Un changement du projet de civilisation : une
révolution culturelle
Les trois piliers principaux de cette culture générale
doivent être :
l'informatique,
l'esthétique,
L'informatique
peut libérer la culture de tout ce
qui
est accumulation de savoirs pour développer en
l'homme
cela seul qui est spécifiquement humain : poser les
questions
et décider des fins.
Non plus charger des mémoires d'hommes mais des
mémoires d'ordinateurs et faire en sorte que chaque
enfant, chaque homme, soit habité par toute la
culture
accumulée de l'humanité en le branchant sur elle.
C'est-àdire
en lui apprenant à dialoguer avec l'ordinateur. Cet
apprentissage doit commencer dès le plus jeune âge :
à Palo Alto, en Californie, de tout petits enfants
apprennent
en jouant à lire et à calculer en pianotant sur
le clavier. Quelques années plus tard, il est
possible de
donner à l'enfant açcès_à la banque_des_données » où
sont emmagasinées non seulement les connaissances du
passé, mais les découvertes toujours bourgeonnantes
du présent, qui excèdent les possibilités de saisie
de
toute intelligence individuelle, si large qu'en soit
l'empan.
Le vieux rêve, depuis bien longtemps périmé, d’un
savoir total, universel, redevient accessible, sous
une
forme inattendue : la mémoire encyclopédique,
maîtresse
de tout le savoir de son temps, n'est plus celle
d'Aristote
ou de Léonard de Vinci, elle est cette mémoire
collective,
matérialisée dans une machine, dont les seules
vertus
propres sont la capacité d'absorber et surtout celle
de
classer, de mettre en ordre.
Interroger l'ordinateur est en outre la meilleure
école
de logique concrète. Le langage dans lequel doivent
être
posées les questions exige la plus grande rigueur :
le flou
et la phraséologie creuse des vieilles « rhétoriques
» sont
exclus.
Cet allégement de l'esprit, qui n'est plus contraint
à
entasser un savoir qu'il peut à chaque instant
mobiliser
dans sa totalité et cette rigueur nécessaire dans
l'art de
poser les questions peuvent permettre à l'homme (et
à
tout homme) de faire plus pleinement sa tâche en
ayant
à sa disposition ce merveilleux auxiliaire de la
prise de
décision et de l'anticipation de l'action.
Mais l'ordinateur ne nous dispense que des tâches
répétitives et mécaniques de la pensée. En lui se
résume
l'acquis des sciences et des techniques,
c'est-à-dire des
moyens dont l'homme dispose pour se construire. A
partir de là peut se déployer librement la création
et le
choix des fins.
L'esthétique ne peut être le deuxième fondement de
l'éducation que si elle n'est pas spéculation
métaphysique
et abstraite sur « le beau », mais apprentissage de
Pacte créateur. L'esthétique doit être ici entendue
comme la science et l'art de revivre et de vivre, à
travers
les œuvres d’art, l'acte spécifiquement humain de
l'homme grâce auquel il dépasse, par un travail
créateur,
par une initiative historique, sa propre définition,
son
passé, ses contraintes, ses aliénations.
L'esthétique
ressuscite et suscite les moments où l'homme, par la
rébellion ou la prière, par l'amour, l'héroïsme ou
la
création, franchit un seuil nouveau de l'humanité.
Elle
apprend à saisir et à produire l'émergence du
nouveau.
C'est une initiation, par le contact avec les
oeuvres de
l'homme, à l'art d'inventer.
L'éducation esthétique n'est donc nullement une
évasion de la civilisation technique, ni même un
contrepoids
à la formation scientifique ; elle est une
composante
majeure de l'éducation, plus importante encore que
l'éducation scientifique et technique, comme
l'invention
des fins précède et commande la recherche des
moyens.
Nous montrons ailleurs, par l'analyse des oeuvres ,
comment le problème majeur de l'éducation,
aujourd'hui,
n'est pas de mettre l'homme à l'école de la machine
et de prétendre rivaliser de « rigueur » avec
l'ordinateur,
mais d'apprendre à la manier et à lui assigner des
fins.
Submergés par la richesse et la puissance des moyens
nous avons plus que jamais besoin d'un art
d'inventer.
La vertu première à cultiver, c'est l'imagination.
Sans quoi nous ramènerions la culture à une fonction
purement opérative, en tenant les fins pour déjà
données
et en utilisant l'ordinateur pour optimaliser les
moyens.
L'usage humain, non aliéné, de l'ordinateur, c'est
de
voir en lui non pas le robot qui ferait la relève de
l'homme
mais un intermédiaire entre la masse des
informations
et l'imagination créatrice de l'homme. A la
différence j
de la machine du xixe siècle,
qui réduisait l'homme au ss
rôle de servant et de moyen, la machine du xxe siècle
peut libérer l'homme de toutes les tâches qui ne
sont pas
position des problèmes et choix des fins.
La véritable formation esthétique est cette culture
de
l'imagination qui seule peut permettre le « bon
usage »
de l'ordinateur.
La véritable formation esthétique, c'est aussi la
culture
de l'expérience sensible atrophiée dans notre
tradition
occidentale au profit exclusif de la logique et du
discours.
