Le problème essentiel, pour construire ensemble un avenir à visage humain, est de n'acculer personne à cette alternative déshumanisante: ou bien partir, ou bien perdre, pour rester, toute identité, en adoptant les modes de vie et la vision du monde de l'Occident. Au contraire, rester et garder un semblant d'identité, c'est s'isoler et se marginaliser. Pas d'autre choix que l'intégration ou l'intégrisme.
Intégrisme et intégration sont deux attitudes symétriques impliquant le rejet de l'autre. C'est tout refuser de l'autre que d'exiger qu'il s'intègre à nos modes de vie et à notre conception du monde, comme si nous n'avions rien à apprendre de lui; c'est tout refuser de l'autre que s'enfermer dans sa particularité, sous prétexte de conserver son identité intégrale, comme si nous n'avions rien à apprendre de l'autre.
L'un et l'autre extrêmes s'appauvrissent ainsi.
Roger Garaudy, Intégrismes, Editeur Belfond, p 176
30 septembre 2010
Maurice Béjart 1927-2007
Vous l'avez si souvent côtoyée et si souvent mise en scène, vous l'aurez certainement apprivoisée, cette mort subite...Oui, Béjart aura profondément marqué notre génération et le monde de la danse. Le découvrir à 20 ans en 1968 ne peut laisser ni indifférent ni indemne! Il fut un créateur exceptionnel et authentique, un artiste unique, original, exigeant, sans compromis ni complaisance.
Et quel visionnaire! Il s'immergea totalement en son art de la danse comme on entre en religion. Il aura été l'incarnation emblématique d'un art chorégraphique moderne et novateur qui sera qualifié de contemporain. Il sut cristalliser toutes les mutations qui s'annonçaient à cette époque dans ce domaine. Sa vie entière, il la consacra au service de la danse. Il fut une révolution culturelle à lui tout seul!
Aller le voir en spectacle, c'était toujours être transporté de surprise en ravissement, c'était risquer le choc émotif (que dis-je, la commotion!), s'attendre à être bousculé dans ses goûts et ses convenances artistiques et redécouvrir l'infinie complexité de la nature humaine. Car Béjart a mis en danse tout ce qui lui tombait sous la main, mélangeant souvent tous les genres et laissant perpétuellement son imagination au pouvoir!
Ainsi, il dansa la vie sous toutes ses coutures avec son souffle, ses pulsations, ses élans, ses déchirures, ses blessures. Il dansa la solitude, l'angoisse, le doute, la foi, la souffrance. Et il dansa l'amour bien sûr, l'amour passion, l'amour charnel, l'amour transfiguration, l'amour rédempteur. Et la mort aussi. Et l'après-mort. Ses spectacles n'étaient pas seulement des découvertes chorégraphiques et musicales séduisant coeur et âme et comblant l'intellect: ils nous faisaient découvrir que le mouvement et la gestuelle peuvent aussi, comme les mots, traduire une idée ou une pensée.
Béjart exprima et sublima son art de la danse dans des envolées inoubliables, des gestuelles épurées, dépouillées de toute mièvrerie et de tout artifice. Fini, l'inutile, les fioritures, les futilités, le fla-fla, les tralalas. Tout ce qu'il donnait à voir devait avoir une signification. Il savait comme personne capter l'essence même du mouvement et le magnifier dans des élans à couper le souffle. Et surtout, il s'appuyait sur la maîtrise aboutie d'une technique irréprochable de la danse classique qu'il avait relue et récrite.
Mais sa danse n'était pas qu'un rigoureux exercice physique et corporel dans une découpe parfaite de l'espace. Elle était aussi concentration mentale et méditation. Car c'est grâce à cette ascèse physique qu'il est possible d'accéder non seulement à la connaissance de soi mais aussi à la connaissance spirituelle. Et ces corps lumineux et solaires qu'il sut délier superbement pour qu'à leur tour coeurs et esprits puissent aussi se délier, que d'émotions, que de souvenirs! Que de moments de grâce!
Assister à un spectacle Béjart, c'était aussi se sentir en communion avec un maître spirituel arborant un langage différent de celui des autres, limpide, efficace et universel. Comme il savait piquer la curiosité et stimuler l'intelligence! Il y avait toujours à penser et à méditer chez lui, avec ses cortèges de figures allégoriques et de messages philosophiques venus des quatre coins de la planète.
Il s'est nourri de toutes les civilisations, il s'est frotté à toutes les cultures, il a conversé avec tous les héros de la mythologie pour créer son propre panthéon désormais mythique. Pour mieux nous raconter la condition humaine et tenter d'y trouver un sens, il s'est inspiré de toutes les rencontres et découvertes qui l'éclairèrent en chemin. Le résultat fut éblouissant. Partout où il porta son regard, il donna envie d'y porter le nôtre.
Que son Ballet du XXe siècle porta bien son nom! Tour à tour grandes fresques théâtrales ou pas de deux intimistes et finement ciselés, ses ballets furent tous le miroir de notre monde, avec ses cataclysmes et ses errances, ses vibrations et ses espoirs. Assoiffé de connaissance, insatiable et infatigable, il enchaîna les créations à un rythme fulgurant, chacune prenant sa place propre sur l'échiquier de son imaginaire. Elles furent le reflet de la quête exaltée et mystique d'un fou dansant épris de perfection et d'idéal. Une quête universelle illustrée de façon magistrale, une véritable messe pour le temps présent!
