13 mai 2016

L'alternative (5). Actualité de l'autogestion

Dernier article de la série "L'alternative"

L'autogestion n'implique nullement la prétention
démagogique que chacun peut répondre à toutes les
questions.
Elle implique en revanche qu'à chaque niveau de décision soient associés à la prise de décision tous ceux qui sont chargés de l'exécution et tous ceux qui ont à en vivre les conséquences.
Roger Garaudy


Dans une entreprise, par exemple, l'on peut distinguer
au moins trois niveaux de décisions.
1. Les problèmes de personnel : problème de l'embauche,
du salaire, de la promotion, du recyclage... Tous
ces problèmes, dans un socialisme d'autogestion,
peuvent être résolus en démocratie directe au n i veau
de l'atelier et, dans les grandes entreprises,
par les délégués émanant des ateliers selon des
règles générales valables pour tous sans discrimination.
2. Les problèmes d'organisation du travail peuvent
être réglés de la même manière, en distinguant,
comme nous l'avons déjà montré, la compétence
technique et la hiérarchie, ce qui découle des exigences
techniques réelles de la productivité, et ce
qui découle seulement de l'ancienne autorité patronale
et de sa transposition dans les technobureaucraties
se réclamant du socialisme.
3. Les problèmes de gestion : choix des objectifs, investissements,
fixation des prix, rapports avec le marché.
A ce niveau se pose la question des finalités de
l'entreprise : s'agit-il d'une course au profit pour
le profit ou à là puissance pour la puissance, ou de
la satisfaction des besoins de la société entière?
Priorité doit-elle être donnée aux besoins individuels
ou aux besoins collectifs?

La réponse à ces questions relève non seulement du
personnel dans son ensemble, des techniciens spécialistes
de la production ou de la gestion, mais aussi des
représentants de la planification générale et aussi des
usagers (c'est-à-dire de délégués des autres conseils
d'entreprise).
Il suffit d'énumérer concrètement quelques-uns de
ces problèmes : extension et modernisation du réseau
des transports en commun, des autoroutes, des P. et T.,
de la construction de logements, par exemple, pour
mesurer la supériorité d'un régime d'autogestion sur
un régime capitaliste où les décisions sont prises en
fonction des intérêts de grandes entreprises privées,
ou sur un système de centralisme bureaucratique, de
modèle stalinien, où les options sont prises au sommet
et où les travailleurs sont ensuite manipulés pour
s'identifier aux objectifs fixés « du dehors » par des
dirigeants tenus pour omniscients. « Ne peuvent objecter
à cela, comme l'écrivait Lénine, que ceux qui, loin d'être
les représentants véritables de la classe ouvrière sont...
toujours éloignés de la vie réelle... restés endormis
sur un oreiller sous lequel ils avaient soigneusement
fourré un vieux livre fripé dont personne n'a que faire
et qui leur sert de guide et de manuel dans leur effort
pour implanter le socialisme officiel. Mais l'intelligence
de dizaines de millions de créateurs fournit quelque
chose d'infiniment plus élevé que les prévisions les
plus vastes et les plus géniales ». »

Une deuxième série d'objections porte non plus
sur la capacité des travailleurs de gérer leurs entreprises,
mais sur les difficultés qui peuvent naître du particularisme
des entreprises, de leurs égoïsmes collectifs,
rendant impossible une planification générale.
Ce problème est plus sérieux. Mais il ne constitue pas
une objection s'adressant exclusivement au socialisme
d'autogestion. C'est un problème qui se pose à toute
société développée à l'heure actuelle, quel qu'en soit le
régime : comment articuler les exigences scientifiques
de la planification avec les exigences de la démocratie?