L'esthétique, longtemps parasitée par la
métaphysique
du « beau » abstrait, par le commentaire bavard
du « chef-d'oeuvre classique », ou par les
prétentions
scientifiques des mesureurs de sensation (nous
retrouvons
là en esthétique les trois étapes des vieilles
cultures :
du mysticisme platonicien à 1' « humanisme »
gréco-latin
[aux modèles éternels 1] et aux conceptions
positivistes
des sciences humaines), doit retrouver son sens
premier :
celui du rapport sensible (alsthésis), immédiat,
avec la
nature par opposition au rapport logique, médiat,
intellectuel.
Contre le grand rationalisme de Socrate, de Leibniz
ou de Hegel, et contre le petit rationalisme
positiviste
d'Auguste Comte, pour lesquels rien n'a de sens ni
même
d'existence réelle en dehors de ce qui peut être
ramené
à la raison, à ses concepts et à ses discours, le «
dialogue
des civilisations » avec les cultures non
occidentales
pourra nous aider à prendre conscience de la
composante
esthétique de notre approche de la vie, et de sa
dignité,
qui n'est pas inférieure à celle de la composante
logique.
, Dans notre tradition occidentale, la composante
esthétique
est considérée comme résiduelle. Nulle place n'est
laissée à ce que, par exemple, le taoïsme appelle le
« non savoir»,
c'est-à-dire, en réalité, un savoir non médiat,
l'acte ou la contemplation par lesquels nous
coïncidons
avec le mouvement de l'être. Si nous avons
l'habitude,
depuis Socrate, comme l'a montré Nietzsche, de sous-estimer
l'importance de ce qui échappe au réseau de nos
démarches purement intellectuelles, à nos
hypothèses,
à nos déductions, à nos vérifications, aux
dialectiques
de nos concepts et de nos langages, l'expérience
esthétique
nous aide à cerner les réalités majeures qui
échappent à cette emprise : lorsque j'ai analysé un
tableau,
il ne m'est pas possible d'établir par voie
démonstrative
qu'il est beau et doit vous émouvoir, tout au plus
puis-je vous conduire jusqu'au point où c'est vous
et
vous seul qui éprouverez tout ce que je n'ai pu
dire.
Cela est plus évident encore pour d'autres arts
comme
la musique ou la danse. Le choeur de la tragédie
grecque
primitive se mettait à chanter et à danser pour
exprimer
et transmettre ce que les mots ou le mime ne
pouvaient
exprimer et transmettre. L'angoisse de la mort, ou
le
désir, ou l'amour, ou la foi qui fait affronter
joyeusement
le sacrifice au croyant comme au militant révolutionnaire,
ou l'émotion devant la beauté d'un site ou d'un
être humain demeurent irréductibles au concept. Ce
n'est point signe de déchéance : les actions
utilitaires,
techniques, et les objets qu'elles construisent
peuvent
s'exprimer par les concepts et le langage, tout
comme le
mouvement des astres ou des atomes. Mais toute
expérience
vitale ou tout acte spécifiquement humain qui
transcende la connaissance ou la pratique
quotidiennes
exige, pour s'exprimer, que soit transcendé ce
langage :
c'est ce que disent la danse ou la musique, la
peinture
ou la poésie, par un art dont la tâche, disait Paul
Klee,
est de « rendre visible l'invisible ».
Ici encore, pour surmonter nos dualismes et composer
le moment esthétique et le moment logique, peut-être
avons-nous besoin de missionnaires de l'Orient? La
question vaut d'être posée comme Nietzsche l'a
posée.
Lorsque Socrate a énoncé cette loi suprême :
connaître
le bien c'est être vertueux, et que ses successeurs
ont
tiré les corollaires de cëtte loi, par exemple :
pour être
beau tout doit être raisonnable, notre mutilation et
notre
décadence n'ont-elles pas commencé? Ne devons-nous
pas, un siècle après, accueillir la promesse
prophétique
de Nietzche : « Croyez avec moi à la vie dionysiaque
et
à la renaissance de la tragédie.... Vous
accompagnerez
des Indes en Grèce le cortège de Dionysos... »
Ainsi nous porterons une main heureusement sacrilège
contre deux mille ans de contre-nature et d'outrages
occidentaux à l'humanité. Le temps est venu de
réaffirmer
les droits de Dionysos le dieu danseur, contre
Apollon
le dieu sculpteur et artisan. Zorba le Grec n'est-il
pas
un saint de notre temps, en nous montrant qu'il y a
des
choses essentielles que seule la danse peut dire?
L'esthétique n'est-elle pas, comme le suggérait
Gorki,
l'éthique de l'avenir?
La
prospective sera le
troisième fondement de cette
culture tournée non vers le passé mais vers
l'avenir.
L'initiation à la prospective aura au moins autant
d'importance que le cours d'histoire. A condition
que
la prospective comme l'histoire échappent au
positivisme.
Si la prospective et l'histoire ne s'attachaient,
comme nous l'avons déjà montré, qu'à des « faits »
considérés
comme des données, et non comme des projets
réalisés, la prospective ne serait qu'une fausse
histoire
inversée. Elle se contenterait d'extrapoler le passé
en
posant la question : que va-t-il se passer? — en
faisant
abstraction de toute intervention humaine. L'on
énumère
alors, sur le mode des dérives catastrophiques ou
de l'optimisme béat, les prévisions technologiques
qui
donneront à un homme aux besoins et aux idéaux
immuables
les moyens nouveaux dont il disposera pour les
satisfaire.