Bien sûr, Béjart fut aussi l'homme de toutes les controverses, de toutes les provocations et de tous les scandales, mais finalement, que d'audace et de culot, quelle sensibilité, quelle clairvoyance et quel talent! Et que de voyages inattendus et jubilatoires cet éveilleur d'âmes nous fit faire en nous propulsant de la Bhagavad-Gita aux pyramides, du kabuki aux jardins du Golestân, du folklore grec au Cantique des cantiques ou de Cinecittà à Saint-Jean-de-la-Croix! Que de mélanges étonnants il fit en invitant à sa table dans le plus grand désordre apparent d'éternels complices comme Wagner, Chaplin, Pétrarque, Shakespeare, Mozart, Queen, Pierre Henry, Fellini, Brel, Barbara, Molière ou Ionesco...
Béjart sera-t-il maintenant le phénix qui renaît de ses cendres? Ou le spectre de la rose? Ou bien le compagnon errant? Ou alors à la fois Dionysos, Siegfried, Zarathoustra, Prospéro, Faust, Méphisto, Shiva, Nijinski... ? Maurice Béjart, que vous dit-elle, cette mort, aujourd'hui?
Martine Letaconnoux-Boillot
http://www.ledevoir.com/
29 septembre 2010
Construire ensemble. A propos d'André Moine
Avant de s'écarter de lui au XIXe Congrès (1970), André Moine collabora au Parti communiste français avec Roger Garaudy dans le dialogue communistes-chrétiens. Vous pouvez vous procurer son livre posthume "Chrétiens et communistes dans l'histoire. Construire ensemble" en écrivant à : Association "Les Amis d'André Moine et de Jean Abadie", Centre culturel Paul-Vaillant-Couturier, rue René-Devert, 64340, Boucau. Il vous sera expédié frais de port compris pour 14 euros (dernier prix à ma connaissance). Aux Editions Atlantica, vous trouverez un livre-témoignage d'André Moine, préfacé par Charles Fiterman: "Une vie exceptionnelle dans le siècle. Un chemin de combats et d'espérance pour les hommes".
28 septembre 2010
Comment les Etats-Unis ont occidentalisé le monde
La troisième sécession de l'Occident, après cinq siècles de colonisation, et 2 guerres civiles européennes (de 1914-1918 et de 1940-1945) est celle de la mondialisation, c'est à dire de l'occidentalisation du monde sous direction d'une Amérique qui, réussit, du point de vue économique, à amasser, en 1945, la moitié de la richesse mondiale, aux dépens d'une Europe exsangue de l'Atlantique à l'Oural et d'un Tiers-Monde affamé.
27 septembre 2010
A propos de la "shari'a"
Que signifie donc "appliquer la shari'a" selon les dirigeants politico-religieux de l'Arabie saoudite, du Pakistan, ou de leurs émules ?
Le mot shari'a n'est employé qu'une fois dans le Coran (45, 18) et dans trois autres versets apparaissent des mots de même racine: le verbe shara'a (42, 13) et le substantif shir'a (5, 48).
Cela permet une définition précise.
Le Coran rappelle (en 45, 16) que Dieu a donné aux fils d'Israël le livre et les commandements, qui leur permettraient de concevoir clairement l'ordre (amr), mais qu'ils ont introduit le désaccord après que leur eut été donnée la science (ilm). Dieu jugera (45, 17). Alors apparaît le mot shari'a (45, 18): "Nous t'avons placé sur une voie (shari'atin) procédant de l'ordre".
En quoi consiste cette "voie" (shari'a)? C'est ce qui nous est précisé en 42, 13: "En matière de religion il vous a ouvert une voie (ici c'est le verbe shara'a) qu'il avait recommandée à Noé, celle-là même que nous t'avons révélée, celle que nous avons recommandée à Abraham, à Moïse, à Jésus: suivez-la, et n'en faites pas un objet de division".
Il est donc parfaitement clair:
1°/ que cette voie est celle de Dieu;
2°/ qu'elle est commune à tous les peuples, à qui Dieu a envoyé ses prophètes (à tous les peuples et dans la langue de chacun d'eux).
Or les codes juridiques concernant par exemple le vol et sa punition, le statut de la femme, le mariage ou l'héritage, sont différents dans la Thora juive, dans les Evangiles des chrétiens ou dans le Coran.
La shari'a (la loi divine pour aller à Dieu) ne peut donc pas inclure ces législations (fiqh) qui, à la différence radicale de la shari'a commune à toutes les religions, diffère avec chacune d'elles selon l'époque et la société où un prophète a été envoyé par Dieu.
Dieu dit dans le Coran (13, 38): "A chaque époque un livre", et encore: "il n'existe pas de communauté où ne soit passé un prophète pour l'avertir" (33, 24 et 16, 36).
"Dieu confime et abroge ce qu'il veut" (13, 39) ne signifie évidemment pas qu'il a changé d'avis mais que, par une "véritable pédagogie divine", il apporte, au nom des principes absolus, une réponse appropriée à la situation historique et au niveau de compréhension du peuple auquel il envoie son message. C'est ainsi, par exemple, que la quibla (dont le sens universel et dernier est clair: manifester l'unité de la Umma, tournée vers le même centre pour affirmer l'unité de Dieu) est orientée pour un temps vers Jérusalem, puis, pour des raisons historiques, tenant aux rapports avec la communauté juive, vers La Mecque. A travers ce changement historique le Coran nous rappelle la vérité transcendante: Dieu ne peut être ailleurs que partout, à l'Orient comme à l'Occident. "L'Orient et l'Occident appartiennent à Dieu. Quel que soit le côté vers lequel vous vous tournez, la face de Dieu est là" (11, 115).
