Reconquête de l'espoir
De Roger
Garaudy Chez Grasset
EXTRAITS
Le socialisme ce n'est pas cela !
La grève des
ouvriers polonais et sa répression sauvage, aussi brutale que les pires
répressions antiouvrières dans les pays capitalistes, le verdict de Léningrad
couronnant un procès à huis clos, en dehors de toute garantie juridique et de
toute légalité, et sinistrement symétrique de l'inquisition fasciste de Burgos,
la déshonorante campagne menée en U.R.S.S. contre Soljénitsyne, et tant d'autres
écrivains, tous ces crimes, perpétrés au nom du socialisme et de sa défense,
ont amené un si grand nombre de communistes à se poser des questions
fondamentales, que même les appareils les plus obstinés dans le soutien de
l'idéologie stalino-brejnévienne ont été contraints à rompre le silence.
A la session
du Comité Central du Parti Communiste Français de La Courneuve, le 19 avril
1968, je dénonçais les réactions « uniquement négatives »
de Gomulka à l'égard du printemps de Prague, son refus d'un examen critique du
modèle de socialisme appliqué en Pologne, et les dangers de l'alignement sur
l'idéologie des dirigeants soviétiques. Les événements de décembre 1970, à
Gdansk et à Gdynia, ont tragiquement vérifié cette prévision de 1968 qui me fut
alors reprochée comme « antisoviétique ».
Au XIXe Congrès du Parti
Communiste Français, le 6 février 1970, à propos de la
« normalisation » en Tchécoslovaquie, je déclarais :
« Pourquoi serait-il criminel, après avoir condamné l'intervention, de
s'interroger sur ses causes profondes, d'analyser les principes politiques
et théoriques qui la sous-tendent, c'est-à-dire le refus, sinon en paroles du
moins en fait, de reconnaître la légitimité de la recherche de formes nouvelles
du socialisme, adaptées aux traditions nationales et au degré de développement
de chaque pays ?
Lorsque j'ai insisté, à plusieurs reprises, sur la
nécessité de dire sans équivoque au peuple français : le socialisme que nous voulons instaurer dans notre pays
n'est pas celui qui est aujourd'hui imposé militairement à la Tchécoslovaquie, c'était précisément pour lever cette hypothèque qui pèse
lourdement sur nos rapports avec la gauche non communiste parce qu'elle
perpétue l'équivoque sur ce que peut être l'avenir socialiste de la France. » Une fois de plus
l'on m'accusa d' « antisoviétisme », et l'on m'exclut du Parti.
Les récents événements ont amené des milliers de communistes à se demander si mon tort principal n'était pas d'avoir eu raison trop tôt. Surtout lorsque le secrétaire général adjoint, devant l'indignation des travailleurs français après la répression antiouvrière de Gdansk, fut obligé de reprendre à propos de la Pologne, la formule qui m'avait fait exclure à propos de la Tchécoslovaquie, et de déclarer : nous ne proposons pas de copier l'exemple de la Pologne !
Lorsque je
demandais que le Parti Communiste Français intervienne publiquement pour
arrêter les procès antisémites de Pologne, en janvier 1969, le
Bureau Politique a gardé le silence. En décembre 1970, il fut enfin obligé de
protester contre la sentence de Léningrad.
Le problème
n'est pas un problème personnel : qui avait raison et qui avait
tort ? Et quel est, à la lumière du présent, le sens véritable de
certaines exclusions ? Le problème essentiel découle du fait que même les plus
obstinés ont été contraints, devant les réactions de la base, de se rendre
compte qu' « il n'est plus possible de se taire » quand les preuves
de la perversion du « modèle » stalino-brejnévien s'accumulent et que
la triste vérité éclate.
Mais alors
le problème doit être posé dans toute son ampleur : il ne suffit pas de
« déplorer » un verdict monstrueux à Léningrad, comme hier il ne
suffisait pas de « réprouver » l'intervention militaire à
Prague ; il ne suffit pas de dire qu'en Pologne on a commis des
« erreurs » économiques, et qu'il n'y avait « pas assez de
démocratie », comme s'il ne s'agissait que d'accidents, de fautes dans
l'application d'un modèle de socialisme essentiellement valable.
Il
est impossible, actuellement, de se dérober à un examen critique fondamental du
« modèle » de socialisme élaboré au temps de Staline, maintenu pour
l'essentiel en Union Soviétique sous Brejnev, et imposé aux autres pays
socialistes par des pressions économiques, idéologiques et militaires.
