L'AFFAIRE GARAUDY par FRANÇOISE GIROUD
Editorial dans L’Express n°971 du 16/02/1970
Reprise de http://db.francoisegiroud.fr/Article.aspx?tid=943
Voir le PDF à http://db.francoisegiroud.fr/documents/FR_145875401_GIR009_7_0943.pdf
"Fais attention à tes formulations, quelquefois tu exagères... Etre prudent, modéré en général, et ne pas se mettre tout le monde à dos et sur toutes les questions..."
Tels étaient les conseils que Maurice Thorez, secrétaire général du Parti communiste, donnait au pétulant Roger Garaudy, membre du Comité central. Celui-ci les rapporte pieusement dans ce qu'il appelle l'introduction-témoignage à un livre publié en avril 1968, c'est-à-dire avant Prague.
Témoignage parfois émouvant quand le philosophe évoque son enfance de fils d'ouvrier, le père revenant du front avec des béquilles, la mère travaillant comme une bête pour qu'il puisse faire des études, quand il se décrit juché sur ces sacrifices et ces mutilations pour émerger dans un monde en contradiction totale avec celui de la vie quotidienne des siens. Alors, c'est pour lui l'angoisse, le vertige, l'adhésion personnelle à la vision chrétienne du monde, et, seule réponse possible au sort fait à la classe ouvrière, l'entrée au Parti communiste, à 20 ans.
C'est de nouveau d'angoisse et de vertige, deux mots que l'on retrouve souvent sous sa plume, qu'il est question à 40 ans. Garaudy évoque « l'homme qu'il a tant aimé », c'est-à-dire Staline. Et il écrit : « Je me demande encore aujourd'hui ceci : si j'avais alors connu les fautes et les crimes de Staline, qu'est-ce que j'aurais fait ? Si quelqu'un a une réponse simple à cette question, qu'il me la donne. Moi, je ne la connais pas. »
Tout de même, à la suite des révélations faites par M. Khrouchtchev, en février 1956, il a eu peur « de la vraie mort, c'est-à-dire peur de la perte de nos raisons de vivre. Pourquoi ne pas avouer qu'un instant, au lendemain du XXe Congrès, nous avons compris ce que peut être ce vertige vital ? »
L'ayant compris, il pouvait prévoir que ses camarades se garderaient de s'y exposer. Ils ne pouvaient accepter la remise en question de tout ce qui les protège d'avoir à se demander à quoi sert le Parti. Et ce qu'ils y font.
Serait-ce que Roger Garaudy a négligé le conseil de Thorez ? Se mettre « tout le monde à dos et sur toutes les questions », c'est ce qu'il a fait. Peut-être les conseils de M. Waldeck Rochet lui ont-ils également fait défaut. Mais celui-ci n'a pas, comme le directeur du Centre d'études et de recherches marxistes, la faculté de se réfugier dans « La Vie des saints » quand l'atteignent le vertige et l'angoisse. Il est, depuis quelques mois, victime d'une dépression nerveuse.
IL se peut donc que, d'incartade en incartade, M. Garaudy ait simplement mal calculé, faute d'un mentor bienveillant, jusqu'où il pouvait aller trop loin. En juin 1968, il prenait le contrepied des thèses de M. Georges Marchais en écrivant que « le mouvement ouvrier et le mouvement étudiant sont des moments d'une même totalité ». C'était la suite de Mai. En novembre 1968, il parle publiquement de « la manifestation de loin la plus grave de la dégénérescence théorique et politique de la direction du Parti communiste de l'Union soviétique ». C'est la suite de Prague.
Au Comité central réuni à Ivry, en octobre 1969, quand il intervient, la leçon de Thorez est oubliée : il attaque sur trois points à la fois. Relations du Parti avec l'Union soviétique, absence d'analyse sérieuse sur la situation propre à chaque pays capitaliste, donc sur la voie à suivre, organisation du Parti, qui empêche tout débat sur ces problèmes.
Il est sévèrement rappelé à l'ordre. Les vieux staliniens du Comité central, Louis Aragon, les membres les plus jeunes, tous sont au moins d'accord pour se taire pendant qu'il se fait exécuter par Waldeck Rochet. C'est ce jour-là que sa condamnation est tombée. Nanterre, c'est du théâtre. Quand il y parle, montant « pour la dernière fois à cette tribune », dit-il, la salle comble de délégués des fédérations irradie à son endroit une haine si compacte que les téléspectateurs la ressentiront jusqu'à l'os.
Deviendra-t-il maintenant l'un de ces morts vivants que produit le Parti avec ceux qui se suicident en se jetant sous ses roues, a-t-il manqué de jugement sur ses pairs et faussement évalué les rapports de forces au Comité central, croit-il que le martyre de saint Garaudy est de nature à ébranler le dogme en multipliant les conversions ?