Les premiers commentateurs du Coran, comme Tabari, ont toujours pris grand soin de rappeler dans quel contexte historique précis chaque verset est "descendu".
Cette historicité n'enlève rien à la valeur universelle et éternelle de la shari'a: chaque intervention de Dieu, dans la communauté indivisiblement politique et religieuse de Médine, où le Prophète est chef d'Etat, contient un principe d'action (une voie religieuse, shari'a), qui vaut pour tous les peuples et tous les temps (comme par exemple: Dieu seul possède, qui relativise toute propriété humaine; Dieu seul commande, qui relativise tout pouvoir humain: Allahou Akbar !; Dieu seul sait, qui relativise tout savoir humain).
Cette "loi divine", cette shari'a, est commune à toutes les révélations et à toutes les agesses.
Et c'est à partir de cette voie religieuse immuable que Dieu, par ses Prohètes, apporte des réponses historiques correspondant à la situation particulière de chaque peuple.
L'une des manifestations les plus claires de la grandeur du Coran c'est précisément cette articulation de la transcendance et de l'histoire, de la religion et de la politique, en un mot de la shari'a (qui est oeuvre de Dieu) et du fiqh, de la législation (qui est oeuvre humaine).
C'est la différence radicale avec le judaïsme.
Alors que chez Moïse la plus grande place est occupée par les commandements, dans le Coran, sur 6000 versets 200 seulement portent sur la solution de problèmes de droit. Mélanger, sous le nom de shari'a, ce qui est orientation religieuse et morale de valeur absolue, éternelle et universelle, avec les législations propres à chaque société particulière et à chaque époque déterminée, constituerait une juaïsation de l'islam et nous conduirait, par le littéralisme, à donner une image du Coran radicalement opposée à sa claire définition de la shari'a.
Si l'on ne fait pas cette distinction entre:
- les principes éternels sur les rapports avec Dieu,
- et les lois particulières par lesquelles les hommes, à partir de ces principes, organisent à chaque époque leurs rapports sociaux, l'on donne une image caricaturale du Coran.
Par exemple le Coran, qui descend dans une société où règne l'esclavage, introduit des règles propres à l'humaniser.
Est-ce que cet enseignement est devenu caduc parce que l'esclavage n'existe plus ? Ou faut-il rétablir l'esclavage ? Ou bien devons-nous, comme nous le recommande à chaque instant le Coran, "réfléchir" sur les "exemples" qu'il nous donne: "Nous avons proposé aux hommes, dans ce Coran, toutes sortes d'exemple, peut-être réfléchiront-ils ?" (39, 27).
Ainsi seulement un verset comme: "Un esclave croyant vaut mieux qu'un homme libre polythéiste" (2, 221), à condition de ne pas s'attacher à la lettre, conserve valeur universelle: la valeur d'un homme ne dépend pas de son rang ou de sa fortune, mais de sa foi et de ses vertus.
Cette distinction entre la shari'a, l'orientation religieuse et morale vers Dieu, et les "programmes" ou les "méthodes" dont Dieu a laissé à l'homme le responsabilité de les appliquer toujours dans les conditions concrètes de leur société et de leur temps, est soulignée par le sens du mot shari'a, le chemin vers la source, magnifique façon de dire: le chemin vers Dieu
Après avoir rappelé (5, 44 et 5, 46) que les messages de Moïse et de la Thora, de Jésus et des Evangiles "contiennent guidance et lumière", le Coran ajoute (4, 48): "Nous avons donné à chacun d'eux une voie (shari'a) et un programme (minhaj)".
A la lumière des deux précédents versets, il est clair que la voie, la shari'a a valeur universelle puisqu'elle est commune en particulier à tous les gens du Livre; elle nous désigne les fins transcendantes, alors que le "programme" ou la "méthode" sont les moyens permettant, en chaque moment de l'histoire, de faire pénétrer les valeurs transcendantes.
La shari'a est en effet présente et identique dans les trois livres révélés:
- Le Coran proclame à plusieurs reprises que Dieu seul possède: "Tout ce qui est dans les cieux et sur la terre appartient à Dieu" (2, 116 et 284; 3, 109, etc.).
- Comme le Deutéronome disait: "A l'Eternel, ton Dieu, appartiennent les cieux, la terre, et tout ce qu'elle renferme" (10, 14).
- Comme l'Evangile, Paul dans I Co 10, 26: "La terre et tout ce qu'elle contient appartient à Dieu".
Il en est de même, dans les trois Livres, pour "Dieu seul commande" et "Dieu seul sait".
Il est de notre responsabilité de trouver en chaque moment les moyens historiques de réaliser ces fins transcendantes, comme le Coran nous en donne l'exemple pour la communauté de Médine.
Cette claire distinction coranique exclut tout littéralisme et nous appelle à réfléchir sur les exemples et non à donner à des prescriptions historiques, figurant aussi dans le Coran, une application aveugle à tous les temps.
