APRES L'ENCYCLIQUE « PACEM IN TERRIS »
Le Pape Jean XXIII n'a pas adressé sa dernièreEncyclique «
Pacem in Terris » seulement au clergé et aux fidèles mais, au-delà
des catholiques, « à tous les hommes de bonne volonté ».
Nous avons
conscience, nous, communistes, d'être directement concernés par
ce texte, car il aborde le problème central de notre temps : celui
de la guerre et de la paix, et il préconise des solutions en bien des
points proches de celles que nous défendons.
Il y a 27
ans, le Secrétaire général du Parti communiste français, Maurice
Thorez, lançait publiquement un appel à l'union avec les
catholiques contre le fascisme et la guerre, pour le pain, la paix et la
liberté.
Il faut bien
dire que cette politique de la « main tendue » aux
catholiques,
si elle souleva un écho profond, se heurta à de vives
résistances.
Certains sectaires criaient alors : l'unité, mais pas avec
les curés !
Dans les milieux catholiques, beaucoup crurent qu'il
s'agissait d'une
manoeuvre électorale pour piper des voix chrétiennes
et non pas
d'une question de principe.
Depuis lors,
dans le Front populaire d'abord, dans la Résistance
ensuite, se
noua, entre les communistes et des chrétiens, une
fraternité de
combat contre l'outrage fait à l'homme.
Même des
condamnations brutales comme le décret du Saint
Office du 7
juillet 1949, dénonçant le communisme comme « intrinsèquement
pervers » et
interdisant aux catholiques toute collaboration
directe ou
indirecte avec les communistes, ne purent enrayer
le mouvement
irrésistible, irrésistible comme celui de notre époque
même, qui
conduisait catholiques., communistes et tous « les hommes
de bonne
volonté » à faire front contre les mêmes périls, à se sentir
frères des
mêmes misères et des mêmes combats, frères aussi des
mêmes
espérances.
L'expérience
des prêtres-ouvriers apporta même la clarté sur
le problème
des classes et aida un grand nombre de catholiques
français à
prendre conscience de la signification de la lutte de la
classe
ouvrière et de son Parti communiste.
Dans le Document
vert « rédigé par les
prêtres-ouvriers de Paris
à l'intention
de Son Eminence le Cardinal Feltin », au début de
1954, les
prêtres-ouvriers résumaient ainsi leur expérience :
« Nous avons
appris que l'action organisée et
consciente de
la classe ouvrière est nécessaire
pour faire
surgir un peu de liberté là où la
liberté
individuelle, à cause des conditions
d'exploitation,
n'est qu'un leurre. Nous savons
maintenant
que le prolétariat, laissé à lui même,
sans
conscience de classe, sans organisation,
ne réussira jamais à vaincre un ennemi
qui
l'assaille de toutes parts et qui est
cent fois
supérieur, sinon en nombre et en
qualité, du
moins en moyens d'oppression et
de répression,
qui vont de la lutte ouverte et
brutale
jusqu'à la bienveillance hypocrite et
au narcotique
religieux. Et nous pensons qu'il
est de notre
devoir de participer à cette conscience
de classe et
à cette action organisée,
et que c'est
une marque de charité aussi nécessaire
et aussi
exigeante que le dépannage
individuel.
« Nous avons
appris que la lutte de classe
n'est pas une
conception morale qu'on peut
accepter ou
refuser, mais qu'elle est un fait
brutal qui
est imposé à la classe ouvrière. Elle
est la lutte
ourdie contre la classe ouvrière
par le parti
unique des possédants, aidés de
toutes parts
par ceux qui en sont les pièces
maîtresses,
et l'Eglise en est une, aux yeux des
travailleurs,
pour le moment. Et nous avons
appris que
c'est un devoir de se dresser contre
cette lutte
par une lutte égale, aussi intelligente,
aussi ardente
et aussi forte. Que nous
devons donc y
être, pour la libération autant
spirituelle
que matérielle des travailleurs.
« Nous avons
appris que la politique n'a pas
le même sens
pour un bourgeois et pour un
ouvrier. En
fait, pour le bourgeois qui est assuré
de son pain
et de son avenir, elle n'est
qu'un art
libéral. Pour l'ouvrier, elle est la
défense même
de son pain, de sa peau et de
son avenir, et
qu'en conséquence, nous devons
faire la
politique de la classe ouvrière, sous
peine de n'être plus un ouvrier honnête...
« Nous avons appris que toute cette lutte est
autant exigée
par un souci de dignité humaine
que par une
revendication purement matérielle,
au contraire
de ce qu'on affirme ; car
la classe
ouvrière lutte aussi en même: temps
pour des
rapports humains nouveaux, pour une
transformation
des conditions d'existence et
des êtres, et
pour une promotion nouvelle de
l'humanité.
« Nous avons
appris que vouloir être au-dessus
de la mêlée,
ou, comme on nous dit, « les
hommes de
tous », n'a aucun sens pour nous,
ni pour
quiconque d'ailleurs ; car on est, en
fait , malgré
les paroles, ou d'un côté ou de
l'autre, comme
dans la Résistance ou à la
guerre. » a
)
Cette prise
de conscience n'était pas seulement celle de quelques
hommes, si
généreux et si lucides soient-ils.
CHANGEMENTS
DANS LE MONDE, CHANGEMENTS DANS L'EGLISE
Des
changements profonds sont intervenus
dans le monde
et ces changements ont eu nécessairement leur répercussion
dans
l'Eglise.
Les
changements techniques ne sont pas les moins spectaculaires.
L'homme est
devenu à tel point « maître et possesseur de
la nature »
selon le voeu de Descartes, qu'il lui est devenu techniquement
possible,
avec les stocks actuellement existants de ses
bombes
thermonucléaires, de détruire toute trace de vie sur la
Terre, ou, au
contraire, par une utilisation pacifique de la même
énergie, de
détruire toutes les formes physiques de la misère et
d'ouvrir à
l'homme, à tous les hommes, un pouvoir sans limite, et
même la
perspective de migrations cosmiques.
Pour la
première fois dans l'histoire, se trouve ainsi posé aux
hommes le
problème du choix sous sa forme la plus radicale : notre
existence,
notre existence comme espèce, dépend de notre décision.
Si l'humanité
continue de vivre, ce ne sera pas parce qu'elle est
née, mais
parce qu'elle aura décidé de prolonger sa vie.
Devant la
possibilité technique d'un suicide cosmique, le choix
de l'exclure
n'est pas non plus un problème individuel ; la décision
ne peut non
plus être individuelle. Imposer cette décision, ce choix
(1)
Les Prêtres ouvriers (Documents). Les
Editions de Minuit, pp. 230 à 232,
(2)
de la vie
contre la mort, ce choix de la paix contre la guerre,
requiert
précisément une adhésion massive des hommes et une
lutte de
masses.
Nous,
communistes, nous savons que le problème de la guerre
et de la paix
est d'abord un problème de classe, que, selon l'expression
de Jaurès, «
le capitalisme porte en lui la guerre comme
la nuée porte
l'orage », nous savons, et chaque jour l'expérience
confirme ce
savoir, que dans un régime où la course aux armements
abaisse le
niveau de vie de tout un peuple et augmente les profits de
quelques firmes
fabriquant des armes, il sera toujours nécessaire,
comme
l'écrivait cyniquement le Journal de Wall Street , de « susciter
une guerre
pour entretenir la conjoncture ».
Nous savons
aussi que dans un régime socialiste où les richesses
créées par
tous appartiennent à tous, où la masse d u revenu national
consacrée aux
armements pèse sur la vie de chacun, n'enrichit
aucun
individu ni aucun groupe et retarde la construction du communisme,
la paix est
dans la logique interne d'un tel régime, elle
est son
premier besoin vital.
C'est là la
racine de l'humanisme profond de la politique de
la classe
ouvrière : les intérêts et les aspirations des individus n'y
sont pas
opposés aux intérêts et aux aspirations de la société.
