Naissance médiatique de l'intellectuel musulman en France (1989-2005)
(extrait).
Tristan WALECKX
Université Montpellier 3 - Master Histoire 2005.
I. L'intellectuel d'avant-garde musulman
La première figure de l'intellectuel musulman qui peut
être distinguée est celle de l'intellectuel avant-gardiste. Sur
les quatre catégories que nous avons définies, celle-ci est sans
doute la plus ancienne. Nous retrouvons dans ce champ des personnalités
ayant acquis une légitimité intellectuelle de manière
diverse - en général par le truchement d'une activité
artistique ou politique - mais dont l'attachement à l'islam n'a pas
été le tremplin vers la notoriété. Leur foi
affichée est juste une de leurs identités. Nous pouvons
séparer parmi eux les Français convertis et les intellectuels
originaires du monde musulman. Regroupés sous la même
catégorie, ces deux peuvent paraître opposés. En effet, les
premiers sont allés de l'avant-gardisme vers l'islam, les seconds, au
contraire, de l'islam vers l'avant-gardisme. Mais ils se rejoignent car pour
chacun, leur avant-gardisme prime sur leur islamité. C'est ce qui les
distingue des trois autres figures que nous étudierons par la suite.
A) L'intellectuel français converti à l'islam
Paradoxalement, l'intellectuel français converti
à l'islam, bien que souvent présenté de façon
exotique, voire marginale, est sûrement la figure la plus ancienne de
l'intellectuel musulman palpable dans les médias. Il est
fréquemment exposé comme l'unique chaînon possible entre la
communauté musulmane et la société française.
Néanmoins, la représentation est partielle car ces convertis ont
acquis le statut d'intellectuel indépendamment de leur appartenance
à l'islam. Voilà sans doute pourquoi ces intellectuels musulmans
tendent à voir leur rôle médiatique se restreindre au
profit de ce que l'on pourrait qualifier par contraste des
« musulmans intellectuels ».
Les intellectuels musulmans convertis ont obtenu la posture
d'intellectuel indépendamment de leurs croyances, leur
« adoubement » étant généralement
antérieur à leur changement de foi. Plusieurs traits font de ces
convertis à l'islam des intellectuels avant-gardistes : ils le sont
notamment par leur sphère d'activité, mais aussi par le
caractère mystique de leur conversion ainsi que par leur attrait pour le
soufisme, branche spirituelle de la religion musulmane.
Sociologiquement d'abord, c'est parmi les catégories
sociales élevées qu'ont été essentiellement
ancrées les conversions à l'islam jusqu'au début des
années 1990. Parmi ces grandes figures de convertis, beaucoup ont un
domaine d'activités qui fait d'eux des personnalités
avant-gardistes. Nous y trouvons par exemple le chorégraphe Maurice
Béjart (né en 1927) ou beaucoup d'universitaires
« orientalistes » tels Eva de Vitray (1909-1999), Roger
Garaudy (né en 1913), Michel Chodkiewicz (né en 1929) et Eric
Geoffroy. Quant à Vincent Monteil (1913-2005), avant de devenir le
« dernier des grands orientalistes11(*) », il est décrit par la presse comme
un « Lawrence d'Arabie français12(*) ». Il est vrai que
Mansour Monteil, par son nom de conversion, ancien officier des affaires
indigènes, voue une grande admiration pour le colonel britannique, lui
consacrant notamment une biographie13(*). Mais à la différence de son
héros, il se convertit à l'islam en 1977 à Nouakchott
(Mauritanie), rendant un peu plus cohérent son attachement avec les
populations indigènes et ses divers engagements auprès
d'elles.
Si ces convertis appartiennent socialement à des
sphères intellectuelles élevées, leurs conversions
paraissent d'autant plus avant-gardistes que la justification spirituelle du
choix d'entrer dans la oumma prime généralement. Maurice
Béjart récuse d'ailleurs le terme de
« conversion », lui préférant celui
d' « initiation 14(*)». Notons aussi qu'il y a chez ces convertis une
sorte d'attirance pour la continuité de la révélation
prophétique. Le philosophe Roger Garaudy, devenu Roger Raja Garaudy en
1982, présente son choix comme un énième changement de foi
après être passé par le catholicisme et le communisme. De
la même façon, Michel Chodkiewicz explique sa conversion comme
l'« aboutissement d'une recherche personnelle commencée
dès l'adolescence (...) parce que le catholicisme ne [lui] apportait pas
de réponses satisfaisantes15(*) ». Eric Younès Geoffroy, aujourd'hui
professeur d'islamologie à Strasbourg, a longuement
fréquenté des temples tibétains avant de faire sa
profession de foi. L'islam étant chronologiquement le dernier grand
monothéisme, il n'est pas étonnant de trouver parmi ses
fidèles de nombreuses personnes se trouvant à la fin d'une longue
quête spirituelle. La conversion à l'islam n'est donc pas
forcément le fruit d'une déception vis-à-vis de la
religion ou de la culture religieuse d'origine, mais plutôt celle de la
recherche d'une révélation qui soit complète et totale.