Prétendre appliquer littéralement une disposition législative sous prétexte qu'elle est écrite dans le Coran, c'est confondre la loi éternelle de Dieu, la shari'a (qui est un "invariant" absolu, commun à toutes les religions et à toutes les sagesses) avec la législation destinée au Moyen-Orient au VIIe siècle (qui était une application historique, propre à ces pays et à cette époque, de la loi éternelle). Les eux figurent bien entendu dans le Coran mais la confusion des deux et leur application aveugle - refusant cette "réflexion" à laquelle ne cesse de nous appeler le Coran - nous rend incapables de témoigner du message vivant, du Coran vivant et éternellement actuel, du Dieu vivant.
La loi divine, la shari'a, unit tous les hommes de foi, alors que prétendre imposer aux hommes du XXe siècle [a fortiori du XXIe, ndlr]une législation du VIIe siècle, et de l'Arabie, est une oeuvre de division qui donne une image fausse et repoussante du Coran. C'est un crime contre l'Islam.
Le Prophète parlant au nom de Dieu tenait parfaitement compte de la situation géographique et historique du peuple pour lequel il appliquait de manière spécifique les principes éternels.
Lorsqu'il ordonne de jeûner de l'aube au crépuscule (le fil noir et le fil blanc) il est clair qu'il s'adresse à un peuple où le jour et la nuit ont une durée peu différente. Pour un esquimau, entre les deux moments, il a six mois: il faut donc "réfléchir". Comme auparavant pour l'esclavage, pour ne pas appliquer littéralement le verset, mais pour nous interroger sur le but qu'il visait et l'appliquer dans des conditions différentes.
Il en est de même pour un bon nombre de versets du Coran. Dieu et son Prophète tiennent compte des circonstances et du niveau de conscience des peuples auxquels ils s'adressent pour que le message pénètre sans vouloir abolir d'un seul coup l'ordre existant et en acceptant donc des coutumes, même si elles ne répondent pas entièrement aux exigences absolues de la shari'a.
Nous avons donc le devoir, à l'égard de chaque prescription juruique, de nous demander quel était le but visé lorsqu'elle a été formulée et les circonstances historiques qui la rendaient nécessaire dans un monde où "il y a chaque jour quelque chose de nouveau" (55, 28).
La loi ne peut se pétrifier alors que la vie qu'elle a mission de façonner dans la voie de Dieu est en perpétuelle métamorphose. C'est dans cette perspective historique que l'on doit, par exemple, situer la main coupée du voleur, ou la discrimination à l'égard des femmes et leur subordination à l'homme, tradition de tout le Proche-Orient, comme en témoignent, par exemple, les épîtres de saint Paul.
Toute lecture des "versets législatifs" doit être historique. Par exemple, dans le Coran (IV, 11) la part de la fille, dans l'héritage, est la moitié de celle de son frère. Dans l'Arabie pré-islamique la femme n'avait aucun droit sur l'héritage. C'est une avancée historique de lui y donner accès. En outre, dans la société de l'époque, toutes les charges sociales incombent à l'homme. La loi tend à rétablir l'équilibre. Une application littérale à nos sociétés serait contraire à l'esprit de justice qui l'inspirait au VIIe siècle.
L'essentiel est de ne jamais oublier que le Coran contient à la fois la shari'a fondamentale en 5800 versets et des "exemples" de son application (en 200 versets) dans un moment historique donné, par exemple dans une société esclavagiste.
La pire erreur, mortelle pour l'avenir de l'Islam, serait de mélanger la loi divine éternelle, la shari'a, avec ce qui fut le fiqh (la législation) du VIIe siècle.
Appliquer la shari'a, c'est le contraire de cette confusion. C'est à partir des principes absolus de la shari'a (Dieu seul possède, Dieu seul commande, Dieu seul sait) créer un fiqh du XXe siècle [a fortiori du XXIe, ndlr]. Et c'est là une responsabilité commune non seulement à tous les musulmans, mais, comme le dit le Coran, à tous les hommes de foi qui ont reçu le message des Prophètes, tous envoyés du même Dieu.
Roger Garaudy, Avons-nous besoin de Dieu ?, Editions Desclée de Brouwer, Préface de l'Abbé Pierre, 1993, pages 149 à 154
Le titre du présent texte est de "A l'indépendant". Le chapitre d'où il est extrait s'intitule "Un dialogue Nord-Sud est-il possible ?". Garaudy voit deux obstacles à ce dialogue au niveau des religions: la "nouvelle évangélisation" chrétienne, et l'application littéraliste de la shari'a islamique objet de ce texte.
Le mot shari'a n'est employé qu'une fois dans le Coran (45, 18) et dans trois autres versets apparaissent des mots de même racine: le verbe shara'a (42, 13) et le substantif shir'a (5, 48).
Cela permet une définition précise.
Le Coran rappelle (en 45, 16) que Dieu a donné aux fils d'Israël le livre et les commandements, qui leur permettraient de concevoir clairement l'ordre (amr), mais qu'ils ont introduit le désaccord après que leur eut été donnée la science (ilm). Dieu jugera (45, 17). Alors apparaît le mot shari'a (45, 18): "Nous t'avons placé sur une voie (shari'atin) procédant de l'ordre".
En quoi consiste cette "voie" (shari'a)? C'est ce qui nous est précisé en 42, 13: "En matière de religion il vous a ouvert une voie (ici c'est le verbe shara'a) qu'il avait recommandée à Noé, celle-là même que nous t'avons révélée, celle que nous avons recommandée à Abraham, à Moïse, à Jésus: suivez-la, et n'en faites pas un objet de division".
Il est donc parfaitement clair:
1°/ que cette voie est celle de Dieu;
2°/ qu'elle est commune à tous les peuples, à qui Dieu a envoyé ses prophètes (à tous les peuples et dans la langue de chacun d'eux).
