25 mars 2014

Communistes et catholiques, par Roger Garaudy (1963)




APRES L'ENCYCLIQUE « PACEM IN TERRIS »



Le Pape Jean XXIII n'a pas adressé sa dernièreEncyclique « Pacem in Terris » seulement au clergé et aux fidèles mais, au-delà des catholiques, « à tous les hommes de bonne volonté ».
Nous avons conscience, nous, communistes, d'être directement concernés par ce texte, car il aborde le problème central de notre temps : celui de la guerre et de la paix, et il préconise des solutions en bien des points proches de celles que nous défendons.
Il y a 27 ans, le Secrétaire général du Parti communiste français, Maurice Thorez, lançait publiquement un appel à l'union avec les catholiques contre le fascisme et la guerre, pour le pain, la paix et la liberté.
Il faut bien dire que cette politique de la « main tendue » aux
catholiques, si elle souleva un écho profond, se heurta à de vives
résistances. Certains sectaires criaient alors : l'unité, mais pas avec
les curés ! Dans les milieux catholiques, beaucoup crurent qu'il
s'agissait d'une manoeuvre électorale pour piper des voix chrétiennes
et non pas d'une question de principe.
Depuis lors, dans le Front populaire d'abord, dans la Résistance
ensuite, se noua, entre les communistes et des chrétiens, une
fraternité de combat contre l'outrage fait à l'homme.
Même des condamnations brutales comme le décret du Saint
Office du 7 juillet 1949, dénonçant le communisme comme « intrinsèquement
pervers » et interdisant aux catholiques toute collaboration
directe ou indirecte avec les communistes, ne purent enrayer
le mouvement irrésistible, irrésistible comme celui de notre époque
même, qui conduisait catholiques., communistes et tous « les hommes
de bonne volonté » à faire front contre les mêmes périls, à se sentir
frères des mêmes misères et des mêmes combats, frères aussi des
mêmes espérances.
L'expérience des prêtres-ouvriers apporta même la clarté sur
le problème des classes et aida un grand nombre de catholiques
français à prendre conscience de la signification de la lutte de la
classe ouvrière et de son Parti communiste.
Dans le Document  vert « rédigé par les prêtres-ouvriers de Paris
à l'intention de Son Eminence le Cardinal Feltin », au début de
1954, les prêtres-ouvriers résumaient ainsi leur expérience :
« Nous avons appris que l'action organisée et
consciente de la classe ouvrière est nécessaire
pour faire surgir un peu de liberté là où la
liberté individuelle, à cause des conditions
d'exploitation, n'est qu'un  leurre. Nous savons
maintenant que le prolétariat, laissé à lui même,
sans conscience de classe, sans organisation,
 ne réussira jamais à vaincre un ennemi
qui l'assaille de toutes parts et qui est
cent fois supérieur, sinon en nombre et en
qualité, du moins en moyens d'oppression et
de répression, qui vont de la lutte ouverte et
brutale jusqu'à la bienveillance hypocrite et
au narcotique religieux. Et nous pensons qu'il
est de notre devoir de participer à cette conscience
de classe et à cette action organisée,
et que c'est une marque de charité aussi nécessaire
et aussi exigeante que le dépannage
individuel.
« Nous avons appris que la lutte de classe
n'est pas une conception morale qu'on peut
accepter ou refuser, mais qu'elle est un fait
brutal qui est imposé à la classe ouvrière. Elle
est la lutte ourdie contre la classe ouvrière
par le parti unique des possédants, aidés de
toutes parts par ceux qui en sont les pièces
maîtresses, et l'Eglise en est une, aux yeux des
travailleurs, pour le moment. Et nous avons
appris que c'est un devoir de se dresser contre
cette lutte par une lutte égale, aussi intelligente,
aussi ardente et aussi forte. Que nous
devons donc y être, pour la libération autant
spirituelle que matérielle des travailleurs.
« Nous avons appris que la politique n'a pas
le même sens pour un bourgeois et pour un
ouvrier. En fait, pour le bourgeois qui est assuré
de son pain et de son avenir, elle n'est
qu'un art libéral. Pour l'ouvrier, elle est la
défense même de son pain, de sa peau et de
son avenir, et qu'en conséquence, nous devons
faire la politique de la classe ouvrière, sous
peine de n'être plus un ouvrier honnête...
 « Nous avons appris que toute cette lutte est
autant exigée par un souci de dignité humaine
que par une revendication purement matérielle,
au contraire de ce qu'on affirme ; car
la classe ouvrière lutte aussi en même: temps
pour des rapports humains nouveaux, pour une
transformation des conditions d'existence et
des êtres, et pour une promotion nouvelle de
l'humanité.
« Nous avons appris que vouloir être au-dessus
de la mêlée, ou, comme on nous dit, « les
hommes de tous », n'a aucun sens pour nous,
ni pour quiconque d'ailleurs ; car on est, en
fait , malgré les paroles, ou d'un côté ou de
l'autre, comme dans la Résistance ou à la
guerre. » a )
Cette prise de conscience n'était pas seulement celle de quelques
hommes, si généreux et si lucides soient-ils.

CHANGEMENTS DANS LE MONDE, CHANGEMENTS DANS L'EGLISE
Des changements profonds sont intervenus
dans le monde et ces changements ont eu nécessairement leur répercussion
dans l'Eglise.
Les changements techniques ne sont pas les moins spectaculaires.
L'homme est devenu à tel point « maître et possesseur de
la nature » selon le voeu de Descartes, qu'il lui est devenu techniquement
possible, avec les stocks actuellement existants de ses
bombes thermonucléaires, de détruire toute trace de vie sur la
Terre, ou, au contraire, par une utilisation pacifique de la même
énergie, de détruire toutes les formes physiques de la misère et
d'ouvrir à l'homme, à tous les hommes, un pouvoir sans limite, et
même la perspective de migrations cosmiques.
Pour la première fois dans l'histoire, se trouve ainsi posé aux
hommes le problème du choix sous sa forme la plus radicale : notre
existence, notre existence comme espèce, dépend de notre décision.
Si l'humanité continue de vivre, ce ne sera pas parce qu'elle est
née, mais parce qu'elle aura décidé de prolonger sa vie.
Devant la possibilité technique d'un suicide cosmique, le choix
de l'exclure n'est pas non plus un problème individuel ; la décision
ne peut non plus être individuelle. Imposer cette décision, ce choix

