Dernier article de la série "L'alternative"
L'autogestion
n'implique
nullement la prétention
démagogique que chacun peut répondre
à toutes les
questions.
Elle implique en revanche qu'à
chaque niveau de décision soient associés à la prise de
décision tous ceux qui sont chargés de l'exécution et tous
ceux qui ont à en vivre les conséquences.
Dans une entreprise, par exemple,
l'on peut distinguer
au moins trois niveaux de décisions.
1. Les problèmes de personnel :
problème de l'embauche,
du salaire, de la promotion, du recyclage...
Tous
ces problèmes, dans un socialisme
d'autogestion,
peuvent être résolus en démocratie
directe au n i veau
de l'atelier et, dans les grandes
entreprises,
par les délégués émanant des
ateliers selon des
règles générales valables pour tous
sans discrimination.
2. Les problèmes d'organisation du
travail peuvent
être réglés de la même manière, en
distinguant,
comme nous l'avons déjà montré, la
compétence
technique et la hiérarchie, ce qui
découle des exigences
techniques réelles de la
productivité, et ce
qui découle seulement de l'ancienne
autorité patronale
et de sa transposition dans les
technobureaucraties
se réclamant du socialisme.
3. Les problèmes de gestion : choix
des objectifs, investissements,
fixation des prix, rapports avec le
marché.
A ce niveau se pose la question des
finalités de
l'entreprise : s'agit-il d'une
course au profit pour
le profit ou à là puissance pour la
puissance, ou de
la satisfaction des besoins de la
société entière?
Priorité doit-elle être donnée aux
besoins individuels
ou aux besoins collectifs?
La réponse à ces questions relève
non seulement du
personnel dans son ensemble, des
techniciens spécialistes
de la production ou de la gestion,
mais aussi des
représentants de la planification
générale et aussi des
usagers (c'est-à-dire de délégués
des autres conseils
d'entreprise).
Il suffit d'énumérer concrètement
quelques-uns de
ces problèmes : extension et
modernisation du réseau
des transports en commun, des
autoroutes, des P. et T.,
de la construction de logements, par
exemple, pour
mesurer la supériorité d'un régime
d'autogestion sur
un régime capitaliste où les
décisions sont prises en
fonction des intérêts de grandes
entreprises privées,
ou sur un système de centralisme
bureaucratique, de
modèle stalinien, où les options
sont prises au sommet
et où les travailleurs sont ensuite
manipulés pour
s'identifier aux objectifs fixés «
du dehors » par des
dirigeants tenus pour omniscients. «
Ne peuvent objecter
à cela, comme l'écrivait Lénine, que
ceux qui, loin d'être
les représentants véritables de la
classe ouvrière sont...
toujours éloignés de la vie
réelle... restés endormis
sur un oreiller sous lequel ils
avaient soigneusement
fourré un vieux livre fripé dont
personne n'a que faire
et qui leur sert de guide et de
manuel dans leur effort
pour implanter le socialisme
officiel. Mais l'intelligence
de dizaines de millions de créateurs
fournit quelque
chose d'infiniment plus élevé que
les prévisions les
plus vastes et les plus géniales ».
»
Une deuxième série d'objections
porte non plus
sur la capacité des travailleurs de
gérer leurs entreprises,
mais sur les difficultés qui peuvent
naître du particularisme
des entreprises, de leurs égoïsmes
collectifs,
rendant impossible une planification
générale.
Ce problème est plus sérieux. Mais
il ne constitue pas
une objection s'adressant
exclusivement au socialisme
d'autogestion. C'est un problème qui
se pose à toute
société développée à l'heure
actuelle, quel qu'en soit le
régime : comment articuler les
exigences scientifiques
de la planification avec les
exigences de la démocratie?
Jusqu'ici l'on peut distinguer trois
modèles fondamentaux
de solution de ce problème.
D'abord le modèle que j'appellerai «
animal », préhumain:
celui du capitalisme, où règne encore, sous des
formes raffinées (et même
mathématiques !), les lois
de la jungle. Les grosses
entreprises dévorent les petites.