Or les codes juridiques concernant par exemple le vol et sa punition, le statut de la femme, le mariage ou l'héritage, sont différents dans la Thora juive, dans les Evangiles des chrétiens ou dans le Coran.
La shari'a (la loi divine pour aller à Dieu) ne peut donc pas inclure ces législations (fiqh) qui, à la différence radicale de la shari'a commune à toutes les religions, diffère avec chacune d'elles selon l'époque et la société où un prophète a été envoyé par Dieu.
Dieu dit dans le Coran (13, 38): "A chaque époque un livre", et encore: "il n'existe pas de communauté où ne soit passé un prophète pour l'avertir" (33, 24 et 16, 36).
"Dieu confime et abroge ce qu'il veut" (13, 39) ne signifie évidemment pas qu'il a changé d'avis mais que, par une "véritable pédagogie divine", il apporte, au nom des principes absolus, une réponse appropriée à la situation historique et au niveau de compréhension du peuple auquel il envoie son message. C'est ainsi, par exemple, que la quibla (dont le sens universel et dernier est clair: manifester l'unité de la Umma, tournée vers le même centre pour affirmer l'unité de Dieu) est orientée pour un temps vers Jérusalem, puis, pour des raisons historiques, tenant aux rapports avec la communauté juive, vers La Mecque. A travers ce changement historique le Coran nous rappelle la vérité transcendante: Dieu ne peut être ailleurs que partout, à l'Orient comme à l'Occident. "L'Orient et l'Occident appartiennent à Dieu. Quel que soit le côté vers lequel vous vous tournez, la face de Dieu est là" (11, 115).
Les premiers commentateurs du Coran, comme Tabari, ont toujours pris grand soin de rappeler dans quel contexte historique précis chaque verset est "descendu".
Cette historicité n'enlève rien à la valeur universelle et éternelle de la shari'a: chaque intervention de Dieu, dans la communauté indivisiblement politique et religieuse de Médine, où le Prophète est chef d'Etat, contient un principe d'action (une voie religieuse, shari'a), qui vaut pour tous les peuples et tous les temps (comme par exemple: Dieu seul possède, qui relativise toute propriété humaine; Dieu seul commande, qui relativise tout pouvoir humain: Allahou Akbar !; Dieu seul sait, qui relativise tout savoir humain).
Cette "loi divine", cette shari'a, est commune à toutes les révélations et à toutes les agesses.
Et c'est à partir de cette voie religieuse immuable que Dieu, par ses Prohètes, apporte des réponses historiques correspondant à la situation particulière de chaque peuple.
L'une des manifestations les plus claires de la grandeur du Coran c'est précisément cette articulation de la transcendance et de l'histoire, de la religion et de la politique, en un mot de la shari'a (qui est oeuvre de Dieu) et du fiqh, de la législation (qui est oeuvre humaine).
C'est la différence radicale avec le judaïsme.
Alors que chez Moïse la plus grande place est occupée par les commandements, dans le Coran, sur 6000 versets 200 seulement portent sur la solution de problèmes de droit. Mélanger, sous le nom de shari'a, ce qui est orientation religieuse et morale de valeur absolue, éternelle et universelle, avec les législations propres à chaque société particulière et à chaque époque déterminée, constituerait une juaïsation de l'islam et nous conduirait, par le littéralisme, à donner une image du Coran radicalement opposée à sa claire définition de la shari'a.
Si l'on ne fait pas cette distinction entre:
- les principes éternels sur les rapports avec Dieu,
- et les lois particulières par lesquelles les hommes, à partir de ces principes, organisent à chaque époque leurs rapports sociaux, l'on donne une image caricaturale du Coran.
Par exemple le Coran, qui descend dans une société où règne l'esclavage, introduit des règles propres à l'humaniser.
Est-ce que cet enseignement est devenu caduc parce que l'esclavage n'existe plus ? Ou faut-il rétablir l'esclavage ? Ou bien devons-nous, comme nous le recommande à chaque instant le Coran, "réfléchir" sur les "exemples" qu'il nous donne: "Nous avons proposé aux hommes, dans ce Coran, toutes sortes d'exemple, peut-être réfléchiront-ils ?" (39, 27).
Ainsi seulement un verset comme: "Un esclave croyant vaut mieux qu'un homme libre polythéiste" (2, 221), à condition de ne pas s'attacher à la lettre, conserve valeur universelle: la valeur d'un homme ne dépend pas de son rang ou de sa fortune, mais de sa foi et de ses vertus.
Cette distinction entre la shari'a, l'orientation religieuse et morale vers Dieu, et les "programmes" ou les "méthodes" dont Dieu a laissé à l'homme le responsabilité de les appliquer toujours dans les conditions concrètes de leur société et de leur temps, est soulignée par le sens du mot shari'a, le chemin vers la source, magnifique façon de dire: le chemin vers Dieu
Après avoir rappelé (5, 44 et 5, 46) que les messages de Moïse et de la Thora, de Jésus et des Evangiles "contiennent guidance et lumière", le Coran ajoute (4, 48): "Nous avons donné à chacun d'eux une voie (shari'a) et un programme (minhaj)".
A la lumière des deux précédents versets, il est clair que la voie, la shari'a a valeur universelle puisqu'elle est commune en particulier à tous les gens du Livre; elle nous désigne les fins transcendantes, alors que le "programme" ou la "méthode" sont les moyens permettant, en chaque moment de l'histoire, de faire pénétrer les valeurs transcendantes.