(1)   Les Prêtres ouvriers (Documents). Les Editions de Minuit, pp. 230 à 232,
(2)    
de la vie contre la mort, ce choix de la paix contre la guerre,
requiert précisément une adhésion massive des hommes et une
lutte de masses.
Nous, communistes, nous savons que le problème de la guerre
et de la paix est d'abord un problème de classe, que, selon l'expression
de Jaurès, « le capitalisme porte en lui la guerre comme
la nuée porte l'orage », nous savons, et chaque jour l'expérience
confirme ce savoir, que dans un régime où la course aux armements
abaisse le niveau de vie de tout un peuple et augmente les profits de
quelques firmes fabriquant des armes, il sera toujours nécessaire,
comme l'écrivait cyniquement le Journal de Wall Street , de « susciter
une guerre pour entretenir la conjoncture ».
Nous savons aussi que dans un régime socialiste où les richesses
créées par tous appartiennent à tous, où la masse d u revenu national
consacrée aux armements pèse sur la vie de chacun, n'enrichit
aucun individu ni aucun groupe et retarde la construction du communisme,
la paix est dans la logique interne d'un tel régime, elle
est son premier besoin vital.
C'est là la racine de l'humanisme profond de la politique de
la classe ouvrière : les intérêts et les aspirations des individus n'y
sont pas opposés aux intérêts et aux aspirations de la société.
Cette expérience vécue de la signification profondément
humaine de la lutte de la classe ouvrière et de son Parti communiste,
n'a pas seulement transformé la conscience de quelques prêtres
ouvriers mais de millions de catholiques qui ont pris part aux
luttes revendicatives et aux grèves des travailleurs, qui ont lutté
avec eux dans le Mouvement de la paix, et aussi contre la guerre
colonialiste et les courants fascistes qu'elle engendre et nourrit.
Ce n'est pas un phénomène seulement français : depuis les
catholiques italiens s'unissant dans leurs combats, dans leurs votes
à leurs frères communistes, jusqu'au clergé basque participant à
l'opposition au régime sanglant de Franco, les chrétiens de la vieille
Europe sont de plus en plus nombreux à rejoindre, contre les forces
du passé, Je combat de ceux qui aiment l'avenir.
L'Eglise catholique, en Amérique latine, subit la même poussée.
Le périodique mexicain Politica rappelait que, dès l'ouverture du
Concile, les 110 prélats de l'Amérique latine « ont exprimé leur
inquiétude à propos de la situation misérable de leurs fidèles, de
l'exploitation des capitalistes et de la nécessité des réformes sociales...
C'étaient là, poursuit cette revue, les voix des prélats d'Asie,
d 'Afrique, d'Amérique latine et d'Océanie, qui dénonçaient le régime
féodal.. »
Les trois cardinaux et les deux archevêques du Brésil, dans un
message qui « veut être une application de paix sur la terre »,
condamnent maintenant les conditions économiques de leur pays
qui « portent la marque et le vice du capitalisme qui a dominé
l'Occident depuis des siècles » et demandent à la fois une réforme
agraire, une réforme fiscale et une loi électorale radicalement
nouv e l le « a f in que les postes de direction aillent aux plus capables,et
non aux plus riches ».:
Dans leur lettre « en faveur de l'Amérique latine », les évêques
allemands, alarmés par le bouillonnement de tout un continent
où la libération de Cuba et sa révolution exercent une attirance
de plus en plus irrésistible, citaient la déclaration de l'archevêque
du Guatemala disant : « Si les riches ne cessent pas d'exploiter les
pauvres, le communisme envahira, comme un char d'assaut, tous
les peuples de notre continent. »
En Afrique le temps des « missions », qui aidaient si bien
le colonialisme dans sa tâche, est révolu, et les évêques africains
ont maintes fois repris la déclaration f a i te en 1955 par Monseigneur
Chappoulie : « L'Eglise ne saurait se ranger du côté de ceux qui
tiennent la condition coloniale pour un fait permanent. »
Déjà, au IXe Congrès du Parti communiste français, à Arles
en 1937, Maurice Thorez notait : « L'Eglise, parce qu'elle influence
de grandes masses populaires, a toujours été secouée par les grands
événements sociaux. » C'est ce dont a pris profondément conscience
le pape Jean XXIII lorsqu'il décida la réunion d'un Concile
pour la « mise à jour », l'« aggiornamento » de l'attitude de l'Eglise
affrontée à une situation aussi nouvelle.
C'est ce que constatait d'ailleurs l'un des « consulteurs » de
la Commission théologique préparatoire, l'abbé Laurentin dans son
livre : L'enjeu du Concile : « Les Conciles oecuméniques, écrit-il,
sont généralement commandés par une conjoncture historique qui
tend à remettre l'Eglise en question. » Comparant le deuxième
Concile du Vatican au premier, l'abbé Laurentin souligne avec
juste raison les profonds changements intervenus entre temps dans
le monde. Le monde, dit-il, « a plus changé depuis le précédent
Concile qu'il n'avait changé depuis le début de l'Eglise. »
Peu avant le premier Concile du Vatican le pape Pie IX avait
publié le « Syllabus », c'est-à-dire le catalogue des « erreurs de
notre temps », que l'Eglise devait rejeter et condamner. Etaient
rejetés et condamnés : le rationalisme, la laïcité, le^ socialisme, et
même le simple libéralisme; était rejetée et condamnée l'idée que
« le pape peut et doit se réconcilier et transiger avec le progrès, le
libéralisme et la civilisation moderne». En un mot, le « Syllabus »
c'était le contraire de « l'aggiornamento ». Le pape Jean XXIII,
en tirait sagement les conséquences en déclarant, le 12 décembre
dernier : « On ne pouvait s'inspirer en rien du premier Concile
du Vatican. »
Si le premier Concile du Vatican , en 1870, avait proclamé
« l'infaillibilité pontificale » pour affirmer expressément la structure
hiérarchique de l'Eglise et son autorité pour imposer de façon
absolue son enseignement, le deuxième Concile du Vatican a au
contraire rappelé que les évêques ne pouvaient être simplement les
exécutants des directives de la curie romaine, et une série d ' i n c i dents
caractéristiques, dès l'ouverture du concile, marqua la défaite
de la curie, gardienne rigide du passé, et de sa bureaucratie auto
ritaire en face d’évêques qui devaient plus ou moins tenir compte
du mouvement des masses influençant leurs fidèles. Lorsque, par
exemple, le représentant le plus notoire des intégristes, le cardinal
Ottaviani, secrétaire de la Congrégation du Saint-Office (c'est-à-dire
successeur du grand Inquisiteur) se vit retirer la parole et quitta la
séance en signe de protestation, le Concile éclata en applaudissements.
D'autres faits significatifs comme le rejet des propositions
de la Curie pour l'élection des commissions, le rejet du « schéma
théologique » d'Ottaviani, et finalement la liquidation de cette commission
théologique par son incorporation à un organisme plus
large, comprenant les membres du « Secrétariat pour l'unité »,
animé par le cardinal Béa, et des prélats anti-intégristes désignés
par Jean XXIII.
La revue des Jésuites en France, Les Etudes , indique que « le
texte [de l'Encyclique] n'aurait pas été soumis au Saint Office , dont
les dirigeants ne font pas mystère de leur opposition au neutralisme
politique du Pape. On a voulu éviter ainsi que le Saint Office ne
retardât indéfiniment la publication de l'Encyclique » Tout cela
montre par quelle voie et sous quelle forme les grands changements
du monde ont eu leur écho dans la plus haute instance de l'Eglise.
Dans la Semaine religieuse du diocèse de Lyon, du 16 décembre
1962, Monseigneur Ancel, rendant compte des travaux du Concile,
soulignait que « les évêques se trouvent dans des situations
pastorales différentes », selon qu'ils exercent leur sacerdoce « dans
des régions qui n'ont pas été soumises à de grandes transformations
ou dans des régions en pleine évolution... Il est impossible, dit-il,
que ces évêques aient les mêmes réactions. »
Plus précisément encore le cardinal Gerlier déclarait à Rome :
« L'Eglise a le devoir de s'adapter de façon plus sensible à la situation
créée par la souffrance de tant d'hommes et par l'illusion, que
favorisent certaines apparences, tendant à faire croire que l'Eglise
n'en aurait pas le souci dominant. L'efficacité de notre travail conc
i l i a i re est lié à ce problème. Tout le reste risque de demeurer
 inefficace si cela n'est pas examiné et traité. »
Le Concile, et la dernière Encyclique « Pacem in terris », qui
en exprime l'orientation, portent ainsi l'empreinte de la profonde
transformation du monde survenue depuis le Syllabus et le premier
Concile du Vatican.
Dans l'intervalle il y a eu la Commune de Paris, la Révolution
d'Octobre et ce fait prodigieux qu'aujourd'hui, dans le monde, un
homme sur trois vit dans un régime socialiste, et qu'il n'est pas
désormais de mouvement politique, social, philosophique, moral,
qui ne se définisse par rapport au marxisme-léninisme, pour lui ou
contre lui.
Dans l'intervalle près d'un milliard et demi d'hommes de l'Asie
à l'Afrique, se sont libérés du joug colonial, et l'Amérique latine
connaît la situation la plus explosive de son histoire.
Dans ['intervalle les progrès gigantesques de la technique, aboutissant
aux découvertes de l'énergie atomique et thermonucléaire
et des fusées cosmiques, ont profondément bouleversé les données
du problème de la guerre et de la paix et du destin des hommes.

