Danse et vivencia, une unité originaire par Carlos Pagés
http://www.biodanza-paula.org/archives_06.htm
« Il n’y a déjà plus de danseurs, ces possédés.
La séparation entre acteur et spectateur est la question centralede notre
temps. Nous nous conformons à ce qui nous est « donné » dans la recherche de
sensations. Nous avons été transformés, d’un corps fou dansant sur les collines,
à une paire d’yeux qui observe depuis l’obscurité. » Jim Morrison
La danse naturelle
… La tiède humidité de la
terre reçoit le pas de ses pieds lourds. Face à ses yeux, l’immensité du paysage
se décompose en lumières et pièces de couleur. Sa respiration ordonne les
fragments et la vision se purifie. A chacun de ses battements, la plaine prend
une dimension différente. Chaque tonalité est une fibre et chaque nuage de ce
crépuscule une vapeur rougie qui se défait de ses tissus. Comme celui qui ne
peut résister aux assauts de la gloire, l’homme élève lentement les bras. Sa
poitrine est alors la paupière qui enregistre le ciel. La brise lui parcourt le
duvet et les cils ; son corps oscille et l’émotion se transforme en mouvement.
Dans chaque particule de son organisme, la sacralité de la vie trouve un canal
luxuriant. La danse a commencé, voici le temps de la rencontre…
Pour l’homme primitif qui
transitait son existence sur la superficie de cette chère terre, il n’y avait
pas de marques conceptuelles. Déployer un lien affectif profond avec son foyer
naturel constituait son activité quotidienne. Il n’y avait aucune paroles ni
idées (ou du moins ce que nous connaissons comme tel) dans le monde de la
réalité et de soi-même. Son existence était un flux, un échange permanent avec
un univers vivant. Et la réalité, une construction qui l’avait toujours comme
protagoniste. Il n’y avait pas, pour cet homme, de divisions. Le courant de la
vie se manifestait dans et hors de lui, dans un développement continu et
réciproque dans lequel les relations transcendaient les parties. Le dualisme
fragmentaire de notre culture n’existait pas encore pour le diviser : corps et
âme, intérieur et extérieur, matière et énergie n’avaient en tout cas pas une
existence précaire. Les religions n’étaient donc pas nécessaires puisqu’il
pouvait expérimenter naturellement l’unité des choses. Le sacré avait un temple
dans ses viscères.
Ce vieux frère à nous était
très loin d’être un ignorant. Sa capacité à résonner vivenciellement avec les
rythmes et les pulsions de son entourage lui offrait une connaissance profonde
des processus vitaux qui se déclenchaient dans les entrailles de son monde et
dans les siennes ; une sagesse illettrée. Avant toute inquiétude analytique, le
noyau émotionnel de son existence lui donnait accès à la danse révélatrice : …
les étoiles filantes lui peignant la rétine ; la miction qui rend à la terre la
faveur des pluies reçues, la chaleur des flammes qui devient des caresses et des
soins pour ses nourrissons…. Nourrie dans cette réciprocité, la danse
s’organisait et se manifestait comme une expression de la communauté organique
entre lui et la nature. « La danse – dit Roger Garaudy – est une
manière de vivre et en même temps une connaissance, un art et une religion. Elle
nous révèle que le sacré est aussi charnel et que le corps peut enseigner ce
qu’un esprit qui se veut désincarné ne connaît pas ; la beauté et la grandeur de
l’acte quand l’homme n’est pas séparé de lui-même, mais entièrement présent à ce
qu’il fait. »
« Je dois me Diviser en
Deux »
Retourner à un temps
mythique, à cette aube de l’humanité en recherche d’antécédents anthropologiques
de la danse, nous permet de percevoir que autant elle que le chant appartiennent
à un ensemble d’expressions organiques et viscérales qui sont un héritage
naturel chez l’homme, antérieur à tout développement culturel.