Alors que la prospective pose au contraire la
question :
quelles décisions devons-nous prendre pour infléchir
le
cours des choses?
La plupart des ouvrages de « futurologie » ou de
« science-fiction » nous donnent beaucoup de détails
sur
les moyens techniques dont nous disposerons dans
vingt
ou trente ans pour satisfaire nos besoins ou nos
désirs,
mais ils se posent rarement la question de savoir
quels
seront nos besoins ou nos désirs à cette étape
nouvelle
du développement humain.
Les plus célèbres des romans dits « d'anticipation
»,
tels le Meilleur des mondes d'Huxley ou 1984
d'Orwell,
ne sont nullement des utopies créatrices de l'avenir
:
ils évoquent seulement, par extrapolation, ce que
sera
la dérive catastrophique de notre monde si nous
continuons
sur la lancée actuelle, c'est-à-dire sans
qu'intervienne
à aucun moment un choix humain, une décision
humaine sur les fins.
[…] Tout se passe comme si l'on partait du principe
implicite
d'une nature humaine immuable dans ses besoins
et ses désirs.
Le grand malheur de la prospective, c'est d'être
pratiquée trop près des centres de décision, qu'il
s'agisse
des entreprises, des organismes d'aménagement du
territoire ou de planification, ou des services de
défense
nationale.
Dès lors lui sont imposées, dès le départ, de
mutilantes
contraintes : à l'entreprise, elle devient servante
du «marketing»
à long terme ; à l'aménagement du territoire,
le « scénario tendanciel » pour la France de l'an
2000,
selon les propres paroles de celui qui en a la
charge,
« part de la situation actuelle et simule, à partir
d'elle,
les processus d'évolution qui lui sont inhérents en
adoptant
pour contrainte la permanence du système politique
et du système de production en vigueur » ; à la
planification, la préface des travaux du « Groupe 85
»
indique : « Le groupe a estimé qu'il ne lui
appartenait
pas de se prononcer sur des options nationales
majeures,
relevant du pays tout entier, qu'il s'agisse de la
politique
extérieure, de la puissance militaire ou des
préférences
de structure » ; à la défense nationale, la «
prévision
militaire » se fondera surtout sur la « théorie des
jeux »,
par laquelle on établit à l'avance une « stratégie
»,
c'est-à-dire un ensemble de décisions
conditionnelles en
fonction de diverses situations qui peuvent se
présenter
et de leurs ramifications possibles.
Ainsi conçues, les prétendues « recherches sur
l'avenir »
ne peuvent être, comme le dit Robert Jungk, qu'une
colonisation
de l'avenir par le présent et une guerre
préventive
contre le futur pour l'empêcher de naître
dans sa nouveauté radicale.
La prospective proprement dite, celle qui occupera
dans notre culture générale une place plus grande
que
l'histoire, l'invention du futur n'utilisant que
comme
un tremplin la compréhension du passé, est avant
tout
réflexion sur les fins et non simple prévision
technologique
des moyens.
Son problème essentiel est celui-ci : quelles seront
les
conséquences qui découlent de telle ou telle
décision?
Elle ne peut donc cesser d'être un instrument de
manipulation pour devenir un instrument de culture
que si elle n'est servante ni d'une direction
générale,
ni d'un état-major, ni d'un gouvernement.
Alors seulement la prospective pourra devenir une
méthodologie de l'initiative historique nous formant
à
la science et à l'art d'inventer, à partir des
contradictions
du présent, les possibles futurs capables de les
surmonter.
Une telle prospective, à la fois parce que nous
vivons
dans un monde d'interdépendance planétaire, et parce
qu'il s'agit de penser les fins de l'homme, ne peut
accepter
comme critère suprême la pure efficacité
sectorielle. Elle
ne peut être que globale.
L'hypothèse de travail, au départ de la recherche,
c'est que l'histoire humaine (aussi bien l'histoire
passée
que l'histoire en train de se faire, la prospective)
ne
peut être traitée :
— ni comme un ensemble d'objets, comme dans
là
conception positiviste des sciences humaines
empruntant
leurs méthodes aux sciences de la nature ;
— ni comme un ensemble de sujets, coupés de
la réalité
et de l'histoire comme dans les conceptions
existentialistes;
— mais comme un monde de projets, qui ne sont
pas
des projets individuels, mais des projets
historiques,
des tentatives de surmonter les contradictions
objectives
d'une époque.
La réalité historique, dans le passé comme dans
l'avenir,
naît d'un océan de possibles. Mais il n'y a pas de
symétrie entre la prospective et l'histoire, entre
l'avenir
et le passé : le passé est le lieu de ce qui est
irrévocablement
fait, le lieu des projets réalisés, refroidis et
cristallisés
en faits, où un possible et un seul a triomphé.
Rétrospectivement, elle nous apparaît donc comme le
lieu de la nécessité. Alors que l'avenir est le lieu
de ce
qui reste à faire, le lieu d'une pluralité de
possibles dont
nous sommes responsables. Il est le lieu de la
liberté.
Entre ce passé clos et cet avenir ouvert, le présent
est
le temps de la décision. Le temps de l'homme.