LA POSITION DE L'EGLISE
Ces bouleversements profonds du monde et
de la condition humaine ont accentué, à l'intérieur de l'Eglise la
différenciatio de classe.
Ce n'est pas un phénomène nouveau. Déjà, en 1789, c'est
le passage du bas clergé aux côtés du Tiers-Etat qui rendit possibles
les premières démarches de la Révolution française. Dans la première
moitié du X I X e siècle se développa, avec Lamennais, qu'acclamaient
les canufs de Lyon, un socialisme réformiste chrétien. A la f in du
X I X e siècle et au début du X X e naquit une « démocratie chrétienne
» autour du « Sillon » de Marc Sangnier, alors que la hiérarchie
française restait d'esprit monarchiste.
Il est remarquable qu'en France les syndicats chrétiens de la
C FTC  ont dû, dès 1947, supprimer dans leurs statuts toute référence
à l'Encyclique « Rerum Novarum » tant le corporatisme, d'inspiration
fasciste, était insupportable aux ouvriers chrétiens. Le dernier
Congrès de la CFTC a même posé le problème de retirer l'expression
de syndicat « chrétien » en même temps qu'il prenait une
position de classe plus nette.
La première Encyclique de Jean XXIII « Mater et Magistra »,
sur les problèmes sociaux, avait été une grande déception pour
beaucoup de catholiques français car elle s'orientait uniquement
vers les formules périmées du néocapitalisme et de l'association
capital-travail chères aux propagandistes du paternalisme de de
Gaulle et des grands monopoles capitalistes. De ce point de vue,
il est regrettable que l'Encyclique « Pacem in terris », qui marque
un progrès sur tant de problèmes, donne une fois de plus sa caution
a u principe de base du régime capitaliste en proclamant : « De
la nature de l'homme dérive le droit à la propriété privée des biens,
y compris les moyens de production. » Cette survivance navrante
montre combien l'Eglise, par sa composition sociale (1 % d'ouvriers
avouait une statistique récente) est coupée de la classe ouvrière et
de ses aspirations les plus profondes.
Du point de vue politique un grand nombre de catholiques
récusent la doctrine cléricale de l'Etat dit « chrétien », du christianisme
d'Etat, dont l'Espagne de Franco et le Portugal de Salazar
fournissent les modèles sanglants. Même dans le régime institué
par de Gaulle, restituant aux écoles confessionnelles des privilèges
financiers supérieurs même à ceux que leur accordait Pétain, il
est significatif que la majorité des enfants des catholiques vont à
l'école publique, et que les syndicats d'enseignants de la CFTC
ont pris position contre les lois cléricales, La laïcité de l'école n'est
fortement contestée en France que par les fractions les plus arriérées
de la masse catholique, en Vendée, en Bretagne et en Alsace.
Un autre indice de cet ébranlement social et intellectuel du
catholicisme traditionnel, c'est l'intérêt de plus en plus grand porté
par les intellectuels catholiques aupc doctrines du marxisme. Les
ouvrages du Père Bigo, du Père Calvez, du Père Chambre, et de
beaucoup d'autres, montrent combien il est devenu impossible à
l'Eglise d'ignorer le marxisme et les questions qu'il pose à la pensée
moderne.
C'est en tenant compte de tout cela que Jean XXIII a promulgué
sa dernière Encyclique « Pacem in terris », et ce réalisme
confère à son action une portée immense. Pour nous, marxistes, ce
qui caractérise un grand homme, c'est une claire conscience des
mouvements profonds et des nécessités de son temps. En ce sens,
le geste de Jean XXIII est de ceux qui marquent une date importante
dans l'histoire de l'Eglise dont il avait la charge.
A u lendemain de la première cession du Concile un historien
catholique français éminent me disait : l'esprit du Père Teilhard
vient de triompher !
Je me suis longtemps interrogé sur le sens de cette boutade.
La commission centrale préconciliaire, sur un rapport préparé par
la Commission théologique et présenté par le cardinal Ottaviani,
avait, le 22 janvier 1962, rejeté brutalement la tentative « d'exalter
un nouvel humanisme » et rappelé que l'Encyclique « Humani
Generis », de Pie XII, avait déclaré inacceptable pour un catholique
le polygénisme « qui est contraire aux sources mêmes de la
Révélation » parce que, pour des raisons scientifiques, il refuse de
considérer que l'espèce humaine a pour origine un seul homme
et parce que, pour des raisons morales, il « admet difficilement
l'idée d'une nature humaine marquée du péché originel et, par conséquent,
affaiblie et corrompue. »
L'attaque était très évidemment dirigée contre les thèses du
R.P. Teilhard de Chardin écrivant dans « Christologie et évolution» :
« Lorsqu'on cherche à vivre et à penser, de
toute son âme moderne, le christianisme, les
premières résistances que l'on rencontre viennent
toujours du péché originel. Ceci est vrai
d'abord du chercheur, pour qui la représentation
traditionnelle de la chute barre décidément
la route à tout progrès dans le sens
d'une large perspective du monde. C'est en
effet pour sauver la lettre du récit de la Faute
q u ' o n s'acharne à défendre la réalité concrète
du premier couple... Mais . . . il y a plus
grave encore. Non seulement, pour le savant
chrétien, l'histoire, afin d'accepter Adam et

