André Niel : Les grands appels de l’humanisme
contemporain
24 Nov 2013 (Édition le Courrier du livre 1966)
I
LA DIMENSION HUMAINE
LES HUMANISMES ANTHROPOMORPHES
INTELLECTUALISME
Existentialisme
MARXISME
CHRISTIANISME
Jamais
période de l’Histoire n’a vu se combattre autant d’humanisme – c’est-à-dire
autant de conceptions l’homme – que la période que nous vivons. Et pourtant,
jamais les combats idéologiques n’ont été aussi dangereux qu’aujourd’hui pour
la Civilisation, parce qu’ils risquent d’entrainer dans un combat apocalyptique
des centaines de millions d’hommes fanatisés. Il en résulte une tension
psychologique et une instabilité sociale extraordinaires.
Cette
formidable compétition des valeurs de vie est due en grande partie au phénomène
d’accélération de l’Histoire provoqué lui-même par l’accélération du progrès
technique et l’extension de la culture. Des formes de civilisation périmées et
des Religions vétustes n’ont pas eu le temps matériel de disparaître que, déjà,
les valeurs sociales montantes qui les poussaient à l’abîme sont elles-mêmes
dépassées par des vérités nouvelles. On fait souvent allusion aux peuplades
dites « primitives » qui, sous l’influence de leurs colonisateurs, sont
passées brutalement de l’âge de la pierre à l’utilisation des armes et des
outillages les plus modernes. Mais le même phénomène a lieu au niveau affectif,
intellectuel et moral, dans les pays les plus civilisés. Qu’on imagine, par
exemple, le fils d’un paysan breton quasi illettré, passant brutalement de la
foi catholique de son enfance à l’esprit critique enseigné dans les classes
françaises de Philosophie, puis s’initiant dans les Facultés aux méthodes de
pensée du Marxisme, de la Psychanalyse et de la Phénoménologie ! Tout se
passe aujourd’hui comme si une évolution culturelle accélérée poussait
brutalement sur la scène de la conscience universelle les valeurs de vie qui se
sont succédé au cours d’une trentaine de siècles. N’assistons nous pas à un
accès de ferveur pour les méthodes du Yoga et du Bouddhisme Zen ? On comprend
que la compétition et la confusion soient extrêmes.
Quelques-uns,
parmi nos grands Humanismes, ont leurs chefs, et parfois leurs hiérarchies. Par
exemple, l’Église catholique. Ces Humanismes souffrent souvent de divisions
intestines, ils ont tous leurs hérésies, et parfois sont menacés de schisme.
Par exemple, l’Humanisme marxiste, déchiré entre les tendances du communisme
chinois et du communisme russe, ou bien encore l’Existentialisme, éclaté en
nombreuses tendances divergentes, matérialiste avec Sartre, chrétienne avec
Gabriel Marcel, spiritualiste avec Jaspers, héroïque avec Malraux.
Humanisme
chrétien, Humanisme marxiste, Humanisme existentialiste, Humanisme héroïque (ou
nietzschéen), Humanisme scientifique, Humanisme évolutionniste, Socialisme
humaniste… chacune de ces appellations a sa résonance propre, signifie tout un
programme, annonce tout un monde.
N’est-il pas
certain, cependant, que le progrès technique et l’évolution culturelle invitent
aujourd’hui les hommes à s’organiser dans une seule harmonie sociale aux
limites de la Terre, pour une répartition équitable des ressources matérielles
et biologiques, pour une organisation commune de l’éducation et de la
procréation ? L’accélération de l’Histoire prend ici un sens : elle ressemble
aux dernières foulées du coureur qui va toucher au but. La recherche
scientifique, le progrès industriel, même la réflexion philosophique,
l’instruction des masses, tout s’accélère parce que le but approche. Le but de
l’Histoire, c’est un ordre social et économique universel soumis à une
direction rationnelle. Mais atteindrons-nous ce but avant le déclenchement des
conflits exterminateurs ? La question se pose d’une manière angoissante.
De trop
nombreuses conceptions de l’homme – restées fermées et autoritaires –
prétendent en effet brandir, dès aujourd’hui, la bannière sous laquelle
l’humanité entière se rassemblera demain. Elles risquent ainsi de fanatiser les
masses et de les pousser aux sacrifices les plus absurdes. D’où la nécessité
d’une confrontation des buts et des programmes, en pleine lumière. Des études
d’ensemble sont devenues nécessaires, elles sont réclamées par le « moment
historique » que nous traversons. Exposer, critiquer, classer, comparer les
Humanismes contemporains, c’est contribuer à accélérer le jugement de
l’Histoire, c’est rendre plus vite au passé les Croyances désuètes, c’est
dévoiler les séductions des messianismes irrationnels. Nous allons essayer
d’exercer, à cet égard, un jugement aussi objectif que possible, en opérant un
classement des grands Humanismes contemporains, tout en cherchant à déceler une
ligne d’évolution, la direction de l’avenir.
1. – LES
DEUX GRANDS COURANTS DE L’HUMANISME CONTEMPORAIN
- la
tendance anthropomorphe,
- la
tendance cosmologique.
D’une part,
certaines doctrines supposent – franchement ou implicitement – que l’homme est
la mesure de toutes choses. Nous percevons l’univers, l’infini, nous
connaissons les lois des phénomènes, mais nous resterions cependant enfermés
dans nos connaissances, dans les symboles de nos sciences et les images de
notre culture. Nous serions en quelque sorte prisonniers d’un univers tissé de
nos perceptions, d’un monde construit pierre à pierre avec nos images mentales.
Nous serions prisonniers de nos sens et de nos connaissances, comme la fourmi
est la prisonnière des brindilles innombrables qu’elle a ramassées pour
construire la fourmilière. Ces humanismes peuvent être dits anthropomorphes ;
ils gardent le contour de l’homme et s’en tiennent à la « mesure humaine » ;
les idéaux ou les certitudes qu’ils nous proposent conservent la figure
rassurante des symboles humains et des images familières à l’esprit humain.
Cependant,
la science et certaines métaphysiques modernes nous ouvrent des horizons
nouveaux. Avec eux, la « mesure humaine » et les cadres habituels de la raison
sont dépassés. Est-ce que l’espace-temps d’Einstein a quelque chose de commun
avec notre espace habituel ? Est-ce que les mystères de la mécanique
ondulatoire, sondés par Louis de Broglie, ne défient pas la raison
traditionnelle ? Est-ce que le « regard transcendantal » enseigné par Husserl
et Merleau-Ponty ne perçoit pas des objets inaccessibles à la vision naturelle
? La connaissance que nous prenons de l’univers et du réel n’apparaît plus, dans
ces doctrines, réductible à nos mesures ordinaires, ni appréciable suivant les
canons de la logique d’Aristote. Le regard humain et l’esprit humain semblent
ici s’agrandir à la mesure de l’univers. L’esprit devient sensible aux
dimensions ultra-humaines de l’infiniment grand et de l’infiniment petit. Nous
verrons qu’à ce niveau de recherches est en train de se constituer un type
nouveau d’humanisme, à tendance cosmologique [1].
Maurice Gex
a défini de la manière suivante l’esprit de cet humanisme : « La désignation «
humanisme cosmologique » souligne l’union de l’homme et de l’univers … L’idée
profonde qui promeut l’humanisme cosmologique est la conviction inébranlable
que toute situation locale dans laquelle nous nous débattons doit s’éclairer à
la lumière de la situation universelle la plus vaste que nous puissions
connaître » [2].
Pourquoi, en
effet, la connaissance humaine devrait-elle se résigner à ne jamais atteindre
que des vérités relatives à l’homme ? Les habitants d’une région peu connue
affirment : « Ce fruit est vénéneux » ? La vérité n’est-elle pas, pour un
esprit libre, beaucoup plus complexe ? « Ce fruit est mortel pour l’homme, mais
des animaux s’en nourrissent cependant. .. Pour quelle raison la substance
nocive qu’il contient est-elle dangereuse seulement pour l’homme ? Administrée
à très petite dose, quels effets – néfastes ou salutaires – cette substance
capricieuse exercerait- elle sur lui ? » Autant d’observations, de questions,
qui nous font entrevoir une vérité aux ramifications multiples débordant
infiniment les rapports immédiatement pratiques de l’homme avec la nature. La
vérité, ce n’est pas seulement une connaissance relative à l’homme, c’est un
courant vital de recherches, d’hypothèses, d’erreurs et de découvertes, courant
qui résulte de la puissance créatrice de l’esprit, et qui déborde de toutes
parts le système des besoins pratiques – manger, se vêtir, se loger, se soigner
– pour s’appliquer au Réel dans son ensemble.
Le penseur
pragmatique (ou relativiste) affirme avec Protagoras : L’homme est la mesure de
toutes choses. Le chercheur cosmologique, lui, dépasse résolument la mesure
humaine, et il affirme : L’homme réel, l’homme intégral, est à la mesure de
l’infini qui est au fond de toutes choses, parce que son pouvoir de connaître
et de créer est sans limites.
***
Voici
quelques lignes qui donnent, d’une manière assez juste, le ton de l’humanisme
anthropomorphe. Elles sont tirées d’une étude d’Olivier Lacombe : Réflexions
sur la philosophie indienne, publiée dans la revue Diogène : « L’Occident …
humaniste … se voue, avec Paul Valéry, à la quête de « ce point merveilleux et
mystérieux dont la connaissance rendrait l’homme maître de son propre miracle …
le point où l’infini désolant des proliférations naturelles fait place au fini
étonnant des œuvres accomplies qui sont du même coup des chefs-d’œuvre ». Et ce
point, (Paul Valéry) en situe, avec Jean Guéhenno, l’existence « à la limite de
l’homme, mais dans l’homme encore » (Olivier Lacombe : Réflexions sur la
Philosophie indienne, revue Diogène, n° 24, 1958, pp. 24 à 46).
Ici apparaît
l’idéal d’une perfection proprement humaine, se traduisant dans un classicisme
supérieur. On aspire à la fleur d’une civilisation où les chefs-d’œuvre
multiplieraient à l’infini les témoignages d’une rigoureuse humanisation de la
nature, comme le Parthénon, ou le Cimetière Marin. Chacun de ces chefs-d’œuvre
reproduirait, à sa manière, le visage immuable d’un homme éternel et solitaire,
sur une terre humanisée comme un jardin dessiné par Le Nôtre.
***
Mais, voici
maintenant des propos d’une inspiration toute différente. Ils vont nous donner
le ton – plus aventureux, plus inspiré – de l’humanisme cosmologique. Ces
lignes sont tirées d’un livre de Jean Rostand La Biologie et l’Avenir humain.
Jean Rostand vient de nous révéler comment, par l’injection de certaines
substances dans le jeune organisme en voie de développement, on pourra sans
doute un jour augmenter le poids du cerveau humain, et il conclut ainsi : «
N’oublions pas qu’un très léger accroissement de la masse cérébrale pourrait
suffire à changer tout le sort de l’humanité … (Le) rêve (de) créer le «
surhumain » n’a plus rien de téméraire… A la biologie… il appartiendrait de
dépasser l’homme et, en altérant le sujet pensant, de modifier la conscience
même de l’univers » (Jean Rostand : La Biologie et l’Avenir humain, pp.
92-94 ; éd. Albin Michel, 1950).
Nous
découvrons ici la perspective d’un dépassement de l’homme actuel. On ne craint
pas d’envisager la création d’une Surhumanité, d’une espèce humaine supérieure
qui ne serait plus la fille de la nature. mais la fille de la Science, ou
mieux. de l’Esprit. La pensée ne se borne plus à maîtriser une nature
surabondamment créatrice, en produisant des œuvres parfaites, elle dépasse la
nature dans son pouvoir même de créer, en suscitant des espèces qu’elle
n’aurait pu produire. L’Esprit devient le créateur d’une « Néo-Vie », comme dit
Teilhard de Chardin.
Mais l’homme
actuel, et notre civilisation si lentement formés, ne risqueraient-ils pas
d’être dépassés, oubliés, engloutis, par cette Évolution d’un genre nouveau ?
Or, justement, l’Esprit assume ici ce risque, se croyant par destination
l’agent d’une nouvelle aventure terrestre, d’une nouvelle Évolution.
Les
perspectives de cette pensée cosmologique nous apparaissent exaltantes à nos
heures d’optimisme et de pleine vitalité. Mais à d’autres moments moins
privilégiés, elles nous semblent inhumaines, presque sacrilèges. Nous ne
discuterons pas ici ces avis contradictoires. Nous essaierons seulement d’exposer,
en de rapides synthèses, suivies parfois de courtes critiques, les théories
actuelles les plus importantes de l’Humanisme anthropomorphe et de l’Humanisme
cosmogonique.
2. — DE
L’HUMANISME INTELLECTUALISTE A L’HUMANISME HÉROÏQUE :
. Paul
Valéry
. Montherlant
. Malraux
Paul Valéry,
dont quelques lignes nous ont aidé à définir l’humanisme anthropomorphe, a été
le représentant d’un humanisme dit — plus précisément — intellectualiste, à
cause du rôle capital qu’y joue l’intelligence, l’intellect, c’est-à-dire la
faculté de comprendre, d’analyser, de critiquer. C’est là une orientation
maîtresse de la pensée française contemporaine, représentée dès le début du
siècle par André Gide.
Un critique,
Paul Archambault, présente ainsi les plus célèbres promoteurs de l’intellectualisme
contemporain : « Alain : l’intelligence disant non aux illusions et aux
servitudes quelles qu’elles soient.
Valéry :
l’intelligence recouvrant le champ du réel et du possible.
Duhamel :
l’intelligence nouant avec l’amour la plus aimablement féconde des unions » (Les
grands Appels de l’Homme contemporain, p. 177. Ed. du Temps présent, 1946).
Mais un tel
humanisme apportait avec lui ses limites, car l’intelligence est à prédominance
critique, elle manque de force constructive.
M. Teste, le
mystérieux personnage créé par Paul Valéry, est le héros de cette impuissance à
construire. Il se contente d’être « le maître de sa pensée », et de « la joie
de se sentir unique ».
« Je suis
chez MOI — dit-il — Je parle ma langue… Croyez-moi à la lettre : le génie est
facile, la divinité est facile… Je veux dire simplement que je sais comment
cela se conçoit… » (Paul Valéry, Monsieur Teste, Coll. littéraire
Bordas, le XXème siècle, p. 303.).
On comprend
que l’intellectualisme ait perdu aujourd’hui beaucoup de son influence. Il n’a,
en effet, rien pu opposer d’efficace à la montée puis au déchaînement des
forces irrationnelles qui ont déferlé sur notre siècle : les fascismes, la
guerre, le totalitarisme technique. C’est pourquoi, les âmes fortes éprouvent aujourd’hui
le besoin d’une activité morale et sociale positive. J.-P. Sartre écrit : « Le
pour-soi (c’est-à-dire l’individu, le sujet de conscience) est l’être qui se
définit par l’action » (Jean Paul Sartre : L’Être et le Néant, Ch. sur
la Liberté.).
Attestent
actuellement la vogue des humanismes dits « engagés », l’influence actuelle des
St-Exupéry, des Camus, des Malraux, des Montherlant, des Sartre, et le
rayonnement des doctrines militantes comme le Christianisme et le Marxisme.
*
* *
Montherlant
dévoile la teneur de son humanisme dans le passage suivant de Service
inutile : « J’écrivais jadis dans Aux Fontaines du Désir : « Le
monde n’ayant aucun sens, il est parfait qu’on lui donne tantôt l’un et tantôt
l’autre », et il ajoute : « J’aimerais voir un être de sagesse qui, après avoir
démontré que tout est digne de risée, se sacrifierait pour une cause
quelconque, sans autre but que de faire jouer une nouvelle parcelle de
l’humanité qui est en lui. C’est déjà très bien que ne voir pas d’opposition
entre les idéals qui ont mené un Kant, un saint Vincent de Paul et un Casanova
; et, je vous le confesse, pour ma part, je n’en vois pas. Mais il est mieux
encore d’être à la fois — c’est-à-dire, en fait, tour à tour — saint Vincent de
Paul, Kant et Casanova. À coup sûr, celui qui serait cela ferait honneur à son
Créateur : il serait un bel exemplaire humain ».
Montherlant
nous invite à cultiver tour à tour l’ascétisme et l’érotisme, la charité et la
cruauté, pour la seule joie d’être un homme complet : son humanisme est un
syncrétisme. Évoquant, dans Mors et Vita, son passé de combattant, il
décrit ainsi le saisissement qu’il éprouve au soir d’une journée de bataille :
« La nuit tombante — écrit-il — (donnait) une teinte uniforme aux capotes des morts
français et allemands, comme s’ils étaient tous de la même patrie »
(Montherlant : Textes choisis, par Bordonove. Ed. Universitaires, p.
29).
Curieuse
émotion de fraternité après la fureur des combats ! Nul doute que cette
promptitude à changer de registre sentimental ne produise de beaux effets. Mais
comment l’action enseignée par cet humanisme syncrétique serait-elle
constructive ? L’émotion évoquée ci-dessus n’a pas eu de suite, elle n’a eu
aucun effet pacifiant sur le Montherlant-guerrier… Le Moi qui s’enrichit à
cette « alternance » des sentiments et des engagements, c’est encore le Moi
égotiste de Gide et le Moi narcissique de Valéry, ce n’est pas le Moi ouvert
capable de fonder, avec d’autres Moi ouverts, le monde social pacifié dont nous
avons besoin.
En réalité,
l’engagement de Montherlant n’est pas un engagement social véritable : son
héroïsme est celui d’un homme passionné par le jeu des combats (pour gagner le
Ciel, ou pour dominer la Terre, cela ne lui importe pas) ; son héroïsme est un
hédonisme, une philosophie du plaisir.
Plus sérieux
apparaît, dès l’abord, l’engagement selon Malraux, qui nous invite à quitter
les lieux hantés par le Moi narcissique, pour nous faire entrer dans la vie
dramatique de l’Histoire.
Selon
Malraux, l’homme tire sa grandeur du fait qu’il se pose, face à la Nature,
comme un être qui sait qu’il existe, c’est-à-dire comme un être conscient.
«
L’humanisme — écrit-il dans Les Voix du Silence — ce n’est pas dire : «
Ce que j’ai fait, aucun animal ne l’aurait fait », c’est dire : « Nous avons
refusé ce que voulait en nous la bête, et nous voulons retrouver l’homme
partout où nous avons trouvé ce qui l’écrase » (Cité dans le Panorama des
Idées contemporaine p. 720. Ed. Gallimard).
L’individu
voué à cet humanisme refoule hors de lui l’animalité inconsciente et il défie
l’Univers. Certes, la mort et le néant nous enferment de toutes parts, mais
l’homme gagne peu à peu sur eux, particulièrement grâce aux productions de la
culture et de l’Art.
« Il est
beau — écrit Malraux, évoquant les œuvres de l’art qui se perpétuent, par leur
beauté, à travers les siècles — Il est beau que l’animal, qui sait qu’il doit
mourir, arrache à l’ironie des nébuleuses le chant des constellations, et qu’il
le lance au hasard des siècles, auxquels il imposera des paroles inconnues.