Cette
expérience vécue de la signification profondément
humaine de la
lutte de la classe ouvrière et de son Parti communiste,
n'a pas
seulement transformé la conscience de quelques prêtres
ouvriers mais
de millions de catholiques qui ont pris part aux
luttes
revendicatives et aux grèves des travailleurs, qui ont lutté
avec eux dans
le Mouvement de la paix, et aussi contre la guerre
colonialiste
et les courants fascistes qu'elle engendre et nourrit.
Ce n'est pas
un phénomène seulement français : depuis les
catholiques
italiens s'unissant dans leurs combats, dans leurs votes
à leurs
frères communistes, jusqu'au clergé basque participant à
l'opposition
au régime sanglant de Franco, les chrétiens de la vieille
Europe sont
de plus en plus nombreux à rejoindre, contre les forces
du passé, Je combat
de ceux qui aiment l'avenir.
L'Eglise
catholique, en Amérique latine, subit la même poussée.
Le périodique
mexicain Politica rappelait que, dès l'ouverture du
Concile, les
110 prélats de l'Amérique latine « ont exprimé leur
inquiétude à
propos de la situation misérable de leurs fidèles, de
l'exploitation
des capitalistes et de la nécessité des réformes sociales...
C'étaient là,
poursuit cette revue, les voix des prélats d'Asie,
d 'Afrique,
d'Amérique latine et d'Océanie, qui dénonçaient le régime
féodal.. »
Les trois
cardinaux et les deux archevêques du Brésil, dans un
message qui «
veut être une application de paix sur la terre »,
condamnent
maintenant les conditions économiques de leur pays
qui « portent
la marque et le vice du capitalisme qui a dominé
l'Occident
depuis des siècles » et demandent à la fois une réforme
agraire, une
réforme fiscale et une loi électorale radicalement
nouv e l le «
a f in que les postes de direction aillent aux plus capables,et
non aux plus
riches ».:
Dans leur lettre
« en faveur de l'Amérique latine », les évêques
allemands,
alarmés par le bouillonnement de tout un continent
où la
libération de Cuba et sa révolution exercent une attirance
de plus en
plus irrésistible, citaient la déclaration de l'archevêque
du Guatemala
disant : « Si les riches ne cessent pas d'exploiter les
pauvres, le
communisme envahira, comme un char d'assaut, tous
les peuples
de notre continent. »
En Afrique le
temps des « missions », qui aidaient si bien
le
colonialisme dans sa tâche, est révolu, et les évêques africains
ont maintes
fois repris la déclaration f a i te en 1955 par Monseigneur
Chappoulie :
« L'Eglise ne saurait se ranger du côté de ceux qui
tiennent la
condition coloniale pour un fait permanent. »
Déjà, au IXe
Congrès
du Parti communiste français, à Arles
en 1937,
Maurice Thorez notait : « L'Eglise, parce qu'elle influence
de grandes
masses populaires, a toujours été secouée par les grands
événements
sociaux. » C'est ce dont a pris profondément conscience
le pape Jean
XXIII lorsqu'il décida la réunion d'un Concile
pour la «
mise à jour », l'« aggiornamento » de l'attitude de l'Eglise
affrontée à
une situation aussi nouvelle.
C'est ce que
constatait d'ailleurs l'un des « consulteurs » de
la Commission
théologique préparatoire, l'abbé Laurentin dans son
livre : L'enjeu
du Concile : « Les Conciles oecuméniques, écrit-il,
sont
généralement commandés par une conjoncture historique qui
tend à
remettre l'Eglise en question. » Comparant le deuxième
Concile du Vatican au premier, l'abbé Laurentin souligne avec
juste raison
les profonds changements intervenus entre temps dans
le monde. Le
monde, dit-il, « a plus changé depuis le précédent
Concile qu'il
n'avait changé depuis le début de l'Eglise. »
Peu avant le
premier Concile du Vatican le pape Pie IX avait
publié le «
Syllabus », c'est-à-dire le catalogue des « erreurs de
notre temps
», que l'Eglise devait rejeter et condamner. Etaient
rejetés et
condamnés : le rationalisme, la laïcité, le^ socialisme, et
même le simple
libéralisme; était rejetée et condamnée l'idée que
« le pape
peut et doit se réconcilier et transiger avec le progrès, le
libéralisme
et la civilisation moderne». En un mot, le « Syllabus »
c'était le
contraire de « l'aggiornamento ». Le pape Jean XXIII,
en tirait
sagement les conséquences en déclarant, le 12 décembre
dernier : «
On ne pouvait s'inspirer en rien du premier Concile
du Vatican. »
Si le premier
Concile du Vatican , en 1870, avait proclamé
«
l'infaillibilité pontificale » pour affirmer expressément la structure
hiérarchique
de l'Eglise et son autorité pour imposer de façon
absolue son
enseignement, le deuxième Concile du Vatican a au
contraire
rappelé que les évêques ne pouvaient être simplement les
exécutants
des directives de la curie romaine, et une série d ' i n c i dents
caractéristiques,
dès l'ouverture du concile, marqua la défaite
de la curie,
gardienne rigide du passé, et de sa bureaucratie auto
ritaire en
face d’évêques qui devaient plus ou moins tenir compte
du mouvement
des masses influençant leurs fidèles. Lorsque, par
exemple, le
représentant le plus notoire des intégristes, le cardinal
Ottaviani,
secrétaire de la Congrégation du Saint-Office (c'est-à-dire
successeur du
grand Inquisiteur) se vit retirer la parole et quitta la
séance en
signe de protestation, le Concile éclata en applaudissements.
D'autres
faits significatifs comme le rejet des propositions
de la Curie
pour l'élection des commissions, le rejet du « schéma
théologique »
d'Ottaviani, et finalement la liquidation de cette commission
théologique
par son incorporation à un organisme plus
large,
comprenant les membres du « Secrétariat pour l'unité »,
animé par le
cardinal Béa, et des prélats anti-intégristes désignés
par Jean
XXIII.
La revue des
Jésuites en France, Les Etudes , indique que « le
texte [de
l'Encyclique] n'aurait pas été soumis au Saint Office , dont
les
dirigeants ne font pas mystère de leur opposition au neutralisme
politique du
Pape. On a voulu éviter ainsi que le Saint Office ne
retardât
indéfiniment la publication de l'Encyclique » Tout cela
montre par
quelle voie et sous quelle forme les grands changements
du monde ont
eu leur écho dans la plus haute instance de l'Eglise.
Dans la
Semaine religieuse du diocèse de Lyon, du 16 décembre
1962,
Monseigneur Ancel, rendant compte des travaux du Concile,
soulignait
que « les évêques se trouvent dans des situations
pastorales
différentes », selon qu'ils exercent leur sacerdoce « dans
des régions
qui n'ont pas été soumises à de grandes transformations
ou dans des
régions en pleine évolution... Il est impossible, dit-il,
que ces
évêques aient les mêmes réactions. »
Plus
précisément encore le cardinal Gerlier déclarait à Rome :
« L'Eglise a le
devoir de s'adapter de façon plus sensible à la situation
créée par la
souffrance de tant d'hommes et par l'illusion, que
favorisent
certaines apparences, tendant à faire croire que l'Eglise
n'en aurait
pas le souci dominant. L'efficacité de notre travail conc
i l i a i re
est lié à ce problème. Tout le reste risque de demeurer
inefficace si cela n'est pas examiné et
traité. »
Le Concile,
et la dernière Encyclique « Pacem in terris », qui
en exprime
l'orientation, portent ainsi l'empreinte de la profonde
transformation
du monde survenue depuis le Syllabus et le premier
Concile du
Vatican.
Dans
l'intervalle il y a eu la Commune de Paris, la Révolution
d'Octobre et
ce fait prodigieux qu'aujourd'hui, dans le monde, un
homme sur
trois vit dans un régime socialiste, et qu'il n'est pas
désormais de
mouvement politique, social, philosophique, moral,
qui ne se
définisse par rapport au marxisme-léninisme, pour lui ou
contre lui.
Dans
l'intervalle près d'un milliard et demi d'hommes de l'Asie
à l'Afrique,
se sont libérés du joug colonial, et l'Amérique latine
connaît la
situation la plus explosive de son histoire.
Dans
['intervalle les progrès gigantesques de la technique, aboutissant
aux
découvertes de l'énergie atomique et thermonucléaire
et des fusées
cosmiques, ont profondément bouleversé les données
du problème
de la guerre et de la paix et du destin des hommes.