(1)   Voir Documentation catholique, no 1370, du 18 février 1962, p. 248.
(2)    
Eve, doit s'étrangler d'une manière irréelle du
niveau de l'apparition de l'homme, mais, dans
un domaine plus immédiatement vivant, celui
des croyances, le Péché originel, sous la figure
actuelle, contrarie,à chaque instant l'épanouissement
de notre religion. Il coupe les ailes de
nos espérances, il nous ramène chaque fois
inexorablement vers les ombres dominantes
de la réparation et de l'expiation.
... Le péché originel, imaginé sous les traits
qu'on lui prête encore aujourd'hui, est le vêtement
étroit où étouffent à la fois nos pensées
et nos coeurs... Si le dogme du péché originel
nous ligote et nous anémie, c'est tout simplement
que, dans son expression actuelle, il
représente une survivance des vues statiques
périmées au sein de notre pensée devenue
évolutionniste. L'idée de chute n'est en effet,
au fond, q u ' u n essai d'explication du mal dans
un univers fixiste... En fait, en dépit des distinctions
subtiles de la théologie, le christianisme
s'est développé sous l'impression dominante
que tout le mal, autour de nous, était
né d'une faute initiale. Dogmatiquement nous
vivons dans l'atmosphère d'un Univers où la
principale affaire était de réparer et d'expier...
Pour toutes sortes de raisons scientifiques, morales
et religieuses, la figuration classique de
la Chute n'est déjà plus pour nous qu'un
joug et une affirmation verbale, dont nous
ne nourrissons ni nos esprits ni nos coeurs. »
Après avoir souligné les conséquences conservatrices de cette
conception du péché originel et des attitudes d'expiation et de résignation
qui en découlent, le Père Teilhard ajoute, dans le même
texte :
« On nous a trop parlé d'agneaux. J'aimerais
voir un peu sortir les lions. Trop de douceur
et pas assez de force. Ainsi résumerai-je symboliquement
mes impressions et ma thèse en
abordant la question du réajustement au
monde moderne de la doctrine évangélique. »
J'ai cité longuement ce texte capital du Père Teilhard de
Chardin parce qu'il posait déjà, dans toute sa force, le problème
de l'ajustement, de la mise à jour, de l'« aggiornamento » de
l'Eglise.
Vous me permettrez de citer encore la suite de ce texte où le
Père Teilhard déploie les conséquences pratiques découlant de la
conception moderne du monde.
« Nous nous plaisons à penser, nous autres
chrétiens, poursuivait-il, que si tant de gentils
demeurent éloignés de la foi, c'est parce
que l'idéal qu'on leur prêche est trop parfait
et trop difficile. Ceci est une illusion. Une noble
difficulté a toujours fasciné les âmes.
Témoin, de nos jours, le communisme qui progresse
au milieu des martyrs... En fait, les
meilleurs des incroyants que je connais penseraient
déchoir de leur idéal moral s'ils faisaient
le geste de se convertir. »
Recherchant les moyens de « réajuster » l'Eglise au monde,
nouveau, le Père Teilhard ajoutait :
« D'un mot nous pouvons répondre : en devenant,
pour Dieu, les supports de l'évolution.
Jusqu'ici le chrétien était élevé dans l'impression
que, pour atteindre Dieu, il devait tout
lâcher. Maintenant il découvre qu'il ne saurait
se sauver q u ' a u travers et en prolongement de
l'univers...
Adorer, autrefois, c'était préférer Dieu aux
choses en les lui référant et en les lui sacrifiant.
Adorer, maintenant, cela devient se
vouer corps et âme à l'acte créateur en s'associant
à lui pour achever le monde par l'effort
et par la recherche.
... Etre détaché, autrefois, c'était se désintéresser
des choses et n'en prendre que le moins
possible. Etre détaché ce sera, de plus en plus,
dépasser successivement toute vérité et toute
beauté, par la force, justement, de l'amour
qu'on leur porte.
Etre résigné, autrefois, cela pouvait signifier
acceptation passive des conditions présentes
de l'Univers. Etre résigné, maintenant, ne sera
plus permis qu'aux lutteurs défaillants entre
les mains de l'Ange. »
Le Père Teilhard concluait : « Cet évangélisme n'a plus aucune
odeur de l'opium, qu'on nous reproche si amèrement (et avec un
certain droit) de verser aux foules. »
Il y a là, je crois, la clé de l'apologétique du Père Teilhard
de Chardin. Des théologiens nous disent : ce n'est pas un théologien
! Je n'en suis pas juge. Des physiciens contestent tel ou tel
aspect de sa conception du monde. Ce sont (à des objections
subalternes. Des philosophes protestent : ce n'est pas de la philosophie !
Certains préfèrent, en effet, des spéculations réflexives plus inoffensives,
d'autres souhaiteraient que cette phénoménologie s'abstienne
de mordre sur le réel, d'autres enfin sont plus exigeants
sur les conditions philosophiques de la synthèse. J'accorde, si l'on
veut, tout cela. Mais ce qui m'importe, c'est l'orientation générale
de cette apologétique et l'esprit qui l'anime, caractéristique de notre
temps : le Père Teilhard s'efforce d'appuyer son apologétique, non
pas sur les ignorances et les faiblesses de l'homme, mais sur son
savoir, sa puissance, son effort.
C'est pourquoi, dans une note du 24 novembre 1946, à propos
d ' u n passage de mon roman Antée, où je désignais le marxisme
comme « le huitième jour de la création », le Père Teilhard écrivait
: « Vrai, c'est l'ultra humain » et il reprochait à un critique
de la revue Les Etudes d'avoir commis une erreur dans son analyse
et de ne pas avoir vu dans mon livre l'essentiel. Il écrivait : « Ce
n'est pas l'athéisme qui est premier dans le marxisme, c'est l'humanisme,
la foi en l'homme. »
Son Dieu, le Père Teilhard n'essaye pas de l'infiltrer dans les
failles de notre connaissance ou de notre vouloir, mais de le situer
sur le prolongement de tout ce qu'il y a de positif dans l'homme :
sa science, sa puissance, son unité, sa grandeur.
Voilà le fait nouveau auprès duquel toutes les objections ne
sont que secondaires.
Est-ce à dire que cet esprit a triomphé dans le Concile ou dans
l'Encyclique ? Loin de là. Mais il a fait quelques progrès. Alors
que la Commission théologique du Concile brandissait déjà ses
foudres contre l'oeuvre du Père Teilhard , pendant la tenue du Concile
le R.P. De Lubac a fait à Rome plusieurs conférences sur le
Père Teilhard en présence d'un grand nombre d'évêques.
De même lorsque le pape Jean XXIII commence son Encyclique,
il est significatif qu'il insiste non sur le. néant de l'homme, mais
sur son pouvoir. L'Encyclique s'ouvre sur cette affirmation que
Dieu « a créé l'homme intelligent et libre... l'établissant maître de
l'univers » et le pape choisit de citer ces versets du Psaume VIII, 5
et 6 : « Tu l'as fait de peu inférieur aux anges; de gloire et d'honneurs
tu l'as couronné; tu lui as donné pouvoir sur les oeuvres de
tes mains, tu as mis toutes choses sous ses pieds. »
Cette affirmation de la confiance en l'homme et en la portée
de son action facilite le dialogue entre catholiques et communistes,
car si l'on s'en tient à l'esprit du préambule de tant d'encycliques
partant de l 'affirmation du néant de l'homme et de sa vie terrestre
pour n'exalter que sa destination supra terrestre et justifier finalement
une attitude d'acceptation et de résignation au désordre
établi, la collaboration deviendrait difficile.
Quand un chrétien considère le bonheur terrestre comme un
bien en soi, même s'il estime qu'il ne peut être que transitoire et
n'étant pas le plus haut, quand il considère les choses et les événements
de la terre dans leur autonomie et leur valeur propre, alors le
dialogue avec les communistes devient non seulement possible, mais
indispensable.
Le dialogue et la collaboration sont possibles dès que, par
exemple, un chrétien déclare comme le Père Dubarle : « Quels
que soient les efforts pour instituer la patrie du bonheur au sein
de son histoire, l'humanité n'y réussira pas ; notre droit de cité
est céleste, non terrestre. Pourtant cette même certitude chrétienne
nous avertit sans cesse que c'est néanmoins ici bas que nous avons
d'abord à vivre et qu'il est vain de vouloir éluder le temps au nom
de l'éternité. Jamais la terre ne donnera elle-même naissance à ce
que nous espérons. C'est cependant à la mesure de notre comportement
sur cette terre que nous aurons accès à ce que nous espérons»
: Or, le pape Jean XXIII dans « Pacem in terris », tire les conséquences
de cette affirmation humaniste : si l'homme est digne
non seulement de respect de sa personne, mais capable de progrès
réel dans son existence terrestre, il importe de défendre son droit
à l'existence.
Il y a là une nouveauté d'une importance capitale. Le 13 mai
1963, le cardinal Suenens, archevêque de Malines et de Bruxelles,
a été chargé par le Pape Jean XXIII de remettre un exemplaire de
l'Encyclique au secrétaire général de l ' O N U. et de donner une
conférence de presse pour dégager le sens profond de l'Encyclique.
Le cardinal commença son exposé en déclarant : « Le document
pontifical dont j'ai à vous parler est sans précédent dans l'histoire. »
Il expliqua pourquoi. « Il est conçu, dit-il, comme une « lettre
ouverte à l'univers », comme un dialogue avec tous les hommes de
bonne volonté. »
Le cardinal insiste : « L'Encyclique « Paix sur la Terre », c'est
cela : un dégagement du dénominateur commun entre les hommes
de bonne volonté... Un appel à la collaboration des hommes par-delà
leurs divergences idéologiques. » ( 2 )
La nouveauté de l'Encyclique porte essentiellement sur trois
points :
1 ° Une affirmation optimiste de confiance en l'homme qui
permet une collaboration, entre croyants et incroyants, sur le plan
de la « morale naturelle ».
2° Une prise de position concrète sur les problèmes de la
guerre et de la paix qui permet de sortir des condamnations purement
morales de la guerre et d'organiser une action commune sur
des objectifs précis.
3" A l'égard des communistes, la substitution de l'esprit de
dialogue à l'esprit de croisade, c'est-à-dire un commencement de
« dégel » mettant fin aux vieux anathèmes, stériles et meurtriers,
et permettant un travail pratique en commun, sans d'ailleurs aucun
compromis idéologique.
ni P.p. Dubarte ,Vie spirituelle. Juin 1948, p. 614.
(2) Documentation Catholique, 2 juin 1963, page 735.