Avec la venue de la
civilisation, cette danse glorieuse qui exprimait son harmonie dépouillée
d’artifices, totalement gratuite, fut lentement perdue. Rolando Toro Araneda,
créateur du système Biodanza, l’exprime de la façon suivante : « L’humanité,
dans son chemin vers la civilisation, semble avoir choisi la ligne évolutive du
‘langage – pensée’ au détriment de la ligne ‘mouvement – vivencia’. Notre
civilisation pourrait se décrire, de ce point de vue, comme une super-technique
du langage – pensée, accompagnée d’une progressive détérioration des fonctions
motrices et d’une inhibition pathologique des vivencias.
Au cours du temps, ce
dualisme évolutif a atteint son expression maximale dans la célèbre formule
platonique qui est le paradigme de la dissociation humaine : corps et âme. A
partir de ce moment, la fragmentation s’est scellée. Le ballet s’est vêtu
d’ornements tendant à renforcer des valeurs culturelles et notre unité
originaire, celle qui trouvait dans la danse le sens du lien, commença à dormir
d’un long sommeil dans l’inconscient, dessinant des archétypes qui dans la
quiétude du paysage onirique nous parlaient d’intégration en offrant une
consolation à notre nostalgie paradisiaque.
L’optique duelle et dissociée
de l’existence proposée par Platon a donné origine, comme nous l’avons dit, à
une nouvelle conception de la danse. Ce versant apollinien visait à satisfaire
des « idéaux » de beauté et de perfection. Plus tard, l’apport de Descartes avec
son « je pense donc je suis » accentua les divisions déjà établies. La danse
développa donc une virtuosité physique très efficace pour les besoins expressifs
de ce « corps – machine », soumis alors à la volonté des idées.
La naissance du ballet
artistique, emprunt depuis sa genèse de dualisme, généra malheureusement un
nouveau rôle qui lui permettra de trouver ce sens perdu : le spectateur. La
danse perdit sa valeur constitutive dans le développement de l’identité. Le
danseur, alors séparé de la pulsion intégrante de la danse primordiale, eut
besoin de créer un code gestuel capable d’éveiller des émotions dans le public.
Selon Garaudy, « Une telle conception de la danse, en ne pouvant s’insérer
dans la vie réelle, chercha ses thèmes dans les contes de fées, marquant le
contraste entre la nature et le surnaturel, le rêve et la réalité ». La vie
cessa d’être dansée pour commencer à être représentée. La brèche entre
l’intérieur et l’extérieur s’approfondit. La danse, en se spécialisant, perdit
progressivement son universalité.
Parallèlement à ce
développement artistique, cependant, hors des pinacles dans lesquels on
cultivait les aspects « sublimes » de l’être humain, la danse trouva, dans le
domaine tribal et les traditions populaires, la possibilité de conserver
certains attributs et de se développer dans l’autre direction que celle marquée
par la scission culturelle. En soulignant les aspects viscéraux et émotifs, les
ballets à orientation dionysiaque cherchaient à restituer l’intégration perdue
et à revitaliser les liens originels avec l’univers par l’extase et la fusion.
Et ils continuèrent à le faire. Le plaisir corporel, la frénésie sensitive, la
transe et la volupté générale sont les grands véhicules pour y arriver. Dans ces
ballets il n’existe pas de spectateurs mais des protagonistes et leur énorme
abondance expressive se nourrit de la réalité même : des danses de célébration
communautaire (pluies, récoltes, mariages et naissances) ; des danses
chamaniques curatives et rituelles d’extase groupale ; des danses romantiques
d’amour et d’intimité, avec une participation active du contact ; des danses de
plaisir cénesthésique et/ou cinétique (samba brésilienne, rock & roll) ; etc.
Cependant, bien que
conservant des principes d’universalité et préservant des valeurs originaires de
vie indispensables pour notre survie comme espèce, ce type de danse fut – et est
– cruellement disqualifiée par la culture « officielle ». L’accent rationaliste
marqué de celle-ci introduisit les aspects spirituels du ballet (le corps comme
chemin vers …) et déprécia ces danses populaires qui, enracinées dans le
corporel, offraient un sentiment d’unité biocosmologique capable de défier les
tabous enferrés dans l’existence. Leur proposition libératrice représenta
toujours une menace à l’ordre établi et elles furent donc considérées comme une
prostitution et furent qualifiées de « profanes ». Malgré l’audace qui les
poussait, une persistante sensation de péché finit par éclipser les appétits
spirituels de ces joyeuses danseuses, de vraies déshéritées de l’âme.