Dans le soir où dessine encore Rembrandt, toutes les Ombres illustres, et
celles des dessinateurs des cavernes, suivent du regard la main hésitante qui
prépare leur nouvelle survie ou leur nouveau sommeil… Et cette main, dont les
millénaires accompagnent le tremblement dans le crépuscule, tremble d’une des
formes secrètes, et les plus hautes, de la force et de l’honneur d’être homme »
(André Malraux : Les Voix du Silence, cité in Panorama, p. 720).
Par la
peinture, la sculpture, la poésie, l’homme investit l’Univers dont il transpose
l’harmonie inhumaine dans sa vision propre, ou dans son chant personnel.
Mais il y a
encore une autre manière, pour l’homme, de gagner sur le néant, c’est de faire
l’Histoire. « L’Histoire, écrit Malraux dans la Tentation de l’Occident,
donne un sens à l’aventure humaine » ; en effet, « L’homme est ce qu’il se
fait, l’homme est la somme de ses actes ».
Ainsi
Malraux a-t-il commencé par « faire l’Histoire » dans les rangs du communisme,
puis il est passé dans les rangs du gaullisme. L’Histoire n’a pas, pour
Malraux, d’autre sens que celui qu’on lui donne par ses actes.
Cet homme
dramatique, né de lui-même, de sa volonté farouche, ne pourra jamais vaincre
absolument ni la matière, ni l’univers, ni la mort, mais, par son énergie, il
aura du moins agrandi contre eux son empire, un empire unique en son genre,
dans un univers en lui-même privé de signification.
Toutefois,
on se demande si l’impression que le néant recule devant les créations de
l’homme n’est pas une illusion, un mirage consolant. Ce néant qui nous écrase
n’a-t-il pas pour lui l’éternité ? La Terre n’est-elle pas, somme toute,
destinée à disparaître, emportant avec elle tous les témoignages, toutes les
œuvres du génie humain?
Une autre
question se pose : « Qui peut prétendre aujourd’hui « faire l’Histoire », alors
que c’est l ’Histoire qui menace de nous broyer sous les roues sanglantes de
son devenir ?
Le néant
final de la mort, la fatalité menaçante de guerres de plus en plus
exterminatrices autant de questions auxquelles ne répond pas l’humanisme
stoïque et dramatique de Malraux. En réalité, cet humanisme est, déjà, un
existentialisme.
3. —
L’HUMANISME EXISTENTIALISTE
à travers
André Malraux
Albert Camus
Jean-Paul
Sartre.
L’Existentialisme
est une philosophie de l’homme solitaire abandonné à lui-même. En cela, il
rappelle le romantisme. Les penseurs existentialistes admettent l’isolement de
l’individu comme une situation pénible, mais fatale. Il est vrai qu’à notre
époque, les grandes unions totalitaires — comme la Nation et la Religion —
distendent de plus en plus leurs liens… et les individus se sentent abandonnés,
anxieux. Cette situation historique peut être comparée à la position instable
de l’adolescent, au moment où se desserrent les liens de l’autorité paternelle
et de l’amour maternel. Le jeune homme est cependant encore incapable de
construire sa vie dans un monde nouveau. Il éprouve, alors, un sentiment
pénible de solitude et d’angoisse.
Solitude,
conflit avec le monde, angoisse, ce sont les trois faces de la conscience
existentialiste.
Antagonisme
de l’Être et du Néant, de l’Homme et de la Nature, du Moi et de l’Autre ; abîme
infranchissable de la séparation, jusque dans l’amour et dans les rapports de
l’homme avec Dieu ; ces divers aspects du conflit de l’existence ont été
décrits par Kierkegaard, par Jaspers, par Gabriel Marcel, par Jean-Paul Sartre…
C’est un véritable envahissement de la conscience par l’état de conflit. Il est
vrai que le combat, qui opposait autrefois les Croyants et le Démon, les
Royalistes et les Républicains, les Croyants et les Athées, les Religions
concurrentes et les Nations ennemies, déchire aujourd’hui principalement la
conscience elle-même. L’Existentialisme se fait l’écho de cette déchirure de la
conscience moderne. II voudrait enseigner aux hommes qu’ils sont tous plongés
dans les mêmes ténèbres, qu’ils sont atteints du même malheur. N’est-il pas
vrai que, dans une prison, geôliers et prisonniers sont enfermés dans les mêmes
murs ? L’Existentialisme nous dévoile que nous sommes tous prisonniers de la
même prison, dirigeants et dirigés, riches et pauvres, croyants et incroyants,
puissants et faibles, heureux et malheureux : la prison de la violence, de la
souffrance et de la mort.
Le message
social d’Albert Camus n’est rien d’autre qu’une pressante invitation à nous
unir d’amitié, face à l’univers hostile et à la mort. « Le monde où je vis me
répugne, écrit Camus dans Actuelles, mais je me sens solidaire des
hommes qui y souffrent ».
A. Camus,
comme Malraux, pose l’homme dans un univers inhumain, mais la conscience selon
Malraux est orgueilleuse et stoïcienne, elle exploite au profit de son orgueil
cette situation tragique. Camus, lui, ne se résigne pas, il se révolte. Non pas
au nom de quelque perfection absolue, au nom de quelque panacée religieuse ou
politique ; l’homme de Camus se révolte pour mieux se sentir exister en tant
qu’être lucide. Camus se révolte afin de mieux nous faire sentir l’abîme qui
sépare notre conscience et le néant. Malraux veut gagner sur le non-être,
agrandir le domaine de l’Humain. Camus intensifie notre conscience d’être face
au néant, à l’inhumain. Pour lui, ni le néant, ni la mort, ni la violence ne
pourront jamais être abolis, nous pouvons seulement nous discipliner pour diminuer
les ravages de ces fléaux. La plus grande tentation de l’homme, selon Camus,
c’est de prétendre instaurer — par la violence et le meurtre s’il le faut — le
règne de l’absolue justice et du bonheur absolu. L’humanisme de Camus est fondé
sur la mesure : jouissons du présent, diminuons la somme du mal, ne cherchons
pas à décrocher la lune.
L’objection
à lui faire, c’est que l’homme moderne est animé de forces créatrices si
puissamment outillées qu’on ne voit pas comment cet humanisme hédoniste et
restrictif pourrait employer ces énergies. Camus lui-même n’était pas satisfait
de son message. Il disait, quelque temps avant sa mort, que son œuvre était
devant lui. Or, divers indices — qu’on peut relever à la lecture d’une de ses
œuvres de jeunesse, L’Envers et l’Endroit — permettent de supposer
qu’une sorte de démesure dans la confiance, la générosité, l’amour, aurait été
la dominante de cette œuvre nouvelle (Albert Camus : L’Envers et l’Endroit,
recueil d’essais publiés en 1935-36 et réédité en 1958. Ed. Gallimard).
Il est un
existentialisme particulièrement chargé de signification, c’est celui de
Jean-Paul Sartre… Essayons de mettre en lumière sa teneur particulière.
***
Contrairement
à Camus, qui refuse de se détourner des hommes réels et actuels, Sartre introduit
un humanisme du projet, où le futur joue un rôle aussi important que dans la
philosophie marxiste. Selon Camus, l’homme représente, avant tout, une donnée,
il est et c’est justement cette qualité essentielle de son être que revendique
l’homme de Camus, face à l’univers, à la violence, à la mort. Pour Sartre,
l’homme ressent au contraire son être comme un vide, comme un néant, d’où le
projet incessant qu’il a de se combler, d’agir pour se construire.
Nous sommes
ramenés ici dans l’ambiance d’action dramatique qui est propre à l’homme de
Malraux. Du théâtre de Sartre, nous retirons l’impression qu’une tension
permanente est au cœur des rapports humains. Pour diminuer cette tension
pénible, les individus « agissent », c’est-à-dire qu’ils s’efforcent de se dominer
les uns les autres, de se réduire à merci : la femme veut séduire l’homme et le
garder pour elle ; l’homme veut posséder la femme, puis l’asservir ; les
dirigeants veulent maîtriser de plus en plus les masses, qui forment des
syndicats, s’organisent dans des partis révolutionnaires. Les tentatives que
fait chacun pour dominer autrui et pour échapper à l’emprise des autres,
forment son histoire, édifient son être.
Tant que
l’homme est vivant, talonné par sa conscience, il doit toujours faire de nouveaux
« projets » pour emplir son vide, et donc continuer à lutter. Seuls, les morts
sont des individus définitifs. La personne vivante ressemble, pour Sartre, à
certains édifices citadins des quartiers les plus actifs, auxquels s’accrochent
de perpétuels échafaudages, parce qu’ils sont toujours en transformation. Bien
plus, l’humanité entière serait soumise à la même instabilité que
l’individu : « L’homme est toujours à faire, écrit Sartre dans un opuscule
intitulé L’Existentialisme est un humanisme. Nous ne devons pas croire
qu’il y a une humanité à laquelle nous puissions rendre un culte, à la manière
d’Auguste Comte. Le culte de l’humanité aboutit à l’humanisme fermé sur soi de
Comte et, il faut le dire, au fascisme. C’est un humanisme dont nous ne voulons
pas » (P. 92).
Ici, J-P.
Sartre prend ses distances avec Malraux, car l’homme sartrien se refuse
résolument à adorer sa propre Image, et il dénonce le danger, pour l’homme, de
se prendre pour un Absolu, pour un nouveau Dieu. Mais, en outre, il refuse
également d’adorer un Dieu transcendant, ce qui le situe aux antipodes du
Christianisme.
L’unique
transcendance, pour Sartre, est celle qui résulte de la conscience. C’est la
conscience qui constitue en effet incessamment des objets et des êtres
distincts d’elle-même (qui la « transcendent »). Sont également « transcendants
», les buts de l’activité quotidienne : ramasser une pomme si on a faim, ou
constituer un parti politique. « L’homme — dit Sartre — est constamment hors de
lui-même » (P. 92).
La «
transcendance » n’est pas ici un Dieu, comme pour les chrétiens ; on la trouve
dans les objets que nous percevons, dans les buts que nous nous proposons, dans
les êtres que nous fuyons ou que nous désirons.
« Il n’y a
pas d’autre Univers, dit encore Sartre, qu’un Univers humain, l’univers de la
subjectivité humaine » (P. 93). Cette phrase sonne comme une réplique moderne
des paroles fameuses de Protagoras : L’homme est la mesure de toutes choses.
L’humanisme existentialiste de Sartre est essentiellement relativiste et
anthropomorphe.
En outre,
Sartre croit à la totalisation universelle de tous les projets individuels —
recherche de la nourriture, désirs sexuels, briguer une situation, professer
telle doctrine — dans une immense
dialectique
de l’Histoire. De la même manière que les gouttes de pluie se totalisent dans
le fleuve en marche vers la mer, les actions individuelles se totaliseraient
dans le devenir de l’Histoire. Ce devenir est aujourd’hui tumultueux, il nous
secoue dangereusement. Et pourtant, selon Sartre, il nous emporterait
irrésistiblement vers une société juste, libre et pacifique, où tous les
besoins humains seraient enfin satisfaits. Voici comment il formule cet espoir
dans sa Critique de la Raison dialectique : « C’est la lutte des hommes
sur tous les plans et à tous les niveaux — dit-il — qui délivreront la pensée
captive et lui permettront d’atteindre à son plein développement » (Jean Paul
Sartre : Critique de la Raison dialectique, p. 17).
En quoi
cette vision messianique se distingue-t-elle de la croyance marxiste dans un
devenir historique libérateur de l’homme ? C’est que Sartre ne croit pas à la
dictature du prolétariat. Il ne croit pas que cette dictature soit une
condition nécessaire à la libération humaine. À peine publiée, cette position
restrictive a soulevé chez les théoriciens du Parti Communiste français un
tollé général.
Il existe
encore un grave sujet de divergences entre J-P. Sartre et les penseurs du
marxisme officiel ; ces derniers défendent, en effet, un matérialisme «
dialectique », suivant lequel la nature entière (l’évolution de la matière, de
l’univers et des êtres vivants) pousserait à la roue de
l’Histoire
humaine ; au contraire, Sartre s’en tient au matérialisme historique ; d’après
cette vision de l’Histoire, les hommes seuls, animés qu’ils sont de besoins et
de désirs, seraient les moteurs du devenir humain.
Nous ne
pouvons ici démonter les mécanismes du désir humain, ni les processus de la
conscience malheureuse analysée par Sartre. Ces analyses sont remarquables et
forment le contenu de son principal ouvrage philosophique, L’Être et le
Néant.
Quant à
l’humanisme sartrien, il nous semble fortement teinté par un messianisme à
tendance irrationnelle, et resté très en arrière sur les critiques de Camus à
l’égard des idéologies historicistes, sources de divisions et de violences
entre les hommes.
Comment, en
effet, les hommes réels et souffrants, qui ont vécu deux guerres mondiales,
particulièrement absurdes et cruelles, feraient-ils confiance à l’Histoire,
telle que nous la connaissons ? Le fameux « devenir historique » n’apparaît-il
pas à nos yeux comme une dialectique de mort de plus en plus meurtrière, plutôt
qu’un processus de libération ? (À consulter : A. Niel : Jean Paul
Sartre, héros et victime de la conscience malheureuse ». Courrier du Livre)
À travers
ces critiques, nous touchons du doigt la faiblesse de l’humanisme
existentialiste, qui voudrait unir les hommes en leur donnant une même
conscience de leur malheur et de leur abandon. Quelle amitié décevante et
fragile, qui se reconnaît à peine elle-même au milieu des ténèbres de
l’absurde, du dégoût, de la compétition et de la haine !
On a vu
comment Sartre a été violemment pris à partie par les communistes. Interrogeons
ces derniers à leur tour sur le contenu de leur humanisme.
4. —
L’HUMANISME DU MARXISME OFFICIEL.
Selon Roger
Garaudy, qui représentait la pensée officielle des Partis communistes français
et Soviétiques : « L’humanisme marxiste, s’il ne place rien au-dessus de
l’homme, n’est pas un humanisme clos. Il entend ne limiter l’homme à aucune de
ses réalisations » (Roger Garaudy : Perspective de l’Homme, p. 316.
P.U.F. 1959).
On reconnaît
ici le projet de faire naître l’homme total cher à Karl Marx, épanoui à la fois
intellectuellement et manuellement, individuellement et socialement. Si cet
idéal a autant de succès aujourd’hui, c’est qu’il répond à l’aspiration de
centaines de millions d’hommes, insuffisamment nourris, mal logés, mal éduqués,
livrés à des dirigeants égoïstes et autoritaires.
Mais on doit
justement se demander si la théorie actuelle du Marxisme — vieille déjà de plus
d’un siècle— est capable de satisfaire aujourd’hui les besoins de l’homme en
sécurité matérielle et en activité spirituelle. En effet, ces besoins sont
devenus énormes, étant donné les succès de la Science et du Machinisme.
L’extension d’une Science et d’une Technique où triomphe l’esprit rationnel
n’emporte-t-elle pas l’espèce dans un devenir imprévisible ? Le pouvoir
créateur de l’homme n’a-t-il pas transformé d’ores et déjà la Terre en une
seule Société, animée par un seul Esprit ? Cet Esprit de l’homme ne peut
souffrir de se sentir limité, enfermé, et il n’aura de cesse que
l’éclaircissement du mystère des origines et de la fin de l’univers ne lui
découvre, en arrière et en avant, le champ d’une durée infinie… C’est le
dialogue avec l’univers et avec l’infini que recherche la pensée humaine, ce
n’est pas le combat hégélien contre une Nature hostile.
Mais
justement, est-ce que la philosophie du Marxisme officiel contemporain ne
limite pas finalement l’homme ; en arrière par la matière, et en avant par
l’idée a priori de la Société communiste ?
«
L’humanisme marxiste, écrit Garaudy, est matérialiste et communiste » (Roger
Garaudy : Perspectives de l’Homme, p. 317, P.U.F. 1959).
Matérialiste,
parce que notre origine serait la matière ; et communiste, parce que l’Histoire
nous conduirait fatalement à une société communiste. Mais n’est-il pas aussi
limitatif de faire descendre l’homme de la matière que de le faire naître de la
volonté arbitraire d’un Dieu tout puissant ? Et ce Dieu ou cette Matière, d’où
proviennent-ils à leur tour ? C’est faire reculer le problème des origines, ce
n’est pas le résoudre. L’homme qui veut connaître honnêtement le fond des
choses ne peut être ici satisfait. Et pourquoi la libération de l’espèce
devrait-elle passer nécessairement, et dans tous les pays, par une société
communiste ? De plus, vouloir pour l’avenir une société où l’homme
s’épanouisse, est-ce là un idéal capable de nous faire renoncer dans le présent
à tout orgueil, à toute injustice, à toute violence ?
En réalité,
toute rêverie sur les origines et sur la fin de l’existence humaine tend à nous
faire oublier le problème social, le problème de nos rapports actuels, qu’il
faudrait délivrer de l’orgueil et de l’exploitation. N’est-il pas évident que
la pacification des rapports humains exige la fin des conflits entre les Mythes
concernant les origines et la fin du monde ? Comment le problème des rapports
du Moi avec l’Autre, ou du Moi avec la mort pourrait-il trouver sa solution
dans quelque « matérialisme » ou dans quelque « spiritualisme » préfabriqués ?
La solution
au problème de notre existence n’est-elle pas dans l’avènement d’une reliance
concrète de l’individu avec les autres hommes et avec le monde ? Or, une telle
reliance ne saurait s’accommoder d’aucune étiquette politique ou religieuse, un
tel lien consistant dans une synthèse spontanée du moi et d’autrui, et de
l’individu à l’univers, sans arrière-pensée confessionnelle. Est-ce que l’élan
créateur, chez l’artiste ou le savant, est de droite ou de gauche ? Ainsi
l’élan d’amitié pure, l’humain originel, n’est-il d’aucune obédience.
« La théorie
des classes — écrit Garaudy — et de leurs luttes est la base de l’Histoire
marxiste » (Roger Garaudy : Perspectives de l’Homme, p. 319, P.U.F.
1959).
La matière
aurait d’abord produit la vie, dont l’évolution aurait abouti à l’homme et à la
pensée.
Ensuite, le
travail de la matière par l’homme aurait abouti à la formation des classes sociales.
Enfin, le conflit des classes sociales évoluerait fatalement vers le triomphe
politique du Prolétariat, dont sortirait, non moins fatalement, la société
communiste. L’évolution de l’univers… le devenir de l’Histoire… l’aboutissement
de la vie sur la Terre…, on a l’impression que cette immense aventure n’est pas
seulement conduite par une finalité anthropomorphe, elle est devenue une
aventure communiste !
On a vu que
Sartre refuse de se laisser avaler par ce gigantesque finalisme de la Nature,
supposé par le Matérialisme dialectique. Il s’en tient à la croyance dans le
pouvoir libérateur de l’Histoire-violente. Quant à Camus, il va plus loin
encore, puisqu’il refuse même de croire à la vertu libératrice du « devenir
historique ». Camus ne voit dans cette théorie qu’une affirmation tout juste
bonne à justifier les pires violences des nouveaux César, violences perpétrées
avec la ferveur d’un rite religieux, dès lors qu’elles vont dans le sens
supposé de l’Histoire.
