Dès
que j ' a i été convaincu de l'universalité de l'Islam, j ' a i
rêvé
d'en faire renaître le message spirituel en Occident. Le
dégager
de la gangue des traditions particulières et du folklore
du
Proche-Orient, qui l'empêche de susciter en Europe un
réveil
de la foi.
Cordoue,
pendant la période musulmane de l'histoire espagnole,
fut
la plus grande ville de l'Europe, quand Paris et
Londres
n'étaient que des bourgades. Elle fut le centre de
rayonnement
de la culture.
Il
m'apparaît que ma tâche est d'aider les Européens à
prendre
conscience de cette troisième source de leur civilisation
:
avec la judéo-chrétienne, et la gréco-romaine, la source
arabo-islamique.
Dès
ma première visite à la mosquée de Cordoue, qui reste,
après
dix siècles, la plus vaste et l'une des plus belles du monde,
j'éprouve
le sentiment physique, vécu, de cette spiritualité
inscrite
dans la pierre.
A
Chartres, à Reims, à Notre-Dame de Paris, l'espace
appelle,
par l'élévation de ses voûtes mystérieuses, l'angoisse de
l'infini.
Ici,
un espace horizontal, et non vertical, par la répétition
rythmique
des colonnes, inspire à l'homme l'assurance d'un
monde
transparent à sa pensée.
Dans
son langage de pierre, cette mosquée résume le message
d'une
civilisation : une manière d'exister, c'est-à-dire de penser,
d'aimer,
d'agir.
Chaque
élément de l'architecture est porteur de parole et de
symbole,
comme un poème. Les arcs superposés pour élever
le
plafond font songer à un aqueduc romain. Mais le bâtisseur
romain
a respecté la logique de la pesanteur, sa prose;
ici
ce rapport naturel est inversé : le plus grand poids est en
haut.
Le
maître d'oeuvre ordonne ainsi sa technique à une
mystique
: ces arcades puissantes, soulevées par une structure
inférieure
si gracile, nous donnent l'impression physique d'une
respiration
plus large, d'une élévation et d'une expansion.
Cette
sensation est renforcée par l'ordonnance des arcs : les
arcs
supérieurs sont de plein cintre, les inférieurs sont outrepassés
:
un cercle se dilate, comme un ballon qui se gonflerait
dans
son ascension.
En
retour, le volume des superstructures et l'amincissement
des
colonnes porteuses suggère le déferlement d'une cascade où
la
puissance du torrent, en haut, se divise et s'amenuise en filets
d'eau
de plus en plus ténus en venant vers nous.
De
Dieu tout vient, à Dieu tout retourne. Diastole et systole
du
coeur musulman.
L
a symphonie des arcs de toutes courbures, déroulant les
vaguelettes
de leurs festons, le contrepoint des chapiteaux de
tous
les styles, faisant courir, au sommet des colonnes, l a ronde
de
leurs acanthes ou de leur lotus, de toutes les géométries et de
toutes
les flores, qui ne peuvent naître que dans la terre des
songes,
toute cette architecture devient entrelacs et arabesques
nous
entraînant dans un mouvement sans fin, en une lumière
semblable
à celle des profondeurs de la mer.
A
chaque pas, toute chose est tirée des ténèbres et du néant,
la
pierre est transmutée en lumière, la musique devient visible.
L
a forêt enchantée des colonnes de marbre bleues et roses et
la
frondaison des arcatures où alternent la brique et la pierre,
ont,
près de nos yeux, des rutilances d'aurore, pour passer, au
loin,
à la dominante bleue de la nuit. U n envol d'arcs en ciel
balisant
l'infini.
Comment
traduire en d'autres langages ce message? Comment
imaginer,
après avoir entendu l'appel d'un art si profondément
habité
par Dieu, que la période musulmane puisse être
effacée
de l'histoire de l'Espagne et de l'Europe, et que pendant
des
siècles, i l ne s'est passé rien d'autre ici qu'une croisade de
reconquête
? Comment même croire à la légende officielle d'une
invasion
militaire de douze mille cavaliers de l'Apocalypse
submergeant les d ix millions d'habitants de la péninsule?
J'entreprends
une révision critique des thèses officielles.
Aucun
témoin oculaire, aucun texte contemporain de « l'invasion
»
: toutes les sources sont très postérieures et projettent sur
le
passé les invasions des almoravides et des almohades. Aucun
apologète
chrétien ne polémique contre l'Islam avant le milieu
du
i x e siècle,
le confondant sans doute avec l'arianisme.
Ce
qui arrive en Espagne, au début du 20e siècle, ce ne sont
pas
les Arabes, mais l'Islam. Après une petite bataille, où
l'évêque
de Séville, Oppas, se range aux côtés des Berbères,
l'Islam
se répand comme un feu de prairie. Sans combat.
Comme
en Orient, ce n'est pas une conquête militaire, mais
une
révolution culturelle et une révolution sociale : contre les
féodaux,
la terre est donnée aux paysans ; les hérésies ne sont
plus
traquées : la synagogue du j u i f et l'église du chrétien
demeurent
ouvertes.
