Nous commençons la publication d'une série de 5 articles présentant des extraits significatifs et utiles aujourd'hui du livre de Roger Garaudy "L'alternative" publié en 1972 aux éditions Robert Laffont
révolutionnaire » correspond aux
conditions historiques
spécifiques de la révolution
d'Octobre.
Il est caractérisé par une inversion
du modèle conçu
par Marx : pour Marx, la révolution
socialiste était le
dépassement des contradictions d'un
système capitaliste
ayant atteint sa pleine maturité.
Or, la première
révolution socialiste, en 1917, a
été réalisée dans un
pays ayant un grand retard technique
et économique
et où, par conséquent, le
capitalisme n'était pas parvenu
à cette maturité. La contradiction
principale entre
capital et travail ne pouvait donc,
à elle seule, créer les
conditions objectives d'une
révolution. Une révolution
n'était possible que par la
conjonction de multiples
contradictions. D'abord, en Russie,
les contradictions
du régime agraire dans un pays où la
paysannerie
constituait une écrasante majorité.
La conjoncture
de la guerre et de la défaite révéla
l'impuissance du
régime dans son ensemble. Elle a
permis la grande
flambée de 1917. L'analyse concrète
et l'audacieuse
stratégie de Lénine ont bousculé les
schémas du marxisme
« classique », « orthodoxe », et en
réalité dogmatique.
Lénine a réalisé, avec des paysans
qui ne voulaient
rien d'autre que « la terre et la
liberté » (c'est-à-dire
une révolution bourgeoise), une
révolution prolétarienne
orientée vers le socialisme.
Dans un pays comme la France, en
1972, la révolution
peut n'être pas conjoncturelle
(c'est-à-dire rendue possible
par une conjonction contingente de
contradictions
se réalisant en un moment unique),
ni, par conséquent,
ponctuelle (c'est-à-dire réalisée en
un seul acte fulgurant)
: elle est un processus continu
ponctué de ruptures.
Dans les conditions de la France, où
le capitalisme a
atteint une réelle maturité
(c'est-à-dire où les rapports
typiquement capitalistes régissent
non seulement toute
l'économie nationale — y compris
l'agriculture — mais
toutes les formes de l'activité
nationale, (notamment
l'État et son appareil, l'université
et l'école, la science
et la recherche), le problème
essentiel n'est pas d'observer
le moment où une conjonction
exceptionnelle de contradictions
hétérogènes créerait une situation
révolutionnaire,
mais de le préparer. La spontanéité
n'est pas
le contraire de la conscience mais
une conscience encore
confuse. Cette attitude à l'égard de
la « spontanéité »
permet d'écarter les despotismes
plus ou moins éclairés
nés d'une interprétation dogmatique
de la « conscience
apportée aux masses du dehors ».
Cette formule de
Kautsky a été reprise par Lénine, en
1902, dans les
conditions historiques précises d'un
pays où la classe
ouvrière était très minoritaire, et
la majorité du peuple
illettrée. La généralisation et
l'application de cette
formule d'une manière dogmatique,
comme valable en
tout temps et en tous lieux, est
l'une des caractéristiques
essentielles du stalinisme et de la
conception aujourd'hui
encore « orthodoxe » dans la plupart
des partis communistes.
En finir avec une telle conception
des rapports
entre la « spontanéité » et la «
conscience », avec les
formes d'organisation qui en
découlent et qui caractérisent
la social-bureaucratie, est l'une
des conditions
subjectives primordiales d'une
situation révolutionnaire.
L'incompréhension de la signification
profonde de la
crise du printemps 1968 est un
exemple typique de la
malfaisance de cette conception.
Une réflexion critique et
autocritique sur cette crise
de 1968 est indispensable pour
définir une « situation
révolutionnaire » et les moyens de
la résoudre.
Qu'est-ce qu'une grève nationale?
Dans la ligne de l'analyse que nous
avons jusqu'ici
esquissée, "le terrain
principal sur lequel peut se dérouler
la lutte décisive n'est ni la rue ni
le parlement, mais le
lieu de travail.