LA
POSITION DE L'EGLISE
Ces
bouleversements profonds du monde et
de la
condition humaine ont accentué, à l'intérieur de l'Eglise la
différenciatio
de classe.
Ce n'est pas
un phénomène nouveau. Déjà, en 1789, c'est
le passage du
bas clergé aux côtés du Tiers-Etat qui rendit possibles
les premières
démarches de la Révolution française. Dans la première
moitié du X I
X e siècle se développa, avec Lamennais,
qu'acclamaient
les canufs de
Lyon, un socialisme réformiste chrétien. A la f in du
X I X e
siècle
et au début du X X e naquit une «
démocratie chrétienne
» autour du «
Sillon » de Marc Sangnier, alors que la hiérarchie
française
restait d'esprit monarchiste.
Il est
remarquable qu'en France les syndicats chrétiens de la
C FTC ont dû, dès 1947, supprimer dans leurs
statuts toute référence
à
l'Encyclique « Rerum Novarum » tant le corporatisme, d'inspiration
fasciste,
était insupportable aux ouvriers chrétiens. Le dernier
Congrès de la
CFTC a même posé le problème de retirer l'expression
de syndicat «
chrétien » en même temps qu'il prenait une
position de
classe plus nette.
La première
Encyclique de Jean XXIII « Mater et Magistra »,
sur les
problèmes sociaux, avait été une grande déception pour
beaucoup de
catholiques français car elle s'orientait uniquement
vers les
formules périmées du néocapitalisme et de l'association
capital-travail
chères aux propagandistes du paternalisme de de
Gaulle et des
grands monopoles capitalistes. De ce point de vue,
il est
regrettable que l'Encyclique « Pacem in terris », qui marque
un progrès
sur tant de problèmes, donne une fois de plus sa caution
a u principe
de base du régime capitaliste en proclamant : « De
la nature de
l'homme dérive le droit à la propriété privée des biens,
y compris les
moyens de production. » Cette survivance navrante
montre
combien l'Eglise, par sa composition sociale (1 % d'ouvriers
avouait une
statistique récente) est coupée de la classe ouvrière et
de ses
aspirations les plus profondes.
Du point de
vue politique un grand nombre de catholiques
récusent la
doctrine cléricale de l'Etat dit « chrétien », du christianisme
d'Etat, dont
l'Espagne de Franco et le Portugal de Salazar
fournissent
les modèles sanglants. Même dans le régime institué
par de
Gaulle, restituant aux écoles confessionnelles des privilèges
financiers
supérieurs même à ceux que leur accordait Pétain, il
est significatif
que la majorité des enfants des catholiques vont à
l'école
publique, et que les syndicats d'enseignants de la CFTC
ont pris
position contre les lois cléricales, La laïcité de l'école n'est
fortement
contestée en France que par les fractions les plus arriérées
de la masse
catholique, en Vendée, en Bretagne et en Alsace.
Un autre
indice de cet ébranlement social et intellectuel du
catholicisme
traditionnel, c'est l'intérêt de plus en plus grand porté
par les
intellectuels catholiques aupc doctrines du marxisme. Les
ouvrages du
Père Bigo, du Père Calvez, du Père Chambre, et de
beaucoup
d'autres, montrent combien il est devenu impossible à
l'Eglise
d'ignorer le marxisme et les questions qu'il pose à la pensée
moderne.
C'est en
tenant compte de tout cela que Jean XXIII a promulgué
sa dernière
Encyclique « Pacem in terris », et ce réalisme
confère à son
action une portée immense. Pour nous, marxistes, ce
qui
caractérise un grand homme, c'est une claire conscience des
mouvements
profonds et des nécessités de son temps. En ce sens,
le geste de
Jean XXIII est de ceux qui marquent une date importante
dans
l'histoire de l'Eglise dont il avait la charge.
A u lendemain
de la première cession du Concile un historien
catholique
français éminent me disait : l'esprit du Père Teilhard
vient de
triompher !
Je me suis
longtemps interrogé sur le sens de cette boutade.
La commission
centrale préconciliaire, sur un rapport préparé par
la Commission
théologique et présenté par le cardinal Ottaviani,
avait, le 22
janvier 1962, rejeté brutalement la tentative « d'exalter
un nouvel
humanisme » et rappelé que l'Encyclique « Humani
Generis », de
Pie XII, avait déclaré inacceptable pour un catholique
le
polygénisme « qui est contraire aux sources mêmes de la
Révélation »
parce que, pour des raisons scientifiques, il refuse de
considérer
que l'espèce humaine a pour origine un seul homme
et parce que,
pour des raisons morales, il « admet difficilement
l'idée d'une
nature humaine marquée du péché originel et, par conséquent,
affaiblie et
corrompue. »
L'attaque
était très évidemment dirigée contre les thèses du
R.P. Teilhard
de Chardin écrivant dans « Christologie et évolution» :
« Lorsqu'on
cherche à vivre et à penser, de
toute son âme
moderne, le christianisme, les
premières
résistances que l'on rencontre viennent
toujours du
péché originel. Ceci est vrai
d'abord du
chercheur, pour qui la représentation
traditionnelle
de la chute barre décidément
la route à
tout progrès dans le sens
d'une large
perspective du monde. C'est en
effet pour
sauver la lettre du récit de la Faute
q u ' o n
s'acharne à défendre la réalité concrète
du premier
couple... Mais . . . il y a plus
grave encore.
Non seulement, pour le savant
chrétien,
l'histoire, afin d'accepter Adam et
(1)
Voir Documentation catholique, no 1370,
du 18 février 1962, p. 248.
(2)
Eve, doit
s'étrangler d'une manière irréelle du
niveau de
l'apparition de l'homme, mais, dans
un domaine
plus immédiatement vivant, celui
des
croyances, le Péché originel, sous la figure
actuelle,
contrarie,à chaque instant l'épanouissement
de notre
religion. Il coupe les ailes de
nos
espérances, il nous ramène chaque fois
inexorablement vers les ombres dominantes
de la
réparation et de l'expiation.
... Le péché
originel, imaginé sous les traits
qu'on lui
prête encore aujourd'hui, est le vêtement
étroit où
étouffent à la fois nos pensées
et nos
coeurs... Si le dogme du péché originel
nous ligote
et nous anémie, c'est tout simplement
que, dans son
expression actuelle, il
représente
une survivance des vues statiques
périmées au
sein de notre pensée devenue
évolutionniste.
L'idée de chute n'est en effet,
au fond, q u
' u n essai d'explication du mal dans
un univers
fixiste... En fait, en dépit des distinctions
subtiles de
la théologie, le christianisme
s'est
développé sous l'impression dominante
que tout le
mal, autour de nous, était
né d'une
faute initiale. Dogmatiquement nous
vivons dans
l'atmosphère d'un Univers où la
principale
affaire était de réparer et d'expier...
Pour toutes
sortes de raisons scientifiques, morales
et
religieuses, la figuration classique de
la Chute
n'est déjà plus pour nous qu'un
joug et une
affirmation verbale, dont nous
ne
nourrissons ni nos esprits ni nos coeurs. »
Après avoir
souligné les conséquences conservatrices de cette
conception du
péché originel et des attitudes d'expiation et de résignation
qui en
découlent, le Père Teilhard ajoute, dans le même
texte :
« On nous a
trop parlé d'agneaux. J'aimerais
voir un peu
sortir les lions. Trop de douceur
et pas assez
de force. Ainsi résumerai-je symboliquement
mes
impressions et ma thèse en
abordant la
question du réajustement au
monde moderne
de la doctrine évangélique. »
J'ai cité
longuement ce texte capital du Père Teilhard de
Chardin parce
qu'il posait déjà, dans toute sa force, le problème
de
l'ajustement, de la mise à jour, de l'« aggiornamento » de
l'Eglise.
Vous me
permettrez de citer encore la suite de ce texte où le
Père Teilhard
déploie les conséquences pratiques découlant de la
conception
moderne du monde.