L'avenir n'est pas un scénario déjà écrit que nous
n'aurions plus qu'à jouer. C'est une oeuvre que nous
avons à créer.
Nous retrouvons ici ce qu'il y a de fondamental
dans
le
marxisme.
L'essentiel, dans l'héritage de Marx, ce n'est pas
le
marxisme, mais la prospective. Une science et un art
d'inventer le futur, et non pas ces catalogues ou
ces
décalogues de lois économiques, de principes
philosophiques,
ou de catégories dialectiques qui en sont la
perversion dogmatique et positiviste.
Marx, partant des données de la paléontologie de son
temps, avance dans le Capital la thèse (qui
n'a pas été
infirmée mais au contraire confirmée par les travaux
récents) selon laquelle ce qui distingue le travail,
sous
sa forme spécifiquement humaine, du travail animal
de l'abeille ou de la fourmi, du castor ou du singe,
c'est
qu'il est précédé de la conscience de ses fins, qui
permet
le détour de l'outil.
L'homme se caractérise ainsi, dans l'évolution de la
Nature et de la vie par l’émergence du projet.
Reprenant
une formule de Vico, Marx rappelle que la différence
fondamentale entre le devenir de la nature et
l'histoire
de l'homme c'est que l'homme fait sa propre histoire
(bien qu'il ne la fasse pas arbitrairement, mais
dans des
conditions toujours structurées par le passé).
Mais dès qu'apparaissent, avec la fixation au sol
des
premières civilisations, la division du travail et
la propriété
privée des moyens de production, celui qui ne
possède pas ces moyens de production (esclave, serf
ou
prolétaire) est dépouillé, par celui qui les
possède, à la
fois du produit de son travail et du choix des fins
et des
moyens de ce travail, qui deviennent le privilège du
propriétaire des moyens de production. Dès lors ce
travail
et l'homme qui l'accomplit sont aliénés et privés
de leur caractère proprement humain : la conscience
et
le choix des fins.
L'objet de l'actuelle lutte de classe c'est de
mettre
fin à ce dualisme, d'échapper à 1' « aliénation »
qui en
découle, et de reconquérir pour l'homme — pour tout
homme — la
possibilité d'être un homme, c'est-à-dire de
choisir ses fins.
Tel est, pour l'essentiel, le projet socialiste de
Marx.
À notre époque, ce projet humain fondamental, qui
pourrait rallier l'immense majorité des hommes,
rencontre
un double obstacle : d'abord la coalition des
privilèges qu'il met en cause, ensuite la perversion
des
systèmes se réclamant du socialisme et qui en sont
la
caricature.
Ce projet est pourtant nécessaire pour échapper aux
dérives catastrophiques. Et il est possible à
l'étape
actuelle du développement des sciences et des
techniques.
Le propre de toute éducation prospective est d'aider
chacun à prendre conscience de cette nécessité et de
cette possibilité.
Les méthodes d'une telle éducation découlent de
l'objectif poursuivi. Le problème s'est posé avec
une
acuité particulière dans le tiers monde où le
colonialisme
a systématiquement traité l'autochtone en objet, non
seulement en déniant toute valeur à sa culture
propre,
mais en lui imposant une formation ayant pour
dessein
de fournir la main-d'oeuvre utile à la métropole et
de
sécréter la morale propre à susciter la docilité.
C'est donc là que s'est élaborée, notamment avec
Paolo Freire au Brésil, une « pédagogie des opprimés
»,
une pédagogie qui soit une « pratique de la liberté
». Elle
a valeur universelle.
Pour Paolo Freire, qui avait à résoudre le problème
de
l'alphabétisation des adultes dans les Andes,
apprendre
à lire doit être, en même temps, prendre conscience
de
l'oppression et découvrir dans ses propres besoins,
dans
ses désirs encore indistincts, le chemin de
l'initiative
historique libératrice des oppressions et des
aliénations.
Contre toute pédagogie tendant à intégrer les hommes
à la logique du système existant en masquant ses
contradictions
et les mutilations qui en découlent, Paolo Freire
veille d'abord à ce que la lecture des premiers
mots,
choisis parmi les plus usuels et donc les plus
intimement
noués aux misères quotidiennes, soit en même temps
un
déchiffrement de la réalité sociale qu'ils
recouvrent :
chacun d'eux ne désigne pas un « fait » inéluctable,
mais
pose un problème. Apprendre à lire, c'est alors
percevoir
le monde qui nous entoure, non comme un monde clos,
nécessaire et sans issue, mais comme une situation
qui
limite et opprime l'homme, et que l'on peut
transformer.
Cette manière d'apprendre ne change pas seulement
l'attitude à l'égard de l'environnement, mais
l'attitude
envers soi-même : prendre conscience que le monde
qui
nous entoure n'est pas une « donnée » immuable à
laquelle il ne resterait qu'à se résigner, à
s'adapter,
comme une chose à une chose, un objet à un objet,
mais qu'il est au contraire une tâche à accomplir,
c'est
se saisir soi-même comme un être incomplet, qui se
forge et se crée avec le monde qu'il transforme.