Nous
touchons ici, encore une fois, au fond de l’impasse où vont buter tous les
humanismes de combat : Humanisme héroïque, Humanismes existentialistes ou
marxistes. Aucune de ces visions du monde ne tient compte du fait que l’état de
division et de compétition où l’humanité se débat depuis 4.000 ans est
aujourd’hui devenu une menace de mort pour la civilisation (À consulter : A.
Niel : La Crise de la Civilisation. Courrier du Livre). Aucune de ces
visions de l’homme ne consiste dans un progrès réel vers l’affranchissement de
notre état de division et de malheur.
Les
humanismes anthropomorphes, malgré leur valeur esthétique ou leur pouvoir
d’analyse, restent impuissants à fonder une vision du monde qui tende à
dissoudre dès aujourd’hui, les antagonismes des Nations, des classes sociales,
des Religions et des individus, une vision du monde qui incite tous les hommes
présents à s’unir dans une action fraternelle et constructive.
* * *
Qu’est-ce
qui paralyse ainsi l’imagination créatrice — morale et sociale — des penseurs
anthropomorphes ? Ne serait-ce pas justement l’Image singulière, plus ou moins
adorable, que chacun d’eux se forme de l’homme accompli, de l’homme parfait ?
Est-ce qu’un Surhomme existentialiste ou communiste ne suppose pas toujours
l’existence et le mépris des sous-hommes ? Toute religion exclusive n’a-t-elle
pas ses élus et ses exclus, ses bienheureux et ses damnés ? Cette division de
l’humain est fatale, à chaque fois que l’amitié, l’union, est projetée dans une
Idole, un Fétiche, au lieu d’être vécue spontanément, sans projection d’un
Homme-absolu.
L’échec des
humanismes anthropomorphes à unir tous les hommes actuels et réels dans une
vaste amitié ouverte et vivante, rappelle la maladresse et les chutes de
l’apprenti cycliste, parce qu’il n’arrive pas à détacher ses yeux de son guidon
et de sa roue. Il n’arrivera à garder son équilibre que lorsqu’il sera enfin
parvenu à dépasser du regard, loin en avant, son corps et sa machine,
c’est-à-dire sa propre existence figée, fétichisée.
Ainsi
est-ce, le plus souvent, une image figée de l’Homme qui empêche les rapports
fraternels entre individus réels. Comment aider les autres efficacement si on
est soi-même embarrassé par un lourd drapeau ? Comment enseigner aux autres
hommes le libre rapport fraternel, si, par nos actes et nos paroles, nous
essayons d’attirer notre prochain dans les filets de quelque Doctrine ?
C’est
pourquoi le courant des humanismes cosmologiques est aujourd’hui si important.
Une fois l’individu replacé dans l’Univers, collaborant avec l’infini et avec
tous les autres hommes, ayant retrouvé en lui la source de la Création, il se
trouve délivré de toute projection de lui-même, de tout Absolu. Il n’est plus
porté à adorer ni un Dieu transcendant, ni une humanité fétiche, parce que le
courant de la création et de l’amitié a découvert sa voie, de l’individu à
l’univers et du Moi à l’Autre Moi. Alors le pouvoir créateur infini tend à
émerger dans l’homme, l’entraînant vers la prospection indéfinie des possibles
: nouvelles formes d’art, nouvelles théories scientifiques, expériences
inédites d’amitié ouverte, au sein de la profession, de la famille, de la Cité.
En effet, plus rien ne s’oppose à la libre circulation des actes solidaires.
La Société
ouverte annoncée par Bergson s’établit d’elle-même, à partir des individus
enfin capables d’amitié pure. Voilà l’horizon social et moral que tend à
dégager l’humanisme cosmologique, dont nous allons passer en revue les diverses
orientations : Humanisme évolutionniste, Humanisme scientifique, Socialisme
humaniste, Humanisme essentiel.
5. —
RENOUVEAU ET ÉLARGISSEMENT DE L’HUMANISME CHRÉTIEN.
.
L’Évolution christique, du Père Teilhard de Chardin.
.
L’Encyclique Pacem in Terris.
Toutefois,
avant d’en arriver aux humanismes cosmologiques, il nous faut signaler une
pensée capitale, singulièrement significative de notre époque, et issue du
renouveau actuel de l’humanisme chrétien. Nous voulons parler de l’œuvre à la
fois scientifique, philosophique et mystique du Père Teilhard de Chardin [3].
Dans la
mesure où cette œuvre se propose comme une synthèse de la doctrine catholique
et de la science moderne, on peut la considérer comme un nouvel aspect de
l’humanisme chrétien. On verra même qu’il est parfois difficile de dire si une
telle œuvre est d’inspiration anthropomorphe ou cosmologique.
Le Père
Teilhard a voulu démontrer que l’évolution terrestre, la montée des espèces
successives vers l’homme, puis l’ascension culturelle de l’humanité et la
disparition finale de la Terre avaient un caractère prédestiné, puisque cette
immense aventure conduirait à l’avènement d’un Christ cosmique d’apparence
humaine, et intimement lié à l’Histoire de la terre.
Cette vision
« pan-christique » de l’Évolution reste donc bien anthropomorphe ; l’univers
ayant sa raison d’être dans l’apparition et la survie des âmes individuelles,
et son accomplissement dans le règne universel et éternel d’un Être divin,
étroitement relié, par sa destinée de Créateur et de Sauveur, à la destinée de
l’espèce humaine.
Mais, par
ailleurs, Teilhard a pensé que la foi chrétienne et la religion catholique
devaient se régénérer au contact de la Science moderne et du Transformisme ;
cette plongée du Teilhard chrétien dans le courant d’une évolution vivante,
puis historique, dont le ressort serait une pure énergie spirituelle-matérielle
sans commencement ni fin, cette plongée dans le gouffre sans fond du Réel en
devenir, donne à la pensée teilhardienne l’allure d’une pensée cosmologique.
Revenons un
moment à l’anthropomorphisme de Teilhard. On a vu comment le marxisme croit à
la marche dialectique de tous les phénomènes naturels et de toutes les volontés
humaines vers une société libre et pacifique, la société communiste. Teilhard
de Chardin, lui, fait concourir tous les phénomènes matériels et vitaux, tous
les événements, toutes les violences de l’Histoire, tous les projets
individuels, à l’avènement du Christ en tant que personne cosmique, ce qui
donne finalement une figure anthropomorphe à la création entière : « En vertu
de l’interliaison Matière-Âme-Christ — écrit Teilhard de Chardin dans le Milieu
divin — quoi que nous fassions, nous ramenons à Dieu une parcelle de l’être
qu’il désire. Par chacune de nos œuvres, nous travaillons, atomiquement mais
réellement, à construire le Plérôme, c’est-à-dire à apporter au Christ un peu
d’achèvement » (T. de Chardin : Le Milieu divin, p. 50. Ed. du Seuil).
La
Cosmogénèse — c’est-à-dire la marche en avant de l’Univers et de l’Histoire —
est essentiellement, pour Teilhard, une Christo-génèse, une marche en avant
vers le règne céleste et ultra-terrestre de Christ-Omega. Avant l’homme doué de
pensée, l’Évolution biologique résultait d’une poussée matérielle et mécanique.
Mais, à partir de l’homme, selon Teilhard, un nouveau moteur lance en avant le
progrès, c’est la conscience. Cette importance évolutive de la conscience nous
éloigne des conceptions du matérialisme dialectique, et nous rapprocherait
plutôt de J-P. Sartre.
Toutefois,
les individus, selon Sartre, sont mus par leurs besoins et leurs désirs, — et
leurs actes s’inscrivent dialectiquement dans la matière (outils, livres,
usines, villes, aménagement du milieu, institutions sociales) de façon qu’ils
participeraient atomiquement mais réellement à la marche de l’Histoire vers une
société d’hommes libérés des chaînes matérielles — alors que, pour Teilhard,
l’Histoire avance du fait d’un attrait sentimental exercé sur les individus par
un Dieu, caché pour les athées, plus ou moins éclatant pour les croyants, un
Dieu en train de se constituer comme Centre universel de conscience, et comme
principe universel d’union, à travers l’évolution douloureuse et difficile du
monde.
« Douleurs
et fautes, larmes et sang — écrit Teilhard de Chardin à la fin du Phénomène
humain — autant de sous-produits… engendrés en chemin par la Noogénèse…
même au regard du simple biologiste, rien ne ressemble autant que l’épopée
humaine à un Chemin de la Croix ».
Dans cette
conception, plus nous nous laisserions attirer, séduire par la personne du
Christ, plus nous serions unis et actifs dans l’œuvre humaine collective et
historique qui doit aider la Terre à s’acheminer vers sa fin et à passer dans
l’éternité.
Que penser
de cet humanisme original, qui se veut simultanément chrétien et scientifique ?
Nul doute que l’angle de vision ne soit plus vaste que dans la conception du
monde marxiste. Pour le passé, on remonte beaucoup plus en arrière que la
matière, jusqu’à l’action d’un principe spirituel-matériel. Et pour l’avenir,
on dépasse le projet d’une Terre libérée, noosphérisée, pour atteindre, par
delà la mort une zone d’union où les élus sont miraculeusement unis entre eux
dans le sein de Dieu, sans toutefois disparaître en tant qu’âmes individuelles.
Pourtant, il
subsiste de graves limitations, des énigmes, des inconséquences. D’où vient
lui-même le Dieu-source, et pourquoi a-t-il déclenché une si douloureuse
Cosmogénèse ? Pourquoi cet immense « Chemin de la Croix » évolutif, dont le
plus clair résultat est la haine éternelle des damnés contre les bienheureux du
Paradis ? En outre, est-ce que le caractère confessionnel d’un tel Dieu, qui
apparaît à un moment donné de l’Histoire, qui a ses peuples élus et ses fils
préférés, ne doit pas être finalement une cause de division parmi les hommes :
Chrétiens contre Musulmans, contre Juifs… et croyants contre athées ? Les
Marxistes voudraient nous persuader que l’évolution de l’univers est
matérialiste et communiste. Un Teilhard nous affirme que le devenir universel
est chrétien et même catholique. De telles déterminations ne tendent-elles pas
à s’exclure, incitant les hommes à se combattre plutôt qu’à s’unir ?
Toutefois,
l’œuvre du Père Teilhard de Chardin n’est pas seulement panégyrique. Son
immense succès est dû, justement, au fait qu’elle dépasse l’esprit
confessionnel. Cette œuvre contient même le germe d’un humanisme délivré de
l’obsession limitative et narcissique de l’humain. Teilhard ne voit-il pas la
vie « en pression partout dans l’univers » (T. de Chardin : Le Groupe
zoologique humain, 37 Ed. Albin Michel) ? N’admet-il pas l’existence
d’autres « centres cosmiques » que la terre ? L’existence perd ici la mesure
humaine, pour devenir la manifestation d’une énergie vitale sans commencement
ni fin. L’œuvre de Teilhard abonde en ouvertures lumineuses qui percent les
murailles des plus lourdes énigmes métaphysiques. Alors s’élève la voix du
mystique et du poète.
Dans le Milieu
Divin, Teilhard évoque l’éveil des individus au sentiment d’une présence universelle,
capable de les unir immédiatement entre eux dans le feu d’une communion
spirituelle vivante qui pourrait presque se passer d’étiquette religieuse
particulière : « Le Milieu Divin — lisons-nous — se manifeste à nous comme une
incandescence des nappes intérieures de l’être… »
Et voici
Teilhard décrivant l’intuition mystique : « La perception de
l’omniprésence divine est essentiellement une vue, un goût, c’est-à-dire une
sorte d’intuition portant sur certaines qualités supérieures des choses » (Le
Milieu divin, ouv. cité, p. 163).
Le
mysticisme mi-chrétien, mi-cosmologique du Père Teilhard de Chardin
annoncerait-il une sorte de crise des humanismes anthropomorphes — parmi
lesquels l’humanisme chrétien — attirés malgré eux par le grand souffle des pensées
cosmologiques ? Il se pourrait qu’en Teilhard se soit trahie l’aventure d’une
vénérable croyance traditionnelle anthropomorphe en train de s’universaliser
par le fond, sous l’influence d’un courant de pensée irrésistible d’allure
cosmologique.
* * *
Un autre
aspect du renouveau de l’Humanisme chrétien apparaît dans les tentatives
actuelles de l’Église romaine pour contribuer à la fondation de ce que Teilhard
appelait un Esprit de la Terre. L’Encyclique du Pape Jean XXIII, Pacem in
Terris — datée d’avril 1963 — est significative de cet esprit nouveau (Jean
XXIII, Pacem in Terram, Ed. Spes, Paris 1963).
Dans ce
texte fondamental, le chef de l’Église romaine dépasse de loin l’étroitesse de
vues du dogmatisme et du fanatisme religieux. N’y admet-on pas que toutes les
Cités, toutes les Croyances se trouvent aujourd’hui dans l’obligation de
collaborer au sein d’une même communauté mondiale ? La création de cette
communauté, lisons-nous, « est aujourd’hui… impérieusement réclamée par les
exigences du bien commun universel » (p. 21).
Une telle
communauté, librement constituée, aiderait à « instaurer partout la justice, la
liberté et la paix. La guerre généralisée n’est-elle pas devenue impensable ?
Cependant, l’instinct de conservation des peuples les pousse à « consacrer des
sommes énormes aux dépenses militaires » (p. 127). Ce n’est certes pas un tel
instinct qui forgera la communauté mondiale, c’est une compréhension mutuelle,
c’est l’amour mutuel : « Il est permis d’espérer — lit-on à la fin de la IVe
partie de l’Encyclique, sur l’Organisation de la Communauté mondiale — que les
peuples, intensifiant entre eux les relations et les échanges, découvriront
mieux les liens d’unité qui découlent de leur nature commune ; ils comprendront
plus parfaitement que l’un des devoirs primordiaux issus de leur communauté de
nature, c’est de fonder les relations des hommes et des peuples sur l’amour et
non sur la crainte. C’est en effet le propre de l’amour d’amener les hommes à
une loyale collaboration, susceptible de formes multiples et porteuse
d’innombrables bienfaits » (p. 127).
Dans ces
lignes résonne un noble appel à la pure fraternité. Jean XXIII s’y abstient
même de prétendre que l’exhortation à l’amour soit un enseignement réservé à
telle religion particulière. Il oppose même cet amour à la crainte,
c’est-à-dire qu’il n’y voit plus un commandement, mais une spontanéité.
On n’est
donc pas surpris que, dans le but de servir le bien commun universel — qui pose
aujourd’hui « des problèmes de dimensions mondiales » (p. 135) — les
Catholiques soient invités à collaborer avec des non-Catholiques : « Qu’ils ne
considèrent pas leurs seuls intérêts — est-il dit — et collaborent loyalement
en toute matière bonne en soi ou qui peut mener au bien » (p. 167).
Dans cette
Encyclique se manifeste un esprit d’une très grande ouverture sociale et
morale. Pourtant, on va voir que certains obstacles s’y opposent encore à un
échange complètement libre des sympathies. N’est-il pas vrai qu’une libre
amitié entre voisins, entre ouvriers et dirigeants, ne saurait être fructueuse
et prolongée que si la poursuite d’aucun intérêt égoïste — individuel ou
collectif — ne paralyse la liberté de leurs rapports ? Or, il semble que
l’Encyclique elle-même trahisse parfois la recherche d’un intérêt égotiste,
quand, par exemple, on espère que le progrès social et moral portera les hommes
« à mieux connaître le Dieu véritable, transcendant et personnel » (p. 59).
Comment
prévoir, en effet, quelles seraient les conséquences spirituelles d’une telle
Révolution : la complète interliaison des consciences, la disparition de
l’égoïsme ? On a vu que le même texte admet et encourage l’évolution de
l’espèce vers son unification morale et politique. Mais l’intérêt confessionnel
réapparaît lorsque ce progrès vers l’union est présenté comme un appel invitant
tous les hommes « à former ensemble une unique famille chrétienne » (p. 123).
N’est-il pas
certain qu’une vue complètement ouverte et désintéressée sur l’avenir serait
moins affirmative ? L’unité humaine ne demande-t-elle pas aujourd’hui à être
constituée par-dessus les communautés particulières, dans une amitié
affectivement libérée des étiquettes sociales et historiques ? L’Encyclique
elle-même ne vient-elle pas de le reconnaître ?
Ajoutons que
certaines prises de position en manière économique semblent également devoir
faire obstacle au libre jeu évolutif des rapports d’amitié — celle-ci par
exemple : « De la nature de l’homme dérive… le droit à la propriété privée… y
compris les moyens de production » (p. 39). N’est-on pas, au contraire, porté à
supposer que, dans certaines circonstances, les rapports d’une saine amitié
entre les hommes pourraient aboutir à la suppression de certaines formes
abusives de la propriété privée ?
Malheureusement,
les vues évolutionnistes d’un Teilhard de Chardin n’inspirent pas encore
suffisamment la pensée chrétienne officielle. Ne lit-on pas dans la même
Encyclique que : « L’ordre (moral) propre aux communautés humaines (est)
universel, absolu et immuable dans ses principes » (p. 51) ?
Or, tout
homme cultivé sait aujourd’hui que notre idéal de liberté et de justice était
inconnu des hommes primitifs. La personne humaine, dont l’humanisme chrétien se
fait à juste titre le héraut, n’est-elle pas une conquête de l’évolution
historique, matérielle, sociale et culturelle ? Pourquoi, dans ces conditions,
devrions-nous admettre que cette même évolution doive s’arrêter à la personne
humaine d’aujourd’hui, à cet homme qui, malgré quelques améliorations, reste
empli d’ignorances graves et marqué de terribles faiblesses ?
Nous
touchons ici, à nouveau, à la frontière qui sépare les humanismes
anthropomorphes des humanismes cosmologiques. Les premiers, du Christianisme à
l’Existentialisme et au Marxisme, s’appuient sur la croyance que l’homme d’aujourd’hui
est le point final de l’évolution biologique et culturelle. Chacun d’eux
voudrait même — dangereuse concurrence ! — que cet homme définitif se range
dans une humanité unique sous leur direction exclusive. Ces affirmations
hâtives ne sont pas sans orgueil.
Les
humanismes cosmologiques, nous allons le voir, restent ouverts sur un avenir
qu’ils ne veulent marquer au sceau d’aucune doctrine particulière. Nous allons
passer en revue les plus grands appels de ce courant de pensée essentiellement
moderne. Ces appels mettent tous au premier plan le caractère fondamentalement
créateur de l’homme, et par conséquent son pouvoir indéfiniment évolutif. Au
lieu d’apparaître comme un Absolu, l’homme actuel, délivré de sa propre image,
va se dévoiler comme une plate-forme propice au lancement d’une Histoire
nouvelle, et au départ d’une société au destin imprévisible.
II
LA DIMENSION COSMIQUE
Les Humanismes cosmologiques :
Évolutionnisme
Humanisme scientifique
Socialisme humaniste
Humanisme essentiel
6. — L’HUMANISME
ÉVOLUTIONNISTE DE BERGSON A JULIAN HUXLEY
« 1907, la
gloire de Bergson est devenue mondiale — écrit un de ses disciples. Grâce à ses
cours au Collège de France, les mondaines ont aidé à briser les murs que la
Sorbonne dressait. Mais ses idées sont entraînées dans un tumulte de passion
qu’il eût voulu leur épargner. De 1896 à 1906, une véritable guerre civile a
sévi sur la France » (Gilbert Maire : Bergson et l’Élan vital, in L’Age
nouveau, p. 75 ; ouv. cité, mars 1959).