« Nous nous
plaisons à penser, nous autres
chrétiens,
poursuivait-il, que si tant de gentils
demeurent
éloignés de la foi, c'est parce
que l'idéal
qu'on leur prêche est trop parfait
et trop
difficile. Ceci est une illusion. Une noble
difficulté a
toujours fasciné les âmes.
Témoin, de
nos jours, le communisme qui progresse
au milieu des
martyrs... En fait, les
meilleurs des
incroyants que je connais penseraient
déchoir de
leur idéal moral s'ils faisaient
le geste de
se convertir. »
Recherchant
les moyens de « réajuster » l'Eglise au monde,
nouveau, le
Père Teilhard ajoutait :
« D'un mot
nous pouvons répondre : en devenant,
pour Dieu,
les supports de l'évolution.
Jusqu'ici le
chrétien était élevé dans l'impression
que, pour
atteindre Dieu, il devait tout
lâcher.
Maintenant il découvre qu'il ne saurait
se sauver q u
' a u travers et en prolongement de
l'univers...
Adorer,
autrefois, c'était préférer Dieu aux
choses en les
lui référant et en les lui sacrifiant.
Adorer, maintenant,
cela devient se
vouer corps
et âme à l'acte créateur en s'associant
à lui pour
achever le monde par l'effort
et par la
recherche.
... Etre
détaché, autrefois, c'était se désintéresser
des choses et
n'en prendre que le moins
possible.
Etre détaché ce sera, de plus en plus,
dépasser
successivement toute vérité et toute
beauté, par
la force, justement, de l'amour
qu'on leur
porte.
Etre résigné,
autrefois, cela pouvait signifier
acceptation
passive des conditions présentes
de l'Univers.
Etre résigné, maintenant, ne sera
plus permis
qu'aux lutteurs défaillants entre
les mains de
l'Ange. »
Le Père
Teilhard concluait : « Cet évangélisme n'a plus aucune
odeur de
l'opium, qu'on nous reproche si amèrement (et avec un
certain
droit) de verser aux foules. »
Il y a là, je
crois, la clé de l'apologétique du Père Teilhard
de Chardin.
Des théologiens nous disent : ce n'est pas un théologien
! Je n'en
suis pas juge. Des physiciens contestent tel ou tel
aspect de sa
conception du monde. Ce sont (à des objections
subalternes.
Des philosophes protestent : ce n'est pas de la philosophie !
Certains
préfèrent, en effet, des spéculations réflexives plus inoffensives,
d'autres
souhaiteraient que cette phénoménologie s'abstienne
de mordre sur
le réel, d'autres enfin sont plus exigeants
sur les
conditions philosophiques de la synthèse. J'accorde, si l'on
veut, tout
cela. Mais ce qui m'importe, c'est l'orientation générale
de cette
apologétique et l'esprit qui l'anime, caractéristique de notre
temps : le
Père Teilhard s'efforce d'appuyer son apologétique, non
pas sur les
ignorances et les faiblesses de l'homme, mais sur son
savoir, sa
puissance, son effort.
C'est
pourquoi, dans une note du 24 novembre 1946, à propos
d ' u n
passage de mon roman Antée, où je désignais le marxisme
comme « le
huitième jour de la création », le Père Teilhard écrivait
: « Vrai,
c'est l'ultra humain » et il reprochait à un critique
de la revue
Les Etudes d'avoir commis une erreur dans son analyse
et de ne pas
avoir vu dans mon livre l'essentiel. Il écrivait : « Ce
n'est pas
l'athéisme qui est premier dans le marxisme, c'est l'humanisme,
la foi en
l'homme. »
Son Dieu, le
Père Teilhard n'essaye pas de l'infiltrer dans les
failles de
notre connaissance ou de notre vouloir, mais de le situer
sur le
prolongement de tout ce qu'il y a de positif dans l'homme :
sa science,
sa puissance, son unité, sa grandeur.
Voilà le fait
nouveau auprès duquel toutes les objections ne
sont que
secondaires.
Est-ce à dire
que cet esprit a triomphé dans le Concile ou dans
l'Encyclique
? Loin de là. Mais il a fait quelques progrès. Alors
que la
Commission théologique du Concile brandissait déjà ses
foudres
contre l'oeuvre du Père Teilhard , pendant la tenue du Concile
le R.P. De
Lubac a fait à Rome plusieurs conférences sur le
Père Teilhard
en présence d'un grand nombre d'évêques.
De même
lorsque le pape Jean XXIII commence son Encyclique,
il est
significatif qu'il insiste non sur le. néant de l'homme, mais
sur son
pouvoir. L'Encyclique s'ouvre sur cette affirmation que
Dieu « a créé
l'homme intelligent et libre... l'établissant maître de
l'univers »
et le pape choisit de citer ces versets du Psaume VIII, 5
et 6 : « Tu
l'as fait de peu inférieur aux anges; de gloire et d'honneurs
tu l'as
couronné; tu lui as donné pouvoir sur les oeuvres de
tes mains, tu
as mis toutes choses sous ses pieds. »
Cette
affirmation de la confiance en l'homme et en la portée
de son action
facilite le dialogue entre catholiques et communistes,
car si l'on
s'en tient à l'esprit du préambule de tant d'encycliques
partant de l
'affirmation du néant de l'homme et de sa vie terrestre
pour
n'exalter que sa destination supra terrestre et justifier finalement
une attitude
d'acceptation et de résignation au désordre
établi, la
collaboration deviendrait difficile.
Quand un
chrétien considère le bonheur terrestre comme un
bien en soi,
même s'il estime qu'il ne peut être que transitoire et
n'étant pas
le plus haut, quand il considère les choses et les événements
de la terre
dans leur autonomie et leur valeur propre, alors le
dialogue avec
les communistes devient non seulement possible, mais
indispensable.
Le dialogue
et la collaboration sont possibles dès que, par
exemple, un
chrétien déclare comme le Père Dubarle : « Quels
que soient
les efforts pour instituer la patrie du bonheur au sein
de son
histoire, l'humanité n'y réussira pas ; notre droit de cité
est céleste,
non terrestre. Pourtant cette même certitude chrétienne
nous avertit
sans cesse que c'est néanmoins ici bas que nous avons
d'abord à
vivre et qu'il est vain de vouloir éluder le temps au nom
de
l'éternité. Jamais la terre ne donnera elle-même naissance à ce
que nous
espérons. C'est cependant à la mesure de notre comportement
sur cette
terre que nous aurons accès à ce que nous espérons»
: Or,
le pape Jean XXIII dans « Pacem in terris », tire les conséquences
de cette
affirmation humaniste : si l'homme est digne
non seulement
de respect de sa personne, mais capable de progrès
réel dans son
existence terrestre, il importe de défendre son droit
à
l'existence.
Il y a là une
nouveauté d'une importance capitale. Le 13 mai
1963, le
cardinal Suenens, archevêque de Malines et de Bruxelles,
a été chargé
par le Pape Jean XXIII de remettre un exemplaire de
l'Encyclique
au secrétaire général de l ' O N U. et de donner une
conférence de
presse pour dégager le sens profond de l'Encyclique.
Le cardinal
commença son exposé en déclarant : « Le document
pontifical
dont j'ai à vous parler est sans précédent dans l'histoire. »
Il expliqua
pourquoi. « Il est conçu, dit-il, comme une « lettre
ouverte à
l'univers », comme un dialogue avec tous les hommes de
bonne
volonté. »
Le cardinal
insiste : « L'Encyclique « Paix sur la Terre », c'est
cela : un
dégagement du dénominateur commun entre les hommes
de bonne
volonté... Un appel à la collaboration des hommes par-delà
leurs
divergences idéologiques. » ( 2 )
La nouveauté
de l'Encyclique porte essentiellement sur trois
points :
1 ° Une
affirmation optimiste de confiance en l'homme qui
permet une
collaboration, entre croyants et incroyants, sur le plan
de la «
morale naturelle ».
2° Une prise
de position concrète sur les problèmes de la
guerre et de
la paix qui permet de sortir des condamnations purement
morales de la
guerre et d'organiser une action commune sur
des objectifs
précis.