Sur le premier point, nous ne sommes pas les seuls, nous les
communistes, à reconnaître la « nouveauté » du document pontifical .
Dans le dernier numéro des Etudes, le R.P. Jarlot écrit à
propos de Jean XXIII : « Son encyclique est résolument optimiste,
même si cet optimisme comporte une certaine audace... Jean XXIII
f a i t confiance aux hommes : c'est pourquoi il leur parle de leurs
droits... Une « déclaration des droits de l'homme dans une Encyclique
!... De fait, Jean XXIII approuve explicitement la Déclaration
universelle des droits de l'homme de l ' O N U , du 10 décembre
1948, bien que, dit-il, «certains points de cette Déclaration
aient soulevé des objections et fait l'objet de réserves justifiées ».
Le même numéro de la revue des Jésuites français souligne
les conséquences qui découlent du fait que le Pape a mis l'accent
sur cet optimisme et cette confiance en l'homme : « C'est la première
fois qu'une telle confiance est faite au Laïcat », écrit le Père Jarlot.
Analysant la notion de « morale naturelle » et de « loi naturelle
», mise en avant par l'Encyclique, et qui permet un dialogue
qui ne peut s'instituer au plan de la morale et de la loi révélée, le
R.P. Rouquette insiste sur le caractère historique de la morale
naturelle telle que Jean XXI11 la conçoit: «Souvent, dit-il, on
conçoit la loi naturelle ou le droit naturel comme une sorte de code
éternel abstrait et préétabli, alors que l'on constate qu'en fait la
détermination du contenu de ce code a évolué et continue d'évoluer.
Mais précisément l'encyclique ne considère pas la loi naturelle
comme un ensemble de prescriptions codifiées d'avance, mais plutôt
comme un développement, une découverte progressive de ce qu'est
l'homme. » ( 1 )
Cette reconnaissance d'un progrès historique est de grande
importance, et c'est dans l'Eglise une tendance désormais irréversible
exigée par l'esprit de notre temps, de mettre l'accent sur
la confiance en l'homme.
Dans sa lettre pastorale de carême, du 24 février 1963,
lorsqu'il n'était encore qu'archevêque de Milan , le cardinal Montini,
devenu aujourd'hui le Pape Paul VI, proclamait : « Le chrétien
est à priori optimiste devant la vision des biens temporels. » Et,
traitant de « la vocation à parfaire l'oeuvre de la création », le
futur Pape Montini écrivait : « L'effort déployé par l'homme moderne
pour connaître, dominer, utiliser la nature et la mettre à son service,
doit donc être considéré comme une digne réponse au don que
Dieu nous en a fait... La nature qui nous entoure est une invitation
merveilleuse à l'exploitation, à la conquête, à la possession... Le
travail et la conquête du monde naturel ne sont qu'un itinéraire
qui doit conduire l'homme à la source première... Le chrétien n'est
pas insensible au monde de la nature et aux réalités* temporelles ;
il n'est pas un évadé, un abstrait, il n'est pas'absorbé dans l’angélisme
du monde spirituel. » ( 2 )
(1) Les Etudes, juin 1963, page 409.
(2) Documentation Catholique, 19 mai 1963, pp. 676-677.

Nous éprouvons, nous communistes, une grande joie devant
de telles déclarations. Un théologien dirait peut-être que cette
attitude n'est pas nouvelle, depuis le cardinal Bellarmin à la
Renaissance jusqu'au Père Teilhard de Chardin plus récemment.
C'est vrai, mais ce qui est vrai aussi, c'est que dans l'orientation
générale de sa morale et de sa politique, l'Eglise hiérarchique a
rarement mis l'accent sur cet aspect. A u contraire. Il y a, là encore,
un changement exprimant un mouvement profond du monde et de
l'opinion des masses.
C'est ce que reconnaît le R.P. Rouquette dans son commentaire
de l'Encyclique, dans Les Etudes . « Elle est, écrit-il, un événement
qui, pour les historiens de l'avenir, marquera un tournant dans
l'histoire de l'Eglise, non pas un changement des principes d'une
anthropologie catholique, fondée sur la révélation, mais une prise
de position nouvelle vis-à-vis du monde moderne... Les papes du
X I X e siècle ont dû jeter l'anathème contre un humanisme idolâtrique,
contre une conception de la démocratie qui faisait des
volontés humaines la norme absolue du juste et de l'injuste, contre
une revendication de la liberté de pensée, de culte, d'expression
qui se basait sur un agnosticisme niant la possibilité d'une vérité
absolue. Ils ont repoussé une notion de progrès qui impliquait
négation du péché originel, du besoin d'une Rédemption, et qui
faisait de l'homme le maître, le seul ouvrier et la norme de sa fin.
En tout cela, l'Eglise prenait une position surtout négative vis-à-vis
des aspirations de l'homme moderne... » a ) . Et le Père Rouquette
conclut en disant de l'Encyclique : « Si le mot n'avait pas pris
abusivement un sens inadmissible, on pourrait dire qu'elle est
progressiste. »
Dès lors, se situant d'emblée au niveau de l'actualité, c'est-àdire
de la menace atomique, Jean XXIII condamne la guerre comme
moyen de régler les désaccords intervenus entre les nations.
Tout d'abord il proteste contre les « énormes dépenses d'énergie
humaine et de ressources matérielles » que représentent les armements.
D'une part, la vie quotidienne des citoyens des pays développés
est rendue plus difficile par des impôts écrasants, d'autre
part, « d'autres nations manquent de l'aide nécessaire à leur développement
économique et social ».
Le Souverain Pontife souligne ce qu'a de dangereux une course
aux armements qui prétend se fonder sur la recherche d'un équilibre
militaire, alors qu'en fait, une telle compétition, loin de permettre
d'accéder à un état stable, se traduit par une augmentation continuelle
des dépenses et une aggravation constante de la situation
objective.
« Et ainsi, poursuit Jean XXIII, les populations vivent dans
une appréhension continuelle et comme sous la menace d'un épouvantable
ouragan, capable de se déchaîner à tout instant. » Il suffirait
d'une « surprise » ou d'un « accident » pour déclencher le
conflit. Jean XXI11 relève l'argument souvent utilisé selon lequel