L’émotion
ici évoquée fut soulevée par une nouvelle vision du monde, celle qui reste
exposée dans L’Évolution créatrice. Selon Bergson, l’évolution de l’univers et
l’histoire de notre planète (l’apparition de la matière, le transformisme des
espèces vivantes et leur aboutissement dans l’homme, animal révolutionnaire,
doué de conscience) auraient leur ressort dans un Élan vital qui serait une
véritable énergie créatrice, analogue à l’énergie de la pensée et qui serait
par conséquent de nature spirituelle. L’Élan vital a d’abord organisé la
matière en d’innombrables espèces vivantes de plus en plus libres, grâce au
perfectionnement du système nerveux, puis il s’est finalement épanoui dans la
Conscience et dans la liberté humaines. Mais à travers l’humanité actuelle,
l’effort de l’Élan vital pour se libérer pleinement de l’obstacle matériel
continue. Le progrès de notre adaptation au milieu n’est-il pas évident ? Le
succès des sciences et des techniques en témoigne. Malheureusement, nous
restons, dans nos rapports sociaux, les victimes de nos réflexes d’orgueil, de
peur et de violence. C’est pourquoi la fonction évolutive et « prophétique »
(représentée avant l’apparition de l’homme par certains mammifères aux membres
non spécialisés, et aux instincts mal délimités) serait aujourd’hui assurée au
niveau social, par certains individus remarquables, activement engagés dans le
combat pour libérer l’humanité de ses frontières. Ces individus, annonciateurs
d’une société ouverte et fraternelle, tendent à faire éclater les limites des
sociétés fermées et égoïstes où nous restons enfermés — comme des crustacés
dans leur carapace — sociétés qui nous contraignent à une discipline figée et
le plus souvent absurde. Ces groupements fermés, ce sont nos États, nos Classes
sociales, nos Hiérarchies, nos Religions absolutistes. Dans ces individus
ouverts, l’Élan vital, selon Bergson, émergerait dans toute sa force. C’est
pourquoi de tels individus se sentiraient animés par la plénitude de l’énergie
spirituelle fondamentale. Bergson, dans Les deux Sources de la Morale et de
la Religion, évoque cette union de l’individu avec le principe divin
universel. Dans cette union, l’individu et le vouloir universel se fusionnent,
sans que l’individu soit aboli. Au contraire, il se sent supérieurement libre :
« Maintenant c’est Dieu qui agit par (l’âme de l’individu), en elle : l’union
est totale… C’est désormais, pour l’âme, une surabondance de vie… Une
exaltation calme de toutes ses facultés fait qu’elle voit grand, et, si faible
soit-elle, réalise puissamment… » (H. Bergson : Les deux Sources de ta
Morale et de la Religion, pp. 247 49).
Par
l’inspiration, et surtout l’exemple de ces nouveaux mystiques, délivrés de
l’adoration statique d’une Image autoritaire du divin, l’humanité est invitée à
comprendre sa destination évolutive, qui est d’aboutir à une société
supérieure, où s’affirme pleinement l’activité créatrice de la conscience, dans
un climat de liberté et d’amour, pour des temps indéfinis. La société actuelle
ne serait donc pas définitive pour Bergson. Elle est traversée d’un courant
d’énergie spirituelle qui tend à la rendre de plus en plus perméable au
dialogue, à l’amitié. Bergson ne dit-il pas que l’énergie créatrice doit se
définir par l’amour ? (H. Bergson : Les deux Sources de la Morale et de la
Religion, pp. 247 49).
En quelque
sorte, nos institutions politiques et sociales rappelleraient ces inhumaines
silhouettes de pylônes et de câbles, grâce auxquels s’élance l’énergie
invisible qui permet à la Cité lointaine de s’édifier et de grandir. Elles font
songer aussi au système nerveux rudimentaire des premiers êtres vivants, à
travers lequel, cependant, la force de l’Élan vital commençait de se tracer un
chemin vers le cerveau infiniment complexe de l’homme doué de pensée.
Ainsi la
force de l’Élan vital, à travers nos institutions absurdes et cruelles,
essaierait de s’ouvrir un chemin vers une Cité harmonieusement complexe, où la
pensée de l’homme serait libérée définitivement des conflits, des violences et
des servitudes matérielles. Dans une telle société agirait en toute liberté,
avec le maximum de puissance efficace, la force créatrice d’une pensée que plus
rien ne distinguerait de l’énergie fondamentale qui sous-tend l’univers.
Profondément
universaliste, l’humanisme bergsonien est aussi radicalement cosmologique : la
matière, la vie, l’homme sont les aspects d’une immense énergie vitale qu’on ne
saurait représenter sous les traits d’aucune Image métaphysique ou religieuse,
mais seulement atteindre par l’intuition de notre Moi profond et son intime
durée. N’est-ce pas cette durée elle-même, identique à l’Élan vital, qui émerge
dans l’âme délivrée, et qui émergerait dans les masses, au sein d’une Société
sans frontières ?
Ainsi
apparaît toute tracée la ligne future du progrès humain vers une plus grande
liberté de pensée et d’action : davantage de loisirs, une éducation permanente
pour tous, la participation de tous les hommes aux joies de l’art et de la
recherche… Le but de cette libération, ce n’est pas un état de bonheur
extatique, c’est une activité cohérente de tous les hommes, dominée par
l’expression de la fonction créatrice : développement de l’amitié, initiation
aux joies de l’effort collectif, intensification de la recherche, création
technique, artistique et artisanale,.. Alors, l’humanité entière se replongerait
aux sources de la durée vivante.
« Nous y
gagnerons de nous sentir plus joyeux et plus forts — écrit Bergson —. Plus
joyeux, parce que la réalité qui s’invente sous nos yeux donnera à chacun de
nous, sans cesse, certaines des satisfactions que l’art procure de loin en loin
aux privilégiés de la fortune ; elle nous découvrira, par-delà la fixité et la
monotonie qu’y apercevaient d’abord nos sens hypnotisés par la constance de nos
besoins, la nouveauté sans cesse renaissante, la mouvante originalité des choses.
Mais nous serons surtout plus forts, car à la grande œuvre de création qui est
à l’origine et qui se poursuit sous nos yeux, nous nous sentirons participer,
créateur de nous-même » (H. Bergson : La Pensée et le Mouvant, pp.
133-134).
L’Humanisme
évolutionniste introduit en philosophie une vision du monde, à la fois adaptée
à la théorie biologique du Transformisme, et capable d’interpréter l’actuelle
crise de la Civilisation : celle-ci résulterait du fait que le progrès matériel
rend plus intenses et dangereux les conflits d’intérêts et de puissance, dans
un monde où les rapports sociaux et moraux n’ont fait, eux, aucun progrès
décisif vers l’union et l’harmonie.
C’est dans
ce dernier domaine que l’humanisme évolutionniste voudrait introduire un esprit
nouveau. Son intention est d’éveiller les hommes au sentiment que leur
conscience, leur âme, leur pensée, sont mus par un élan créateur qui anime
l’univers entier. Au niveau de culture et de puissance où l’homme est parvenu
aujourd’hui, il lui appartient d’orienter lui-même sa destinée, et de prendre
en main le gouvernail de son devenir. N’est-il pas vrai que l’énergie
spirituelle fondamentale a émergé dans la conscience ? Autrement dit, l’homme
ne peut plus compter que sur lui-même. Quelle terrible responsabilité ! Mais
aussi quelle raison supérieure de nous unir, que cette tâche magnifique :
poursuivre ensemble l’œuvre de l’univers et la faire aboutir dans une vie
terrestre harmonieuse, qui serait le prolongement et l’aboutissement de la
Création entière.
Cette vision
du monde se retrouve, avec des variantes, chez tous les penseurs
évolutionnistes ; par exemple, chez Gustave Mercier, qui publia en 1949, à 70
ans, son Dynamisme ascensionnel ; chez le penseur hindou Aurobindo
Ghose, dont la Vie Divine, publiée en 1919, annonce Teilhard de Chardin
; chez des biologistes, comme Albert Vandel et Julian Huxley. Ce dernier
représente aujourd’hui le néo-darwinisme anglo-saxon, mais il n’est plus
strictement matérialiste, comme Darwin. Selon J. Huxley, l’univers se
transforme lui-même, car il n’est pas seulement matière, mais également esprit.
« Le cosmos entier — écrit-il — dans son immensité effrayante se compose d’une
même étoffe du monde » (Voir L’Age nouveau, ouv. cité, p. 28, n° 106).
Cette étoffe
du monde serait donc simultanément matérielle et spirituelle. Ce tissu
fondamental, à un premier niveau, constitue la matière inanimée, d’où émerge
peu à peu l’être vivant, qui évolue jusqu’au moment où apparaissent la pensée
et la conscience. Cette montée de la vie vers l’homme n’est pas destructrice
des niveaux d’existence antérieurs — animalité et matière —; pas plus que
l’émergence du sommet d’une montagne à travers une mer de nuages ne suppose la
destruction de sa base et des pentes intermédiaires. L’homme ne reste-t-il pas,
aujourd’hui même, le contemporain d’animaux, de végétaux et de minéraux qui
l’ont précédé sur la Terre, et qui ont rendu possible l’ascension vers la
pensée ? Ce phénomène se reproduit d’ailleurs à l’échelle cosmique, puisque la
Terre actuelle reste la contemporaine du milieu stellaire primitif où s’est
lentement poursuivie son ascension vers la vie et la pensée.
Il est
probable qu’en d’autres parties de l’univers, d’autres planètes ont commencé à
leur tour la même ascension, étant destinées à nous relayer dans l’avenir,
quand la terre devra disparaître. Nous sommes devant le spectacle d’un
perpétuel recommencement de la vie et de la pensée, l’univers produisant des
mondes habités d’êtres conscients, comme un arbre produit successivement à chaque
saison nouvelle ses fleurs et ses fruits. Mais l’univers serait un arbre
immortel, au feuillage indéfiniment persistant.
À la source
de cet immense devenir, il y aurait un courant d’énergie de nature spirituelle
; cette énergie s’exercerait de manière différente aux divers niveaux du Réel —
matière, vie, pensée, société fermée, société ouverte — mais il y aurait une
tendance permanente vers plus de conscience et de liberté.
Cette idée
de divers paliers d’organisation de la matière est fondamentale dans la
biologie contemporaine. Notre humanité actuelle appartiendrait elle-même à un
certain niveau d’organisation de l’Étoffe cosmique, correspondant à un certain
degré de conscience et de liberté. On comprend alors que nous sommes encore
trop menacés par nos propres conflits, pour que nous puissions prétendre avoir
atteint un niveau d’organisation social et biologique supérieur.
Songeons à
une belle œuvre d’art — par exemple à l’Enseigne de Gersaint de Watteau — ou
bien imaginons le plus puissant et le plus perfectionné de nos moteurs. Quel
chemin à parcourir avant que le gouvernement et l’éducation de notre espèce,
avant que la vie économique de notre planète, aient atteint ce niveau de
perfection esthétique ou technique ! Mais l’accès à un niveau supérieur du Réel
est toujours difficile : « Le passage à un nouveau palier évolutif, écrit
Albert Vandel, c’est une rénovation entière de la totalité de l’organisation »
(Voir L’Age nouveau, ouv. cité, p. 27, n 105).
Nous
comprenons mieux alors l’actuelle imperfection de l’homme. Nos injustices, nos
violences témoignent que l’énergie spirituelle n’a pas encore complètement
émergé dans une société humaine super-organisée, ayant atteint le palier
supérieur de l’unité humaine. Normalement donc, l’ascension biologique, puis
matérielle et culturelle de notre espèce devrait préparer un accomplissement
final de l’homme, dans un être où le pouvoir créateur de l’esprit ait
complètement éliminé les forces de destruction. Ici apparaîtrait un nouveau «
palier d’organisation » mental et social, où régnerait un ordre moral sans
conflit ni frontières.
Les penseurs
évolutionnistes croient que l’homme est doué d’immenses possibilités de
transformation individuelle et sociale, et qu’il pourrait devenir très
supérieur à ce qu’il est aujourd’hui. Ce point de vue les distingue
radicalement des penseurs du Christianisme, du Marxisme officiel et de
l’Existentialisme, pour lesquels l’homme d’aujourd’hui est un être définitif,
qui pourrait être sauvé ou délivré, mais non pas transformé, métamorphosé,
dépassé.
Julian
Huxley, lorsqu’il propose de fonder une « science des possibilités humaines »
(Voir L’Age nouveau, ouv. cité, p. 36, n 106), nous invite à travailler à la
tâche qu’il croit la plus urgente : aider l’homme actuel à passer à un niveau
supérieur de relations sociales et de conscience métaphysique.
Plus que
tous les autres humanismes déjà étudiés, l’Humanisme évolutionniste nous convie
à nous unir, sans que nous ayons pour cela à nous refermer sur une croyance
nouvelle. Nous devons nous unir parce que nous vivons tous la même aventure
évolutive. L’exhortation à l’unité humaine ne cherche plus ici à se prévaloir
d’aucune étiquette idéologique ou religieuse. On part simplement du fait que,
dans tous les hommes, tend à émerger dans sa plénitude spirituelle et créatrice
l’énergie fondamentale qui anime la nature et la vie. En même temps, l’homme se
découvre un rôle dans l’univers : en participant à l’acte créateur profond qui
sous-tend la nature, il tend à faire progresser l’ordre matériel et vital, sans
lequel l’esprit n’aurait plus de support.
Tout être
humain contribue donc à ce que la Terre puisse devenir un jour, par sa
perfection, un des piliers de l’Être universel et sans fin.
Nous avons
comparé plus haut l’univers à un arbre immortel, dont les fruits successifs
seraient les planètes habitées et mortelles. Peut-être vaudrait-il mieux parler
d’une forêt d’étoiles où les mondes naîtraient et s’épuiseraient
successivement, de sorte que la forêt immense, l’univers, ne pourrait jamais
mourir. Chaque individu n’a-t-il pas, en lui la conscience qu’alimente
indéfiniment la renaissance des êtres et des mondes ? Ainsi, chacun peut-il se
sentir participer à l’être immortel, sans qu’on ait besoin de préciser les
aspects futurs de cette immortalité. Selon Bergson, la conscience déborde
infiniment les limites du cerveau individuel, de sorte que, dans la mort, c’est
seulement un support provisoire de cette conscience qui disparaît.
« L’unique
raison de croire à l’extinction de la conscience après la mort — écrit-il dans l’Énergie
spirituelle — est qu’on voit le corps se désorganiser, et cette raison n’a
plus de valeur si l’indépendance de la presque totalité de la conscience à
l’égard du corps est, elle aussi, un fait que l’on constate » (Cité dans La
Pensée de Bergson, par François Meyer, p, 45 – Bordas).
La
fraternité à laquelle nous invite l’Évolutionnisme tire sa justification à la
fois de l’unité de la conscience, de l’unité de la vie et de celle du cosmos.
Élever une famille sans intention égoïste ni autoritaire, exercer une
profession par vocation profonde, participer sans ambition au gouvernement de
la Cité, en cherchant à y faire régner l’esprit de justice, c’est en même temps
faire avancer l’évolution de l’espèce, et c’est contribuer à maintenir l’ordre
infini de la Création. Il y a certainement un facteur d’union
quasi-irrésistible dans le sentiment de cette grandiose tâche collective.
N’oublions
pas cependant que l’individu concret a sa vie dans le présent. Comment
garderait-il toujours devant les yeux la perspective d’une tâche aussi vaste ?
On aimerait pouvoir redescendre au niveau d’une plénitude plus familière que le
sentiment un peu exalté de cette immense aventure cosmique. Quel rapport le feu
d’artifice des galaxies a-t-il avec notre souci du pain quotidien, nos
difficiles amitiés, les injustices, les guerres, la souffrance, la mort ?
On comprend
que L’humanisme évolutionniste aurait besoin d’être complété par des notions
plus concrètes, capables de diriger les hommes dans leur action quotidienne, en
leur proposant une morale et un art de vivre adaptés à notre monde. Mais nous
allons voir que L’humanisme cosmologique n’a pas dit son dernier mot avec
l’Évolutionnisme. Il existe notamment un humanisme essentiellement moderne, qui
semble tout prêt à répondre aux exigences concrètes de l’action quotidienne,
c’est L’humanisme scientifique. Voyons quelles sont les grandes directives de
son enseignement.
7. —
L’HUMANISME SCIENTIFIQUE de Joliot-Curie, Bachelard, Einstein et Louis de
Broglie
On peut voir
dans l’Humanisme scientifique une réponse aux attaques injustes de certains
penseurs — comme Bernanos et Unamuno — contre le machinisme et la culture
scientifique. Il est certain que la science est devenue une menace pour la
civilisation — en développant le pouvoir meurtrier des armes détenues par des
gouvernements irresponsables ; en favorisant une exploitation anarchique des
richesses de la planète, etc…
Mais la
Science n’est pas elle-même responsable des fléaux qu’elle menace de déclencher
sur l’humanité. Les responsables sont l’égoïsme et la volonté de puissance, qui
détournent les plus grandes inventions du génie humain pour les faire servir à
des buts militaires, ou bien aux intérêts insatiables du confort et de la
vanité.
Il serait
d’ailleurs tout à fait impossible de renoncer aujourd’hui aux acquisitions de
la Science. Sans les machines et les techniques, l’humanité souffrirait
aussitôt de pénurie dans tous les domaines : insuffisance des communications,
raréfaction des vêtements et de la nourriture, les masses privées de journaux
et de livres. Ajoutons que de graves maladies n’ont pas encore été vaincues et
que 3 hommes sur 4 ne mangent pas à leur faim.
Certains
savants ajoutent qu’il faut prévoir également le cas où nous serions soudain
menacés par quelque maladie inconnue : « Une bactérie peut, demain, s’attaquer
à l’espèce humaine — écrit Joliot-Curie — et tenter de la détruire, comme
d’autres espèces qui ont déjà disparu. Il existe une espèce d’herbe, le
zooster, qui, en deux ans, a presque complètement disparu de toutes les côtes
du globe. Cet accident qui a frappé une herbe peut, demain, s’abattre sur
l’homme. Pour pouvoir combattre efficacement ces fléaux éventuels, il nous faut
accumuler une réserve considérable de résultats scientifiques. Non seulement il
serait fou de vouloir de nouveau enchaîner Prométhée, mais il nous faut, au
contraire, appliquer l’esprit scientifique pour trouver des solutions aux
difficiles problèmes de notre existence présente » (Conférences de l’UNESCO.,
Ed. Fontaines, 1947).
Ce n’est pas
l’esprit de Prométhée, ce n’est pas l’esprit scientifique qu’il convient
aujourd’hui d’enchaîner, c’est l’esprit de violence, c’est la haine mutuelle
des hommes. Mais ici même l’esprit de la science n’est-il pas un précieux
exemple ? Ne suppose-t-il pas l’absence de parti-pris personnel, l’humilité
devant les faits ?
Gaston
Bachelard évoque, dans son ouvrage Le Nouvel Esprit Scientifique,
l’aventure du physicien britannique J. Thomson, « plein d’enthousiasme pour
l’œuvre de son fils révélant que les électrons en mouvement constituent des
ondes… », alors que lui-même avait travaillé toute sa vie à prouver que les
électrons étaient des corpuscules.