3" A
l'égard des communistes, la substitution de l'esprit de
dialogue à
l'esprit de croisade, c'est-à-dire un commencement de
« dégel »
mettant fin aux vieux anathèmes, stériles et meurtriers,
et permettant
un travail pratique en commun, sans d'ailleurs aucun
compromis
idéologique.
ni P.p. Dubarte ,Vie
spirituelle. Juin 1948, p. 614.
(2) Documentation Catholique, 2 juin 1963, page 735.
Sur le
premier point, nous ne sommes pas les seuls, nous les
communistes,
à reconnaître la « nouveauté » du document pontifical .
Dans le
dernier numéro des Etudes, le R.P. Jarlot écrit à
propos de
Jean XXIII : « Son encyclique est résolument optimiste,
même si cet
optimisme comporte une certaine audace... Jean XXIII
f a i t
confiance aux hommes : c'est pourquoi il leur parle de leurs
droits... Une
« déclaration des droits de l'homme dans une Encyclique
!... De fait,
Jean XXIII approuve explicitement la Déclaration
universelle
des droits de l'homme de l ' O N U , du 10 décembre
1948, bien
que, dit-il, «certains points de cette Déclaration
aient soulevé
des objections et fait l'objet de réserves justifiées ».
Le même
numéro de la revue des Jésuites français souligne
les
conséquences qui découlent du fait que le Pape a mis l'accent
sur cet
optimisme et cette confiance en l'homme : « C'est la première
fois qu'une
telle confiance est faite au Laïcat », écrit le Père Jarlot.
Analysant la
notion de « morale naturelle » et de « loi naturelle
», mise en
avant par l'Encyclique, et qui permet un dialogue
qui ne peut
s'instituer au plan de la morale et de la loi révélée, le
R.P.
Rouquette insiste sur le caractère historique de la morale
naturelle
telle que Jean XXI11 la conçoit: «Souvent, dit-il, on
conçoit la
loi naturelle ou le droit naturel comme une sorte de code
éternel
abstrait et préétabli, alors que l'on constate qu'en fait la
détermination
du contenu de ce code a évolué et continue d'évoluer.
Mais
précisément l'encyclique ne considère pas la loi naturelle
comme un
ensemble de prescriptions codifiées d'avance, mais plutôt
comme un
développement, une découverte progressive de ce qu'est
l'homme. » (
1 )
Cette
reconnaissance d'un progrès historique est de grande
importance,
et c'est dans l'Eglise une tendance désormais irréversible
exigée par
l'esprit de notre temps, de mettre l'accent sur
la confiance
en l'homme.
Dans sa
lettre pastorale de carême, du 24 février 1963,
lorsqu'il
n'était encore qu'archevêque de Milan , le cardinal Montini,
devenu
aujourd'hui le Pape Paul VI, proclamait : « Le chrétien
est à priori
optimiste devant la vision des biens temporels. » Et,
traitant de «
la vocation à parfaire l'oeuvre de la création », le
futur Pape
Montini écrivait : « L'effort déployé par l'homme moderne
pour
connaître, dominer, utiliser la nature et la mettre à son service,
doit donc
être considéré comme une digne réponse au don que
Dieu nous en
a fait... La nature qui nous entoure est une invitation
merveilleuse
à l'exploitation, à la conquête, à la possession... Le
travail et la
conquête du monde naturel ne sont qu'un itinéraire
qui doit
conduire l'homme à la source première... Le chrétien n'est
pas
insensible au monde de la nature et aux réalités* temporelles ;
il n'est pas
un évadé, un abstrait, il n'est pas'absorbé dans l’angélisme
du monde
spirituel. » ( 2 )
(1) Les Etudes, juin 1963, page 409.
(2) Documentation Catholique, 19 mai 1963, pp. 676-677.
Nous
éprouvons, nous communistes, une grande joie devant
de telles
déclarations. Un théologien dirait peut-être que cette
attitude
n'est pas nouvelle, depuis le cardinal Bellarmin à la
Renaissance
jusqu'au Père Teilhard de Chardin plus récemment.
C'est vrai,
mais ce qui est vrai aussi, c'est que dans l'orientation
générale de
sa morale et de sa politique, l'Eglise hiérarchique a
rarement mis
l'accent sur cet aspect. A u contraire. Il y a, là encore,
un changement
exprimant un mouvement profond du monde et de
l'opinion des
masses.
C'est ce que
reconnaît le R.P. Rouquette dans son commentaire
de
l'Encyclique, dans Les Etudes . « Elle est, écrit-il, un événement
qui, pour les
historiens de l'avenir, marquera un tournant dans
l'histoire
de l'Eglise, non pas un changement des principes d'une
anthropologie
catholique, fondée sur la révélation, mais une prise
de position
nouvelle vis-à-vis du monde moderne... Les papes du
X I X e
siècle
ont dû jeter l'anathème contre un humanisme idolâtrique,
contre une
conception de la démocratie qui faisait des
volontés
humaines la norme absolue du juste et de l'injuste, contre
une
revendication de la liberté de pensée, de culte, d'expression
qui se basait
sur un agnosticisme niant la possibilité d'une vérité
absolue. Ils
ont repoussé une notion de progrès qui impliquait
négation du
péché originel, du besoin d'une Rédemption, et qui
faisait de
l'homme le maître, le seul ouvrier et la norme de sa fin.
En tout cela,
l'Eglise prenait une position surtout négative vis-à-vis
des
aspirations de l'homme moderne... » a ) .
Et le Père Rouquette
conclut en
disant de l'Encyclique : « Si le mot n'avait pas pris
abusivement
un sens inadmissible, on pourrait dire qu'elle est
progressiste.
»
Dès lors, se
situant d'emblée au niveau de l'actualité, c'est-àdire
de la menace
atomique, Jean XXIII condamne la guerre comme
moyen de
régler les désaccords intervenus entre les nations.
Tout d'abord
il proteste contre les « énormes dépenses d'énergie
humaine et de
ressources matérielles » que représentent les armements.
D'une part,
la vie quotidienne des citoyens des pays développés
est rendue
plus difficile par des impôts écrasants, d'autre
part, «
d'autres nations manquent de l'aide nécessaire à leur développement
économique et
social ».
Le Souverain
Pontife souligne ce qu'a de dangereux une course
aux armements
qui prétend se fonder sur la recherche d'un équilibre
militaire,
alors qu'en fait, une telle compétition, loin de permettre
d'accéder à
un état stable, se traduit par une augmentation continuelle
des dépenses
et une aggravation constante de la situation
objective.
« Et ainsi,
poursuit Jean XXIII, les populations vivent dans
une
appréhension continuelle et comme sous la menace d'un épouvantable
ouragan,
capable de se déchaîner à tout instant. » Il suffirait
d'une «
surprise » ou d'un « accident » pour déclencher le
conflit. Jean
XXI11 relève l'argument souvent utilisé selon lequel
(1)
Les Etudes, juin 1963, page 405.
(2)
l'équilibre
de la terreur assurerait la paix. Sans se prononcer sur
ce point, il
montre avec force que tel n'est pas le seul danger :
« Si on ne
met un terme aux expériences nucléaires tentées à des
fins
militaires, elles risquent d'avoir, on peut le craindre, des suites
fatales pour
la vie sur notre globe. » Ce sont là évidemment des
vérités
désagréables pour certains hommes d'Etats catholiques
comme de
Gaulle, Adenauer ou Kennedy — et la gêne de la presse
gouvernementale
dans ses commentaires sur l'Encyclique l'a bien
montré — mais
ce sont des propos de sagesse qui recueillirent
l'adhésion de
tous les hommes de paix.
Jean XXIII
réclame aussi, en termes sans équivoque, qu'un
terme soit
mis aux expériences nucléaires. L'arrêt de la course aux
armements, «
la réduction parallèle et simultanée de l'armement
existant dans
les divers pays, la proscription de l'arme atomique et,
enfin, le
désarmement dûment effectué d'un commun accord et
accompagné de
contrôles efficaces ».