Jusqu'ici l'on peut distinguer trois modèles fondamentaux
de solution de ce problème.
D'abord le modèle que j'appellerai « animal », préhumain:
celui du capitalisme, où règne encore, sous des
formes raffinées (et même mathématiques !), les lois
de la jungle. Les grosses entreprises dévorent les petites.
Et les plus grosses pèsent d'un poids déterminant sur
les options du plan. Si bien qu'en définitive le plan est la
résultante d'un rapport de forces entre les grands
intérêts privés. Puis 1'« économétrie » intervient pour
tresser son réseau mathématique qui dissimule la réalité
de ces rapports de jungle : c'est ainsi que l'urbanisme
se développe de façon anarchique, cancéreuse, en fonction
des spéculations foncières ; c'est ainsi que l'implantation
des instituts universitaires de technologie, tout
comme le tracé des autoroutes, dépendent des appétits
et de la puissance de tels ou tels « lobbies » ou de tels
groupes d'intérêts privés. Nous pourrions aisément allonger
cette liste!
Le deuxième modèle est celui de la centralisation
bureaucratique, le modèle stalinien qui se survit en
néo-stalinisme. C'est un modèle de type mécanique
où toutes les directives émanent du sommet et se
répercutent à travers une série de relais et de contrôles
bureaucratiques. Ce système est efficace — et il l'a
prouvé — aussi longtemps qu'existe une pénurie telle
que l'accroissement quantitatif de la production, même
aveugle, ne présente pas d'inconvénient majeur car l'on
manque de tout et que tout peut donc être absorbé. Lorsque
cette étape est franchie, la prétention de déterminer
d'en haut les besoins se révèle illusoire, et la même centralisation,
qui avait permis une croissance impétueuse,
devient un obstacle à cette croissance. Les stocks
invendus s'accumulent, le matériel se rouille sans
emploi, des besoins urgents ne sont pas satisfaits. Alors
s'installent l'absentéisme à l'usine, l'irresponsabilité
dans les directions, le gaspillage dans l'économie nationale,
l'étouffement bureaucratique des initiatives. Seuls
des secteurs de pointe, privilégiés pour des raisons de
défense nationale ou de prestige, demeurent compétitifs,
alors que l'agriculture continue à végéter et que la
consommation reste sacrifiée. Lorsque les protestations
s'élèvent contre ces méthodes, on répond par la répression:
à l'intérieur, en accusant les écrivains et les
artistes de nourrir la contestation au lieu de servir
à l'intégration (c'est ce qu'on appelle alors la « lutte
idéologique pour la pureté du marxisme-léninisme ») ; à
l'extérieur, en accusant les voisins, étouffés par le
modèle soviétique de centralisation bureaucratique,
d'être les instruments de la contre-révolution mondiale,
comme en Tchécoslovaquie (c'est ce que l'on appelle
« la solidarité de l'internationalisme prolétarien »,
car la coexistence pacifique est acceptée dans les rapports
avec les pays capitalistes, mais pas dans les rapports
entre pays socialistes).
Les corrections se font alors de façon spasmodique.
Un commencement de réforme économique accorde
une autonomie relative sinon aux entreprises du moins
à leurs directeurs désignés d'en haut. Lorsque l'émeute
gronde en Pologne, on révise hâtivement le plan soviétique,
à la veille du XXIVe Congrès, pour accorder un
peu plus à la consommation.
Le moins qu'on puisse dire, c'est que l'équilibre
harmonieux entre planification et démocratie, bien
qu'avec des méthodes opposées, n'est obtenu ni par
le capitalisme ni par le stalinisme.