Et Bachelard
conclut : « Du père au fils on peut mesurer la révolution philosophique que
réclame l’abandon de l’électron comme chose ; on peut apprécier le courage
intellectuel nécessaire à une telle révision du réalisme. Le physicien a été
obligé trois ou quatre fois depuis vingt ans de reconstruire sa raison et,
intellectuellement parlant, de se refaire une vie » (Panorama, ouv. cité, p.
753).
Ce
désintéressement devant les faits, qui dissout l’égoïsme et les préjugés de la
passion est une des leçons majeures de l’esprit scientifique. N’est-ce pas
également un caractère essentiel de toute vérité scientifique, que d’unir tous
les hommes dans une même adhésion, par-dessus les frontières où s’enferment les
Races, les Nations, les Classes sociales et les Religions ? Un médicament
nouveau guérit une maladie cruelle ; une formule mathématique interprète une
nouvelle catégorie de phénomènes, et l’adhésion est tout de suite universelle.
« La Science
est, écrit Joliot-Curie, et c’est l’un de ses plus hauts titres, un élément
fondamental d’unité entre les pensées des hommes dispersés sur le globe. Il
n’est pas selon moi, d’autre activité humaine dans laquelle l’accord entre les
hommes soit toujours aussi certainement acquis. L’observation scientifique se
traduit par les mêmes réactions de pensée quelles que soient la longitude et la
latitude. Et on pourrait se demander s’il n’en serait pas également de même
chez d’autres êtres vivants de notre univers, s’ils existent, si différente de
la nôtre que puisse être leur forme, du moment où ils seraient dotés de la
faculté de penser, c’est là l’universalité de la Science » (Panorama, ouv.
cité, p. 753).
On pourrait
aller plus loin encore, en faisant remarquer que la Science ne relie pas seulement
entre eux les hommes, mais qu’elle les suppose eux-mêmes reliés à l’univers, à
l’infini, au mystère des choses. La Science est, en quelque manière relieuse,
c’est-à-dire religieuse. Est-ce que la vérité sur l’univers ne vient pas au
savant comme une parole révélée, dictée par une faculté mystérieuse ? Einstein
lui-même disait : « Le fait que (le monde) est compréhensible est un miracle »
(Al. Einstein : Conceptions scientifiques, morales et sociales, p. 56
Flammarion).
L’homme
primitif se sentait relié à l’infini par de troubles sentiments de crainte et
d’espérance. Einstein maintient sa méfiance à l’égard de certaines croyances
modernes en un Dieu personnel, mis à la tête de la Création par des individus
plus désireux de se faire craindre et obéir, que soucieux de dégager la vérité
sur l’homme et sur le monde.
« La
principale source des conflits… entre la religion et la Science — écrit
Einstein — se trouve dans ce concept d’un Dieu personnel… Dans leur lutte pour
le bien moral, les ministres de la religion doivent avoir la hauteur de vue
d’abandonner la doctrine d’un Dieu personnel… cette source de crainte et
d’espérance qui rendait dans le passé les prêtres si puissants » (Id. : pp.
25-27).
L’humanisme
scientifique affirme que la vérité sur l’homme, sur l’infini, sur la mort, ne
saurait être terrifiante. Il la croit au contraire sérénifiante. Joliot-Curie
écrit : « Je dirai que la pure connaissance scientifique nous apporte la paix
de l’âme en chassant les superstitions, en nous affranchissant des terreurs
invisibles, en nous donnant une conscience de plus en plus exacte de notre
situation dans l’univers » (Panorama, p. 753).
Nul doute
que la morale de la Science ne soit une morale de l’union — union des hommes
entre eux, union entre l’homme et l’infini — c’est-à-dire une morale vraiment
humaniste. Voyons maintenant quelle est sa philosophie.
On doit à
Copernic et à Galilée et d’avoir délogé l’homme de sa position illusoire au
centre de l’univers, en démontrant que la Terre tournait autour du soleil. Puis
Lamarck et Darwin ont accrédité la notion d’une vie en évolution et d’une
humanité en devenir, notion qui détruit la légende d’une humanité immobile dans
le temps.
Or, une
troisième leçon d’humanisme cosmologique nous est donnée par la physique contemporaine,
pour laquelle la connaissance scientifique ne provient pas uniquement de
l’initiative humaine, mais d’une sorte de travail intime de l’étoffe
essentielle du monde.
Pour l’homme
primitif, et pour certains philosophes modernes — comme Hegel et Sartre —
percevoir un objet, ou connaître une vérité scientifique, cela revient toujours
à prendre pour soi, à s’emparer. Le sorcier et Fai chimiste étaient déjà
respectés pour leurs pouvoirs sur les forces de la nature.
Jean-Paul
Sartre écrit, de nos jours encore : « Le connaître est une modalité de l’avoir
» (L’Être et le Néant, p. 507).
Cette
conception suppose une sorte de combat entre le sujet et l’objet, entre
l’individu et le monde. De même suivant l’idéalisme, le sujet, la connaissance,
ne saisit que des idées, des fantômes engendrés par l’esprit qui semble tout
puissant ; par contre suivant le réalisme et le matérialisme, il existe
vraiment une réalité indépendante de l’esprit, et celui-ci est alors
complètement subordonné.
Or, ces
disputes traditionnelles sont aujourd’hui dépassées par la réflexion sur les
méthodes de la science. Le sujet et l’objet, l’individu et le monde
apparaissent de plus en plus, pour le savant moderne, comme les deux faces d’un
phénomène complètement original, le pouvoir de connaître, la faculté de
connaissance. Celle-ci jaillit au contact de l’homme et du monde, de même que
surgit un arc-en-ciel au contact du soleil et des nuages.
Il n’y a
donc pas de réalité objective absolue. Quand on photographie un atome, on
l’éclaire, mais en le bombardant de photons, on le dérange, on le déplace ; la
photographie obtenue constitue seulement une synthèse de l’esprit-sujet et du
réel-objet. Mais il n’existe pas non plus de sujet absolu. Aucun homme ne peut
s’abstraire de son rapport avec le monde. Devant les caractères d’une écriture
inconnue, l’ignorant ne devient pas un pur sujet devant un objet complètement
mystérieux. Il reste un sujet dans le monde, et il constate : je vois des
traits, des points, des triangles… Il y a toujours un échange, un dialogue, un
rapport constructif avec le monde même dans l’ignorance et terreur.
Cette leçon
de la Science, le physicien Heisenberg l’a résumée ainsi : « La connaissance
des atomes et de leur mouvement « en soi », écrit-il, …n’est… plus le but de notre
recherche… nous nous trouvons … au sein d’un dialogue entre la nature et
l’homme » (Heisenberg : La Nature dans la Physique contemporaine, in
Planète, n° 5, p. 25).
Plus
d’opposition, plus de combat du sujet et de l’objet, de l’homme et de la
nature, mais une collaboration. Est-ce qu’une maison, une route ne sont pas des
synthèses de la matière brute et de l’homme qui les a construites ? Ainsi toute
perception, toute connaissance, seraient-elles des synthèses du sujet et de
l’objet. Selon Hegel et Marx, l’union de l’homme et de la nature devrait se
produire dans l’avenir au terme dialectique de l’Histoire. Au contraire, la
philosophie de la science nous révèle que la synthèse homme plus nature a lieu
dès aujourd’hui. Ce qui n’a pas lieu, ce qui nous manque, c’est la synthèse,
c’est l’union constructive, socio-synthétique, entre les hommes eux-mêmes.
Il est donc
vrai que la Science nous offre le modèle d’une activité et d’une morale
supérieures. Désintéressement, objectivité, communion : n’est-il pas évident
que la pratique de ces vertus, au niveau politique et social, aurait les
conséquences les plus heureuses pour la paix et la justice ?
* * *
On peut
toutefois douter que la communion spirituelle pratiquée par une équipe de
savants, soit directement transposable dans les rapports moraux — par exemple
entre directeurs et ouvriers, professeurs et étudiants, parents et enfants. En
effet, ces personnes ont entre elles des rapports intersubjectifs directs, qui
ne sont plus conditionnés par un travail pratique immédiat. Partager des
profits industriels entre directeurs, ingénieurs et ouvriers, n’est-ce pas —
exclusivement — un problème de rapports directs entre personnes ? Or, les
rapports interpersonnels directs constituent justement aujourd’hui le plus
grand problème de l’homme.
La
solidarité humaine dans le dur travail collectif rappelle l’amitié indirecte
des hommes face à l’univers inhumain, invoquée par Albert Camus. À ce type de
solidarité, il manque l’étincelle chaleureuse, le don gratuit de soi-même et la
communion profonde des personnes.
Même rapport
un peu froid entre l’homme et l’infini dans L’humanisme scientifique. Louis de
Broglie compare l’effort de l’homme actuel, dans ses rapports avec le monde, à
celui d’un artisan solitaire travaillant à une tapisserie de hautelice. Seul
lui apparaît l’envers de son ouvrage ; l’endroit ne lui sera dévoilé que le
jour où l’ouvrage pourra être retourné et contemplé en face.
« Peut-être,
dit Louis de Broglie, sommes-nous victimes d’une illusion et attribuons-nous trop
d’importance à l’espace et au temps, simple cadre de nos perceptions… L’ouvrier
qui, face au revers de son ouvrage, tisse une tapisserie de haute-lice,
pourrait ne pas se rendre compte de l’œuvre réelle qu’il accomplit, mais il
s’en apercevrait le jour où il pourrait retourner son ouvrage et le contempler
en face. Ainsi la pensée humaine… apercevra-t-elle peut-être un jour au-delà
des lisières de l’espace et du temps le véritable sens de l’œuvre que (poursuit
l’effort de la vie) » (Pathé Marconi : Le dernier Message de Louis de
Broglie – disque).
Nul doute
que la vision de cet immense effort collectif ferait apparaître plus vaines que
jamais toutes les frontières qui divisent l’espèce. Il semble cependant que le
souffle intersubjectif de l’amitié doive prendre sa source ailleurs que dans la
vision d’un travail commun. On a vu que le véritable rapport moral consiste
dans une relation directe entre les personnes. Le rapport constructif entre les
sujets a ses exigences propres. Qu’on l’appelle amour, amitié pure,
socio-synthèse, relation humaine fondamentale, ce rapport apparaît indépendant
de la simple solidarité pratique, ou de la simple communion devant le danger.
Ici, deux
courants de recherche, retiendront notre attention. D’une part, un Socialisme «
humaniste », vision entièrement renouvelée de la doctrine socialiste, dans le
prolongement du socialisme idéaliste français ; d’autre part, un humanisme que
nous qualifierons d’essentiel, parce qu’il recherche les conditions d’une
harmonie fondamentale des personnes par-delà les frontières de l’espace et du
temps.
8. — LE
SOCIALISME HUMANISTE de Proudhon à Jaurès, Charles Andler et Erich Fromm
Nous avons
déjà parlé d’une certaine doctrine socialiste, et nous l’avons classée parmi
les humanismes anthropomorphes. Il s’agissait du socialisme dit matérialiste
(matérialisme historique et matérialisme dialectique de Karl Marx, Engels et
Lénine). Ce matérialisme assigne à l’Histoire une évolution fatale, ayant sa
route tracée d’avance vers l’unité et la liberté humaines. Aussi, un tel
matérialisme ne demande-t-il à l’homme qu’un minimum d’intervention créatrice.
Une fois que l’individu a compris le mécanisme de l’Histoire (évolution des
modes de production, théorie de la plus-value, conflit des classes sociales),
son action devient celle d’un rouage conscient du devenir historique : on agit
suivant les directives du Parti, dans le sens supposé d’une plus grande
efficacité de l’action révolutionnaire.
Au
contraire, le socialisme humaniste dont nous allons parler n’est pas
anthropomorphe ni anthropo-finaliste. Il ne croit pas que le « devenir
historique » (la suite des révolutions et des guerres) soit une marche fatale
vers l’unité humaine et la liberté. Il affirme au contraire que la paix et la
justice ne sauraient triompher que si l’homme intervient et innove de toute la
force de ses énergies créatrices.
Le
socialisme matérialiste affirme que l’histoire violente, avec ses guerres, ses
conflits sociaux, ses révolutions, avance fatalement vers la justice et la
paix.
Le socialisme
humaniste affirme au contraire qu’il faut commencer par établir un esprit de
paix et de justice. Sans une telle humanisation du rapport social spontané, les
conflits de classe et l’exploitation de l’homme par l’homme réapparaîtront
toujours sous une forme ou sous une autre. Il ne s’agit plus d’obéir aux lois
d’un devenir empli d’une cruauté bénéfique, il s’agit de désobéir à une
fatalité inhumaine, en créant par la force de l’invention un ordre social et
une culture délivrés des conflits, des inégalités et des violences.
Le
socialisme matérialiste ne demande à l’individu, pour l’instant, qu’un minimum
d’initiative, de création et de fraternité. Ces qualités proprement humaines
s’épanouiront plus tard, dans une société qu’il nous faut préparer dans la discipline
et, s’il le faut, par la violence.
Au
contraire, le socialisme humaniste demande dès aujourd’hui à l’individu le
maximum de lucidité, d’invention et de chaleur fraternelle. En quelque manière,
il faut planter immédiatement la graine qui donnera naissance un jour à l’arbre
gigantesque de la société universelle. Cette semence, c’est l’amitié pure ;
c’est le rapport direct d’union fraternelle d’un individu à l’autre. Mais se
conduire en homme fraternel est justement le problème moral et social le plus
difficile à résoudre. Spontanément, les individus entrent en conflit au lieu de
pratiquer l’amitié, que ce soit dans la famille, dans la profession, dans la
Cité. Il existe une aliénation ségrégative spontanée de l’homme social, qui
suscite aussitôt le supérieur et l’inférieur, l’ami et l’ennemi, le puissant et
le faible. N’est-ce pas justement fuir devant ce problème, que de compter sur
l’Histoire pour le résoudre ? En réalité, la plupart des doctrines politiques,
morales et religieuses ne cherchent pas à guérir l’homme de son aliénation
ségrégative. Elles exploitent, le plus souvent, cette aliénation : en flattant
le goût de la compétition, l’orgueil, la vanité, la volonté de puissance. Les
Gouvernements promettent la puissance nationale, les Partis recherchent la
supériorité politique, les Morales font miroiter le succès et les récompenses,
pour ce monde ci ou pour l’autre. Mais aucune de ces doctrines ne recherche
honnêtement à propager un art de vivre qui satisfasse pleinement la nature
sociale et créatrice de l’homme, son besoin d’un rapport d’union fraternelle
avec les autres hommes, avec la nature et avec l’infini.
Dans ces
dernières lignes, nous avons sans le vouloir résumé le programme du Socialisme
humaniste. Le vrai progrès, pour cette doctrine humanitaire, tend à satisfaire
à la fois les besoins matériels de l’homme, et les exigences de sa nature
consciente : besoin de l’individu d’exister en tant que personne, mais besoin
aussi de se dépasser dans le rapport solidaire avec les autres, et dans la
pensée sereine de la mort ; besoin d’inventer, mais aussi besoin d’aimer ;
besoin d’initiative personnelle, mais aussi besoin de se sentir participer à
l’effort de l’espèce et au devenir de l’univers.
L’idée de
liberté, tant de fois invoquée par les moralistes, les philosophes et les
idéologies révolutionnaires, apparaît dès lors sous un jour complètement
nouveau. La notion commune de liberté a toujours trahi un certain désir de
puissance. Pour l’homme asservi, la liberté, c’est son désir aveugle de revanche
sur le Maître. Pour le moraliste, la liberté, c’est le pouvoir de vaincre le
mal, et une telle victoire octroie la supériorité sur les faibles, sur les
vicieux, sur les méchants.
Une certaine
liberté, inconsciente de sa contradiction, est ici revendiquée comme une
revanche ou un pouvoir supérieur sur d’autres hommes. Cela explique que la
Révolution française ait pu aboutir à la dictature de Napoléon, puis à
l’hégémonie de nouvelles classes sociales, et que le Manifeste Communiste ait
pu conduire à la dictature de Staline et à de nouvelles hiérarchies
autoritaires : une liberté de revanche et de puissance a été revendiquée, puis
obtenue par tous les moyens, mais la véritable amitié, la communion
constructive, n’a pas été réalisée.
N’est-il pas
évident que le besoin réel de liberté n’a rien à voir avec un désir égoïste ? —
Qu’est-ce que la liberté, sinon le pouvoir de s’épanouir jusque dans le rapport
social le plus complet, où l’individu soit capable de se dépasser dans une
conscience supérieure ? — Qu’est-ce que la liberté, sinon la plénitude du
pouvoir humain de connaître, d’agir et d’aimer ?
Proudhon a
écrit que la liberté, ce n’est pas le droit pour chacun de faire ce qu’il veut
; sinon, dit-il, « L’existence d’un seul individu sur toute la face du globe
donnerait ainsi l’idée de la plus haute liberté possible » (Proudhon : Confessions
d’un Révolutionnaire, 1849).
Je suis
libre de la vraie liberté si je peux échanger des idées avec les autres, si je
peux recevoir gratuitement leur aide. « Liberté et solidarité, dit encore
Proudhon, sont termes identiques » (id.).
Même idée
d’une liberté-reliance chez Bakounine : « Je ne suis pas un être libre —
écrit-il — si les autres hommes ne le sont pas ». En effet, comment puis-je
dialoguer, inventer, être pleinement actif et épanoui, si je vis au milieu de
gens égoïstes et ambitieux ?
« Pour être
libre, écrit encore Bakounine, j’ai besoin de me voir entouré et reconnu comme
tel, par des hommes libres. Je ne suis libre que lorsque ma personnalité, se
réfléchissant, comme dans autant de miroirs, dans la conscience également libre
de tous les hommes qui m’entourent, me revient, renforcée par la reconnaissance
de tout le monde. La liberté de tous, loin d’être une limite de la mienne,
comme le prétendent les individualistes, en est au contraire la confirmation,
la réalisation et l’extension infinie. Vouloir la liberté et la dignité humaine
de tous les hommes, voir et sentir ma liberté confirmée, sanctionnée,
infiniment étendue par l’assentiment de tout le monde, voilà le bonheur, le
paradis humain sur la terre » (Bakounine : Deuxième conférence aux ouvriers
de Saint-Imier. Cité dans Les Cahiers du Socialisme libertaire, n° 36).
On pourrait
dire que le socialisme humaniste est moins une requête agressive de liberté
qu’une recherche positive de la pleine socialité de l’homme. Cette recherche a
des bases concrètes : elle part du fait que le caractère social, la joie du
rapport social ouvert, font essentiellement partie de la nature humaine, au
même titre que le caractère conscient et créateur. On comprend pourquoi cette
doctrine se prétend en progrès sur la Déclaration des Droits de l’Homme de
1789, strictement individualiste. Quelles sont les origines historiques du
socialisme humain, comme l’appelle Jaurès (Jean Jaurès, P.U.F., p. 42) ?
Le
socialisme humaniste contemporain a son origine dans le socialisme idéaliste
français. C’est en France qu’eût lieu la première grande révolution politique à
caractère individualiste et libéral, mais c’est également en France qu’on a
découvert l’homme social, le socius, qui dépasse l’individu par son importance
économique et culturelle.