Comment
peut-on considérer qu'il ne s'agit que d'erreurs subalternes après
l'excommunication et le boycott économique de la Yougoslavie en 1948, après les
soulèvements ouvriers de Poznan et de Berlin et la révolte hongroise de 1956,
celle des étudiants et des ouvriers contre le modèle stalinien de Rakosi, qui
donna à la contre-révolution sa meilleure chance, et qui ne put finalement être
écrasée que par les tanks soviétiques ; après les sanctions économiques et
techniques contre la Chine, en 1958, et la campagne haineuse de calomnies qui
ont créé un terrible schisme dans le mouvement révolutionnaire mondial.
L'affaiblissement du mouvement est si alarmant que de nombreux partis
aujourd'hui, comme les partis italien et espagnol, roumain ou yougoslave,
entendent renouer avec la Chine et accomplir leur devoir d'internationalisme
prolétarien, en dépit des dirigeants soviétiques uniquement préoccupés de
maintenir leur hégémonie.
Après l'intervention militaire et la mise au pas, sous le nom
de « normalisation », de la Tchécoslovaquie ; après
l'inquisition intellectuelle en Union Soviétique, du procès Siniavski à la
campagne contre Soljénitsyne ; après le déchaînement antisémite qui s'est
manifesté à Léningrad, où l'absence de toute preuve contre les accusés a
conduit au huis clos, comme à la pire période des procès de Moscou et des
« aveux » de Rajk et de London ; après le massacre d'ouvriers
polonais en grève, il n'est plus possible d'éluder une réflexion de fond pour
définir le « modèle » du socialisme que nous proposons au peuple de France,
afin que soient claires les dispositions que nous entendons prendre pour
échapper à cette perversion.
Après chaque catastrophe ou après chaque crime, et
surtout après la chute du dirigeant précédemment responsable (dont on a,
jusqu'au dernier jour, de Rakosi à Gomulka, reproduit et approuvé les thèses),
on a pris l'habitude de dire : des erreurs ont été commises et ce n'est
pas ce socialisme-là que nous construirons.
Cela n'est désormais plus possible.
Lorsque Copernic eut constaté un certain nombre d'
« erreurs » dans les trajectoires des étoiles telles qu'elles étaient
tracées selon le système de Ptolémée, il se demanda s'il s'agissait vraiment
d'une accumulation d' « erreurs » ou bien si le « système »
lui-même n'était pas la source de toutes les erreurs. Et il changea le
« système » en partant de l'hypothèse que la Terre tournait autour du
Soleil et non l'inverse.
C'est une révision déchirante de ce genre qui est en
ce moment nécessaire. Non pour mettre en cause le « système »
socialiste, mais sa version soviétique et l'exportation de cette version dans
les pays socialistes. Ne faut-il pas, à la manière de Copernic, réfléchir sur
la grande inversion nécessaire : essayer de concevoir un socialisme qui ne
se construirait pas seulement par « en haut », mais par « en
bas » ?
Si l'on s'en tient à ce qui est immédiatement visible,
c'est-à-dire, dans la dernière période, une révolte des ouvriers polonais
contre une hausse des prix, la cause des difficultés serait économique. Il
importe donc de s'interroger d'abord sur le système économique soviétique, et
les conséquences de son exportation.
La première remarque, en ce domaine, est que
l'économie soviétique et, notamment, sa méthode de planification n'est
nullement, au départ, un système : nous avons affaire, aux premières
étapes de la planification soviétique, non pas à une théorie fondée sur des
principes scientifiques, mais à une série de décisions purement pragmatiques,
dictées par des contraintes circonstancielles. C'est seulement après coup que
l'on a « théorisé » sur cette pratique empirique, pour la justifier,
pour tenter de la rattacher aux enseignements de Marx, et, à partir de là, d'en
faire un dogme et de l'imposer aux pays qui essayaient de construire le
socialisme.
Rien, dans l'œuvre de Marx, qui s'attachait à
découvrir les lois de développement du système capitaliste, ne concerne le
problème, inédit jusqu'en 1917, de la planification socialiste.
Une seule indication est donnée incidemment par Marx,
à l'occasion d'une analyse de « La rotation du capital
variable » : « Supposons qu'au lieu d'être capitaliste la
société soit communiste : tout d'abord le capital argent disparaît, et,
avec lui, les déguisements des transactions qui s'imposent grâce à lui. La
chose revient simplement à ceci : il faut que la société calcule d'avance
la quantité de travail, des moyens de production et de subsistance qu'elle peut
sans aucun dommage, employer.