La shari'a est en effet présente et identique dans les trois livres révélés:
- Le Coran proclame à plusieurs reprises que Dieu seul possède: "Tout ce qui est dans les cieux et sur la terre appartient à Dieu" (2, 116 et 284; 3, 109, etc.).
- Comme le Deutéronome disait: "A l'Eternel, ton Dieu, appartiennent les cieux, la terre, et tout ce qu'elle renferme" (10, 14).
- Comme l'Evangile, Paul dans I Co 10, 26: "La terre et tout ce qu'elle contient appartient à Dieu".
Il en est de même, dans les trois Livres, pour "Dieu seul commande" et "Dieu seul sait".
Il est de notre responsabilité de trouver en chaque moment les moyens historiques de réaliser ces fins transcendantes, comme le Coran nous en donne l'exemple pour la communauté de Médine.
Cette claire distinction coranique exclut tout littéralisme et nous appelle à réfléchir sur les exemples et non à donner à des prescriptions historiques, figurant aussi dans le Coran, une application aveugle à tous les temps.
Prétendre appliquer littéralement une disposition législative sous prétexte qu'elle est écrite dans le Coran, c'est confondre la loi éternelle de Dieu, la shari'a (qui est un "invariant" absolu, commun à toutes les religions et à toutes les sagesses) avec la législation destinée au Moyen-Orient au VIIe siècle (qui était une application historique, propre à ces pays et à cette époque, de la loi éternelle). Les eux figurent bien entendu dans le Coran mais la confusion des deux et leur application aveugle - refusant cette "réflexion" à laquelle ne cesse de nous appeler le Coran - nous rend incapables de témoigner du message vivant, du Coran vivant et éternellement actuel, du Dieu vivant.
La loi divine, la shari'a, unit tous les hommes de foi, alors que prétendre imposer aux hommes du XXe siècle [a fortiori du XXIe, ndlr]une législation du VIIe siècle, et de l'Arabie, est une oeuvre de division qui donne une image fausse et repoussante du Coran. C'est un crime contre l'Islam.
Le Prophète parlant au nom de Dieu tenait parfaitement compte de la situation géographique et historique du peuple pour lequel il appliquait de manière spécifique les principes éternels.
Lorsqu'il ordonne de jeûner de l'aube au crépuscule (le fil noir et le fil blanc) il est clair qu'il s'adresse à un peuple où le jour et la nuit ont une durée peu différente. Pour un esquimau, entre les deux moments, il a six mois: il faut donc "réfléchir". Comme auparavant pour l'esclavage, pour ne pas appliquer littéralement le verset, mais pour nous interroger sur le but qu'il visait et l'appliquer dans des conditions différentes.
Il en est de même pour un bon nombre de versets du Coran. Dieu et son Prophète tiennent compte des circonstances et du niveau de conscience des peuples auxquels ils s'adressent pour que le message pénètre sans vouloir abolir d'un seul coup l'ordre existant et en acceptant donc des coutumes, même si elles ne répondent pas entièrement aux exigences absolues de la shari'a.
Nous avons donc le devoir, à l'égard de chaque prescription juruique, de nous demander quel était le but visé lorsqu'elle a été formulée et les circonstances historiques qui la rendaient nécessaire dans un monde où "il y a chaque jour quelque chose de nouveau" (55, 28).
La loi ne peut se pétrifier alors que la vie qu'elle a mission de façonner dans la voie de Dieu est en perpétuelle métamorphose. C'est dans cette perspective historique que l'on doit, par exemple, situer la main coupée du voleur, ou la discrimination à l'égard des femmes et leur subordination à l'homme, tradition de tout le Proche-Orient, comme en témoignent, par exemple, les épîtres de saint Paul.
Toute lecture des "versets législatifs" doit être historique. Par exemple, dans le Coran (IV, 11) la part de la fille, dans l'héritage, est la moitié de celle de son frère. Dans l'Arabie pré-islamique la femme n'avait aucun droit sur l'héritage. C'est une avancée historique de lui y donner accès. En outre, dans la société de l'époque, toutes les charges sociales incombent à l'homme. La loi tend à rétablir l'équilibre. Une application littérale à nos sociétés serait contraire à l'esprit de justice qui l'inspirait au VIIe siècle.
L'essentiel est de ne jamais oublier que le Coran contient à la fois la shari'a fondamentale en 5800 versets et des "exemples" de son application (en 200 versets) dans un moment historique donné, par exemple dans une société esclavagiste.
La pire erreur, mortelle pour l'avenir de l'Islam, serait de mélanger la loi divine éternelle, la shari'a, avec ce qui fut le fiqh (la législation) du VIIe siècle.
Appliquer la shari'a, c'est le contraire de cette confusion. C'est à partir des principes absolus de la shari'a (Dieu seul possède, Dieu seul commande, Dieu seul sait) créer un fiqh du XXe siècle [a fortiori du XXIe, ndlr]. Et c'est là une responsabilité commune non seulement à tous les musulmans, mais, comme le dit le Coran, à tous les hommes de foi qui ont reçu le message des Prophètes, tous envoyés du même Dieu.
Roger Garaudy, Avons-nous besoin de Dieu ?, Editions Desclée de Brouwer, Préface de l'Abbé Pierre, 1993, pages 149 à 154
Le titre du présent texte est de "A l'indépendant". Le chapitre d'où il est extrait s'intitule "Un dialogue Nord-Sud est-il possible ?". Garaudy voit deux obstacles à ce dialogue au niveau des religions: la "nouvelle évangélisation" chrétienne, et l'application littéraliste de la shari'a islamique objet de ce texte.