Cette volonté
d'assurer la paix internationale s'exprime aussi
dans la
condamnation explicite, sinon du néo-colonialisme fondé
sur une
domination économique, du moins du colonialisme classique
que
pratiquent toujours des puissances cléricales comme l'Espagne
et le
Portugal. Lorsque le Pape écrit : « Les hommes de tout pays
et continent
sont aujourd'hui citoyens d'un Etat autonome et indépendant,
ou ils sont
sur le point de l'être », tout le monde pense
évidemment à
l ' A n g o l a demeuré sous le joug sanglant du très chrétien
Salazar.
Sur tous ces
points, la nouveauté est grande.
L a nouveauté
réside en ce fait :
1" Que
l'on passe de la morale individuelle à une morale sinon
politique, du
moins civique.
2" Que
l'on passe du plan de l'éternel à celui de l'histoire.
Il serait
vain ici de s'indigner et de nous dire : comment
pouvez-vous,
vous les communistes, feindre de vous étonner que
le Pape se
prononce pour la paix ? Benoît X V , Pie XI et Pie XII,
pour ne citer
que les plus récents, n'ont-ils pas toujours condamné
la guerre ?
Et Pie XII n'a-t-il pas consacré cinq Encycliques à cette
condamnation
?
M a i s c'est
là précisément le fait nouveau : à la différence de
ses prédécesseurs,
Jean XXIII ne se contente pas de condamner
la guerre et
de demander des prières pour la paix, il fixe des objectifs
concrets qui
recoupent en bien des points le programme de tous les
partisans de
la paix dans le monde : interdiction des armes nucléaires
et cessation
des essais, désarmement avec contrôle international
efficace,
coexistence pacifique des Etats, solution négociée des
litiges entre
les peuples, abandon de l'esprit de discrimination sociale
et de
croisade militaire.
Ici encore,
le commentateur de la revue des Jésuites note
excellemment
: « Dans ces perspectives, on sort des problèmes de
morale
individuelle : essayons d'imaginer ce que serait un examen
de conscience
et une confession sur le respect et l'accomplissement
des devoirs
de l'homme, tels qu'ils sont présentés dans cette Encyclique.
Il est
d'autres péchés que d'avoir mangé de la viande les
jours
défendus, oublié la prière du soir, être arrivé en retard à la
messe, avoir
manqué de patience envers son épouse, avoir freiné
le progrès
social..., avoir fait opposition à la décolonisation, partagé
les préjugés
raciaux..., approuvé les armes atomiques..., dénigré
les
institutions internationales. » (S'il partage les opinions du Père
Rouquette,
voilà beaucoup de travail en perspective pour le confesseur
du général de
Gaulle !)
Le deuxième
aspect nouveau, après ce dépassement de la
morale
individuelle, c'est la prise en considération de l'histoire, le
passage de
l'éternité au temps.
Dans sa
conférence de presse du 10 mai 1963, au siège de
Pax
Chrïsti, le cardinal Feltin, soulignant « l'apport
nouveau et
original » du
Pape, déclarait : « Il y avait deux manières d'apporter
du neuf en
cette matière. L'une... eut consisté pour Jean XXIII
à ajouter à
l'enseignement de ses prédécesseurs, et notamment de
Pie XII, des
condamnations nouvelles de telles formes de guerre...
Ce n'est pas
cette voie qu'a choisie Jean XXIII... »
« Si le Pape
parle ainsi, poursuit le cardinal Feltin, c'est que
quelque chose
a changé dans le monde ; c'est que la stratégie des
chancelleries
n'est plus, ne peut plus être celle d'il y a trente ans...
Pacem in
terris, conclut Monseigneur Feltin, introduit dans le
débat un
élément nouveau : la notion de temps . » (
1 )
En
introduisant la notion de temps, en se plaçant non plus
au plan d'une
éternité qui a jusqu'ici peu engrené sur les événements,
mais au plan
de l'histoire, il n'était plus possible de se contenter
d'une
platonique condamnation de la guerre ; il fallait répondre
clairement
aux problèmes concrets posés par notre époque.
Il s'agissait
donc de définir les objectifs immédiats d'une lutte
efficace pour
la paix et aussi de dire sur quelle force il faut s'appuyer
pour les
atteindre. Sur ce deuxième point, le Pape Jean XXIII a
apporté une
réponse précise. Il faut, pour la réalisation de ces tâches
pratiques,
décisives pour le destin de l'humanité, réaliser la collaboration
sans
exclusive de tous les hommes de bonne volonté, y
compris les
communistes.
En dépit des
exégèses tortueuses des intégristes anticommunistes,
les propos du
Pape sont sans équivoque.
Le cardinal
Feltin a rappelé cette vérité d'évidence. Il déclarait
le 10 mai : «
Vouloir ramener explicitement et uniquement ce dialogue
à la
collaboration avec le communisme, alors que le mot n'est
même pas
prononcé, constituerait un procès de tendance aussi
illégitime
que la volonté aveugle d'affirmer, à l'inverse, qu'il ne
saurait être
ici question du marxisme et du monde communiste. »
Le fait
important, c'est que dans son juste souci de n'écarter
personne de
la lutte vitale pour la paix, le Pape Jean XXIII ait
retiré le «
préalable » métaphysique à la collaboration pratique des
(1)
Documentation Catholique, 2 juin 1963,
pp. 744 et 746.
(2)
chrétiens et
des communistes. L'esprit de dialogue gagne sur
l'esprit de
croisade.
Déjà, en mai
1962, choisissant l'athéisme comme thème de
réflexion,
les journées d'études des Informations Catholiques Internationales
concluaient à la
nécessité du dialogue avec le marxisme
car, disait
le rapporteur, « l'ère des condamnations superbes devrait
être close ».
Tous les amis
de la paix se réjouissent de ce que le Pape
Jean XXIII
ait apporté une aussi importante contribution à ce
« dégel » de
la catholicité.
Sachant
déchiffrer ce qu'il appelle à plusieurs reprises « les
signes du
temps », selon l'expression du cardinal Riçhaud, archevêque
de Bordeaux,
«Jean XXIII n'a pas voulu déclencher une
révolution,
mais provoquer un retournement ».
Au-delà de
cette politique de paix à laquelle le pape Jean XXIII
avait apporté
déjà une contribution positive lors de la crise des
Caraïbes, et
de cette dénonciation du colonialisme, au moins sous
forme
traditionnelle, l'Encyclique « Pacem in terris » suggère une
nouvelle
orientation en ce qui concerne l'attitude des catholiques
à l'égard des
militants communistes et des pays socialistes.
Lors de la
tenue du Concile l'engagement avait été pris, à
l'occasion du
dialogue avec l'Eglise orthodoxe russe, qu'il n'y aurait
pas, dans le
Concile, d'attaque directe contre le régime communiste.
L'Encyclique
fait un pas de plus : elle condamne le mensonge la
calomnie à
l'égard de tel ou tel régime. Quand on sait combien
une
propagande dite « religieuse » a alimenté l'anticommunisme
par la
diffamation systématique des pays socialistes et les mensonges
les plus
éhontés, l'on ne peut que se réjouir de lire dans
l'Encyclique
: « Il faut absolument proscrire les méthodes d'information
qui, en
violation de la vérité, porteraient injustement atteinte
à la
réputation de tel ou tel peuple. »
Enfin, et c'est
le troisième aspect pratique positif de cette
Encyclique,
le pape Jean XXIII invite les catholiques à participer
activement à
la vie publique sous tous ses aspects et à collaborer
sans
arrière-pensée avec des hommes et des femmes de confessions
différentes
et avec des incroyants. « Si en vue de réalisations temporelles
les croyants
entrent en relation avec des hommes que des
conceptions
erronées empêchent de croire ou d'avoir une foi complète,
ces contacts
peuvent être l'occasion ou le stimulant d'un
mouvement qui
mène ces hommes à la vérité... » Et le pape ajoute :
« Il peut
arriver, par conséquent, que certaines rencontres au plan
des
réalisations pratiques qui, jusqu'ici, avaient paru inopportunes
ou stériles,
puissent maintenant présenter des avantages réels ou en
promettre
pour l'avenir. »
Nul ne s'y
est trompé, ni les catholiques italiens considérant
comme périmés
les décrets du Saint-Office de 1949 interdisant de
mêler leurs
votes à ceux des communistes, ni les catholiques français
participant
massivement, aux côtés des communistes et d'amis de
la paix de
toutes opinions politiques et philosophiques, aux Etats
Généraux du
désarmement.