Eva de Vitray explique d'ailleurs ainsi son changement de foi
opéré en 1950 :
« De toute façon, l'islam oblige à
reconnaître toutes les communautés spirituelles, tous les
prophètes antérieurs. L'islam est le dénominateur commun
à toutes les religions. On ne se convertit pas à l'islam. On
embrasse une religion qui contient toutes les autres 16(*). »
Remarquons aussi qu'un certain nombre des intellectuels
convertis sont des chercheurs dont l'objet d'études est le monde
musulman ou l'islam. Nous pouvons donc suggérer qu'une certaine
attirance pour l'objet étudié a opéré chez ces
érudits. Cet attrait a pu être politique ou mystique. Roger
Garaudy et Jean-Loup Herbert (1941-2005) par exemple, ont eux été
séduits par le militantisme pro-arabe et le tiers-mondisme avant de se
convertir. D'autres en revanche ont eu une approche plus métaphysique et
esthétique de l'islam. C'est le cas notamment parmi les
spécialistes du soufisme qui, dans la lignée d'intellectuels
orientalistes tel René Guenon (1886-1951) converti en 1912, ont
embrassé l'islam après l'étude de textes spirituels et
philosophiques musulmans. Michel Chodkiewicz, expliquant qu'« il y a
eu combinaison de l'intérêt intellectuel pour la richesse de la
tradition islamique avec la rencontre de gens exceptionnels17(*) », a consacré un
ouvrage à Ibn Arabi, grand penseur soufi de l'Andalousie du XIIIe
siècle18(*). Le
même mécanisme a opéré chez Eva de Vitray, à
qui des rencontres ont « fait connaître Ibn Arabi, Rumi et
d'autres grands penseurs de l'islam du Moyen Age 19(*)». Elle est d'ailleurs
l'auteure d'une quarantaine d'ouvrages sur cette branche mystique de l'islam et
sur le maître spirituel de la confrérie des derviches tourneurs
Rumi (XIIIe siècle) 20(*).
Le modèle du converti à la religion islamique
à la fin des années 1980 est donc celui d'une personnalité
de catégorie sociale élevée et au questionnement spirituel
et métaphysique complexe. C'est ce qui fait de lui un intellectuel
avant-gardiste. Nous pouvons tout de même nous demander si, sous les
motifs spirituels affichés, d'autres intérêts
destinés à relancer une image peuvent exister. Rocher Cherqaoui,
auteur d'un livre sur les convertis à l'islam en terre occidentale,
explique que « si la conversion s'avère payante dans ce milieu
[intellectuel], c'est qu'obéissant aux lois des médias, il
accorde quelque prix aux déplacements et revirements idéologiques
et spirituels propres à redorer une image de marque21(*) ».
Enfin, nous pouvons suggérer un dernier argument
confortant l'idée d'avant-gardisme de ces changements de foi. Ces
conversions sont en effet précoces et paraissent en décalage avec
une opinion encore bien frileuse à l'égard d'une religion source
de tous les fantasmes. Il peut être ressenti dans la presse comme
antinomique de se présenter à la fois comme intellectuel et comme
converti à l'islam. Ainsi, réagissant à la défense
de Khomeini par Vincent Monteil, Vincent Roux écrit dans Le
Monde :
« Un tel contresens n'est pas digne de
l'intellectuel éminent que fut Monteil. C'est le propre des fanatiques
de tout poil de se substituer arbitrairement à la justice de Dieu.
Vincent Monteil ne l'admettait sans doute pas, mais Vincent Mansour...
hélas ! 22(*) »
Que le changement de foi soit motivé par des facteurs
spirituels, politiques ou purement matériels, tout concorde en tout cas
pour faire de ces convertis des intellectuels avant-gardistes et en
décalage sur leur temps. Mais, force est de constater que leur
rôle médiatique en tant qu'intellectuel musulman est partiel et
tend même à se restreindre.
Etant, au début de notre période, presque les
seules figures importantes d'intellectuels musulmans dans les médias,
ces convertis avant-gardistes ont forcément un rôle de
représentants de la communauté musulmane, mais ce rôle
reste très limité.