Saint-Simon,
Charles Fourier et Proudhon ont appuyé leurs théories sur l’existence de cet
homme social, révélée par le mode industriel de production : la vie collective
est une source particulière de richesses, dont tous les hommes devraient
pouvoir profiter, grâce à une juste répartition. Poursuivie dans cette
direction, la pensée socialiste (ce terme est devenu courant vers 1840) aurait
abouti à l’analyse de l’esprit de compétition et de puissance, qui fait
obstacle aux rapports de fraternité et de justice. Malheureusement, l’idéal
socialiste a dévié dans les Idéologies autoritaires, notamment avec le
matérialisme historique, qui attribue un rôle bénéfique à l’Histoire violente.
On ne peut
nier que Marx ait entrevu la vérité sur l’homme aliéné, coupé simultanément de
l’autre homme et du monde matériel, par le conflit des intérêts économiques.
Malheureusement,
Marx n’a pas
compris que cet homme aliéné est capable dès aujourd’hui d’activités créatrices
et productives — sans lesquelles il n’y aurait ni sciences ni techniques. Karl
Marx a réduit arbitrairement l’homme actuel à son activité aliénée, solitaire
et conflictuelle ; il n’a fait aucune confiance à l’initiative morale, à la
force créatrice de l’amitié, c’est pourquoi il a donné tant d’importance à la
dictature centralisatrice de l’État prolétaire.
Le
Socialisme humaniste croit au contraire qu’il faut appuyer tout progrès social
sur les forces réelles de fraternité, qu’il faut réveiller dans les hommes par
la parole et l’exemple. Un tel socialisme a trouvé son affirmation explicite
chez Jean Jaurès.
Jaurès
croyait à la possibilité, pour l’esprit, de s’élever immédiatement au niveau de
la liberté. « Ce n’est pas seulement par la force des choses — écrit-il — que
s’accomplira la Révolution sociale. C’est par la force des hommes, par
l’énergie des consciences et des volontés… le niveau moral de la société
communiste de demain sera marqué par la hauteur morale des consciences
individuelles dans la classe militante d’aujourd’hui » (Panorama…, p. 266).
Voici
quelques lignes d’un collaborateur de Jaurès, Charles Andler, où celui-ci
définit ce qu’il appelle le socialisme pur. « La défense de l’individu —
écrit-il — contre l’oppression collective (de la religion, du gouvernement, du
capitalisme)… n’est qu’une doctrine négative. Les idées de droit, de justice,
d’égalité par lesquelles elle s’exprime, laissent les hommes dans un état
d’antagonisme, de raidissement et de sécheresse qui n’est pas un idéal
suffisant » (Vocabulaire philosophique de Lalande, mot socialisme).
Comment nier
que les travailleurs ne soient dans l’obligation actuelle de lutter afin
d’obtenir un salaire suffisant ? Mais, de l’avis de Ch. Andler, les programmes
socialistes ne devraient pas se borner à ce genre de revendications
matérielles, ils devraient rayonner une amitié communicative, se faire l’écho
de rapports humains ouverts au niveau des travailleurs eux-mêmes. « Le vrai
socialisme — écrit Andler — croit possible d’atteindre un état de spontanéité,
de confiance, de joie, il ne réclame la liberté et l’égalité que pour atteindre
à la fraternité ».
C’est
toujours la même idée, que la conscience créatrice et fraternelle doit
s’exprimer dès maintenant, qu’elle ne doit pas se résigner à attendre un monde
meilleur. Par exemple, dès aujourd’hui, le travailleur doit requérir un travail
intéressant, qui ne fasse pas de lui un robot, même si ce robot est bien payé
et bien nourri : « Le vrai socialisme, écrit à ce propos Ch. Andler dans le
même texte, (ne) considère (pas) le travail comme une valeur marchande qu’il
faut payer à son juste prix, mais comme la participation volontaire à une œuvre
collective, (comme) la transformation humaine des choses… Il conçoit le rapport
normal de l’ouvrier et de son travail par analogie avec l’attitude de l’artiste
et du savant ».
L’existence
d’une conscience créative dans l’homme est ici explicitement reconnue. C’est à
une telle conscience, c’est à l’activité saine dans l’homme qu’il faut faire
confiance dès aujourd’hui, plutôt qu’à la croyance dans une fin suprême de
l’Histoire. Ce point de vue trouve une confirmation inattendue dans un courant
nouveau de psychanalyse qui s’est développé aux États-Unis, et dont l’aboutissement
remarquable est la Psychanalyse humaniste d’Erich Fromm.
***
Suivant
l’école de Psychanalyse dite « culturaliste », le milieu culturel réagit
constamment sur la psychologie de l’individu (le milieu culturel, c’est-à-dire
les habitudes morales, les institutions politiques, le régime économique).
C’est à partir de ce phénomène qu’Erich Fromm a expliqué l’angoisse de l’homme
moderne.
Au
Moyen-Âge, les croyances religieuses n’étaient pas mises en doute, car la
société était solidement structurée. Aujourd’hui, au contraire, l’individu est
jeté dans la vie comme un être solitaire qui doit lutter pour son existence
dans un monde instable, d’où son anxiété. Mais Fromm ne pense pas que nous
devions retrouver la sécurité dans un nouveau système rigide de croyances et de
hiérarchies. Il ne s’agit pas de revenir en arrière, mais d’aller en avant.
L’individualisation de l’homme était fatale, étant donné le progrès culturel et
Raffinement de la raison. Mais la même culture qui a fait de l’homme grégaire
un individu, n’est pas encore capable de relier entre eux ces super-individus,
par une éducation à la communion ouverte, par un entraînement à la reliance
spontanée. C’est pourquoi l’individu, qui n’a jamais été aussi libre
qu’aujourd’hui à l’égard de la Cité et à l’égard des Dieux, prend peur devant
sa liberté. Cet homme apeuré se réfugie aujourd’hui dans les mystiques
multiples et les passions diverses que lui dispense la civilisation moderne :
compétition pour le confort, pour la puissance économique ou politique, jeux,
loteries, distractions puériles de toute sorte.
On assiste
donc à un début de régression : l’individu en voie de libération trouve, dans
les anciens cadres sociaux ou dans des formes nouvelles de grégarisme, les
moyens les plus sûrs de fuir sa liberté — c’est-à-dire son autonomie d’action
et de création. Il en résulte que le pouvoir de création et d’amour de cet
homme surindividualisé reste inemployé, d’où une douloureuse instabilité
psychologique, dominée par la dépression, l’insatisfaction, l’angoisse.
Selon Freud,
l’individu et la société sont ennemis. (Une telle opposition n’est pas sans
analogie avec l’esprit du socialisme revendicatif). Au contraire, selon Erich
Fromm, qui rejoint ici Proudhon et Bakounine, l’individu et la société ne
peuvent exister séparément. Voici quelques lignes significatives tirées de son
manifeste Let man prevail (Let Man prevail, a socialist Manifesto and
Program – The call association) : « Le but d’une société est de réaliser toutes
les conditions nécessaires… au plein développement (des) facultés
intellectuelles, affectives et créatrices (de l’homme)… Le socialisme humaniste
a la conviction… que tous les hommes sont solidaires. Il flétrit le culte de
l’État, de la nation ou de la classe… il est radicalement opposé à la guerre et
à la violence… Dans une société socialiste, le but de l’industrialisation n’est
pas d’atteindre la plus grande productivité économique possible… (mais) la plus
grande productivité humaine, (l’homme devant trouver) dans son travail, dans
ses loisirs… un moyen de stimuler toutes ses facultés… Pour le socialisme
humaniste, le développement démocratique… touche également la sphère
économique… (ce qui entraîne) le contrôle démocratique de toutes les activités
économiques par les participants (travailleurs manuels, ingénieurs, etc…) »
(Même texte, in trad. française : Études, Bruxelles, n° 6, p. 47 et suiv.).
En tant que
théoricien socialiste, Fromm demande que la société favorise le pouvoir
créateur de l’homme : « Toutes les formes de l’expression artistique — écrit-il
notamment — musique, danse, théâtre, etc., sont d’une suprême importance pour
le développement humain de l’homme ».
Fromm a
découvert, en effet, que j’énergie de création et d’amour inemployée se
convertit en destructivité. N’est-ce pas un fait d’observation courante que les
enfants et les nations jeunes encore impuissants à s’affirmer dans les arts ou
dans les techniques ont une prédilection pour la violence, la cruauté, les
combats ? Développer le sentiment esthétique et l’activité artistique c’est
prévenir l’ennui, la haine, le déchaînement des violences.
L’homme
moderne, selon Fromm, est au bord d’un choix décisif. Il lui faut se décider,
soit à construire « un monde joyeux et créateur », soit à poursuivre sa marche
aveugle dans : « un monde voué à l’autodestruction, par la bombe atomique ou
par l’ennui et le vide » (id.). De même que Jaurès, Fromm est persuadé que le
vide d’une existence sans but, et même le vide de la mort sont comblés, lorsque
l’individu est librement créateur et fraternel. C’est alors que l’homme dépasse
la terre, qu’il se révèle citoyen de l’infini, parce qu’une conscience
supérieure a émergé en lui.
« Quel peut
bien être ce principe — écrit Jaurès — qui unit toutes les consciences en
exaltant chacune d’elles, sinon la conscience absolue et divine qui est tout
ensemble liberté infinie et unité infinie et qui, présente à toutes les
consciences particulières, leur communique cette liberté et cette unité ? …Il
ne faut pas que la religion puisse apparaître aux hommes comme quelque chose
d’extérieur à la vie elle-même, il faut qu’elle soit la vie… prenant conscience
dans son intimité de son propre principe » (Jean Jaurès : La Question
religieuse et le Socialisme, p. 53. Ed. de Minuit).
Y aurait-il
dans le socialisme humaniste le germe d’une religion nouvelle, à tendance
panthéiste et cosmologique ? Fromm pense que l’homme a besoin d’une foi, et
Jaurès écrit que l’ordre social actuel « empêche l’avènement de la vie
religieuse dans l’humanité ».
En réalité,
nous touchons ici à un problème que le socialisme humaniste ne peut
qu’effleurer, le problème des rapports de l’individu avec l’infini et avec la
mort. Ce problème a beau être implicitement résolu dans l’acte de reliance
sociale (au cours duquel l’individu dépasse infiniment son ego) — il demande
cependant à être considéré en lui-même.
Le plus
grand savant, l’artiste le plus génial ne s’interrogent-ils pas constamment sur
le problème fondamental de l’existence, bien que ce problème ait trouvé en
eux-mêmes sa réponse implicite, du fait de leur activité créatrice ? Qu’est-ce
que l’homme ? Qu’est-ce que le Moi ? Pourquoi le monde ? Pourquoi la mort ?
Quel est le sens de l’univers visible et de l’être invisible ?
Précisons
que dans l’esprit d’un humanisme cosmologique complètement ouvert, ces
questions apparaissent vidées de leur sens traditionnel. Par exemple, on ne
désire plus atteindre à une Cause transcendante. On cherche plus concrètement à
se placer dans le courant où se succèdent les êtres et les choses, de façon que
l’esprit vive lucidement les processus du Réel. On voudrait pouvoir prendre
conscience de l’enchaînement profond qui unit les choses entre elles et les
êtres entre eux, enchaînement qui leur permet de s’équilibrer, de correspondre,
et de jouer dans l’harmonie universelle leur rôle d’êtres séparés et multiples.
Cette
recherche du sens profond des choses est devenue aujourd’hui assez riche pour
qu’on puisse parler de l’avènement d’un humanisme essentiel.
III
LA DIMENSION ESSENTIELLE
L’humanisme intégral à travers Saint Exupéry,
Merleau-Ponty,
Husserl , Tagore, Aurobindo ,
Krishnamurti
I. — La
découverte de la mesure essentielle de la conscience par la Phénoménologie nous
dévoile un mécanisme profond de conscience-existence qui nous rapproche du
fonctionnement intime de la Réalité humaine et cosmique.
***
Rappelons-nous
d’abord l’allégorie de la tapisserie, imaginée par Louis de Broglie : l’univers
visible, notre activité volontaire, nos soucis quotidiens, nos projets, tout
cela ne serait que l’envers d’une immense tapisserie, que nous tisserions
ensemble, dans le grand atelier du monde. Mais l’endroit du travail, le Réel
véritable dans sa magnificence, n’apparaîtrait pas à nos yeux.
Nous avons
vu que certaines doctrines ont approché un telle Réalité. Pour le Socialisme
humaniste, le sens définitif de l’effort humain serait dans une société humaine
harmonieuse et égalitaire, supérieurement adaptée à l’univers pour des temps
immenses. L’endroit de la tapisserie apparaît alors dans la vie illimitée d’une
société humaine pacifique et juste, à laquelle l’activité de chacun
s’intégrerait spontanément.
Au point de
vue métaphysique, la connaissance discerne alors, au cœur de l’univers,
l’action d’un Esprit fondamental, mais qui ne serait transcendant ni à l’homme
ni au monde. Cet Esprit serait le lien même qui rattache l’individu au monde,
les individus entre eux, et toutes choses entre elles.
Parlant de
cet Esprit fondamental, Jaurès écrit : « Le monde idéal et transcendant n’est
pas … distinct de ce qu’on appelle le monde réel … Si la conscience et la vie
ne sont point des entités occultes qui viennent s’ajouter à l’univers, il faut
qu’elles soient l’univers lui-même » (Jean Jaurès : La Question religieuse
et le Socialisme, pp. 51 et 46. Ed. de Minuit).
Toutefois,
de telles affirmations restent intuitives ; elles manquent de bases concrètes,
insérées dans l’expérience. Or, nous allons voir que, justement, sur ce point,
la métaphysique contemporaine se fait de plus en plus précise, et qu’elle tend
à devenir, à sa manière, expérimentale.
Notons que
Jaurès, dans ses intuitions métaphysiques, retrouve le courant d’une
spiritualité ancestrale. Ne va-t-il pas jusqu’à affirmer, lui, un marxiste et
un matérialiste, que l’infini est esprit et conscience, unité et amour ? « Il
dépend de l’humanité — écrit-il — et de son élan vers la Justice… d’achever
dans une sphère déterminée de la nature, le mouvement obscur et incertain des
choses dans l’infini, c’est-à-dire dans l’unité et l’amour » (Jean Jaurès :
même ouvrage, p. 40).
À cette
conscience unitaire, qui anime à la fois l’individu, l’espèce et l’univers,
Shrî Aurobindo donne la parole dans un de ses poèmes, Le Moi cosmique,
rajeunissant une des plus anciennes intuitions de la métaphysique indienne :
« Je suis
l’unique Moi que la nature emplit,
L’immuable
témoin au siège d’infini,
Le silence
qui plane au-dessus des collines,
Le mouvement
spiral des pouvoirs cosmiques.
J’ai brisé
les barrières du mental incarné,
Je n’ai plus
à garder l’apparence d’une âme ;
Les galaxies
de feu se profilent en moi ;
L’univers
est mon tout inimaginable » (Aurobindo, Le Moi cosmique, poème traduit
dans L’Age nouveau, n° 110).
Mais
l’aspect unitaire ne peut caractériser, à lui seul, le conscient-existant
fondamental. La conscience cosmique présente également un aspect divisé, sans
quoi il n’y aurait ni particules élémentaires, ni monde matériel, ni individus
multiples pour percevoir et transformer le milieu matériel. Selon Aurobindo
lui-même, le Purusha, en même temps qu’unité infinie, a le caractère, dit-il,
d’une « conscience individualisatrice, qui est la cause de toute notre
expérience de nous-même et du monde » (Aurobindo, La Vie divine, T. II,
p. 556 Ed. Albin Michel).
Il est
certain que la métaphysique orientale a beaucoup insisté sur l’aspect unitaire
du conscient-fondamental. Aurobindo, par exemple, ne voit dans l’ego personnel
qu’une « construction superficielle » (Aurobindo, même ouvrage, p. 777). Cela
explique certaines critiques injustes des philosophes occidentaux à l’égard de
ce qu’ils appellent, avec un certain mépris, la « mystique orientale ».
« Vous rêvez
d’entendre la Note fondamentale ? Faites le silence — écrit le Père
Teilhard de Chardin dans un opuscule sur L’Apport spirituel de
l’Extrême-Orient. Vous voulez sortir de l’agitation et du plural ?
Enfoncez-vous graduellement dans les profondeurs de vous-même, éliminant l’une
après l’autre toutes les nuances chatoyantes ou pénibles en lesquelles l’Être
se pulvérise pour former l’apparence du monde autour de vous. Essayez et vous
constaterez qu’une essence universelle est là, sous-jacente à tout, qui
n’attend que votre retour à elle pour vous absorber et vous identifier à soi !
Une sorte de Dieu-substrat, donc, ou encore un « Dieu de détente », atteint par
relâchement de l’effort de différenciation où nous engage le phénomène cosmique
; voilà au fond, si j’entends juste, l’objet et l’expression proposés, sous
mille formes diverses, par la sagesse hindoue, à notre besoin d’adoration. En
fin de compte, pas d’amour vrai dans cette attitude : puisque identification
n’est pas union » [4].
Dans la «
mystique orientale », Teilhard de Chardin — par manque d’information — ne voit
qu’une doctrine de l’extase et de la fusion. En réalité — nous y reviendrons —
la métaphysique indienne a eu l’intuition du double caractère, à la fois
fusionnant et séparateur du phénomène de conscience de soi. Toutefois, l’aspect
séparateur de la fonction universelle de conscience n’avait jamais été dégagé
avec autant de netteté qu’aujourd’hui, par la méthode phénoménologique.
Le
phénoménologue étudie les phénomènes que sont nos pensées, nos expériences,
dans la mesure où elles impliquent la simultanéité d’un penseur et d’un objet
de pensée [5]. Pour lui, toute conscience est
conscience de quelque chose : du moi, d’autrui, de tel objet, de tel sentiment.
Être une conscience, cela suppose en effet la rupture entre un moi-sujet et les
objets du monde, aussi bien qu’entre le moi et les autres hommes. Mais la
perception d’une pomme n’est pas seulement le sentiment d’être séparé de la
pomme, c’est aussi la certitude que je peux l’atteindre, la saisir ; c’est en
outre la certitude que son existence est perceptible par les autres hommes.
Autrement dit, toute pensée, toute conscience {de quelque chose) impliquent
simultanément une relation étroite entre un moi et un objet, entre un moi et
les autres hommes :
« Le
caractère de « relation », écrit Husserl, …appartient, dans son essence, au
phénomène (de conscience) » (Id.).
Quelques
lignes de Krishnamurti, qui est un excellent représentant de la pensée indienne
contemporaine, montrent bien le chemin parcouru depuis Descartes jusqu’à
Husserl : « J’entre en existence, dit-il, (non) parce que je pense que je suis
(Descartes disait en effet : je pense, donc je suis) : j’existe parce que je
suis en état de relation » (Krishnamurti : La première et la dernière
Liberté, Ed. Stock, pp. 110-111).