25 septembre 2010
Sur Cuba, le sionisme, la Palestine, Roger Garaudy
Interview de Maria Poumier par Ginette Hess Skandrani, Paris, 20 juillet 2005
http://quibla.net/
GHS : Maria Poumier, vous avez signé la pétition de soutien à Edgar Morin, et vous êtes également, ainsi que nombre d'entre nous, dans le collimateur des médias sionistes. Quand on lit vos articles sur le web, on a du mal à vous situer avec précision. Vous êtes mentionnée dans Libération comme une universitaire d'extrême gauche, tandis que Ras'le front vous classe à l'extrême droite.
M.P : Eh bien je pense que cette cacophonie indique simplement que ce que j'écris a une certaine audience, peut-être justement parce que tout le monde se sent à l'étroit dans la case idéologique où il est classé. Je cherche, comme tout le monde, le centre où nous devons planter nos convictions, notre centre de gravité, en quelque sorte. Cette recherche suppose évidemment de la curiosité, et particulièrement là où les censeurs veulent que l'on recule.
GHS : Qu'est-ce qui vous a amenée à écrire de façon répétée sur les sujets impliquant Israël et ses soutiens en Occident ? Vous n'avez pas de liens familiaux avec le monde arabe et pourtant vous êtes inspirée par le violent rejet du sionisme qui inspire de nombreux intellectuels juifs?
MP : Je ne suis ni arabe ni juive par ma famille, mais effectivement, j'éprouve une indignation sans limites devant toutes les manipulations et intimidations qui servent à garantir la protection des intérêts israéliens. C'est le sentiment que les plus nobles fondements de la civilisation occidentale sont détournés pour un usage pervers, qui m'anime. C'est notre bonne foi qui a été trahie, et ce sont les Palestiniens qui payent notre aveuglement, c'est inadmissible. Dans tous les combats, le choix des mots est un enjeu que les deux camps se disputent. Un mot nouveau est en train de s'implanter, qui me paraît devoir régler certains malentendus pour un bon moment : c'est la notion d'intérêt USraélien : cela décrit la dynamique implacable, aveugle, mécanique, issue de la combinaison de deux logiques étatiques, une dynamique qui prend tous les peuples en otage. Le sionisme est complètement discrédité, mais sa puissance déborde largement la Palestine historique, parce qu'elle s'exerce principalement aux États-Unis. C'est cette dynamique qui me semble mériter le rassemblement de tous les gens de bonne volonté, et pas seulement le jour où l'on a l'occasion de voter " non " à la pseudo-constitution européenne, pour une réflexion en profondeur. Et on peut souvent se passer des termes juif, sioniste, impérialiste, philosémite, ainsi que de leurs revers, qui ne servent qu'à diviser et à confondre, en général, et à activer la paranoïa réciproque.
GHS : On vous a souvent reproché d'être apparue assez tard sur la scène militante parisienne, ce qui a permis à certains de vos détracteurs de commencer leurs articles en disant " Mais qui est donc cette Maria Poumier que personne ne connaît ? ". Il y a quelques années, seuls vous connaissaient quelques spécialistes de la culture latino-américaine, et vous aviez choisi d'enseigner à l'université de Paris VIII, réputée radicalement à gauche. De quand date ce virage dans vos centres d'intérêt ?
MP : Précision : c'est moi qui me suis fait connaître par un article intitulé : "Mais qui c'est, cette Poumier que personne ne connaît". A dix-neuf ans, je suis partie à Cuba dans l'idée d'offrir mes services au gouvernement révolutionnaire. Dix ans plus tard, j'étais épuisée, comme toute une bande de petites françaises soixante-huitardes qui étions parties là-bas: Cuba est un pays assiégé, et c'est très dur; on craque quand la sphère familiale n'est plus une protection, quand la vie privée s'écroule; je suis revenue en France et c'est dans l'action sociale que j'ai eu l'impression de reprendre pied, dans la nouvelle réalité française, celle de la vitalité de la banlieue. C'est à partir de là que je suis arrivée à me réorganiser idéologiquement, à retrouver un engagement unifiant les différentes questions auxquelles j'étais sensible: la justesse profonde de toute recherche de justice sociale et de souveraineté nationale. J'ai découvert l'ampleur du détournement idéologique de la générosité de gauche à l'occasion du lynchage médiatique dont a été l'objet Roger Garaudy à partir de 1996. Je signais des pétitions pour l'interdiction du Front National, de bon coeur, car le retour à une société de castes me semble une tentation peu honorable et ringarde, propre à des gens qui ne voient rien au-delà de leur niche sociologique d'origine, et ne comprennent rien au monde réel ; bref, cela correspond à un horizon extrêmement étroit, dans l'espace, dans le temps, et dans l'imaginaire, la région où s'élaborent les solutions aux problèmes vitaux. Et brusquement, c'est moi qui ai été traitée en pestiférée. Cela m'a aidée à comprendre le " théorème d'Edgar Morin " : Révolution + Conservation + Résistance = Tous contre les Destructeurs de la Planète !
GHS : Vous avez quitté l'université alors que vous étiez candidate à un poste de professeur, vous vous considérez comme persécutée ?