Cette lutte
commune sur des objectifs précis, pour le pain des
travailleurs,
pour les libertés démocratiques, pour le désarmement
et la paix
n'implique d'ailleurs nul compromis idéologique, nulle
confusion,
éclectique que le pape dénonce avec force et dont nous
ne voulons
pas non plus.
C'est
pourquoi je voudrais examiner encore un troisième et
dernier point
concernant les positions idéologiques des communistes
sur ces
problèmes.
LA
POSITION DES COMMUNISTES
Nous,
marxistes, nous sommes des matérialistes.
Notre
matérialisme a d'abord une signification humaniste.
Comme Marx le
soulignait, le marxisme ne s'épuise pas dans
la négation
de Dieu. Le matérialisme n'est pas une négation. Il
est pleine
positivité. Il est affirmation de l'homme. L'athéisme en
est un
corollaire. Maxime Gorki résumait ainsi l'esprit du matérialisme
dialectique,
son humanisme fondamental : « Il faut faire
comprendre à
l'homme qu'il est le créateur et le maître du monde,
que c'est sur
lui que retombe la responsabilité de tout le mal de la
terre, que
c'est à lui que revient la gloire de tout le bien de la vie. »
Un tel
matérialisme, loin de nier la réalité ou l'efficacité de
l'esprit, est
un éveilleur de responsabilité. Il reconnaît qu'il n'est
point
d'esprit sans matière et que la conscience et l'esprit n'apparaissent
au cours de
l'évolution, qu'à partir d'un certain degré de
développement
et de complexité de la matière. Il n'y a là aucun
postulat,
mais la simple reconnaissance de ce que nous enseignent
les sciences.
Avec la
naissance de l'homme, de la conscience, de l'esprit,
une étape
nouvelle commence dans l'histoire de la nature, et
l'homme est désormais
responsable de ce devenir dont il est la floraison
suprême.
Du point de
vue de cet humanisme, admettre l'existence d'une
réalité
surnaturelle qui aurait créé l'homme et lui aurait donné
l'impulsion
et la vie, d'une réalité surnaturelle qui attendrait en
quelque sorte
l'homme au terme de son histoire, comme si cette
histoire
avait un terme et était déjà écrite, c'est retrancher quelque
chose à la
responsabilité de l'homme. Car il serait vain de dire qu'il
a été créé
créateur par Dieu : si cette liberté, ce pouvoir de création
lui ont été
donnés, ce ne sont plus qu'une liberté et un pouvoir
mutilés. Si
un Dieu nous attend et nous juge, fût-ce avec amour,
notre route
est déjà tracée : celle de la damnation si nous nous
écartons de
ses voies, celle du salut, de la vérité et de la vie, si
nous suivons
ses voies et observons ses lois.
Je ne veux
pas m'engager ici dans une discussion théologique,
mais rappeler
simplement qu'il n'y a pour nous ni voies, ni vie, ni
lois qui
préexistent à l'effort créateur de l'homme qui ouvre ces
voies,
construit cette vie et institue ces lois.
Toute autre
conception, selon nous, décharge l'homme d'une
part de sa
responsabilité, soit parce q u ' u n créateur l'a fait ce qu'il
est, soit
parce qu'une faute première marque ses actes de son
empreinte,
soit parce qu'un rédempteur aurait participé à son rachat
alors que son
destin, pour nous, ne dépend que de son effort et
de son
combat, soit parce qu'un jugement dernier le soumettrait à
une loi qui
ne serait pas son oeuvre, sa responsabilité, son risque.
S'il était
dans sa vie tant de « données » premières à accepter
parce
qu'elles ne sont pas son oeuvre l'homme n'aurait ni le sens
de sa
responsabilité totale, ni l'ambition de sa création totale. C'est
en ce sens
que Marx considérait comme un « opium » la conception
religieuse du
monde, génératrice d'acceptation, de résignation,
c'est-à-dire
de servitude.
Ce rappel
nous montre qu'il n'est pas de coexistence idéologique
entre la
conception religieuse et la conception marxiste du
monde.
Mais cela
n'exclut nullement la collaboration des chrétiens et des
incroyants
sur le plan de ce que le pape Jean XXIII appelle « la
morale
naturelle ».
« Nous ne
nous entendrons jamais sur l'existence
du ciel,
disait un jour Maurice Thorez,
mais nous
pouvons nous entendre pour que
la terre ne
soit plus un enfer. »
Cela est vrai
des luttes revendicatives, des luttes pour la
démocratie,
des luttes pour la paix.
A la
construction d'une démocratie véritable, chrétiens et
incroyants
peuvent collaborer fraternellement. Les rêves de théocratie
et de
cléricalisme appartiennent au passé. Karl Marx notait
déjà : «
L'Etat dit chrétien est la négation chrétienne de l'Etat,
mais
nullement la réalisation politique du christianisme. » Dans un
tel Etat la
religion n'est qu'un moyen : la caution morale d'une
politique
inhumaine. Les exemples actuels des régimes faisant du
catholicisme
la religion d'Etat, comme ceux de France, de Salazar,
ou de l'abbé
Fulbert Youlou, montrent assez à quelle corruption,
et de la
religion et de l'Etat, conduit une telle conception, sans
parler de
l'alibi clérical des monopoles capitalistes dans les régimes
des chefs
d'Etat « très-chrétiens », comme Adenauer ou de Gaulle.
Marx , par
contre, ajoutait :
« L'Etat démocratique,
le véritable Etat, n'a
pas besoin de
la religion pour son achèvement
politique. Il
peut, au contraire, faire abstraction
de la
religion, parce qu'en lui le fond
humain
de la religion est réalisé de façon profane.»
Qu'est-ce
donc que ce « fond humain de la religion » qui peut
se réaliser «
de façon profane » dans une démocratie véritable et,
mieux encore,
en régime communiste ?
Ce fond
humain du christianisme s'exprime d'abord par la
participation
des chrétiens à la lutte pour instaurer dans le monde
de l'homme un
ordre digne de l'homme. Cela suppose, comme
l'écrivait le
Père De Lubac dans Les Etudes ( 1 ) que
l'homme n'est
pas installé
bêtement ou misérablement dans un monde tout fait ;
il coopère à
sa genèse. Quand il eût créé l'homme, Dieu se reposa
le septième
jour, c'est qu'il avait désormais quelqu'un pour se charger
du reste.
De là
d'ailleurs découlait, dans le christianisme primitif,
l'axiome de
saint Paul dans la deuxième lettre aux Thessaloniciens
(III, 6-10) :
« Si quelqu'un ne veut pas travailler, il ne doit pas
manger non
plus. » Il est remarquable, notons-le en passant, que
ce précepte
de saint Paul figure aujourd'hui comme article de la
Constitution
d'un Etat : il s'agit de la Constitution soviétique !
Cette
exigence de justice et cet amour chrétien ont joué dans
l'histoire
leur rôle, et les marxistes ne le nient nullement. Karl Marx
écrivait :
« L'amour du
prochain, que prêchait le christianisme
antique, que
certains reconnaissent
à cause de
cela comme une réalisation du
communisme
est une des sources d'où découla
l'idée des
réformes sociales. Il est connu que
les courants
sociaux du passé et bien des courants
actuels ont
une nuance chrétienne, religieuse;
on prêchait
le règne de l'amour, comme
contrepoids à
la réalité abominable, à la haine.
On put
d'abord admettre cela. Mais quand
l'expérience
prouva que, depuis 1.800 ans, cet
amour ne se
montrait pas agissant, q u ' i l n'était
pas en état
de transformer le monde, de fonder
son royaume,
on dut conclure que cet
amour, qui ne
pouvait vaincre la haine, ne
donnait pas
la force réelle, l'énergie nécessaire
à des
réformes sociales. Cet amour s'exprime
en des
phrases sentimentales qui ne
peuvent
supprimer des rapports réels, de fait ;
il endort
l'homme avec une tiède bouillie sentimentale
qui le
nourrit. Mais il est nécessaire
de redonner à
l'homme la force... C'est pourquoi
la seconde
source des exigences de réformes
sociales, la
source la plus importante
de la
conception socialiste du monde, c'est
l'état réel
du monde, la contradiction aiguë
au sein de la
société actuelle entre le capital
et le t r a v
a i l , entre la bourgeoisie et le prolé-
1Les Etudes.