L’événement
philosophique capital de notre époque, c’est la description de ce processus de
relation, dans la mesure où il unit un moi-sujet et le monde-objet, et les moi
entre eux, dans une immense expérience du monde, à la fois individuelle et
universelle, et en constant devenir. Mais la découverte la plus remarquable est
celle d’un niveau de conscience plus profond que la conscience banale de
soi-même, la conscience transcendantale. Quand nous nous postons à ce niveau
profond de conscience, nous pouvons assister à la séparation du Je le plus
radical, le plus subjectif. La conscience transcendantale, c’est le niveau de
conscience où le Je et le monde instituent leur face à face, à partir d’un
organisme vivant situé dans le monde.
Husserl
appelle « transcendantale » cette conscience, parce qu’elle introduit la
transcendance (la distance) des objets du monde à l’égard du moi-sujet : «
Toute transcendance, écrit-il, se constitue uniquement dans la vie de la
conscience, comme inséparablement liée à cette vie… (La) conscience du monde
…porte en elle-même « ce monde réellement existant » (Husserl : Les
Méditations cartésiennes, pp. 52-53. Ed. Vrin).
D’une part,
la conscience sépare le moi et le monde. Mais, d’autre part, la conscience de
soi se retrouve une et unique dans l’unité du monde, et dans l’identité-à-soi
des objets du monde. Imaginons une caverne profonde, emplie de ténèbres.
Cependant, par une fissure, pénètre un faisceau de lumière. Le rayon lumineux
traverse les ténèbres et va donner l’existence à un rocher au fond de la
caverne. Ainsi l’unité de la conscience franchit-elle l’abîme dont les bords
sont le Je et le monde, le moi et le toi, et va-t-elle constituer, sur l’écran
de la pensée, les objets et les idées que Husserl dénomme unités de sens.
Pour prendre
conscience de soi, la conscience se rompt dans la distance originelle du moi et
du non-moi ; mais afin de se retrouver elle-même dans son unité, elle
reconstitue constamment l’unité rompue dans chacun des objets-identités de la
perception et de la culture.
Un coucher
de soleil, une paire de ciseaux, l’idée de liberté, voilà de tels objets, et
qui perdraient leur identité, si la conscience venait à perdre la sienne,
c’est-à-dire à disparaître. La conscience de soi constitue les objets dans leur
identité d’objets, mais, en même temps, elle les repeint d’une couleur fraîche,
parce que la synthèse du Je et du monde est toujours à refaire, à chaque
instant.
Ce courant
d’union, dans le champ de la séparation, Husserl l’appelle « synthèse
irrationnelle » : « synthèse qui, dans toute conscience, crée
l’unité… du sens objectif » (Husserl : Les Méditations cartésiennes,
p. 43. Ed. Vrin).
Pensons au
progrès de la culture, depuis le premier feu de bois allumé par la main de
l’homme, jusqu’à la flamme tonitruante qui propulse nos fusées vers les
étoiles. Ce progrès n’a pu se produire que parce qu’une même synthèse de
l’homme et du monde a toujours suivi le même chemin. Cette synthèse est
l’activité innée de la conscience elle-même, dans le champ de séparation du moi
et du non-moi, de l’homme et de la nature. Cette synthèse de l’homme et du
monde ressemble à un fleuve sans cesse grossissant, enflé des apports nouveaux
des synthèses nouvelles, fleuve qui descendrait au fond d’une vallée profonde,
dont les contreforts seraient le moi et le non-moi : le moi et l’autre, l’homme
et le monde, dont la dualité réapparaît constamment dans son état originel,
grâce à l’action de la conscience transcendantale séparatrice.
Aujourd’hui
même, chaque individu, à chaque instant, n’est-il pas le théâtre d’un
gonflement incessant des expériences, des idées, qui résultent de la synthèse
continue de son moi et du monde ? Ainsi le progrès de notre culture, depuis les
origines de l’homme, est-il identique dans l’essence au devenir de tout homme,
vécu dans le cours de son existence personnelle.
On
s’aperçoit de ce progrès personnel, quand on réentend une symphonie familière
après un long oubli, ou bien si on relit un ouvrage très longtemps après la
première lecture. La distance, l’oubli, l’éloignement, la séparation, sont
féconds dans la mesure où ils préparent un rapprochement, une réunion
entièrement nouveaux, imprévus.
Ainsi la
séparation toujours neuve du moi et du monde est-elle une source de
continuelles découvertes, de synthèses inédites, imprévisibles; elle est le
ressort du progrès incessant du moi et de l’espèce.
Cependant,
la fusion du moi et du monde dans chaque identité objective — une pomme, un ciel
d’été, un visage d’enfant — suppose une autre synthèse : celle de tous les moi,
de tous les hommes. Qu’est-ce que Paul qui monte l’escalier ? Qu’est-ce que
l’arbre qui gratte mes carreaux ? sinon, en même temps, des êtres universels
que chacun peut voir à sa manière, du belvédère de son corps ?
Voici un
crayon sur ma table. Son identité d’objet est un aspect fugitif de ma
conscience, à travers mon corps. Mais, en même temps, ce crayon a une réalité
universelle, parce que la conscience de soi est une, par-dessus les individus
multiples. N’ai-je pas la certitude que ce crayon, en tant que pour-moi, est
aussi un pour-tous ?
Mais ni le
crayon pour-moi, ni le crayon pour-tous, n’est une réalité immobile. C’est un
objet constitué incessamment par le courant continu de la conscience de soi
dans le champ du moi-au-monde, et du moi-toi.
Je prends
une notion exacte de ce courant indéfiniment constitutif de la conscience, si
je me mets à décrire le crayon — suivant mon devenir personnel — dans une page
au style travaillé qui, peut-être, par sa perfection, traversera les siècles…
Dans la mesure où je suis un moi séparé, je ne suis ni le crayon ni les autres
hommes, mais voici que jaillit de cette distance la continuité d’un
rapprochement sans fin entre moi et l’objet, moi et les autres hommes. —
L’unité de la conscience universelle finit toujours par se retrouver dans
l’objet identique à soi pour-tous, mais c’est un objet en perpétuel devenir, en
état de perpétuelle renaissance, dans le champ de la séparation originelle du
moi et du monde.
On est ici
aux sources dialectiques de la conscience-existence. On touche au secret de
toute vie et de toute existence, matérielle, biologique et spirituelle. Est-ce
que tout ce qui existe n’est pas existence séparée — depuis l’atome à
l’individu — mais aussi existence réunie, dans un ordre unitaire, universel, au
surplus en perpétuel devenir ?
II. — L’Humanisme
essentiel n’est pas une idéologie, c’est un humanisme intégral ; c’est une
vision de l’homme puisée dans la connaissance du fonctionnement intime du «
fond des choses ».
L’Humanisme
essentiel apporte à l’individu le dépassement de lui-même dans une activité
naturelle et spontanée de reliance avec le monde et avec les autres hommes.
***
De cette
philosophie nouvelle, se dégage une curieuse vision de l’homme et du monde,
débarrassée de toute étiquette idéologique, et qui dépasse de partout l’homme
et le monde. La description des mécanismes du conscient-existant nous dévoile
la façon d’exister de tout ce qui peut exister pour une conscience ; il en
résulte une vision de l’homme tirée de la connaissance du fond des choses, et
qui ne peut se développer que dans un humanisme essentiel. Merleau-Ponty dit
justement que la description phénoménologique fait apparaître : « le système «
moi-autrui-les-choses » à l’état naissant » (Merleau-Ponty : Phénoménologie
de la Perception, p. 69 Ed. Gallimard).
Cet
humanisme essentiel nous dévoile une dimension de la vie que nous ignorons
habituellement : la relation profonde, le rapport essentiel (eidétique) de
l’individu au monde. Ce point de vue nous permet de dépasser la vision des
choses dans laquelle la vie courante nous enferme habituellement : nous nous
découvrons alors une existence qui outrepasse les horizons les plus lointains.
Nous aurions
pu naître ailleurs, de parents différents, sur une planète étrangère, naître il
y a 3.000 ans, ou dans 100.000 ans, quelque chose de nous-mêmes est indifférent
à ces contingences spatiales et temporelles, c’est notre rapport essentiel au
monde, c’est notre conscient-existant fondamental — dont la dialectique
a-spatiale et a-temporelle a cependant besoin de prendre conscience de soi à
travers une action quotidienne.
Jaurès
confiait un jour à ses amis : « Il me semble que je vis au milieu de camarades
éternels » (Jean-Jaurès : La Question religieuse et le Socialisme, p.
24). Cela ne voulait pas dire que Jaurès croyait à l’éternité physique des
individus, mais qu’il croyait à la valeur intemporelle de la camaraderie, quand
elle est ouverte et profonde, jaillie comme l’expression même du
conscient-fondamental.
Nous sommes
loin ici de l’Absolu fustigé par Teilhard de Chardin, parce qu’il absorberait
finalement le Moi individuel ; nous faisons au contraire l’expérience d’une conscience
profonde radicalement séparatrice, dont le destin est de s’accomplir par et à
travers les individus : « Jointure et membrure de l’Être qui s’accomplit à
travers l’homme », écrit Merleau-Ponty (Merleau-Ponty : Signes, p. 228
Gallimard).
La description
des processus de la pensée et de la perception par la moderne phénoménologie
rejoint et confirme l’intuition des métaphysiques ancestrales de l’Orient [6]. — Il existerait une dialectique de
la séparation-union, dont l’essence serait intemporelle (comme celle du Mental
cosmique dans le Bouddhisme Zen), mais cette essence dialectique serait vécue
plus ou moins par nous, à chaque instant. Cette dialectique serait identique au
rapport essentiel de l’individu avec le monde. Elle serait le jeu même du réel.
Son fonctionnement engendrerait l’espace et le temps, avec son défilé sans fin
d’individus et d’univers.
Tagore a
rajeuni la vieille métaphysique indienne par des images fraîches et
personnelles. Il écrit que notre vie, « telle un fleuve bat contre ses rives…
mais se rend compte à chaque instant qu’elle a une issue sans fin du côté de la
mer » (Tagore : Sadhana, p. 79 Albin Michel).
Cette image
donne bien l’idée des deux aspects complémentaires de la conscience de soi : un
aspect individuel et séparé, et un aspect universel, cosmique, infini. Ce n’est
donc pas l’homme réel, l’homme complet, que nous saisissons dans l’individu
solitaire.
Cependant,
le Moi universel que nous portons en chacun de nous n’est pas davantage un être
complet. L’homme intégral est l’individu simultanément séparé du monde par la
conscience de soi, et relié au monde dans la perception, dans la création, ou
dans Pacte d’aimer — actes par lesquels le soi-conscience fondamental retrouve
son identité à soi. Quant au conscient-existant complet, c’est l’être
simultanément identique à soi dans l’intemporel, et séparé de soi (donc
conscient de soi) dans l’individu.
*
* *
Les
descriptions de la méthode phénoménologique nous permettent de rectifier
certaines affirmations de la métaphysique indienne contemporaine. Par exemple,
celle-ci d’Aurobindo, relative au Moi universel : « L’unité est son être,
écrit-il dans La Vie divine… mais la différenciation cosmique et
l’individualité multiple sont le pouvoir de son être ; il les déploie
constamment, c’est son délice et la nature de sa conscience de les déployer »
(La Vie divine, ouv. cité, p. 557).
Cette forme
d’expression est très poétique. Mais elle met en scène abusivement un
personnage mystérieux, une sorte de divinité cosmique, qui sollicite notre
admiration ou notre « adoration ». Or, la conscience transcendantale n’est pas
du tout cela, c’est une subjectivité radicale, dont nous pouvons prendre
conscience, parce qu’elle est en nous.
Voici
quelques lignes de Merleau-Ponty, qui donnent bien l’idée de cette dimension
infinie de la conscience de soi, dimension complémentaire de notre aspect fini,
organique et personnel : « La vraie réflexion me donne à moi-même non comme
subjectivité oisive et inaccessible, mais comme identique à ma présence au
monde et à autrui, telle que je la réalise maintenant : je suis tout ce que je
vois, je suis un champ intersubjectif, non pas en dépit de mon corps et de ma
situation historique, mais au contraire en étant ce corps et cette situation et
tout le reste à travers eux » (Phénoménologie de la Perception, ouv.
cité, p. 513).
La
dialectique du conscient-existant fondamental ne peut être saisie que dans son
ensemble. On peut la résumer sous la forme d’un schème dynamique, dégageant
nettement le rapport du sujet et de l’objet, au sein de la conscience
transcendantale (p. 132). Ce schème est vécu à chaque fois qu’on réalise la
spontanéité dont le Bouddhisme Zen avait eu l’intuition. « L’action naturelle »
est l’action la plus convenable pour réaliser quoi que ce soit : atteindre la
cible dans le tir à l’arc, résoudre un problème de mathématiques, trouver les
mots qu’il faut pour réconforter un ami déprimé.
Dans tous
ces cas, la conscience séparatrice ouvre à tout moment la voie d’une synthèse
nouvelle du Je et du milieu , elle établit un nouvel équilibre de l’homme et du
monde (outil original, nouvelle vérité pratique, amitié renforcée entre des
êtres, etc…). La spontanéité créatrice, qui rend possible une adaptation
renouvelée du moi au monde, ou une entente mutuelle des hommes entre eux, peut
être considérée comme la vraie liberté.
*
* *
On découvre
du même coup une liberté qui est amour, puisqu’elle est synthèse vivante du moi
et d’autrui. « L’amour, écrit Tagore, se consomme dans l’harmonie… entre deux
libertés » (Sadhana, ouv. cité, pp. 76-77).
On retrouve
cette même exigence d’égalité entre les êtres, dans l’amour authentique, chez
Erich Fromm. L’amour synthétique n’est pas ce combat d’influences et
d’exigences qu’on a si souvent décrit ; il est une synthèse créatrice. C’est
d’ailleurs là un mode des rapports humains qui est loin de se borner aux
relations sexuelles : « Le professeur, écrit Fromm, (lorsqu’il pratique non pas
l’autorité, mais l’amitié) est à son tour instruit par ses élèves, l’acteur est
stimulé par son auditoire, le psychanalyste est guéri par son malade » (Cité in
Critique, n° 138, p. 979).
N’est-il pas
évident que ce type de rapports interpersonnels est extensible à l’infini ? Les
individus se différencient continuellement (par la naissance, par l’invention
personnelle, par le tempérament et le caractère) ; mais aussi bien, par leur
union constructive au monde et leur synthèse mutuelle, ils enrichissent la vie
et l’harmonie de l’homme à l’univers (amour procréateur, productivité
artistique et professionnelle, tolérance, amitié).
L’instauration
des structures complexes de l’adaptation au monde (maisons, moyens de
transport, usines, laboratoires, institutions sociales) n’est-elle pas une
conséquence de la synthèse multiple des individus entre eux, et de leur action
d’ensemble sur le milieu naturel ? Le progrès technique, l’apparition de
philosophies nouvelles et de styles nouveaux, tout ce devenir a son ressort
dans le surgissement continuel d’individus séparés, venant susciter à chaque
instant un renouveau salutaire dans le rapport de l’homme avec le monde.
Quelle
extraordinaire leçon d’humanisme que cette connaissance de la vie essentielle
de l’homme ; que ce dévoilement des modes profonds de la conscience-existence !
Plus de société parfaite à fonder, « communiste » ou « divine », « libérale »
ou « socialiste » ; mais une Cité ouverte s’instaurant d’elle-même, sous la
forme d’une synthèse naturelle des libertés. L’humanisme essentiel est une
orientation de culture fondée sur la connaissance des lois essentielles du
rapport de séparation et d’union qui va du Moi au Non-Moi, et de l’homme à
l’univers. La connaissance de cette dialectique infinie rendra possible un
exercice de plus en plus efficace du pouvoir créateur de l’homme dans ses
rapports avec le monde.
L’humanisme
essentiel nous permet d’entrevoir un niveau supérieur de conscience et
d’existence, où l’espèce accomplirait spontanément la loi cosmique, la
réalisant, bien sûr, à sa manière, dans une synthèse originale de
l’homme-univers.
III. —L’Humanisme essentiel est un « Art
de vivre » : il délivre l’homme des frontières de la Terre et des frontières du
moi, mais il le libère en même temps pour l’activité la plus individuellement
créatrice et pour l’action sociale la plus constructive.
***
La
séparation des individus s’opère, selon Husserl, sur un fond de permanente
communion intersubjective de pensée et d’existence : « Cette union, dit-il, est
un « lien qui… est sui generis, une communion effective, celle qui est la
condition transcendantale de l’existence d’un monde, d’un monde des hommes et
des choses » (Mêd. Cartésiennes, ouvr. cité, p. 109).
Aucune âme
individuelle, aucune « monade » ne peut être, pour Husserl, décrite comme un
Ego enfermé dans ses propres limites. Toute conscience est représentée par lui
comme une vision simultanée de soi et des autres êtres, vision qui s’engage
dans un horizon infini (comme dans une salle où tous les murs sont recouverts
de glaces…) : « Les hommes, écrit-il dans les Méditations Cartésiennes,
ne peuvent être appréhendés que comme trouvant d’autres hommes autour d’eux (en
réalité ou en puissance). La nature infinie et illimitée elle-même devient alors
une nature qui embrasse une multiplicité illimitée d’hommes (et, plus
généralement, d’animalia), distribués on ne sait comment dans l’espace infini,
comme sujets d’une intercommunion possible » (Méd. cartésiennes, ouv.
cité, p. 111).
Même vision
d’une présence intersubjective des êtres chez Saint-Exupéry : « Tu es nœud de
relations, écrit-il, et rien d’autre… Tu existes par tes liens… La grandeur
d’un métier est peut-être avant tout d’unir des hommes » (Saint-Exupéry par
lui-même, pp. 91-94. Ed. du Seuil).
Saint-Exupéry
veut parler ici d’une amitié ouverte, toute vibrante du lien intersubjectif
essentiel. Toute amitié fondée sur l’intérêt, ou sur la foi jalouse dans un
Absolu commun, est une amitié aliénée : « Absurde, écrit-il, la notion de
classe… (d’exploiteur)… Il n’est que des hommes » (Saint-Exupéry par lui-même,
pp. 147. Ed. du Seuil).
L’amitié
véritable est une émanation du rapport intersubjectif essentiel, qui n’est
autre que le conscient-existant lui-même ; c’est l’amitié pure, dont l’élan
unit et harmonise spontanément les êtres dans le champ de la séparation
transcendantale.
***
Nul doute
que le mystère dialectique des rapports entre l’individu et le monde ne soit
tout entier contenu dans les rapports du Moi avec l’Autre, d’où l’importance de
l’éducation. Le schème dynamique de la séparation-synthèse (p. 132) montre que
la synthèse des sujets a sa condition dans la complète individualisation du
Moi, dans sa complète séparation. C’est pourquoi l’éducation doit tendre à
faire du jeune enfant un individu libre des tabous autoritaires et des
commandements irrationnels. — L’individu qui obéit de gré ou de force à des
ordres, à des modèles, disparaît en tant que Je, et il devient incapable de la
synthèse d’amitié. « Tu ne tueras
point »,
ordonne le Dieu des Chrétiens. Mais ce commandement lui-même a été enfreint par
Dieu, qui a rendu les hommes mortels, pour les punir de la désobéissance
d’Adam. Et cette faute résultait elle-même de la non-obéissance à un
commandement autoritaire : ne pas manger le fruit de tel arbre. De ce
commandement autoritaire a résulté tout le malheur des hommes, parce que
l’éducation à l’amour faisait défaut au départ. En réalité, ce sont des hommes
sans amour qui ont imaginé un Dieu autoritaire, fait à leur image.