Leur intervention dans la presse permet néanmoins de
présenter un point de vue original sur l'actualité. Les convertis
séduits entre autres par le tiers-mondisme se sont parfois fait
remarquer par quelques débordements dans leurs analyses. Si Jean-Loup
Abdelhalim Herbert soutient dans un premier temps la révolution
iranienne23(*), Roger
Garaudy est condamné en 1998 pour contestation de crimes contre
l'humanité à cause de son livre Les mythes fondateurs de la
politique israélienne. De la même façon, Vincent
Monteil, fasciné par le personnage de l'imam Khomeiny, se distingue de
la plupart des autres convertis en défendant ce dernier quand il lance
une fatwa condamnant Salman Rushdie :
« Le Monde consacre à `l'affaire Rushdie'
une place qui se justifierait si la parole était donnée, de
façon équitable, aux arguments de ceux - dont je suis - qui
pensent que la liberté d'expression ne permet pas de défendre et
de répandre un livre dont les blasphèmes troublent l'ordre public
et incitent à la haine et à la discrimination raciale et
religieuse24(*). »
Cette intransigeance de certains néophytes se retrouve
également dans les débats sur la République et l'islam.
Youssouf Leclerc, ancien président de la Fédération
nationale des musulmans de France (FNMF), créée initialement pour
donner une visibilité aux Français convertis, dénonce
en 1990 « les modérés qui déforment
l'islam, en invoquant l'islam25(*) ». Cette figure du converti intransigeant a
maintenant été remplacée par celle de Thomas Milcent,
très médiatisé sous le pseudonyme de « Docteur
Abdallah », devenu le symbole de la lutte contre la loi interdisant
le port de signes religieux à l'école.
Mais ces partisans d'un islam dur constituent une
minorité des intellectuels français séduits par l'islam.
Comme nous l'avons vu précédemment, beaucoup sont attirés
par les valeurs mystiques de cette religion. Ils sont donc en
général présentés comme les partisans d'un islam
apaisé. Michel Chodkiewicz, surnommé « converti contre
les intégristes », dont la femme « n'est pas
voilée », explique que c'est la « vocation
même » de l'islam d'être
« ouvert 26(*)». Au moment de l'affaire Rushdie, alors qu'il
est PDG des éditions du Seuil, il apporte publiquement, et à
plusieurs reprises, son soutien à Christian Bourgeois, éditeur
des Versets Sataniques. Avec Eric Geoffroy, Michel Chodkiewicz est
même sollicité pour représenter les courants soufis dans la
mise en place de l'islam de France afin de contrebalancer le poids des
fédérations jugées trop rétrogrades dans la
consultation.
Michel Renard, avec sa revue Islam de France, est
également un ardent promoteur d'un assouplissement du message coranique
pour l'adapter à la modernité occidentale : « Le
temps est venu de choisir entre l'islam religion, enraciné dans une
séculaire sagesse musulmane, et l'islam politique apparu au début
du XXe siècle27(*). » Opposant « islam politique et
islam religion », Michel Renard estime que « l'islam de
France ne peut s'exonérer d'une nécessaire clarification
théologique28(*) ». Si les intellectuels convertis à
l'islam appellent donc majoritairement à un aggiornamento, ils
ne peuvent que l'accompagner car ils ne sont pas présentés comme
légitimes pour réaliser eux-mêmes une réforme qui
doit se faire de l'intérieur, leur statut de converti les refoulant dans
une posture éternellement extérieure en partie à la
tradition islamique29(*).
A l'heure où la pression médiatique exige de l'islam une
réforme concrète, ils ne sont donc plus des interlocuteurs
indispensables.
De ce fait, les intellectuels convertis sont le plus souvent
l'objet d'enquêtes sur leur choix qui intrigue, comme l'indiquent la
plupart des titres des dossiers qui leur sont consacrés :
« voyages parmi les convertis30(*) », « les secrets des
convertis31(*) ». Ainsi, le livre d'entretiens de Eva de
Vitray-Meyerovitch, démarre comme suit :
« Avant même d'avoir eu le temps de
réfléchir, la première question qui s'est levée en
nous, Eva de Vitray-Meyerovitch, est la suivante : comment une jeune femme
née dans l'aristocratie française et élevée chez
les religieuses a-t-elle pu se faire musulmane ? Que s'est-il passé
et pourquoi32(*) ? »
Les convertis sont donc davantage sollicités pour
expliquer leur choix que pour exprimer une opinion de musulman. Mais ce
rôle déjà restreint en tant qu'intellectuel musulman se
tasse encore un peu plus du fait que les changements de foi, qui se
pratiquaient autrefois majoritairement dans l'élite, tendent à se
populariser dans les franges les plus basses de la société. Pour
Xavier Ternisien, auteur d'une étude sur le panorama de l'islam en
France, nous sommes passés des « convertis
intellectuels » aux « convertis de
proximité33(*) ». Bien sûr, la constatation est
à relativiser, les chiffres donnés par les médias en la
matière étant pour le moins problématiques. En effet,
dès 1986, Le Nouvel Observateur nous indique le chiffre de
« deux cent mille Français convertis à l'islam34(*) ». En 1999, Le
Monde en annonce « cinquante mille35(*) ». Il est donc
manifestement complexe de dénombrer les convertis. Mais ce
supposé essoufflement des conversions à l'islam, notamment parmi
l'élite française, est peut-être une autre explication,
sociologique cette fois, de l'effacement médiatique de l'intellectuel
avant-gardiste converti, laissant peu à peu la place à
l'intellectuel musulman d'origine musulmane.