(1)   Les Etudes, juin 1963, page 405.
(2)    
l'équilibre de la terreur assurerait la paix. Sans se prononcer sur
ce point, il montre avec force que tel n'est pas le seul danger :
« Si on ne met un terme aux expériences nucléaires tentées à des
fins militaires, elles risquent d'avoir, on peut le craindre, des suites
fatales pour la vie sur notre globe. » Ce sont là évidemment des
vérités désagréables pour certains hommes d'Etats catholiques
comme de Gaulle, Adenauer ou Kennedy — et la gêne de la presse
gouvernementale dans ses commentaires sur l'Encyclique l'a bien
montré — mais ce sont des propos de sagesse qui recueillirent
l'adhésion de tous les hommes de paix.
Jean XXIII réclame aussi, en termes sans équivoque, qu'un
terme soit mis aux expériences nucléaires. L'arrêt de la course aux
armements, « la réduction parallèle et simultanée de l'armement
existant dans les divers pays, la proscription de l'arme atomique et,
enfin, le désarmement dûment effectué d'un commun accord et
accompagné de contrôles efficaces ».
Cette volonté d'assurer la paix internationale s'exprime aussi
dans la condamnation explicite, sinon du néo-colonialisme fondé
sur une domination économique, du moins du colonialisme classique
que pratiquent toujours des puissances cléricales comme l'Espagne
et le Portugal. Lorsque le Pape écrit : « Les hommes de tout pays
et continent sont aujourd'hui citoyens d'un Etat autonome et indépendant,
ou ils sont sur le point de l'être », tout le monde pense
évidemment à l ' A n g o l a demeuré sous le joug sanglant du très chrétien
Salazar.
Sur tous ces points, la nouveauté est grande.
L a nouveauté réside en ce fait :
1" Que l'on passe de la morale individuelle à une morale sinon
politique, du moins civique.
2" Que l'on passe du plan de l'éternel à celui de l'histoire.
Il serait vain ici de s'indigner et de nous dire : comment
pouvez-vous, vous les communistes, feindre de vous étonner que
le Pape se prononce pour la paix ? Benoît X V , Pie XI et Pie XII,
pour ne citer que les plus récents, n'ont-ils pas toujours condamné
la guerre ? Et Pie XII n'a-t-il pas consacré cinq Encycliques à cette
condamnation ?
M a i s c'est là précisément le fait nouveau : à la différence de
ses prédécesseurs, Jean XXIII ne se contente pas de condamner
la guerre et de demander des prières pour la paix, il fixe des objectifs
concrets qui recoupent en bien des points le programme de tous les
partisans de la paix dans le monde : interdiction des armes nucléaires
et cessation des essais, désarmement avec contrôle international
efficace, coexistence pacifique des Etats, solution négociée des
litiges entre les peuples, abandon de l'esprit de discrimination sociale
et de croisade militaire.
Ici encore, le commentateur de la revue des Jésuites note
excellemment : « Dans ces perspectives, on sort des problèmes de
morale individuelle : essayons d'imaginer ce que serait un examen
de conscience et une confession sur le respect et l'accomplissement
des devoirs de l'homme, tels qu'ils sont présentés dans cette Encyclique.
Il est d'autres péchés que d'avoir mangé de la viande les
jours défendus, oublié la prière du soir, être arrivé en retard à la
messe, avoir manqué de patience envers son épouse, avoir freiné
le progrès social..., avoir fait opposition à la décolonisation, partagé
les préjugés raciaux..., approuvé les armes atomiques..., dénigré
les institutions internationales. » (S'il partage les opinions du Père
Rouquette, voilà beaucoup de travail en perspective pour le confesseur
du général de Gaulle !)
Le deuxième aspect nouveau, après ce dépassement de la
morale individuelle, c'est la prise en considération de l'histoire, le
passage de l'éternité au temps.
Dans sa conférence de presse du 10 mai 1963, au siège de
Pax Chrïsti, le cardinal Feltin, soulignant « l'apport nouveau et
original » du Pape, déclarait : « Il y avait deux manières d'apporter
du neuf en cette matière. L'une... eut consisté pour Jean XXIII
à ajouter à l'enseignement de ses prédécesseurs, et notamment de
Pie XII, des condamnations nouvelles de telles formes de guerre...
Ce n'est pas cette voie qu'a choisie Jean XXIII... »
« Si le Pape parle ainsi, poursuit le cardinal Feltin, c'est que
quelque chose a changé dans le monde ; c'est que la stratégie des
chancelleries n'est plus, ne peut plus être celle d'il y a trente ans...
Pacem in terris, conclut Monseigneur Feltin, introduit dans le
débat un élément nouveau : la notion de temps . » ( 1 )
En introduisant la notion de temps, en se plaçant non plus
au plan d'une éternité qui a jusqu'ici peu engrené sur les événements,
mais au plan de l'histoire, il n'était plus possible de se contenter
d'une platonique condamnation de la guerre ; il fallait répondre
clairement aux problèmes concrets posés par notre époque.
Il s'agissait donc de définir les objectifs immédiats d'une lutte
efficace pour la paix et aussi de dire sur quelle force il faut s'appuyer
pour les atteindre. Sur ce deuxième point, le Pape Jean XXIII a
apporté une réponse précise. Il faut, pour la réalisation de ces tâches
pratiques, décisives pour le destin de l'humanité, réaliser la collaboration
sans exclusive de tous les hommes de bonne volonté, y
compris les communistes.
En dépit des exégèses tortueuses des intégristes anticommunistes,
les propos du Pape sont sans équivoque.
Le cardinal Feltin a rappelé cette vérité d'évidence. Il déclarait
le 10 mai : « Vouloir ramener explicitement et uniquement ce dialogue
à la collaboration avec le communisme, alors que le mot n'est
même pas prononcé, constituerait un procès de tendance aussi
illégitime que la volonté aveugle d'affirmer, à l'inverse, qu'il ne
saurait être ici question du marxisme et du monde communiste. »
Le fait important, c'est que dans son juste souci de n'écarter
personne de la lutte vitale pour la paix, le Pape Jean XXIII ait
retiré le « préalable » métaphysique à la collaboration pratique des

(1)   Documentation Catholique, 2 juin 1963, pp. 744 et 746.
(2)    
chrétiens et des communistes. L'esprit de dialogue gagne sur
l'esprit de croisade.
Déjà, en mai 1962, choisissant l'athéisme comme thème de
réflexion, les journées d'études des Informations Catholiques Internationales
 concluaient à la nécessité du dialogue avec le marxisme
car, disait le rapporteur, « l'ère des condamnations superbes devrait
être close ».
Tous les amis de la paix se réjouissent de ce que le Pape
Jean XXIII ait apporté une aussi importante contribution à ce
« dégel » de la catholicité.
Sachant déchiffrer ce qu'il appelle à plusieurs reprises « les
signes du temps », selon l'expression du cardinal Riçhaud, archevêque
de Bordeaux, «Jean XXIII n'a pas voulu déclencher une
révolution, mais provoquer un retournement ».
Au-delà de cette politique de paix à laquelle le pape Jean XXIII
avait apporté déjà une contribution positive lors de la crise des
Caraïbes, et de cette dénonciation du colonialisme, au moins sous
forme traditionnelle, l'Encyclique « Pacem in terris » suggère une
nouvelle orientation en ce qui concerne l'attitude des catholiques
à l'égard des militants communistes et des pays socialistes.
Lors de la tenue du Concile l'engagement avait été pris, à
l'occasion du dialogue avec l'Eglise orthodoxe russe, qu'il n'y aurait
pas, dans le Concile, d'attaque directe contre le régime communiste.
L'Encyclique fait un pas de plus : elle condamne le mensonge la
calomnie à l'égard de tel ou tel régime. Quand on sait combien
une propagande dite « religieuse » a alimenté l'anticommunisme
par la diffamation systématique des pays socialistes et les mensonges
les plus éhontés, l'on ne peut que se réjouir de lire dans
l'Encyclique : « Il faut absolument proscrire les méthodes d'information
qui, en violation de la vérité, porteraient injustement atteinte
à la réputation de tel ou tel peuple. »
Enfin, et c'est le troisième aspect pratique positif de cette
Encyclique, le pape Jean XXIII invite les catholiques à participer
activement à la vie publique sous tous ses aspects et à collaborer
sans arrière-pensée avec des hommes et des femmes de confessions
différentes et avec des incroyants. « Si en vue de réalisations temporelles
les croyants entrent en relation avec des hommes que des
conceptions erronées empêchent de croire ou d'avoir une foi complète,
ces contacts peuvent être l'occasion ou le stimulant d'un
mouvement qui mène ces hommes à la vérité... » Et le pape ajoute :
« Il peut arriver, par conséquent, que certaines rencontres au plan
des réalisations pratiques qui, jusqu'ici, avaient paru inopportunes
ou stériles, puissent maintenant présenter des avantages réels ou en
promettre pour l'avenir. »
Nul ne s'y est trompé, ni les catholiques italiens considérant
comme périmés les décrets du Saint-Office de 1949 interdisant de
mêler leurs votes à ceux des communistes, ni les catholiques français
participant massivement, aux côtés des communistes et d'amis de
la paix de toutes opinions politiques et philosophiques, aux Etats
Généraux du désarmement.
Cette lutte commune sur des objectifs précis, pour le pain des
travailleurs, pour les libertés démocratiques, pour le désarmement
et la paix n'implique d'ailleurs nul compromis idéologique, nulle
confusion, éclectique que le pape dénonce avec force et dont nous
ne voulons pas non plus.
C'est pourquoi je voudrais examiner encore un troisième et
dernier point concernant les positions idéologiques des communistes
sur ces problèmes.