Et les plus grosses pèsent d'un
poids déterminant sur
les options du plan. Si bien qu'en
définitive le plan est la
résultante d'un rapport de forces
entre les grands
intérêts privés. Puis 1'«
économétrie » intervient pour
tresser son réseau mathématique qui
dissimule la réalité
de ces rapports de jungle : c'est
ainsi que l'urbanisme
se développe de façon anarchique,
cancéreuse, en fonction
des spéculations foncières ; c'est
ainsi que l'implantation
des instituts universitaires de
technologie, tout
comme le tracé des autoroutes,
dépendent des appétits
et de la puissance de tels ou tels «
lobbies » ou de tels
groupes d'intérêts privés. Nous
pourrions aisément allonger
cette liste!
Le deuxième modèle est celui de la
centralisation
bureaucratique, le modèle stalinien qui se survit en
néo-stalinisme. C'est un modèle de
type mécanique
où toutes les directives émanent du
sommet et se
répercutent à travers une série de
relais et de contrôles
bureaucratiques. Ce système est
efficace — et il l'a
prouvé — aussi longtemps qu'existe
une pénurie telle
que l'accroissement quantitatif de
la production, même
aveugle, ne présente pas
d'inconvénient majeur car l'on
manque de tout et que tout peut donc
être absorbé. Lorsque
cette étape est franchie, la
prétention de déterminer
d'en haut les besoins se révèle
illusoire, et la même centralisation,
qui avait permis une croissance
impétueuse,
devient un obstacle à cette
croissance. Les stocks
invendus s'accumulent, le matériel
se rouille sans
emploi, des besoins urgents ne sont
pas satisfaits. Alors
s'installent l'absentéisme à
l'usine, l'irresponsabilité
dans les directions, le gaspillage
dans l'économie nationale,
l'étouffement bureaucratique des
initiatives. Seuls
des secteurs de pointe, privilégiés
pour des raisons de
défense nationale ou de prestige,
demeurent compétitifs,
alors que l'agriculture continue à
végéter et que la
consommation reste sacrifiée.
Lorsque les protestations
s'élèvent contre ces méthodes, on
répond par la répression:
à l'intérieur, en accusant les
écrivains et les
artistes de nourrir la contestation
au lieu de servir
à l'intégration (c'est ce qu'on
appelle alors la « lutte
idéologique pour la pureté du
marxisme-léninisme ») ; à
l'extérieur, en accusant les
voisins, étouffés par le
modèle soviétique de centralisation
bureaucratique,
d'être les instruments de la
contre-révolution mondiale,
comme en Tchécoslovaquie (c'est ce
que l'on appelle
« la solidarité de
l'internationalisme prolétarien »,
car la coexistence pacifique est
acceptée dans les rapports
avec les pays capitalistes, mais pas
dans les rapports
entre pays socialistes).
Les corrections se font alors de
façon spasmodique.
Un commencement de réforme
économique accorde
une autonomie relative sinon aux
entreprises du moins
à leurs directeurs désignés d'en
haut. Lorsque l'émeute
gronde en Pologne, on révise
hâtivement le plan soviétique,
à la veille du XXIVe Congrès, pour accorder un
peu plus à la consommation.
Le moins qu'on puisse dire, c'est
que l'équilibre
harmonieux entre planification et
démocratie, bien
qu'avec des méthodes opposées, n'est
obtenu ni par
le capitalisme ni par le stalinisme.
Peut-être serait-il sage d'élaborer un autre modèle
fondé
sur les principes du socialisme d'autogestion.
Du fait même de la participation de
chaque travailleur,
à la base, à la détermination des
finalités de chaque
unité de travail, à la différence du
capitalisme, où
l'on ne peut surmonter l'anarchie
des intérêts privés,
et, à la différence du stalinisme,
où tout se décide « du
dehors » et « d'en haut », la
planification s'élabore non
seulement au sommet mais à la base.