Octobre 1947, p. 15.
tariat sous
l'aspect le plus développé qu'elle
revêt dans
les rapports industriels. Et ces
conditions
grondent à haute voix : « Une telle
situation ne
peut se prolonger, elle doit changer,
et
nous-mêmes, nous, les hommes, devons
la changer...
Cette nécessité d'airain
aide à
l'expansion des courants socialistes et
leur attire
d'actifs partisans a ) . »
Les marxistes
n'oublient pas ce qu'ils doivent au christianisme,
pas plus qu'à
aucune autre grande doctrine ou idéal de vie du
passé
apportant quelque chose de neuf à la forme humaine.
Revendiquant
fièrement l'héritage de l'humanisme et du rationalisme
grec, les
marxistes savent que le christianisme a créé une
dimension
nouvelle de l'homme : celle de la personne humaine.
Cette notion
était si étrangère au rationalisme classique que les
Pères grecs
ne pouvaient trouver dans la philosophie grecque les
catégories ni
les mots pour exprimer cette réalité nouvelle. L a pensée
hellénique ne
concevait pas que l'infini et l'universel puissent s'exprimer
dans une
personne. Ce n'est qu'au IVe siècle que l'on
dépassera
cette
contradiction. Car chez les Pères grecs un certain platonisme
subsiste et
c'est seulement avec saint Augustin que sera
exprimée la
dimension de la subjectivité et sa valeur.
Certes ce
problème a été alors posé et résolu sous une forme
que nous
considérons comme mystifiée : sous la forme des rapports
entre
nature
humaine
et
nature
divine,
d'une méditation sur
l'Incarnation
et d'une théologie de la Trinité.
Mais c'est la
démarche la plus profonde du marxisme que de
rechercher
partout la moindre pépite de vérité, même cachée sous
mille
déformations, de s'en emparer, de la débarrasser de sa gangue
idéaliste ou
mystique, et de l'intégrer, dans sa juste perspective, à
la pensée
vivante du marxisme-léninisme.
Nous
accomplissons cette tâche sans aucune concession de
principe,
sans aucun compromis idéologique, avec cette fière et conquérante
certitude que
tout ce qui est vrai et réel nous appartient,
sur la terre,
dans le ciel, et dans le coeur des hommes, avec tout
leur avenir
que nous avons à créer.
Le marxisme s'appauvrirait
si Platon ou saint Augustin, si
Pascal ou
Kafka nous devenaient étrangers.
Le deuxième
rapport du christianisme à ce que nous appelons
son
«
fond humain », c'est, après la valeur de la personne, la
grande
aspiration à un monde où règne une parfaite réciprocité des
consciences,
où nulle personne ne soit moyen pour une autre. Cette
aspiration
était celle des esclaves dans la décomposition apocalyptique
du monde
romain, elle revivra, comme le montraient Marx
et Engels,
lors de la décomposition du monde féodal, dans la lutte
de Jan Hus
comme dans la guerre des paysans d'Allemagne , et elle
trouve
aujourd'hui les conditions réelles de son incarnation avec le
(1) Karl
MARX. Manifeste contre Kriege (1846).
socialisme et
le communisme qui, en mettant fin à l'exploitation
de l'homme
par l'homme et aux oppressions qui en découlent, rendra
possible,
pour la première fois dans l'histoire, une société où
nul homme ne
sera un moyen pour un autre homme; Maurice
Thorez, dès
1937 disait : « L'espoir d'une cité universelle réconciliée
dans le
travail et l'amour, soutient l'effort des prolétaires qui
luttent pour
le bonheur de tous les hommes... »
Et il
ajoutait :
« Le rôle
progressif du christianisme apparaît
dans l'effort
d'organisation de la charité, de
la
solidarité, dans la tentative de rendre plus
justes et
plus pacifiques les rapports entre les
hommes à
l'époque de la féodalité, dans le
souci des
communautés religieuses — groupements
communistes
d'intention, de fait et
d 'action —
qui se donnèrent pour mission de
conserver, de
développer et de transmettre
aux siècles
futurs la somme des connaissances
humaines et
les trésors artistiques du passé.
Est-il
possible d'évoquer sans émotion les siècles
qui ont vu
s'élever vers le ciel les flèches
de nos
cathédrales, ces joyaux de l'art populaire,
qui
protestent de toutes leurs vieilles
pierres,
vivantes pour qui sait les comprendre
— contre la
légende du sombre moyen âge.
Je me prends
souvent à comparer aux bâtisseurs
de
cathédrales, animés de la foi ardente
« qui soulève
les montagnes » et permet les
grandes
réalisations, les constructeurs de la
nouvelle cité
socialiste... qui font surgir du
sol . . . les
grandioses monuments par quoi s'affirme
aujourd'hui
l'élan enthousiaste du communisme»
M a i s dans
chaque période de domination de classe ce haut
idéal d'amour
a été utilisé par la classe dominante et par son
clergé comme
compensation céleste aux misères et aux servitudes
de la terre.
La promesse de l'unité « en Christ » servait d'alibi
pour désarmer
la rébellion des humiliés et des offensés : condamner,
au nom de
l'amour, la révolte de l'esclave, c'est se rendre complice
de
l'oppression du maître.
Le communisme
seul, comme l'écrivait Gorki, créera les conditions
réelles d'une
société où l'amour cessera d'être une espérance
ou une loi
morale pour devenir la loi objective de |a société tout
entière.
Si nous
sommes communistes c'est précisément parce que nous
luttons pour
cette société sans classes.
(1) Voir : Maurice Thorez. OEuvres. Tome XIV, pp.
165-166.
C'est
pourquoi nous comprenons parfaitement le besoin, né
de la détresse, d'une communion parfaite et d'un a m o u r si total
de la détresse, d'une communion parfaite et d'un a m o u r si total
que l'homme
meurtri n'a cru pouvoir les situer qu'en Dieu. Nous
pensons même
qu'il est beau que l'homme, dans sa détresse, ait
conçu de tels
rêves, de tels espoirs, et l'amour infini du Christ.
Cet acte de
foi prouve qu'il ne s'avoue jamais entièrement vaincu;
il témoigne
donc de sa grandeur. C'est pourquoi nous ne méprisons
ni ne
raillons jamais le chrétien pour sa foi, pour son amour, pour
ses rêves,
pour ses espoirs. Notre tâche, c'est de travailler et de
combattre
pour qu'ils ne demeurent pas éternellement lointains ou
illusoires.
Notre tâche de communistes, c'est de rapprocher l'homme
de ses rêves
les plus beaux et de ses espoirs les plus grands : de
l'en
rapprocher réellement et pratiquement, afin que les chrétiens
mêmes
trouvent sur notre terre un commencement de leur ciel.
Ce sont là
les bases d'une lutte commune des communistes
et des
catholiques, et d'une noble émulation entre eux pour le
combat
humain.
Un catholique
la formulait naguère ainsi : « Moi, je dis : quoi
qu'il arrive,
l'homme libéré et choisissant librement sans être abêti
par
l'existence ne se séparera pas de Dieu. Et vous, vous dites :
quand il
n'aura plus besoin d'un dérivatif à ses misères, quand
le besoin
d'échapper à un besoin atroce en se racontant des fables,
ne se fera
plus sentir, cet homme libre et indépendant se passera
de Dieu...
Cette confrontation je l'accepte. »
Admirable
défï qui doit être relevé : il ferait bénéficier la
France des
efforts de tous ses fils, chrétiens et communistes, rivalisant
de sacrifice
et de générosité dans la construction d'une patrie
libre et
juste.
Lorsqu'un
chrétien nous dit : « Le capitalisme, avec ses crises,
avec ses
guerres et les menaces qu'il fait peser sur les libertés de
la patrie, ce
régime inhumain est l'ennemi mortel de la personne
humaine »,
nous répondons : voilà la base solide de l'accord dans
le respect
des perspectives religieuses ou philosophiques de chacun.