonté
d’intégrer à leur foi l'humanisme scientifique et l'humanisme moral. Ce
mouvement profond n’est déjà plus marginal, même s’il n est pas majoritaire.
Le passage au socialisme le renforcerait manifestement. II serait
assez vain de se refuser à voir un progrès dans une telle évolution, alors
qu’elle substitue aux aspects réactionnaires de I’évasion hors du monde
réel, une conception militante du salut déclaré inséparable d'une action
constructive et conquérante sur la terre. Un tel mouvement s est trouvé
symbolisé, chez les catholiques, par l’oeuvre de Teilhard de Chardin ;
il se retrouve chez de nombreux chrétiens qui s'interdisent toute représentation du destin de l'homme au-delà de la mort, toute utilisation
de l'image d'un autre monde comme justification de la passivité sur
cette terre. A la conception métaphysique du tout ou rien, de l'aliénation
religieuse totale, présentée comme seule alternative à un athéisme
total, il est temps de substituer la conception historique et marxiste
d'une désaliénation progressive.
Durant la période de construction du socialisme et du communisme,
se poursuivra donc une coopération pratique avec des croyants actifs,
un dialogue amical sans équivoque ni compromission, conformément à
la thèse de Lénine : « L'unité de cette lutte réellement révolutionnaire
de la classe opprimée pour se créer un paradis sur la terre, nous importe
plus que l'unité d'opinion des prolétaires sur le paradis du ciel. »

(3) Le mufti : chef du pouvoir religieux. Ici : par ordre du mufti signifie donc « par
une décision dictée par l'idéologie sans analyse scientifique du réel ».