L’aube de la rencontre
La
naissance du 20ème siècle s’accompagna d’importantes transformations
qui secouèrent l’espace conventionnel de l’existence. La danse, protagoniste
permanente de l’aventure humaine, a participé activement à ces changements. Dans
une tentative de retourner aux origines vitales de la danse, une brillante femme
californienne appelée Isadora Duncan chercha à réinsérer l’art dans la réalité
en extrayant des phénomènes naturels de nouveaux modèles rythmiques et des
cadences de mouvement, et de sa propre vie la source de l’impulsion :
« Depuis le commencement, j’ai toujours dansé ma vie… pour moi, la danse n’est
pas qu’un art qui permette à l’âme humaine de s’exprimer en mouvement, mais la
base de toute une conception plus flexible, plus harmonieuse, plus naturelle ».
Convaincue, avec la lucidité
caractéristique des visionnaires, Isadora se changea en une sorte de Prométhée
contemporain, rendant à la danse les éléments originaires qui lui avaient été
retirés par la culture, en la rachetant, en la sortant de la léthargie dans
laquelle elle se trouvait et en révolutionnant son concept par d’intenses
mutations dont elle était toujours protagoniste : elle libéra son corps sur
scène, elle dansa pieds nus et demi-nue ; elle créa ses propres chorégraphies en
interprétant la musique selon un modèle personnel de mouvement ; elle amena le
centre « moteur » de la danse de son assise traditionnelle, de la base de la
colonne vertébrale vers la poitrine, lieu des émotions – commençant un courant
que continuera plus tard Martha Graham - ; elle posa les fondements de la danse
moderne – mouvement qui fut à la jonction des deux courants historiques
jusqu’alors inconciliables, Apollon et Dionysos – et plus particulièrement, elle
réintégra la danse dans le domaine de l’expérience quotidienne, hors des
enceintes artistiques et des restrictions élitistes.
Beaucoup d’années plus tard,
le danseur et chorégraphe Maurice Béjart sera d’accord avec ces visions : « A
mon avis, la danse ne peut être exclusive. C’est un langage universel, un moyen
d’union universel. Dans les danses populaires de partout dans le monde, le
premier geste consiste à se donner la main. La danse est un moyen de
communication social, politique, religieux. Et les personnes participent à cette
magie, à cette empathie. Leur cœur bat, leur âme se gonfle, leur corps ardent se
dilate. La danse doit rompre de vieux modèles et choisir de s’ajuster au rythme
des passions, des pulsions, des morts et des renaissances. Il ne s’agit pas de
transmettre un message chiffré, hyper-symbolique, mais un flux intérieur ».
Ce
« danser la vie » d’Isadora Duncan était chargé de contenus vivenciels. C’était
une expression authentique, non de l’âme ou du corps, mais de l’être en
mouvement ; de cette identité qui, dans sa danse, se transforme, construit et
évolue dans la multiplicité des aspects avec lesquels elle se manifeste.
Pourtant, le sentier pressenti par Duncan commença à changer.
La Danse Générale
Le
concept de « vivencia » fut suggéré par le philosophe allemand Wilhem Dilthey en
1911 et peut se traduire succinctement comme « instant vécu dans un monde
vivant ». Comme toutes les propositions rénovatrices d’Isadora et d’une pléiade
d’artistes, scientifiques et créateurs, cette élaboration conceptuelle surgit à
la lumière de grandes convergences au commencement du 20ème siècle.
Un siècle dans lequel le sens holistique de l’expérience humaine commença à être
vu d’une façon nouvelle, clairement, pour ensuite rester pendant des années dans
la pénombre.