Une telle pédagogie ne peut pas apporter le savoir
« du dehors », comme une propagande. Elle ne peut
être qu'un dialogue. Elle ne peut pas être conçue
pour
l'opprimé, mais avec lui, et par lui. A partir de
ses
propres motivations. En le traitant non comme objet
de l'enseignement, mais comme sujet. Pédagogie et
politique ne font qu'un : « Tout travail fait pour
les
masses doit partir de leurs besoins », écrivait Mao
Tsé-toung, et, contre toute tendance à mépriser la
« spontanéité » des masses, leur initiative
historique,
et à prétendre leur apporter la conscience « du
dehors »,
il ajoute : « Nous devons enseigner aux masses
clairement
ce que nous avons appris d'elles confusément. »
La politique dualiste a toujours engendré les
pédagogies
dualistes, opposant l'enseigné et l'enseignant,
comme le dirigé et le dirigeant, comme l'esclave et
le
maître. C'est pourquoi toute révolution non fondée
sur le respect de l'initiative historique des masses
(cette initiative historique des masses que Marx
appréciait par-dessus toute chose, disait Lénine),
toute
révolution non fondée sur le dialogue permanent avec
elle, conduira nécessairement à un nouveau dualisme
entre le dirigeant qui pense et la masse qui
exécute,
à une nouvelle aliénation, à une nouvelle servitude.
Le propre d'une pédagogie — et d'une politique —
libératrice, c'est d'aider des hommes submergés par
la
réalité et éprouvant simplement leurs besoins à
émerger
de la réalité en prenant conscience des causes de
leurs
besoins et de la possibilité de changer cette
réalité pour
qu'elle réponde à des besoins de plus en plus
humains.
C'est là un aspect capital de cette éducation et de
cette politique. La pire conséquence de l'esclavage
c'est d'avoir amené l'esclave à intérioriser le
dominateur.
L'objectif du colonisateur était conscient. Dans le
Bulletin de l'enseignement des indigènes de
l'Académie
d'Alger (cité par Grignon dans l ' Ordre des choses), on
écrivait : « Pourrons-nous amener les indigènes,
tout près
encore de la matière brute, à comprendre et à
pratiquer
notre morale si pure, si élevée, si exigeante?...
Il faut « intérioriser » notre civilisation, la
faire descendre
dans l'âme indigène. »
Que
peut être alors la révolution? Est-ce que, dans
nos sociétés capitalistes, elle consistera à donner
à
tous ce dont aujourd'hui seuls les bourgeois
jouissent?
La libération commence avec le désir de l'esclave
d'être un homme et la lutte pour le devenir. Mais,
au
départ, parce qu'il n'en existe pas d'autre modèle,
être un homme, c'est être un maître, c'est-à-dire un
oppresseur. Ou, dans un autre système, c'est être un
bourgeois, depuis ses voitures jusqu'à son art.
La pédagogie de Paolo Freire comme la conception
du socialisme de Mao Tsé-toung tendent au contraire
à faire prendre conscience aux opprimés que leur
propre
vie est insupportable à cause de l'oppression, et
celle
de leurs oppresseurs inacceptable par ses
perversions,
son absence de signification. Comme le soulignait
Marx,
c'est une même aliénation, mais dans cette
aliénation
l'oppresseur trouve sa jouissance et l'opprimé son
tourment.
La pédagogie comme pratique de la liberté ne se
limite pas au niveau de l'alphabétisation. Il s'agit
de
l'élaborer à tous les niveaux afin que l'étudiant de
Paris, comme l'analphabète des Andes, prenne
conscience
de lui-même non pas en fonction de l'autre, mais
à partir de soi. Car la culture qui lui est
actuellement
donnée est une forme de colonisation, et lorsqu'elle
atteint pleinement son but, elle lui a enseigné
aussi,
comme le maître à l'esclave, à intérioriser le
dominateur,
à ne plus concevoir d'autre projet humain que celui
du système actuel.
Ce n'est point un hasard historique si cette
pédagogie,
avec Paolo Freire, et cette politique, avec Mao,
qui,
à la différence de toutes les autres, ne visent pas
seulement
à l'acquisition d'un savoir, d'un pouvoir,
considérés
l'un et l'autre comme un avoir, sont nées dans le
tiers
monde. Pédagogie et politique se donnant pour tâche
de concevoir et de réaliser un autre projet de
civilisation
sont nées en dehors de « l'Occident », en Amérique
latine
et en Asie, comme les grands renouvellements de la
peinture, de la musique, de la danse ont eu besoin
de la fécondation de l'Afrique ou de l'Asie. Dans
les
pays longtemps dépouillés par le colonialisme de
leur
propre culture, de leur histoire, de leur
personnalité,
l'exigence de n'être plus traités en objets
manipulables
et de devenir sujets de leur propre histoire, de
leur propre
transformation du monde et d'eux-mêmes, inventeurs
et créateurs de leur propre futur, s'exprime avec la
plus grande force. Ainsi s'explique, comme nous
l'avons
souligné, la légitime attirance de notre jeunesse
pour cet
Orient, pour cette Afrique, pour cette Amérique
latine
d'où peuvent naître des avenirs vraiment nouveaux.