De proche en proche se constituent
de grands ensembles,
coordonnant et articulant
réciproquement leurs
objectifs et leurs activités,
puisque les producteurs
d'une entreprise interviennent
aussi, comme usagers,
dans les décisions des autres
entreprises. Ainsi se constitue
un réseau de grands ensembles
s'autorégulant,
et se régulant mutuellement. Au
modèle capitaliste
de la jungle et au modèle mécanique
de la technobureaucratie,
peut ainsi se substituer un modèle
cybernétique
fondé sur l'autogestion socialiste
des entreprises
et de toute l'activité sociale. Les
organismes centraux
de planification, dans cette
perspective, ne sont pas
du tout rejetés ni même affaiblis.
Mais au lieu d'être
aux mains de quelques technocrates
exerçant les pressions
des intérêts privés qu'ils
représentent et de quelques
hauts fonctionnaires également
technocrates, et de
fonctionner en dehors de tout
contrôle de la base,
comme en régime capitaliste ; ou
d'être, aux mains de
quelques bureaucrates, simples «
courroies de transmission
» de la direction du parti et de
l'État, et qui échappent
eux aussi au contrôle de la base,
les organismes
centraux de planification d'une
société socialiste
autogérée émanent directement des
conseils ouvriers, et des
conseils de toutes les unités de
travail : des entreprises,
des services, des universités, des
laboratoires, des centres
de recherches. En outre, ils doivent
en permanence
rendre compte de leur activité, des
raisons et des critères
qui ont présidé aux choix de leurs
objectifs, des
différentes options possibles et de
leurs conséquences.
Ainsi seulement le plan, dont dépend
l'avenir de tous,
sera l'affaire de chacun.
Est-ce à dire que, dans le modèle
conçu selon ces
principes, il n'y aura plus de
contradictions, plus de
tensions? Des contradictions et des
tensions existeront ;
mais le fait nouveau c'est qu'elles
ne seront ni refusées
ni résolues de manière unilatérale
et autoritaire, par
le fait du prince.
Cette exigence de notre temps est si
impérieuse que
ceux-là mêmes qui la combattent sont
obligés de feindre
de lui donner un commencement de
satisfaction comme
en témoignent à l'Ouest les duperies
gouvernementales
sur le thème d'une « participation »
qui ne mettrait en
cause ni les profits patronaux ni
l'autorité patronale, et
comme en témoignent, à l'Est, les
tentatives de « réforme
de l'économie » et de «
démocratisation » du système.
Ce qui est déterminant lorsque les
conseils ouvriers
puis l'autogestion constituent
l'horizon de la lutte
pour le socialisme, c'est que cette
visée même implique
un effort constant de formation et
d'information préparant
les travailleurs à la maîtrise de la
production et
de l'activité sociale ; alors que
tout autre politique
procède par slogans, par propagande
et par manipulation.
[…] L'autogestion, par son principe
même, ne peut pas
être « programmée » à l'avance : le
théoricien ne peut
avoir la prétention d'octroyer un
avenir à ceux qu'il
appelle à l'autodétermination.
Ce qu'il est au contraire dès
maintenant indispensable
de faire, c'est d'éclairer le but,
de montrer qu'il est
possible de l'atteindre et de
réfléchir aux mesures
intermédiaires qui créeront les
conditions de la victoire.
C'est le problème de toute
démocratie authentique :
faire surgir la conscience de
l'intérêt général de centres
autonomes de jugement et de
décision.
Une telle conception ne nie pas la
nécessité d'une
avant-garde, mais seulement d'une avant-garde
qui
s'attribue à elle-même le rôle
dirigeant.
La marche à l'autogestion a besoin
de conscience
et non de commandement. Une
conception qui se donne
pour fin de faire du travailleur le
sujet de tous les
droits ne peut utiliser des moyens
et des méthodes
allant à rencontre de cette fin.
Le rôle de l'avant-garde n'est donc
pas de diriger
mais d'aider à germer, de percevoir
les initiatives et
de les stimuler, de coordonner,
d'aider à prendre
conscience et à élaborer
théoriquement les exigences à
long terme, de faire émerger
l'autogestion comme projet
conscient. C'est moins une affaire
de direction que de
pédagogie. L'autogestion est une
pédagogie de la révolution
Extraits de « L’alternative », pages 238 à 244