L'on peut distinguer trois étapes et
trois formes successives
de cette lutte.
a) Le mythe sorélien de la « grève
générale » selon
lequel il suffirait que la classe
ouvrière se croise les bras
pour que s'effondrent l'État et le
régime bourgeois.
L'expérience historique montre qu'il
a été possible
d'obtenir de cette manière, dans
divers pays capitalistes,
des résultats importants :
économiques, comme la
réduction de la journée de travail,
politiques, comme
l'extension du suffrage universel
(en Autriche en 1905,
puis en Belgique), ou même
militaire, pour appuyer
une action révolutionnaire, en
France, à la Libération,
en 1944, ou, à Cuba, lors de la
libération de La Havane.
Aujourd'hui les limites d'une telle
action sont évidentes:
non seulement parce que la classe
ouvrière
serait isolée, mais parce que le
progrès technique permet
de faire fonctionner beaucoup
d'entreprises ou de services
avec un petit nombre de techniciens.
b) Les grèves du Front populaire, en
1936, ont marqué
une étape nouvelle : les ouvriers ne
se sont pas
contentés d'arrêter le travail ; ils
ont occupé les entreprises.
La situation était d'autant plus
favorable que le
gouvernement venait de naître des
élections du Front
populaire et était, pour les
syndicats, un interlocuteur
plus accessible que le gouvernement
en place en maijuin
1968. Il faut dire très clairement —
et c'est pourquoi
tout en en marquant les limites nous
nous réjouissons
de tous les progrès, même minimes,
de l'unité
entre les partis « de gauche » —
qu'un gouvernement
issu d'une telle majorité serait un
interlocuteur plus
accessible, lui aussi, pour le
mouvement ouvrier. L'essentiel
serait alors, pour les travailleurs,
de n'avoir
pas d'illusion sur la cohérence et
l'efficacité d'un tel
gouvernement, de ne pas se laisser
démobiliser par sa
victoire, et de considérer que le
terrain essentiel du
combat demeure le lieu de travail.
De toute manière
la préparation des étapes de la
marche au socialisme :
conseils ouvriers, contrôle ouvrier,
puis dualité provisoire
du pouvoir, ne saurait être
subordonnée à une
quelconque majorité parlementaire.
c) Les grèves de 1968, déclenchées
par le mouvement
des étudiants, marquent une étape
nouvelle : elles ont
constitué une ébauche ratée de ce
que sera une véritable
« grève nationale ».
La grève nationale, qui constitue
non la seule forme
de lutte, mais la forme principale
pour instaurer un
socialisme d'autogestion, se
distingue d'abord de l'ancienne
« grève générale » par son extension
: elle entraîne,
très au-delà de la classe ouvrière,
de nombreuses couches
sociales. Des ingénieurs et
techniciens y ont pris part
en beaucoup plus grand nombre que
par le passé. Les
fonctionnaires s'y sont associés.
Les étudiants ont
occupé leurs universités. L'ampleur
du mouvement
était telle qu'il y eut des signes
d'hésitation et des
lézardes même dans l'appareil
répressif de l'État :
dans l'armée, dans la police, dans
la magistrature. Le
personnel de la télévision refusa,
pendant plusieurs
semaines, de jouer son rôle habituel
d'instrument de
manipulation de l'opinion, et cette
résistance se manifesta
dans les arts comme dans la presse.
Mais cette grève se distingue aussi
de l'ancienne
« grève générale » par son contenu.
L'apport spécifique
des étudiants fut de lui donner sa
dimension politique
en mettant en cause non seulement un
gouvernement
mais un régime et même un système de
civilisation.
En outre, les étudiants, de façon
sporadique et confuse
c'est vrai, essayèrent de faire
fonctionner les facultés
en dehors des normes classiques en
abordant, au-delà
des programmes et du statut
hiérarchique de l'université,
les problèmes fondamentaux des fins
de l'éducation
et des fins de la société.