C'est seulement en rupture avec la tradition
unilatéralement
intellectualiste de notre culture « occidentale»,
qui règne sans partage depuis Socrate et plus
encore depuis la Renaissance, qu'à la fois la
pédagogie
et la politique (qui n'ont été séparées que par les
dualismes
anciens de nos sociétés) peuvent se déployer
dans toutes leurs dimensions : prophétique,
utopique,
scientifique.
Le
moment prophétique est un
moment nécessaire de
toute pédagogie comme de toute action
révolutionnaire.
Il ne s'agit nullement de la projection « animiste »
d'un projet divin ou d'un drame cosmique et
historique
dans lequel l'homme jouerait simplement un
rôle d'acteur. La dimension prophétique est au
contraire
indispensable dans toute entreprise d'invention du
futur ; celle-ci exige non la simple extrapolation
du
passé et du présent, mais le moment de la rupture,
de la distanciation à l'égard du modèle actuel de
développement,
de la conscience de la transcendance de
l'homme par rapport à sa propre histoire.
Les prophètes d'Israël n'étaient pas des gens qui
prévoyaient ou annonçaient l'avenir : ils
regardaient
le présent en dehors de toute acceptation inconditionnelle
d'un ordre donné et des préjugés qui le perpétuent.
Ils combattaient l'idolâtrie, c'est-à-dire le fait
de respecter,
d'adorer, ou de servir, des choses ou des
institutions
créées par l'homme comme si elles avaient une
valeur absolue. C'est ce que nous appellerions
aujourd'hui
combattre l'aliénation.
L'esprit prophétique est celui qui relativise toutes
les
valeurs, qui nous interdit de tenir pour fini, au
sens
d'achevé, ce qui est fini, c'est-à-dire insuffisant
par
rapport à l'infini.
Ce moment prophétique de la rupture, qui se présente
toujours, au départ, comme le parti pris de
l'absurde
et de l'impossible, est indispensable à tout progrès
réel en tout domaine. Car l'avenir de l'homme n'est
jamais le simple prolongement de son passé.
Nulle pédagogie et nulle politique ne peuvent être
libératrices sans cette relativisation des
institutions
et des valeurs nous interdisant à la fois d'accepter
inconditionnellement un ordre établi ou de nous satisfaire
trop tôt des résultats obtenus par nos révolutions,
d'avoir trop tôt l'illusion que le socialisme est
déjà
réalisé.
Seul ce moment prophétique de la rupture crée
l'espace nécessaire pour que l'invention du futur ne
soit pas stérilisée par l'extrapolation positiviste
et se
fonde au contraire sur l'imagination vraiment
créatrice
du nouveau projet de civilisation, donnant ainsi à
l'entreprise sa dimension utopique.
Le
moment utopique est
un moment nécessaire de
toute prospective globale comme de toute pédagogie
et de toute politique révolutionnaire.
L'utopie ne naît pas à n'importe quel moment. Elle
surgit toujours à un moment de fracture de
l'histoire.
A la Renaissance, avec la naissance du capitalisme
et le brusque élargissement de l'horizon des hommes
par les grandes découvertes, ce n'est point par
hasard
que Thomas More situe son Utopie (1516) à
Cuba, Campanella
sa Cité du soleil au large du Pérou, et que
Bacon
écrit une Nouvelle Atlantide.
L' Utopie naît de l'analyse d'une crise sociale. Thomas
More, au début de son ouvrage, donne une analyse
pénétrante de la transformation de l'Angleterre de
pays agricole et féodal en pays industriel et
capitaliste,
et des douleurs de l'enfantement du système nouveau.
Explicitement ou implicitement, il en est ainsi de
toutes
les utopies. En général, elles sont plus
intéressantes
par ce qu'elles dénoncent que par ce qu'elles
annoncent.
Souvent, en effet, elles n'apportent pas une
solution
constructive à des maux dont elles font une profonde
critique, et elles proposent alors soit un retour au
passé,
soit une vision romanesque d'un futur qui est
simplement
le contre-pied du présent.
Les utopies de la fin du XVIIIe siècle
et du début du
XIXe (c'est-à-dire de la période qui précède la
Révolution
française et de celle qui la suit) discernent les
contradictions du capitalisme triomphant, mais elles
ne peuvent l’attaquer au nom d’une force historique
réelle (la classe ouvrière, par exemple, qui n'est
pas
encore une force historique autonome). Elles
invoquent
alors la religion, la morale, la nature ou
l'abstraite
raison comme critères pour condamner l'ordre ancien
et comme modèles pour concevoir l'avenir.
Ces utopies, lorsqu'elles sont élaborées du point de
vue des forces ascendantes de l'histoire, si elles
n'apportent
pas de réponses concrètes, posent des problèmes
réels : la recherche d'un ordre social plus juste,
d'un idéal de vie heureuse et pleine, d'un homme
plus
libre et plus grand.
Là dernière utopie optimiste fut, à la fin du XIXe siècle,
celle de William Morris, dans ses Nouvelles de nulle
part,
où il évoquait un avenir socialiste dans lequel
chaque
homme serait un créateur, c'est-à-dire un poète.
C'était
un admirateur de Marx et un ami de Engels.
Aujourd'hui, nous assistons, dans la jeunesse, à une
résurgence de l'utopie. C'est, en soi, un phénomène
parfaitement sain, et dont les causes sont aisément
discernables : cette jeunesse conteste en leur
principe
même les sociétés de type capitaliste ; et, d'autre
part,
les formes historiquement réalisées du socialisme ne
correspondent
pas aux fins du socialisme.