LA POSITION DES COMMUNISTES
Nous, marxistes, nous sommes des matérialistes.
Notre matérialisme a d'abord une signification humaniste.
Comme Marx le soulignait, le marxisme ne s'épuise pas dans
la négation de Dieu. Le matérialisme n'est pas une négation. Il
est pleine positivité. Il est affirmation de l'homme. L'athéisme en
est un corollaire. Maxime Gorki résumait ainsi l'esprit du matérialisme
dialectique, son humanisme fondamental : « Il faut faire
comprendre à l'homme qu'il est le créateur et le maître du monde,
que c'est sur lui que retombe la responsabilité de tout le mal de la
terre, que c'est à lui que revient la gloire de tout le bien de la vie. »
Un tel matérialisme, loin de nier la réalité ou l'efficacité de
l'esprit, est un éveilleur de responsabilité. Il reconnaît qu'il n'est
point d'esprit sans matière et que la conscience et l'esprit n'apparaissent
au cours de l'évolution, qu'à partir d'un certain degré de
développement et de complexité de la matière. Il n'y a là aucun
postulat, mais la simple reconnaissance de ce que nous enseignent
les sciences.
Avec la naissance de l'homme, de la conscience, de l'esprit,
une étape nouvelle commence dans l'histoire de la nature, et
l'homme est désormais responsable de ce devenir dont il est la floraison
suprême.
Du point de vue de cet humanisme, admettre l'existence d'une
réalité surnaturelle qui aurait créé l'homme et lui aurait donné
l'impulsion et la vie, d'une réalité surnaturelle qui attendrait en
quelque sorte l'homme au terme de son histoire, comme si cette
histoire avait un terme et était déjà écrite, c'est retrancher quelque
chose à la responsabilité de l'homme. Car il serait vain de dire qu'il
a été créé créateur par Dieu : si cette liberté, ce pouvoir de création
lui ont été donnés, ce ne sont plus qu'une liberté et un pouvoir
mutilés. Si un Dieu nous attend et nous juge, fût-ce avec amour,
notre route est déjà tracée : celle de la damnation si nous nous
écartons de ses voies, celle du salut, de la vérité et de la vie, si
nous suivons ses voies et observons ses lois.
Je ne veux pas m'engager ici dans une discussion théologique,
mais rappeler simplement qu'il n'y a pour nous ni voies, ni vie, ni
lois qui préexistent à l'effort créateur de l'homme qui ouvre ces
voies, construit cette vie et institue ces lois.
Toute autre conception, selon nous, décharge l'homme d'une
part de sa responsabilité, soit parce q u ' u n créateur l'a fait ce qu'il
est, soit parce qu'une faute première marque ses actes de son
empreinte, soit parce qu'un rédempteur aurait participé à son rachat
alors que son destin, pour nous, ne dépend que de son effort et
de son combat, soit parce qu'un jugement dernier le soumettrait à
une loi qui ne serait pas son oeuvre, sa responsabilité, son risque.
S'il était dans sa vie tant de « données » premières à accepter
parce qu'elles ne sont pas son oeuvre l'homme n'aurait ni le sens
de sa responsabilité totale, ni l'ambition de sa création totale. C'est
en ce sens que Marx considérait comme un « opium » la conception
religieuse du monde, génératrice d'acceptation, de résignation,
c'est-à-dire de servitude.
Ce rappel nous montre qu'il n'est pas de coexistence idéologique
entre la conception religieuse et la conception marxiste du
monde.
Mais cela n'exclut nullement la collaboration des chrétiens et des
incroyants sur le plan de ce que le pape Jean XXIII appelle « la
morale naturelle ».
« Nous ne nous entendrons jamais sur l'existence
du ciel, disait un jour Maurice Thorez,
mais nous pouvons nous entendre pour que
la terre ne soit plus un enfer. »
Cela est vrai des luttes revendicatives, des luttes pour la
démocratie, des luttes pour la paix.
A la construction d'une démocratie véritable, chrétiens et
incroyants peuvent collaborer fraternellement. Les rêves de théocratie
et de cléricalisme appartiennent au passé. Karl Marx notait
déjà : « L'Etat dit chrétien est la négation chrétienne de l'Etat,
mais nullement la réalisation politique du christianisme. » Dans un
tel Etat la religion n'est qu'un moyen : la caution morale d'une
politique inhumaine. Les exemples actuels des régimes faisant du
catholicisme la religion d'Etat, comme ceux de France, de Salazar,
ou de l'abbé Fulbert Youlou, montrent assez à quelle corruption,
et de la religion et de l'Etat, conduit une telle conception, sans
parler de l'alibi clérical des monopoles capitalistes dans les régimes
des chefs d'Etat « très-chrétiens », comme Adenauer ou de Gaulle.
Marx , par contre, ajoutait :
« L'Etat démocratique, le véritable Etat, n'a
pas besoin de la religion pour son achèvement
politique. Il peut, au contraire, faire abstraction
de la religion, parce qu'en lui le fond
humain de la religion est réalisé de façon profane.»
Qu'est-ce donc que ce « fond humain de la religion » qui peut
se réaliser « de façon profane » dans une démocratie véritable et,
mieux encore, en régime communiste ?
Ce fond humain du christianisme s'exprime d'abord par la
participation des chrétiens à la lutte pour instaurer dans le monde
de l'homme un ordre digne de l'homme. Cela suppose, comme
l'écrivait le Père De Lubac dans Les Etudes ( 1 ) que l'homme n'est
pas installé bêtement ou misérablement dans un monde tout fait ;
il coopère à sa genèse. Quand il eût créé l'homme, Dieu se reposa
le septième jour, c'est qu'il avait désormais quelqu'un pour se charger
du reste.
De là d'ailleurs découlait, dans le christianisme primitif,
l'axiome de saint Paul dans la deuxième lettre aux Thessaloniciens
(III, 6-10) : « Si quelqu'un ne veut pas travailler, il ne doit pas
manger non plus. » Il est remarquable, notons-le en passant, que
ce précepte de saint Paul figure aujourd'hui comme article de la
Constitution d'un Etat : il s'agit de la Constitution soviétique !
Cette exigence de justice et cet amour chrétien ont joué dans
l'histoire leur rôle, et les marxistes ne le nient nullement. Karl Marx
écrivait :
« L'amour du prochain, que prêchait le christianisme
antique, que certains reconnaissent
à cause de cela comme une réalisation du
communisme est une des sources d'où découla
l'idée des réformes sociales. Il est connu que
les courants sociaux du passé et bien des courants
actuels ont une nuance chrétienne, religieuse;
on prêchait le règne de l'amour, comme
contrepoids à la réalité abominable, à la haine.
On put d'abord admettre cela. Mais quand
l'expérience prouva que, depuis 1.800 ans, cet
amour ne se montrait pas agissant, q u ' i l n'était
pas en état de transformer le monde, de fonder
son royaume, on dut conclure que cet
amour, qui ne pouvait vaincre la haine, ne
donnait pas la force réelle, l'énergie nécessaire
à des réformes sociales. Cet amour s'exprime
en des phrases sentimentales qui ne
peuvent supprimer des rapports réels, de fait ;
il endort l'homme avec une tiède bouillie sentimentale
qui le nourrit. Mais il est nécessaire
de redonner à l'homme la force... C'est pourquoi
la seconde source des exigences de réformes
sociales, la source la plus importante
de la conception socialiste du monde, c'est
l'état réel du monde, la contradiction aiguë
au sein de la société actuelle entre le capital
et le t r a v a i l , entre la bourgeoisie et le prolé-
 1Les Etudes. Octobre 1947, p. 15.
tariat sous l'aspect le plus développé qu'elle
revêt dans les rapports industriels. Et ces
conditions grondent à haute voix : « Une telle
situation ne peut se prolonger, elle doit changer,
et nous-mêmes, nous, les hommes, devons
la changer... Cette nécessité d'airain
aide à l'expansion des courants socialistes et
leur attire d'actifs partisans a ) . »
Les marxistes n'oublient pas ce qu'ils doivent au christianisme,
pas plus qu'à aucune autre grande doctrine ou idéal de vie du
passé apportant quelque chose de neuf à la forme humaine.
Revendiquant fièrement l'héritage de l'humanisme et du rationalisme
grec, les marxistes savent que le christianisme a créé une
dimension nouvelle de l'homme : celle de la personne humaine.
Cette notion était si étrangère au rationalisme classique que les
Pères grecs ne pouvaient trouver dans la philosophie grecque les
catégories ni les mots pour exprimer cette réalité nouvelle. L a pensée
hellénique ne concevait pas que l'infini et l'universel puissent s'exprimer
dans une personne. Ce n'est qu'au IVe siècle que l'on dépassera
cette contradiction. Car chez les Pères grecs un certain platonisme
subsiste et c'est seulement avec saint Augustin que sera
exprimée la dimension de la subjectivité et sa valeur.
Certes ce problème a été alors posé et résolu sous une forme
que nous considérons comme mystifiée : sous la forme des rapports
entre nature humaine et nature divine, d'une méditation sur
l'Incarnation et d'une théologie de la Trinité.
Mais c'est la démarche la plus profonde du marxisme que de
rechercher partout la moindre pépite de vérité, même cachée sous
mille déformations, de s'en emparer, de la débarrasser de sa gangue
idéaliste ou mystique, et de l'intégrer, dans sa juste perspective, à
la pensée vivante du marxisme-léninisme.
Nous accomplissons cette tâche sans aucune concession de
principe, sans aucun compromis idéologique, avec cette fière et conquérante
certitude que tout ce qui est vrai et réel nous appartient,
sur la terre, dans le ciel, et dans le coeur des hommes, avec tout
leur avenir que nous avons à créer.
Le marxisme s'appauvrirait si Platon ou saint Augustin, si
Pascal ou Kafka nous devenaient étrangers.
Le deuxième rapport du christianisme à ce que nous appelons
son « fond humain », c'est, après la valeur de la personne, la
grande aspiration à un monde où règne une parfaite réciprocité des
consciences, où nulle personne ne soit moyen pour une autre. Cette
aspiration était celle des esclaves dans la décomposition apocalyptique
du monde romain, elle revivra, comme le montraient Marx
et Engels, lors de la décomposition du monde féodal, dans la lutte
de Jan Hus comme dans la guerre des paysans d'Allemagne , et elle
trouve aujourd'hui les conditions réelles de son incarnation avec le