Politiquement, peu importe ce qu'il a cru. L'intéressant, c'est la publicité que le Parti a donnée à l'affaire Garaudy, publicité dont des hérétiques plus importants, tel Jean Pronteau, n'ont jamais bénéficié.
Les discussions publiées par « L'Humanité », sur le point de savoir si un technicien de Saclay fait ou non partie de la classe ouvrière, et s'il faut excommunier celui qui le prétend, évoquent plutôt les polémiques des théologiens scolastiques sur la 64e question de la Sacramentelle de saint Thomas que l'exercice d'une pensée libre et vivante dans un grand parti moderne. Mais la publication, dans le même journal, des thèses de Garaudy, l'ouverture du Congrès à la télévision, la volonté évidente de donner à penser qu'il y a « quelque chose de changé » dans les mœurs du Parti, et dans sa logomachie quand un vaste public est visé, tout cela n'est pas négligeable. Sans doute est-ce là pure tactique. Le Parti change de masque parce que, s'il continue à terrifier, ou au moins à rebuter quatre Français sur cinq, il restera « un donjon dans la plaine ». On ne peut pas l'abattre ; il ne peut rien conquérir.
Mais on finit toujours par ressembler au masque que l'on porte et au vocabulaire que l'on emploie. D'une transformation d'abord factice, superficielle, finit par naître un changement réel, comme d'un nouveau nez. D'abord, parce que l'interlocuteur, ou l'adversaire, vous voit autrement. « Ce qui est curieux, écrivait Garaudy du temps qu'il était orthodoxe, c'est que nous avons beau opérer tous les « tournants » possibles, comme disent nos adversaires, nous retrouvons toujours les mêmes gens en face de nous. »
Il serait tentant de le paraphraser, après le Congrès de Nanterre, pour dire aux communistes : « Ce qui est curieux, c'est que vous avez beau opérer tous les tournants possibles, nous retrouvons toujours les mêmes gens en face de nous. » Mais cette image, est fausse parce que ce ne sont jamais tout à fait les « mêmes gens ». Ni d'un côté ni de l'autre. Communistes et non-communistes bougent, se déterminant, qu'ils le veuillent ou non, les uns les autres. Seulement, ils bougent à cadence humaine, c'est-à-dire lentement.
C'est l'un des aveuglements de cette époque de croire que la vitesse, fût-elle supersonique, a modifié quoi que ce soit au rythme humain. Nous sommes pressés. Nous ne sommes pas devenus plus rapides.
Editorial dans L’Express n°971 du 16/02/1970
Reprise de http://db.francoisegiroud.fr/Article.aspx?tid=943
Voir le PDF à http://db.francoisegiroud.fr/documents/FR_145875401_GIR009_7_0943.pdf
"Fais attention à tes formulations, quelquefois tu exagères... Etre prudent, modéré en général, et ne pas se mettre tout le monde à dos et sur toutes les questions..."
Tels étaient les conseils que Maurice Thorez, secrétaire général du Parti communiste, donnait au pétulant Roger Garaudy, membre du Comité central. Celui-ci les rapporte pieusement dans ce qu'il appelle l'introduction-témoignage à un livre publié en avril 1968, c'est-à-dire avant Prague.
Témoignage parfois émouvant quand le philosophe évoque son enfance de fils d'ouvrier, le père revenant du front avec des béquilles, la mère travaillant comme une bête pour qu'il puisse faire des études, quand il se décrit juché sur ces sacrifices et ces mutilations pour émerger dans un monde en contradiction totale avec celui de la vie quotidienne des siens. Alors, c'est pour lui l'angoisse, le vertige, l'adhésion personnelle à la vision chrétienne du monde, et, seule réponse possible au sort fait à la classe ouvrière, l'entrée au Parti communiste, à 20 ans.
C'est de nouveau d'angoisse et de vertige, deux mots que l'on retrouve souvent sous sa plume, qu'il est question à 40 ans. Garaudy évoque « l'homme qu'il a tant aimé », c'est-à-dire Staline. Et il écrit : « Je me demande encore aujourd'hui ceci : si j'avais alors connu les fautes et les crimes de Staline, qu'est-ce que j'aurais fait ? Si quelqu'un a une réponse simple à cette question, qu'il me la donne. Moi, je ne la connais pas. »
Tout de même, à la suite des révélations faites par M. Khrouchtchev, en février 1956, il a eu peur « de la vraie mort, c'est-à-dire peur de la perte de nos raisons de vivre. Pourquoi ne pas avouer qu'un instant, au lendemain du XXe Congrès, nous avons compris ce que peut être ce vertige vital ? »
L'ayant compris, il pouvait prévoir que ses camarades se garderaient de s'y exposer. Ils ne pouvaient accepter la remise en question de tout ce qui les protège d'avoir à se demander à quoi sert le Parti. Et ce qu'ils y font.