Cette réaction légitime de la jeunesse s'est
exprimée
en 1968. Lorsque les étudiants de la Sorbonne
écrivaient
sur les murs de Paris : « L'imagination au pouvoir
»,
ils dénonçaient l'insuffisance de la logique, des
extrapolations
et des combinaisons dans le domaine du
déjà connu, pour inventer le futur. Ils appelaient,
confusément certes, mais avec un magnifique espoir,
à la percée de l'imagination créatrice, à la
naissance
de laboratoires de l'imaginaire. Notre gouvernement,
nos partis politiques, nos universités en avaient
besoin.
L'imagination comme utopie ce n'est pas
l'irrationnel
ni le jeu déréglé des images, c'est la disponibilité
de
l'esprit qui refuse de se laisser enfermer dans des
cadres
et de concevoir l'avenir comme un prolongement où
une combinaison des éléments du passé.
Le propre de l'imagination créatrice c'est de ne pas
se contenter d'extrapoler à partir du présent, mais
d'ouvrir une voie inédite en inversant la démarche
positiviste : l'on part du but à atteindre et l'on
en
déduit régressivement les conditions de réalisation,
les moyens, les étapes intermédiaires.
Cette démarche a montré sa fécondité dans tous les
domaines, des sciences, de la morale, ou des arts :
la cosmologie de Copernic ne pouvait se déduire à
partir
de celle de Ptolémée, ni la physique de Descartes de
celle des aristotéliciens, ni celle d'Einstein de celle
de
Newton, ni la peinture cubiste de celle qui régnait
depuis la Renaissance, pas plus que l'enseignement
du Christ ne pouvait se déduire de la conception
grecque
du monde. La Révolution française comme le
socialisme
de Marx ont été portés par de multiples utopies
antérieures,
c'est pourquoi l'une marque une rupture radicale
avec
l'ordre
social du passé, et le socialisme de
Marx
n'est pas la généralisation de la propriété capitaliste
ou
de la démocratie bourgeoise ; il est lui aussi
le
« tout autre » par rapport à ce passé : la négation de
la
négation.
Aucune
mutation vraiment bouleversante et inaugurant
une
ère nouvelle, en quelque domaine que ce
soit,
n'est la projection dans l'avenir des vérités, des
valeurs,
ou des règles déjà existantes.
L'obstacle
principal à ce déploiement de l'imagination
créatrice,
c'est la conception positiviste, dogmatique,
aliénée,
de « données » ou de « faits » tenus pour des
réalités
éternelles et immuables. La perspective classique,
élaborée
par les peintres de la Renaissance,
n'est
nullement une donnée naturelle et nécessaire,
mais
une convention parmi d'autres, qui a été remise
en
cause et remplacée par d'autres conventions dans
la
peinture moderne depuis trois quarts de siècle. La
géométrie
d'Euclide n'est pas une structure éternelle
de
l'espace, comme le croyait encore Kant : si elle
demeure
en gros valable à notre échelle, elle ne l'est
plus
.à l'échelle du cosmos ou à celle de l'atome. La raison
même,
comme l'a montré Bachelard, n'est, à chaque
époque,
qu'un bilan provisoire des conquêtes de la
rationalité.
Ainsi,
de la science à l'esthétique et de la morale
à
la politique, la condition essentielle de la création,
c'est
de prendre conscience que ce que la coutume et
l'ordre
nous ont appris à considérer, avec un respect
fétichiste,
comme les normes éternelles du savoir ou
de
l'action, sont des créations humaines, qui peuvent
être
niées, et remplacées au cours de la création continue
de
l'homme par l'homme.
Défendre
les droits de l'imagination c'est lutter contre
toutes
les formes d'aliénation : depuis celle du positivisme
jusqu'à
celle des prétendus « réalismes » picturaux,
des
dogmatismes politiques, moraux, ou religieux.
Une
prospective digne de ce nom commence nécessairement
par
une remise en cause des postulats. Elle
est
l'art de découvrir les « signes », parfois infimes par
leurs
dimensions présentes, mais annonciateurs d'une
mutation
fondamentale. L'on a souvent souligné que
la
science du xxe siècle,
de la relativité à la physique
quantique,
a été bouleversée, en ses fondements mêmes,
à
partir de la saisie de phénomènes presque imperceptibles: l'expérience de
Michelson, le déplacement
du
périhélie de Mercure, le rayonnement du corps noir.
De
même, dans la vie sociale, de légers troubles peuvent
être
annonciateurs d'une profonde révolution.
Il
n'y a pas, par définition, de méthode stricte pour
l'invention.
Mais l'imagination et la créativité peuvent
être
stimulées, non seulement en écartant les obstacles
à
leur déploiement, c'est-à-dire les préjugés et les aliénations
du
positivisme ou du dogmatisme, mais surtout
en
ne formant pas seulement des « spécialistes ».
L'essentiel
est au contraire d'initier aux grandes créations
de
l'esprit, depuis les sciences jusqu'à l'esthétique.
Une
vue assez vaste et assez synthétique de l'histoire
et
des développements actuels des sciences et des arts
permet
de comprendre le rôle de la fécondation réciproque
non
seulement entre des disciplines qui ont
des
frontières communes, la chimie et la biologie par.
exemple,
mais entre des domaines apparemment sans
rapport.