(1)   Karl MARX. Manifeste contre Kriege (1846).

socialisme et le communisme qui, en mettant fin à l'exploitation
de l'homme par l'homme et aux oppressions qui en découlent, rendra
possible, pour la première fois dans l'histoire, une société où
nul homme ne sera un moyen pour un autre homme; Maurice
Thorez, dès 1937 disait : « L'espoir d'une cité universelle réconciliée
dans le travail et l'amour, soutient l'effort des prolétaires qui
luttent pour le bonheur de tous les hommes... »
Et il ajoutait :
« Le rôle progressif du christianisme apparaît
dans l'effort d'organisation de la charité, de
la solidarité, dans la tentative de rendre plus
justes et plus pacifiques les rapports entre les
hommes à l'époque de la féodalité, dans le
souci des communautés religieuses — groupements
communistes d'intention, de fait et
d 'action — qui se donnèrent pour mission de
conserver, de développer et de transmettre
aux siècles futurs la somme des connaissances
humaines et les trésors artistiques du passé.
Est-il possible d'évoquer sans émotion les siècles
qui ont vu s'élever vers le ciel les flèches
de nos cathédrales, ces joyaux de l'art populaire,
qui protestent de toutes leurs vieilles
pierres, vivantes pour qui sait les comprendre
— contre la légende du sombre moyen âge.
Je me prends souvent à comparer aux bâtisseurs
de cathédrales, animés de la foi ardente
« qui soulève les montagnes » et permet les
grandes réalisations, les constructeurs de la
nouvelle cité socialiste... qui font surgir du
sol . . . les grandioses monuments par quoi s'affirme
aujourd'hui l'élan enthousiaste du communisme»
M a i s dans chaque période de domination de classe ce haut
idéal d'amour a été utilisé par la classe dominante et par son
clergé comme compensation céleste aux misères et aux servitudes
de la terre. La promesse de l'unité « en Christ » servait d'alibi
pour désarmer la rébellion des humiliés et des offensés : condamner,
au nom de l'amour, la révolte de l'esclave, c'est se rendre complice
de l'oppression du maître.
Le communisme seul, comme l'écrivait Gorki, créera les conditions
réelles d'une société où l'amour cessera d'être une espérance
ou une loi morale pour devenir la loi objective de |a société tout
entière.
Si nous sommes communistes c'est précisément parce que nous
luttons pour cette société sans classes.

(1) Voir : Maurice Thorez. OEuvres. Tome XIV, pp. 165-166.

C'est pourquoi nous comprenons parfaitement le besoin, né
de la détresse, d'une communion parfaite et d'un
a m o u r si total
que l'homme meurtri n'a cru pouvoir les situer qu'en Dieu. Nous
pensons même qu'il est beau que l'homme, dans sa détresse, ait
conçu de tels rêves, de tels espoirs, et l'amour infini du Christ.
Cet acte de foi prouve qu'il ne s'avoue jamais entièrement vaincu;
il témoigne donc de sa grandeur. C'est pourquoi nous ne méprisons
ni ne raillons jamais le chrétien pour sa foi, pour son amour, pour
ses rêves, pour ses espoirs. Notre tâche, c'est de travailler et de
combattre pour qu'ils ne demeurent pas éternellement lointains ou
illusoires. Notre tâche de communistes, c'est de rapprocher l'homme
de ses rêves les plus beaux et de ses espoirs les plus grands : de
l'en rapprocher réellement et pratiquement, afin que les chrétiens
mêmes trouvent sur notre terre un commencement de leur ciel.
Ce sont là les bases d'une lutte commune des communistes
et des catholiques, et d'une noble émulation entre eux pour le
combat humain.
Un catholique la formulait naguère ainsi : « Moi, je dis : quoi
qu'il arrive, l'homme libéré et choisissant librement sans être abêti
par l'existence ne se séparera pas de Dieu. Et vous, vous dites :
quand il n'aura plus besoin d'un dérivatif à ses misères, quand
le besoin d'échapper à un besoin atroce en se racontant des fables,
ne se fera plus sentir, cet homme libre et indépendant se passera
de Dieu... Cette confrontation je l'accepte. »
Admirable défï qui doit être relevé : il ferait bénéficier la
France des efforts de tous ses fils, chrétiens et communistes, rivalisant
de sacrifice et de générosité dans la construction d'une patrie
libre et juste.
Lorsqu'un chrétien nous dit : « Le capitalisme, avec ses crises,
avec ses guerres et les menaces qu'il fait peser sur les libertés de
la patrie, ce régime inhumain est l'ennemi mortel de la personne
humaine », nous répondons : voilà la base solide de l'accord dans
le respect des perspectives religieuses ou philosophiques de chacun.