Dans certains centres de recherches,
notamment au
Centre national de la recherche
scientifique et au Commissariat
à l'énergie atomique, fut posé le
problème
de l'organisation de la recherche en
fonction d'une
orientation nouvelle : non plus
servir les besoins à
court terme d'une croissance
économique aveugle, mais
penser à long terme la signification
de la recherche pour
la promotion de l'homme et non pour
sa manipulation.
Il y eut même, dans quelques
entreprises, une tentative,
grosse de signification pour
l'avenir : non seulement
montrer, par l'arrêt du travail et
l'occupation
des locaux, que l'on était capable
de paralyser la production
et les autres activités nationales, mais
que l'on
était capable aussi de les faire
fonctionner selon d'autres
normes que celles du patronat et de l'État
patronal.
Telle est la condition majeure de la
création d'une
situation révolutionnaire. D'autres
formes d'action ne
sont pas exclues, de la
manifestation de rue à l'élection
parlementaire, à condition que tout
soit subordonné
à cette grève nationale qui portera
le coup décisif.
Il est évident que les réactions de
l'appareil d'État
peuvent être violentes. Mais ce
n'est pas une difficulté
propre à la grève nationale. Toute
tentative de transformation
révolutionnaire, quelle qu'en soit
la voie
et la forme : insurrectionnelle,
parlementaire ou gréviste,
court ce risque. Mais la répression
est plus facile contre
une insurrection armée (où le
rapport des forces est
écrasant en faveur du pouvoir qui
dispose de tanks,
d'hélicoptères et de bien d'autres
moyens contre quelques
fusils et mitraillettes) ou contre
une majorité
parlementaire sans pouvoir sur un
appareil d'État qui
refuserait d'obéir.
La grève nationale, lorsqu'elle
revêt l'ampleur de celle
de 1968, serait plus difficile à
abattre, car il est facile
de cerner et d'« enlever » le
Palais-Bourbon, mais il
l'est moins d'investir en même temps
toutes les entreprises,
toutes les administrations, tous les
laboratoires
et centres de recherches, et moins
facile encore de les
faire fonctionner par la police ou
l'armée. C'est la forme
d'action qui donne le moins de prise
à la répression.
Mais la préparation de la victoire
d'une telle grève
implique comme condition majeure une
élévation du
niveau de conscience technique et
politique de l'ensemble
de la classe ouvrière et du bloc
historique, et la réalisation
de l'unité du « travailleur
collectif », c'est-à-dire
non seulement l'unité syndicale,
mais l'unité des ouvriers
avec la majorité des ingénieurs et
techniciens.
En outre, le mouvement, lors de la
grève nationale,
devrait se structurer très vite sur
le plan national pour
qu'une Fédération des conseils
ouvriers et des unités
de travail puisse prendre les
décisions générales émanant
du mouvement lui-même et non d'un
organisme
politique (parlementaire ou autre)
qui lui serait extérieur.
Ses premières mesures seraient
évidemment la socialisation
des grands moyens de production, de
transport,
de crédit et d'information, et la
légalisation et la généralisation
de l'autogestion dans les entreprises
et dans
toutes les activités nationales.
En son principe même, l'autogestion
ne peut pas
être « programmée » à l'avance ni
octroyée. Elle sera
l'oeuvre des participants eux-mêmes.
Elle ne s'instituera
pas non plus en une seule fois : le
socialisme, par
définition, n'est pas un système
clos, achevé une fois
pour toutes et se reproduisant
automatiquement lui-
même. Il est une création continue.
Sans quoi renaissent
les différenciations de classe comme
il est apparu en
Union soviétique, dans tous les «
pays de l'Est », et,
à un degré moindre, en Yougoslavie.
Mao Tsé-toung a
souligné avec raison qu'il ne
suffisait pas d'une seule
« révolution culturelle » pour
enrayer ces tendances à
la différenciation, mais deux, trois
révolutions culturelles,
pour tenir le cap vers ce grand
projet socialiste.
L'on ne peut donc définir d'avance
les institutions de
l'autogestion.
Roger Garaudy
L’alternative, pages 213 à 220
L’alternative, pages 213 à 220