La
vivencia est un état qui se manifeste dans le présent inévitable ; dans cet ici
– maintenant qui surgit de la réalité même (et non de son analyse ou
interprétation) en prenant d’elle cette force qui ébranle et englobe la totalité
du système vivant. La vivencia est éloignée des situations « comme si ». Elle
est enracinée dans le réel et c’est dans ce processus vivenciel irréversible (je
suis la réalité ; ce qui nous arrive est) que réside son potentiel
transformateur. « Le pouvoir réorganisateur qu’ont les vivencias – dit
Rolando Toro Araneda – est dû à cette qualité unique de surgir comme la
première expression affective de notre organisme, comme des sensations
corporelles fortes. Les vivencias sont l’expression originaire de ce qui est le
plus intime en nous, antérieur à toute élaboration symbolique ou rationnelle. »
Comme nous pouvons voir à travers ce nouveau paradigme, il ne s’agit pas
seulement de danser. La danse dans son caractère primordial, c’est à dire comme
expression spontanée de se rendre compte d’être vivant dans la vie, s’organise
et prend sens dans le vivenciel. Le paradoxe « toute vivencia est une danse
mais pas toute danse est une vivencia » résume clairement ce concept. La danse
peut, comme le disait Jim Morrison, « offrir des images, rassembler des
souvenirs d’une liberté à laquelle nous pouvons toujours retourner », mais
c’est la vivencia qui nous donne la certitude de ces révélations et nous permet
de les intégrer.
Il
est important donc de percevoir que vivre en dansant est quelque chose de
beaucoup plus complexe – en plus d’être nourrissant et émouvant – que de nous
bouger joyeusement. Parce que la danse et la vivencia ne sont pas des composants
d’une formule « magique », mais des éléments d’une relation dynamique et
générative qui ont tous deux été exilés et éradiqués de la vie humaine pendant
des siècles. Consacrer leur re-rencontre demande donc un entraînement progressif
dans l’art de l’intégration ; un réapprentissage graduel qui déflagre les
potentiels qui nichent dans nos gènes et revitalise convenablement notre
capacité de lien endormie : « Si nous voulons être le plus sain possible
– suggère Larry Dossey – nous devons permettre que le principe de connexion
fleurisse en nous, sous forme de relations avec d’autres êtres humains. Nous
avons besoin d’être en contact avec ceux de notre espèce, comme les atomes de
notre corps ont besoin d’être en contact, en communication, en échange constant
avec le monde qui est au-delà de notre propre peau afin de nous maintenir dans
la condition d’êtres vivants. A tous niveaux, de l’atomique au personnel, la
connexion est une exigence de la vie ».
La
conquête future de nouveaux niveaux d’intégration amènera à une plus grande
participation vitale. En conséquence, notre mouvement ne sera pas seulement plus
beau, mais participera activement à la grande danse générale, à l’incessant
spectacle de la vie en nous : « Nous sommes en mouvement permanent. –
poursuit Dossey – Cela faisait littéralement cinq ans que nous n’existions
pas ; tous nos atomes se sont rénovés dans cet intervalle. Aujourd’hui nous
sommes ici, mais rien de ce que nous sommes aujourd’hui ne sera en nous dans
cinq ans. Tous nos atomes, jusqu’au dernier, se seront rénovés. Cette danse
biologique (la ‘Biodanza’) – cet échange continu d’éléments entre les êtres
vivants et la terre même – est un processus silencieux qui arrive sans que nous
le sentions. C’est comme une danse derviche, intentionnelle et disciplinée et
pleine d’animation ; et c’est une danse dans laquelle tous les organismes
vivants participent ».
Danser la vie c’est, en même
temps, une expérience glorieuse et un défi permanent. Cela équivaut à se plonger
dans les eaux profondes de notre identité en recherche de la sagesse originelle,
cette perle qui nous permet de réorienter notre existence à partir de valeurs
plus justes, plus authentiques et plus saines que celles imposées par notre
milieu social, l’expression locale d’une culture agoniste et vacillante.
La danse vivencia est donc
une invitation à la plénitude. C’est seulement à partir d’une identité brillante
qu’il sera possible de générer une culture de vie capable de reconquérir le
paradis et de le recréer comme une expérience quotidienne. Une épopée digne
d’être commencée dans notre ici – maintenant. Sur cette terre et dans cette vie.