Serait-ce que Roger Garaudy a négligé le conseil de Thorez ? Se mettre « tout le monde à dos et sur toutes les questions », c'est ce qu'il a fait. Peut-être les conseils de M. Waldeck Rochet lui ont-ils également fait défaut. Mais celui-ci n'a pas, comme le directeur du Centre d'études et de recherches marxistes, la faculté de se réfugier dans « La Vie des saints » quand l'atteignent le vertige et l'angoisse. Il est, depuis quelques mois, victime d'une dépression nerveuse.
IL se peut donc que, d'incartade en incartade, M. Garaudy ait simplement mal calculé, faute d'un mentor bienveillant, jusqu'où il pouvait aller trop loin. En juin 1968, il prenait le contrepied des thèses de M. Georges Marchais en écrivant que « le mouvement ouvrier et le mouvement étudiant sont des moments d'une même totalité ». C'était la suite de Mai. En novembre 1968, il parle publiquement de « la manifestation de loin la plus grave de la dégénérescence théorique et politique de la direction du Parti communiste de l'Union soviétique ». C'est la suite de Prague.
Au Comité central réuni à Ivry, en octobre 1969, quand il intervient, la leçon de Thorez est oubliée : il attaque sur trois points à la fois. Relations du Parti avec l'Union soviétique, absence d'analyse sérieuse sur la situation propre à chaque pays capitaliste, donc sur la voie à suivre, organisation du Parti, qui empêche tout débat sur ces problèmes.
Il est sévèrement rappelé à l'ordre. Les vieux staliniens du Comité central, Louis Aragon, les membres les plus jeunes, tous sont au moins d'accord pour se taire pendant qu'il se fait exécuter par Waldeck Rochet. C'est ce jour-là que sa condamnation est tombée. Nanterre, c'est du théâtre. Quand il y parle, montant « pour la dernière fois à cette tribune », dit-il, la salle comble de délégués des fédérations irradie à son endroit une haine si compacte que les téléspectateurs la ressentiront jusqu'à l'os.
Deviendra-t-il maintenant l'un de ces morts vivants que produit le Parti avec ceux qui se suicident en se jetant sous ses roues, a-t-il manqué de jugement sur ses pairs et faussement évalué les rapports de forces au Comité central, croit-il que le martyre de saint Garaudy est de nature à ébranler le dogme en multipliant les conversions ?
Politiquement, peu importe ce qu'il a cru. L'intéressant, c'est la publicité que le Parti a donnée à l'affaire Garaudy, publicité dont des hérétiques plus importants, tel Jean Pronteau, n'ont jamais bénéficié.
Les discussions publiées par « L'Humanité », sur le point de savoir si un technicien de Saclay fait ou non partie de la classe ouvrière, et s'il faut excommunier celui qui le prétend, évoquent plutôt les polémiques des théologiens scolastiques sur la 64e question de la Sacramentelle de saint Thomas que l'exercice d'une pensée libre et vivante dans un grand parti moderne. Mais la publication, dans le même journal, des thèses de Garaudy, l'ouverture du Congrès à la télévision, la volonté évidente de donner à penser qu'il y a « quelque chose de changé » dans les mœurs du Parti, et dans sa logomachie quand un vaste public est visé, tout cela n'est pas négligeable. Sans doute est-ce là pure tactique. Le Parti change de masque parce que, s'il continue à terrifier, ou au moins à rebuter quatre Français sur cinq, il restera « un donjon dans la plaine ». On ne peut pas l'abattre ; il ne peut rien conquérir.
Mais on finit toujours par ressembler au masque que l'on porte et au vocabulaire que l'on emploie. D'une transformation d'abord factice, superficielle, finit par naître un changement réel, comme d'un nouveau nez. D'abord, parce que l'interlocuteur, ou l'adversaire, vous voit autrement. « Ce qui est curieux, écrivait Garaudy du temps qu'il était orthodoxe, c'est que nous avons beau opérer tous les « tournants » possibles, comme disent nos adversaires, nous retrouvons toujours les mêmes gens en face de nous. »
Il serait tentant de le paraphraser, après le Congrès de Nanterre, pour dire aux communistes : « Ce qui est curieux, c'est que vous avez beau opérer tous les tournants possibles, nous retrouvons toujours les mêmes gens en face de nous. » Mais cette image, est fausse parce que ce ne sont jamais tout à fait les « mêmes gens ». Ni d'un côté ni de l'autre. Communistes et non-communistes bougent, se déterminant, qu'ils le veuillent ou non, les uns les autres. Seulement, ils bougent à cadence humaine, c'est-à-dire lentement.
C'est l'un des aveuglements de cette époque de croire que la vitesse, fût-elle supersonique, a modifié quoi que ce soit au rythme humain. Nous sommes pressés. Nous ne sommes pas devenus plus rapides.