Il n'est pas exclu que tel concept de l'électronique
ou
telle forme musicale ne suggèrent des hypothèses
de
structure pour la gestion d'une entreprise.
Les
poètes surréalistes, en étudiant les mécanismes
de
la création imaginative : la suspension du contrôle
«
rationnel » dans l'écriture automatique ou la mise
en
oeuvre du « hasard objectif » par la rencontre de séries
causales
indépendantes, ont anticipé certaines méthodes
non
seulement de la prospective mais de toute recherche
interdisciplinaire,
fécondant la réflexion d'un chercheur
par
le choc inattendu d'une découverte faite dans un
domaine
absolument différent. La cybernétique elle même
a
mis à l'honneur, comme moyen de recherche
et
de découverte, le raisonnement par analogie, la métaphore,
qui
fut longtemps considérée comme étant du
domaine
exclusif de la poésie.
Le moment scientifique ne
se trouve par là nullement
sous-estimé
: la prospective, comme le dit Yves Barel,
c'est
l'utopie plus la vérification. La rupture prophétique
devenant
opératoire, l'imagination utopique se
soumettant
à la vérification expérimentale, c'est la
définition
même de la science en train de se faire.
Il
convient ici d'éviter un contresens fondamental
sur
le mot « science ». Lorsque les philosophes dont
Marx
est le disciple et l'héritier direct, lorsque Fichte,
par
exemple, parle de la « doctrine de la science », ou
Hegel
de la « science de la logique », tout comme lorsque
Marx
parle de « socialisme scientifique », ils n'entendent
jamais
le mot « science » au sens positiviste, c'est-à-dire
au
sens où l'on pourrait décrire et prévoir la nature ou
l'histoire
en faisant abstraction de l'homme et de ses
interventions.
Ils
entendent par « science » une pensée fondée,
c'est-à-dire
consciente de ses postulats. Une pensée
qui
n'est pas consciente des postulats qui la fondent
n'est
pas la science mais le scientisme ou le positivisme.
Dès
les Thèses sur Feuerbach, Marx mettait l'accent
sur
le moment « actif » de la connaissance. Contre les
matérialistes
mécanistes du x v m e siècle
français, il
refusait
de considérer la connaissance comme un « reflet »
d'une
réalité donnée une fois pour toutes. Il voyait en
elle
un acte, un projet. L'épistémologie du xxe siècle
a
vérifié cette conception.
La
science en train de se faire — et non pas la science
déjà
faite, déjà ordonnée dans un manuel — ne procède
pas
de « faits » déjà faits à des lois qui les relieraient et
à
des théories qui relieraient ces lois en système.
La
science procède, comme l'a montré Bachelard,
d'une
manière inverse : elle ne commence jamais par
un
« donné » et une constatation, mais au contraire
par
un acte, avec tout ce qu'il comporte d'initiative,
de
risque, de postulat. Elle va au-devant du prétendu
«
donné », avec ses hypothèses, ses théories, ses modèles,
que
l'expérience vérificatrice peut infirmer définitivement
ou
confirmer provisoirement. De tâtonnements
en
vérifications elle construit ses faits et ses lois, jusqu'à
ce
qu'elle soit contrainte de les défaire et de les reconstruire
selon
un autre modèle, et cela dans une dialectique
sans
fin.
Le changement des structures de l'éducation
tout
comme
celui de son contenu et de ses méthodes font
partie
intégrante de la révolution culturelle.
Il
découle des objectifs fondamentaux : la préparation
d'un
socialisme d'autogestion exige que l'on mette fin,
dans
le domaine de l'éducation comme en tout autre,
au
dualisme. C'est-à-dire aux structures dualistes de
l'école
qui expriment et perpétuent tous les autres
dualismes,
notamment celui de l'opposition entre le
travail
manuel et le travail intellectuel, indissolublement
lié
au dualisme des dirigeants et des exécutants.
C'est
l'un des problèmes majeurs de la révolution culturelle.
En
gros, l'on appelle travail manuel celui qui manipule
les
choses et travail intellectuel celui qui manipule
les
hommes (ou qui manipule les choses à travers la
manipulation
des hommes)[…]
Ce
primat de la manipulation des hommes se traduit
brutalement
dans les hiérarchies de l'entreprise : la
fonction
de commandement est payée plus cher que la
compétence
technique. Si un ouvrier devient surveillant
d'atelier,
son salaire augmente notablement, non parce
qu'il
a acquis une qualification supérieure, mais parce
qu'il
exerce un pouvoir de coercition. Il y a là, sous sa
forme
la plus élémentaire, le prototype des conceptions
de
la hiérarchie sociale qu'une révolution culturelle
a
pour premier objectif de combattre.
Le
changement des structures de l'éducation ne prend
tout
son sens que dans cette perspective. Dans une
société
développée comme la nôtre, où le nombre des
«
intellectuels » (au sens le plus large) est considérable,
le
problème ne peut pas être résolu simplement, comme
en
Chine, en les envoyant périodiquement travailler
à
la campagne ou à l'usine.
La
suppression du dualisme du travail intellectuel
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Roger
Garaudy