De
cette symbiose des trois cultures est née la floraison de
Cordoue.
Le
maire, Anguita, acquis à mon projet de faire revivre ce
passé
pour éclairer l'avenir, m'offre d'installer notre centre à la
tour
Calahorra, forteresse au bord du Guadalquivir.
Son
successeur nous cède la tour pour quarante-neuf ans, à
charge
d'y aménager cette évocation de l'apogée de Cordoue.
Alors
pour moi commence la merveilleuse aventure de la
réalisation
d'un rêve.
Pour
marquer le caractère de notre entreprise, je décide
d'inaugurer
la Calahorra, le 12 février 1987, par un « Colloque
abrahamique
» rassemblant, comme dans la Cordoue califale,
juifs,
chrétiens et musulmans.
Il
est présidé conjointement par dom Helder Camara et par
le
directeur musulman de l ' U . N . E . S . C . O . : Amadou Mahtar
M'Bow.
I l s'ouvre sur un message de Yehudi Menuhin.
Nous
excluons toute polémique religieuse entre les trois
grandes
familles abrahamiques pour nous concentrer sur ce que
chrétiens,
juifs et musulmans pourraient faire ensemble :
contribuer
à l'unité du monde.
Les
propositions qui émergent du colloque sont significatives;
dom
Helder et M . M ' B ow suggèrent conjointement la
suppression
du droit de veto des « grands » aux Nations unies,
vestige
du colonialisme, et l'abolition des dettes du Tiersmonde.
Le
père Lelong (un père blanc) qui fut, avec le rabbin
Elmer
Berger et moi-même, l'un des trois invitants du colloque,
rappelle
que l'éducation religieuse doit avoir pour objet non
seulement
d'enraciner l'enfant dans sa propre tradition, mais
de
lui faire connaître (et donc aimer) celle des autres.
Ces
démarches caractéristiques définissent l'esprit dans
lequel
nous créons les évocations de la Calahorra, dont le nom
arabe
signifie : « Forteresse de la liberté ».
Roger
Bacon, pionnier en Europe de la méthode expérimentale
et
mathématique, l'a apprise à Cordoue et dans L'Optique
d'Ibn
Hayttham. A Cordoue est née la science moderne, et nos
salles
y montrent le haut niveau de sa médecine, de son
astronomie,
de ses techniques hydrauliques.
Cette
science n'était pas séparée d'une sagesse, d'une
réflexion
sur les fins de la science, ni d'une foi consciente des
postulats
de cette science.
Dans
la Calahorra, les grands penseurs de L’Andalous :
Averroès,
Maïmonide, Ibn A r a b i , et le roi catholique Alphonse
le
Sage, en figures de cire, délivrent, chacun à partir de sa
propre
foi, le message, si profondément actuel, d'une sagesse
qui
doit orienter les pouvoirs de la science vers les fins
humaines
et divines.
Alphonse
le Sage fait retentir, dans les voûtes de l a Calahorra,
l
' un de ses cantiques :
ô mon Christ
qui pouvez accueillir
le chrétien, le juif, le maure,
pourvu que leur f oi
se dirige vers Dieu.
Nous
suggérons, en multivision, une histoire écrite du point
de
vue, non des vainqueurs mais des vaincus, montrant le rôle
des
cultures non occidentales dans l'humanisation de l'homme.
Devant
la maquette géante de la mosquée de Cordoue,
recréée
dans la splendeur originelle de ses neuf cents colonnes,
j'ai
vu une religieuse prier, et dire louange à Dieu, en ce lieu où
la
mosquée, devenue cathédrale, est habitée, depuis mille ans,
par
le même Dieu.
J
' a i ordonné toutes les évocations scientifiques, artistiques et
religieuses,
dans la Calahorra, de manière à rendre directement,
physiquement
saisissable, cette vérité à faire vivre
aujourd'hui
: une véritable Renaissance de l'Europe, à la
différence
de celle qui se déploie contre Dieu au XVIe
siècle,
pouvait
naître ici, au XIIIe siècle,
avec Dieu et non contre Lui.
Lorsque,
de la meurtrière de mon bureau, dans la tour
Calahorra,
je vois couler, comme un fleuve de vie, les eaux
dorées
du Guadalquivir, je pense, avec allégresse, que j ' ai
pu
réaliser là, de manière inattendue, le plus vieux de mes
rêves.
Devant
ce pont romain de la V i a Augusta, que foulèrent si
souvent
les pas écrasants des légions des Césars, la tour
Calahorra,
« pont entre l'Orient et l'Occident » , symbolise la
vocation
de toute ma vie, celle du «Jean Christophe» de
Romain
Rolland : « Charrier, comme une artère, toutes les
forces
de vie de l'une à l'autre rive. »
En
la vie d'un seul, peut ainsi retentir le mouvement entier
du
monde et s'en révéler le sens.
ROGER GARAUDY