Peut-être serait-il sage d'élaborer un autre modèle
fondé sur les principes du socialisme d'autogestion.
Du fait même de la participation de chaque travailleur,
à la base, à la détermination des finalités de chaque
unité de travail, à la différence du capitalisme, où
l'on ne peut surmonter l'anarchie des intérêts privés,
et, à la différence du stalinisme, où tout se décide « du
dehors » et « d'en haut », la planification s'élabore non
seulement au sommet mais à la base.
De proche en proche se constituent de grands ensembles,
coordonnant et articulant réciproquement leurs
objectifs et leurs activités, puisque les producteurs
d'une entreprise interviennent aussi, comme usagers,
dans les décisions des autres entreprises. Ainsi se constitue
un réseau de grands ensembles s'autorégulant,
et se régulant mutuellement. Au modèle capitaliste
de la jungle et au modèle mécanique de la technobureaucratie,
peut ainsi se substituer un modèle cybernétique
fondé sur l'autogestion socialiste des entreprises
et de toute l'activité sociale. Les organismes centraux
de planification, dans cette perspective, ne sont pas
du tout rejetés ni même affaiblis. Mais au lieu d'être
aux mains de quelques technocrates exerçant les pressions
des intérêts privés qu'ils représentent et de quelques
hauts fonctionnaires également technocrates, et de
fonctionner en dehors de tout contrôle de la base,
comme en régime capitaliste ; ou d'être, aux mains de
quelques bureaucrates, simples « courroies de transmission
» de la direction du parti et de l'État, et qui échappent
eux aussi au contrôle de la base, les organismes
centraux de planification d'une société socialiste
autogérée émanent directement des conseils ouvriers, et des
conseils de toutes les unités de travail : des entreprises,
des services, des universités, des laboratoires, des centres
de recherches. En outre, ils doivent en permanence
rendre compte de leur activité, des raisons et des critères
qui ont présidé aux choix de leurs objectifs, des
différentes options possibles et de leurs conséquences.
Ainsi seulement le plan, dont dépend l'avenir de tous,
sera l'affaire de chacun.
Est-ce à dire que, dans le modèle conçu selon ces
principes, il n'y aura plus de contradictions, plus de
tensions? Des contradictions et des tensions existeront ;
mais le fait nouveau c'est qu'elles ne seront ni refusées
ni résolues de manière unilatérale et autoritaire, par
le fait du prince.
Cette exigence de notre temps est si impérieuse que
ceux-là mêmes qui la combattent sont obligés de feindre
de lui donner un commencement de satisfaction comme
en témoignent à l'Ouest les duperies gouvernementales
sur le thème d'une « participation » qui ne mettrait en
cause ni les profits patronaux ni l'autorité patronale, et
comme en témoignent, à l'Est, les tentatives de « réforme
de l'économie » et de « démocratisation » du système.
Ce qui est déterminant lorsque les conseils ouvriers
puis l'autogestion constituent l'horizon de la lutte
pour le socialisme, c'est que cette visée même implique
un effort constant de formation et d'information préparant
les travailleurs à la maîtrise de la production et
de l'activité sociale ; alors que tout autre politique
procède par slogans, par propagande et par manipulation.
[…] L'autogestion, par son principe même, ne peut pas
être « programmée » à l'avance : le théoricien ne peut
avoir la prétention d'octroyer un avenir à ceux qu'il
appelle à l'autodétermination.
Ce qu'il est au contraire dès maintenant indispensable
de faire, c'est d'éclairer le but, de montrer qu'il est
possible de l'atteindre et de réfléchir aux mesures
intermédiaires qui créeront les conditions de la victoire.
C'est le problème de toute démocratie authentique :
faire surgir la conscience de l'intérêt général de centres
autonomes de jugement et de décision.

Une telle conception ne nie pas la nécessité d'une
avant-garde, mais seulement d'une avant-garde qui
s'attribue à elle-même le rôle dirigeant.
La marche à l'autogestion a besoin de conscience
et non de commandement. Une conception qui se donne
pour fin de faire du travailleur le sujet de tous les
droits ne peut utiliser des moyens et des méthodes
allant à rencontre de cette fin.
Le rôle de l'avant-garde n'est donc pas de diriger
mais d'aider à germer, de percevoir les initiatives et
de les stimuler, de coordonner, d'aider à prendre
conscience et à élaborer théoriquement les exigences à
long terme, de faire émerger l'autogestion comme projet
conscient. C'est moins une affaire de direction que de
pédagogie. L'autogestion est une pédagogie de la révolution
et une révolution de la pédagogie.


Extraits de « L’alternative », pages 238 à 244