L'intellectuel converti à l'islam a toujours eu un
rôle médiatique partiel en tant qu'intellectuel musulman de par sa
légitimité acquise avant tout par son avant-gardisme. Cependant
son influence ne cesse de se réduire comme une peau de chagrin pour des
raisons qui sont aussi bien médiatiques - l'attente de la presse et de
la société française à l'égard de l'islam
changeant - que sociologiques - les convertis, moins nombreux, se retrouvant
dans les franges les plus basses de la sociétés tandis que, nous
le verrons, une élite issue du monde musulman prend au contraire
forme.
* 11 Sadek Sellam,
« Vincent Mansour Monteil (1913-2005), le dernier des grands
orientalistes français », Oumma, 14/3/2005.
* 12 Nicole Zand,
« Lawrence et Monteil d'Arabie », Le Monde,
31/7/1987.
* 13 Vincent Monteil,
Lawrence d'Arabie, le lévrier fatal (1888-1935), Hachette,
1987, 332 p.
* 14 Rosita Boisseau,
« Maurice Béjart, 50 ans d'enfance », Le
Monde, 27/11/2004.
* 15 Claire Brière,
« Un converti contre les intégristes », Le
Nouvel Observateur, 7/2/1986.
* 16 Rocher Cherqaoui,
D'une foi à l'autre : les conversions à l'islam en
Occident, Seuil, 1986, p. 20.
* 17 Claire Brière,
« Un converti contre les intégristes », op.
cit.
* 18 Michel Chodkiewicz, Le
sceau des saints, prophétie et sainteté dans la doctrine d'Ibn
Arabi, Gallimard, 1986, 231 p.
* 19 Henri Tincq,
« Les voies d'Allah sont impénétrables »,
Le Monde, 15/1/1990.
* 20 Elle est l'auteure
notamment d'une Anthologie du soufisme, (Albin Michel), 360 p.
* 21 Rocher Cherqaoui,
D'une foi à l'autre : les conversions à l'islam en
Occident, op. cit., p. 189.
* 22 Vincent Roux,
« Versets, réponse à Vincent Mansour
Monteil », Le Monde, 5/4/1989.
* 23 Cf. Jean-Loup
Herbert, « La force mobilisatrice d'une
spiritualité », Le Monde Diplomatique, septembre
1984.
* 24 Vincent Monteil,
« Arguments, versets bibliques », Le Monde,
23/3/1989.
* 25 Henri Tincq,
« Les voies d'Allah sont impénétrables »,
Le Monde, 15/1/1990.
* 26 Claire Brière,
« Un converti contre les intégristes », op.
cit.
* 27 Michel Renard,
« Islam politique ou islam religion »,
Libération, 2/10/2001.
* 28 Ibid.
* 29 Cf. partie II.
* 30 Henri Tincq,
« Voyage parmi les convertis à l'islam », Le
Monde, 8/12/1999.
* 31 Claire
Brière., « Le secret des convertis », Le
Nouvel Observateur, 7/2/1986.
* 32 Eva de Vitray-Meyerovitch
(Entretiens avec Rachel et Jean-Pierre Cartier), Islam, l'autre
visage, Albin Michel, 1995 (1ère édition :
1991), p. 11.
* 33 Xavier Ternisien, La
France des mosquées, Albin Michel, 2002, p194.
* 34 Claire Brière,
« Un converti contre les intégristes », op.
cit.
* 35 Henri Tincq,
« Voyage parmi les convertis à l'islam », op.
cit.
Le mémoire peut être lu en entier à:
http://www.memoireonline.com/12/05/63/m_naissance-intellectuel-musulman-medias-francais0.html
http://www.memoireonline.com/12/05/63/m_naissance-intellectuel-musulman-medias-francais0.html