L’enfant
doit être éduqué à l’amour, c’est-à-dire à la synthèse intersubjective.
Jean-Jacques Rousseau avait raison de vouloir remplacer l’obéissance de
l’enfant aux ordres donnés par une expérience créatrice de l’enfant, mis en
rapport avec le monde.
L’éducation
libérale n’enseigne pas une liberté absolue, qui enfermerait l’enfant dans ses
caprices, elle met son Je en rapport avec le monde réel, et les autres réels ;
alors s’opère une naturelle synthèse du jeune individu avec le monde et avec
ceux qui l’entourent ; il pratiquera désormais spontanément, toute sa vie, la
coopération, le dialogue, l’entraide.
***
C’est la
vigueur de sa séparation et de sa liberté qui fait de l’individu une source
constante de création pratique, un être capable de ranimer à chaque instant la
flamme de l’amitié et de l’invention. Comment de nouvelles créations, de
nouvelles synthèses de l’homme et de la nature (machines, découvertes, remèdes,
œuvres d’art, amitiés ou familles nouvelles, etc…), pourraient-elles
apparaître, sans une séparation toujours neuve, toujours fraîche de l’individu
et du monde ? Qui saurait dire quels seront les mœurs sexuelles dans 1.000 ans,
la nature des styles en peinture et en architecture, la direction prise par les
grandes hypothèses scientifiques ?
Or, ce grand
mystère du devenir créateur humain a son origine dans la double séparation du
Moi et du Toi, de l’homme et de l’univers. — C’est une telle dichotomie
naturelle que vient combler toute nouvelle vérité, chaque dévouement de
l’amitié, chaque fusion de l’amour, chaque minute de travail humain.
La
séparation renaît continuellement à chaque instant du moi, et avec tout nouvel
individu, de sorte que l’art et la science, l’amour et le travail, sont lancés
dans un progrès sans fin. Ce progrès a lieu dans le champ d’une séparation
toujours neuve du Moi et du monde, ce dernier s’enrichissant au surplus, à tout
moment, de tout le passé individuel et collectif, de tout l’héritage de la
mémoire, des techniques et de la culture.
Les penseurs
de L’humanisme essentiel font fréquemment allusion au phénomène capital du
surgissement de l’individu originel. Erich Fromm voit une condition
fondamentale de l’amour authentique dans le respect de l’immense séparation,
dans le respect du caractère inassimilable de l’Autre.
Tagore a développé,
dans un de ses poèmes, l’aspect inverse du même sentiment : le moi le plus
aimant reste insondable, inassimilable à l’autre : « J’ai mis à nu devant toi
ma vie entière… C’est pourquoi tu ne me connais pas. Si ma vie était une simple
pierre colorée, je pourrais la briser en cent morceaux et t’en faire un collier
que tu porterais autour du cou… Mais ma vie n’est qu’amour, bien-aimée… Mon
cœur est près de toi comme ta vie même, mais jamais tu ne pourras le connaître
tout entier » (Tagore, Anthologie, p. 108, Seghers).
Écoutons
maintenant la même chose, dite dans le style froid du phénoménologue : «
(L’expérience du monde) — écrit Husserl — a toujours ses horizons ouverts et
indéterminés. Dans ces horizons, chaque homme est pour chaque autre un être
physique, psychophysique et psychique formant un monde ouvert et infini où l’on
peut accéder, mais où …on ne pénètre pas » (Méd. Cart., p. 111).
Lorsque
l’Autre nous parle, nous le comprenons par une véritable fusion avec lui (il se
produit une synthèse des Je), et pourtant le langage personnel de l’Autre défie
toute compréhension absolue, définitive. Il en résulte que plus les paroles de
l’Autre sont libres, c’est-à-dire autonomes et créatrices, plus elles nous
défient et nous séduisent par leur tonalité mystérieuse profonde. — Voici cette
qualité spéciale de la parole évoquée par Saint-Exupéry : « Si… le langage par
lequel tu me communiques tes raisons d’agir est autre chose que le poème qui
doit me charrier de toi une note profonde, s’il ne couvre rien d’informulable…
alors je te refuse » (Saint Exupéry… ouvr. cité, p. 170).
Quelque
chose ne peut pas être atteint ou décrit dans l’Autre, c’est la source de sa
pensée. Cette source jaillit, en effet, au point exact de la rupture du moi et
du toi, dans le champ de la conscience transcendantale. Mais la séparation des
sujets de pensée appelle, normalement, leur fusion, dans des aspects nouveaux
du langage, de l’entraide, de l’amour.
Rappelons-nous
encore une fois l’allégorie de la tapisserie… Elle ne fait allusion qu’à
l’aspect objectif de l’effort humain. Mais cet effort a aussi un aspect
subjectif et essentiel, qui lui donne son sens dynamique.
Le sens
dynamique de notre vie nous apparaît dans l’accomplissement d’une sorte de
geste essentiel, par lequel l’individu, simultanément, se sépare du monde et
s’unit au monde, se sépare de l’autre et s’unit à lui, contribuant, par ce
geste même, au devenir de l’ordre immense de l’homme-univers dans le champ de
l’ego transcendantal. La pente naturelle de ce geste fondamental,
simultanément, réalise l’adaptation vivante de l’homme à l’univers, et
accomplit la démarche profonde du conscient-existant.
***
Le moi que
nous sommes, l’instant que nous vivons, ont une existence unique et éphémère,
distincte de l’éternité, et cependant ils sont l’éternité elle-même, illimitée
et indivisible. La vie créative, pleinement vivante, révèle l’unité mystérieuse
de l’individuel et de l’universel, de l’éphémère et de l’éternel.
Est-ce que
ces formules dévoileraient le secret des choses ? Permettraient-elles à
l’esprit de se saisir dans un énoncé définitif, où son énigme serait dissoute ?
Cela n’est pas possible. Le sens ultime de la vie ne peut être dévoilé
entièrement par le simple énoncé intellectuel des processus du
conscient-existant. La signification de la vie apparaît également dans
l’émergence d’une certaine qualité essentielle du vivre, aidée seulement par la
connaissance. La valeur irremplaçable de l’humanisme essentiel est éducative.
Il enseigne à l’individu comment s’harmoniser à la qualité essentielle de
l’Être-existence. Il n’en reste pas moins que cette qualité est à réaliser par
chacun, à travers son propre effort, suivant son style personnel.
Que dire,
dès lors, d’une civilisation tout entière avidement tournée vers la réussite
d’objectifs matériels extraordinaires (pouvoirs de destruction inimaginables,
voyages interplanétaires, confort raffiné), sinon qu’elle se détourne de
L’humanisme fondamental ? Celui-ci enseigne une certaine qualité du vivre, qui
exclut l’avidité et la recherche vaine, jamais satisfaite, de l’abondance
matérielle. La poursuite de l’avoir et du pouvoir épuise les corps et détourne
l’esprit de l’aventure créatrice.
Est-il un
voyage plus fantastique que l’acte de franchir l’abîme qui sépare le moi et le
toi par le langage ou l’entraide ? Ce voyage nous porte au-delà de toutes les
distances que tous les cosmonautes pourront jamais franchir.
« Il y a,
écrit Emmanuel Mounier, plein d’hommes qui font les mêmes gestes dans les mêmes
lieux, mais qui portent en eux… des univers plus distants que les
constellations… » (Emmanuel Mounier, Le Personnalisme, p. 22. Coll. Que sais-je
?).
Nous ne
cherchons pas ici à déprécier la recherche technique. Nous condamnons seulement
l’esprit d’avidité, la poursuite de réussites matérielles qui exigent le
travail de millions d’esclaves et de milliers de techniciens robotisés — au nom
de la prospérité et de la force de l’État. Serait-ce même en invoquant la
gloire de l’homme, qu’on n’aurait pas le droit d’asservir ainsi les individus
aux entreprises de la pure puissance matérielle.
Il semble
d’ailleurs que la plus grande réussite matérielle de l’espèce ne s’accomplira
qu’une fois réalisée la société la plus saine et la plus libre. Alors les
initiatives et les compétences s’ordonnent spontanément avec le maximum
d’efficacité. Mais ce n’est plus suivant le temps du désir que cette efficacité
de l’effort humain trace désormais sa route, c’est dans le champ de la
dichotomie du moi et du monde, où se recrée indéfiniment la totalité toujours
nouvelle de l’homme-univers.
***
L’homme
enfin ouvert à sa dimension essentielle découvre qu’il existe hors du temps.
Mais ce n’est pas là une position en marge du réel, résultant d’une nostalgie
de l’éternel ; c’est l’état spontané d’un être de conscience qui sent jaillir
en lui la source du temps. II s’agit d’une position hors du temps, qui propulse
le temps.
« O
temps, suspends ton vol ! et vous, heures propices,
Suspendez
votre cours !
Laissez-nous
savourer les rapides délices
Des plus
beaux de nos jours !
… … …
Mais je
demande en vain quelques moments encore,
Le temps
m’échappe et fuit ;
Je dis à
cette nuit : « Sois plus lente » ; et l’aurore
Va dissiper
la nuit ».
Ces vers de
Lamartine expriment la requête d’un amour romantique, d’un amour-désir, qui
voudrait occuper le plus de durée possible. Mais tout à l’inverse,
l’amour-plénitude a justement sa source hors du temps, puisqu’il est le rapport
essentiel et intemporel de séparation-union, vécu par deux êtres. Un tel amour
se sent le ressort du temps réel, qui conduit à la mort ; il n’est donc pas la
victime d’un courant plus puissant que lui. La mort elle-même fait partie de
son devenir terrestre, mais elle ne concerne pas son processus profond, qui
est, par nature, intemporel.
Un tel amour
ne suppose, dès lors, ni tristesse ni nostalgie ; il consiste dans une union
vivante et continue, capable de franchir les plus vastes abîmes.
Marcel
Proust ne réclamait pas un arrêt du temps qui vienne prolonger son émotion
délicieuse, quand le goût de sa madeleine imbibée de thé lui fit revivre,
soudain, un souvenir oublié. Il entrevoyait, au contraire, que son émotion
émanait d’un Moi intemporel : « Qu’un bruit, qu’une odeur, déjà entendu ou
respirée jadis, le soient de nouveau, à la fois dans le présent et dans le
passé, réels sans être actuels, idéaux sans être abstraits, aussitôt l’essence
permanente et habituellement cachée des choses se trouve libérée et notre vrai
moi, qui parfois depuis longtemps semblait mort, mais ne l’était pas…
s’éveille, s’anime en recevant la céleste nourriture qui lui est apportée… Une
minute affranchie de l’ordre du temps a recréé en nous pour la sentir l’homme
affranchi de l’ordre du temps » (Marcel Proust : Le Temps retrouvé, T.
II).
Cette
liberté de l’homme « affranchi de l’ordre du temps » n’est pas une extase,
ni une plongée dans l’éternel. C’est une émergence, dans l’individu, de l’acte
fondamental d’exister, dans une action qui atteint, dès lors, au maximum
d’efficacité pour toute espèce de réalisation — par exemple, ici, la soudaine
recréation d’un souvenir. Mais cette liberté intemporelle est aussi bien
capable de s’insérer dans le courant de la vie familiale ou professionnelle,
dans le temps du devenir culturel ou politique.
En effet,
comment, si je suis parvenu à vivre moi-même le geste essentiel de la reliance
au monde, dans une action spontanément créative, comment pourrais-je ne pas
agir pour aider et libérer autour de moi les autres hommes, qu’ils soient
prisonniers de chaînes économiques ou de croyances irrationnelles, qu’ils
soient asservis politiquement ou spirituellement ?
L’humanisme
essentiel est éducation de l’homme à sa profondeur a-spatiale et a-temporelle ;
mais il est aussi libération de sa force constructive, dans l’instant le plus
actuel, parmi les êtres réels qui l’entourent, dans le milieu matériel et
historique où il vit. L’humanisme essentiel est un humanisme du réel, un
humanisme intégral.
* * *
« C’est en
vivant mon temps, écrit Merleau-Ponty, que je peux comprendre les autres temps…
C’est en m’enfonçant dans le présent… en assumant résolument ce que je suis par
hasard… que je peux aller au-delà… »
Vivre de la
vie essentielle n’est pas possible, pour Merleau-Ponty, si je n’assume pas à
fond ma condition concrète (par exemple, instituteur mal payé et mal considéré
; ou travailleur manuel prisonnier — provisoirement — de sa pauvreté, etc…). Du
sein de toute condition sociale pleinement vécue, on peut toujours, en effet,
retrouver le chemin de l’amitié pure.
« Ferai-je
cette promesse ? écrit encore Merleau-Ponty ; risquerai-je ma vie pour si peu ?
Donnerai-je ma liberté pour sauver la liberté ? Il n’y a pas de réponse
théorique à ces questions. Mais il y a ces choses qui se présentent,
irrécusables, il y a cette personne aimée devant toi, il y a ces hommes qui
existent esclaves autour de toi et ta liberté ne peut se vouloir sans sortir de
sa singularité et sans vouloir la liberté.
Qu’il
s’agisse des choses ou des situations historiques, la philosophie n’a pas
d’autre fonction que de nous réapprendre à les voir bien, et il est vrai de
dire qu’elle se réalise en se détruisant comme philosophie séparée » (Phén.
de la Perception, ouv. cité, p. 520).
Il en est de
même pour les Humanismes contemporains, Christianisme, Marxisme,
Évolutionnisme, Humanisme scientifique, Existentialisme, etc… ; ils ne se
réaliseront qu’en se détruisant en tant qu’humanismes séparés. Les Humanismes
d’aujourd’hui se raccrochent tous à une idéologie, à un système du monde, à une
vision de l’homme conditionnés par une finalité idéologique : réaliser la
société divine, ou communiste, préparer le triomphe de tel Dieu, faire
prévaloir telle faculté humaine, par exemple, la raison, l’intuition ou
l’imagination. Or, toutes ces fins sont exclusives et limitatives, c’est
pourquoi elles sont séparatrices de divers types d’humanité opposés entre eux
dans des conflits insolubles. — Mais supposons qu’on affirme au contraire :
l’homme est la Réalité elle-même ; il ne s’accomplira donc pas dans quelque
situation extérieure à lui ; il ne saurait s’épanouir que dans l’expérience
complète des possibilités créatrices qui sont en lui, avec la
pensée-conscience.
Ce message
est celui d’un humanisme qui rassemble tous les hommes dans une seule action,
progressive, unitaire et harmonieuse. Cette vision de l’homme n’est limitée par
aucune finalité, elle est un humanisme intégral. Il n’existe plus aucun but
extérieur au rapport essentiel qui rattache, originellement, l’homme à
l’univers et les hommes entre eux. Vivre ce rapport originel est la liberté, la
spontanéité créatrice, où s’exprime enfin sans entraves le conscient-existant
fondamental.
Une telle
vision du monde est profondément révélatrice du sens de la vie humaine :
attachés à nos tâches quotidiennes, nous sommes libres cependant par notre
pouvoir même de les accomplir, un pouvoir qui est, fondamentalement, a-spatial
et a-temporel, c’est-à-dire sans limites. Ce pouvoir d’agir et d’être, il
baigne les mondes, et il englobe tous les êtres ; il est le sujet
transcendantal de conscience, absolument unique et essentiellement multiple.
L’immense
tapisserie imaginée par Louis de Broglie n’est plus, pour nous, « invisible »
parce que nous ne pourrions pas la voir, elle reste « invisible », parce que le
mode de vision qui nous la découvre n’a aucun rapport avec nos sens ou notre
imagination ; le mode de vision qui nous découvre le vrai sens de nos vies,
c’est une super-conscience de nous-mêmes.
L’immense
tapisserie que nous édifions ensemble, l’ouvrage objectif éternellement remis
en chantier, et pourtant achevé depuis l’éternité, c’est l’univers infini
inaccessible à nos sens en lequel s’incarne la Force-conscience fondamentale,
perpétuellement en activité à travers ses formes innombrables, dans le champ
a-spatiotemporel de la dichotomie du moi et du toi. L’immense tapisserie, c’est
l’univers mouvant, ce sont les fruits insaisissables du conscient existant en
perpétuelle activité à travers un constant état d’être.
Chacune de
nos vies est cet acte séparant-fusionnant, simultanément individuel et
cosmique, et chacune de nos vies travaille donc à l’œuvre immense constituée
par cet acte, œuvre à laquelle chacun ajoute quelque chose, du seul fait qu’il
existe, en tant que conscience-de-soi séparée à chaque instant refusionnée dans
l’unique et universel soi-conscience-identique-à-soi.
Il semble
donc que le destin normal des Humanismes contemporains serait une évolution
spontanée — par des voies différentes — vers une prise de conscience supérieure
de la part de l’homme, celui-ci voyant enfin en lui délivré le pouvoir
essentiel de conscience et d’existence qui est, éternellement, au fond de la
Nature.
(Nov. 1963 – Mai 1965)
André NIEL
Né en 1913. Professeur à Paris. Premiers essais littéraires vers 1936. Puis
activités dans la Résistance avec Mathilde Niel.
Après la
libération se consacre à la recherche des conditions de la santé psychologique
et affective. A fait paraitre en 1953 un ouvrage sur Krishnamurti, traduit et
publié à Bombay en 1957.
Publie
alternativement des poèmes, des aphorismes, des études dans de nombreuses
revues françaises et étrangères : étrangères : La Table Ronde, Critique,
Preuves, L’Age Nouveau, Synthèses, etc.
Il a fondé
avec Mathilde Niel un groupe de chercheurs, d’écrivains, de psychiatres, de
pédagogues, l’institut de l’homme de Paris, dont l’objectif principal est
« la libération des facultés sociales et créatrices de l’individu »
(Jean Rostand, Erich Fromm et Maurice Lambilliotte font partie du comité
international)
NOTES:
NOTES:
[1] Nous avons employé le terme
d’humanisme cosmologique pour la première fois dans une étude publiée dans la
revue Critique : Vers un Humanisme cosmologique ; mars 1956, 0° 106.
[2] Maurice Gex : Vers un Humanisme
cosmologique : La synthèse de Teilhard de Chardin, in Revue de Théologie et
de Philosophie, 1957, III, Lausanne.
[3] À consulter : Teilhard de Chardin :
Le Phénomène humain (Ed. du Seuil).
A. Niel : Teilhard
de Chardin et la Crise contemporaine, revue Preuves, janv. 1957 ;
La
Bio-Métaphysique du P. Teilhard de Chardin, revue Critique, août 1955 ;
L’Évolution, n° spécial de L’Age nouveau, T. I,
mars 1959, T. II, sept. 1959.
[4] À consulter :
A. Niel : Les
vues cosmologiques du P. Teilhard de Chardin et la Métaphysique indienne,
in France Inde, fév. 1956.
Jacques
Masui : sur Teilhard de Chardin et la Métaphysique indienne, revue
Synthèses, n° 108 109.
[5] À consulter : Husserl : Qu’est-ce
que la Phénoménologie ? In La Philosophie contemporaine, p. 344 (Ed.
Fischbacher).
[6] À consulter : A. Niel et H.
Chandravarty : Husserl et la Recherche occidentale du Soi, in L’Age
nouveau, n° 110.