MP : J'avais invité Roger Garaudy à faire une conférence sur" Islam et modernité ", parce qu'il représente un islam d'occident très ouvert et indispensable à l'équilibre de notre société, et cela, avant la parution de son livre Les Mythes fondateurs de la politique israélienne. Du jour au lendemain, alors que cette invitation avait l'aval de la présidence de l'Université, tous les usages démocratiques ont été abolis, je suis devenue la bête à abattre. Rien de tel pour vous ouvrir les yeux ! On a détourné des lettres recommandées avec accusé de réception où je me portais candidate à un poste de professeur, parmi d'autres manoeuvres passibles de poursuites, et on m'a diffamée. Mais si je peux donner très précisément les noms des personnes qui ont fait en sorte que je sois radicalement marginalisée à Paris VIII et parmi les hispanistes, je n'ai pas voulu donner une dimension judiciaire à cela, parce que je considère la majorité de mes collègues comme victimes de manipulations et d'hallucinations collectives. Comme moi, les événements les feront changer, et l'estime de fonctionnaires apeurés n'est pas ce qui m'importait le plus, à un moment où j'étais dans une position de faiblesse très grande, mais où je refusais de céder à l'intimidation. J'ai demandé le débat, en découvrant l'ampleur des questions historiques qu'avait posées Garaudy ; cela a été refusé ; j'ai demandé à être jugée, puisque j'étais traitée en coupable ; cela m'a été refusé aussi ! J'ai donc quitté l'université pour faire des choses plus constructives que de me cogner la tête contre les murs.
GHS : Vous considérez que Garaudy a été injustement condamné et que cette " chasse aux sorcières " à laquelle nous sommes confrontés actuellement avait déjà commencé à travers le " procès du philosophe-écrivain " ?
MP : Il y a deux lois auxquelles je refuse d'obéir, tant que je le peux : la loi du plus fort et la loi de la jungle. Pour les autres, c'est un cadre utile, qui se modifie constamment, et sur lequel on peut agir, heureusement. Garaudy a payé presque 30 000 euros pour quelques phrases, après avoir publié une cinquantaine de livres ; et il n'attache pas une grande importance à cet épisode désagréable de son existence. Ce n'est pas encore suffisant ? Faut-il aussi organiser des autodafés de tous ses livres ? Je sais que certaines bibliothèques publiques les ont retirés. C'est assez lamentable, en démocratie. La chasse aux sorcières sert au moins à faire percevoir les racines et les ressorts du pouvoir qui l'exerce, dans tous les contextes.
GHS : Quels sont les arguments de vos ennemis pour s'acharner contre vous ?
MP : Je peux vous raconter leurs manoeuvres, mais ce qu'ils font, c'est justement pour compenser leur manque d'arguments : ils se bornent à répéter les mêmes adjectifs infamants. Les exécutants des manouvres, sont un très petit nombre de gens connus pour l'intimidation qu'ils cherchent à pratiquer partout où ils le peuvent. Depuis le début, Didier Daenninckx s'est distingué ; c'est un individu sur qui Marianne n'hésite plus à titrer, avec franchise : " Daennincks simple flic ". L'engrenage en cascade de l'esprit policier (conjugué avec ma naïveté, bien sûr) amène chez moi, depuis 1996 jusqu'à aujourd'hui, des gens charmants, qui se disent tout à fait amicaux et serviables, et qui abusent de mon hospitalité pour saisir chez moi des documents dont ils espèrent pouvoir faire un jour un usage compromettant. On est allé jusqu'à faire disparaître le dossier de presse d'un écrivain étranger invité au festival de Saint-Malo, parce que nous avons un lien sentimental ; sans parler de la pression, qui est allée jusqu'au procès, sur les éditeurs qui acceptent des projets venant de moi.
GHS : Ce sont surtout les gens de gauche, qui ont abandonné leur combat anticolonialiste, qui s'acharnent sur tous ceux qui osent encore critiquer le sionisme. Ce sont également eux qui vous rejettent, comme une brebis galeuse.
MP : Je refuse de faire de cela une question de fond. Il y a des gens de gauche qui me rejettent et font le sale boulot d'indics, par calcul politique : si nous ne balançons pas, alors, nous aussi nous serons traités de tous les noms ; ils me sacrifient donc, comme on jette du lest par-dessus bord ; les larbins qui se dévouent pour accomplir les basses oeuvres sont des gens qui n'ont pas la conscience tellement tranquille, si bien qu'ils sont très sensibles au chantage idéologique, d'autant plus qu'ils ont du talent et de l'ambition. Cela ne les empêche pas toujours d'être anticolonialistes, c'est juste une question de tactique. Mais ce sont les agents USraéliens convaincus qui se frottent les mains, chaque fois qu'ils parviennent à casser un front commun, soit à l'intérieur de la gauche, soit entre bonnes volontés de droite et de gauche, ou encore parmi les Arabes, entre les Arabes et les Gaulois, les Arabes et les Noirs, entre les Antillais et les Africains, enfin, entre tous ceux qui naturellement, logiquement, doivent se constituer en front uni de résistance.
GHS : Le soutien aux Palestiniens et à la décolonisation de la Palestine, afin de créer un seul Etat démocratique et multiculturel où tous ceux qui aiment cette terre la développent ensemble, est-il pour vous une priorité, désormais ?
MP : Bien sûr. C'est un enjeu central, un seul Etat démocratique pour tous, c'est la seule solution, et le blocage contre celle-ci est un révélateur de la perversité des relais de la domination USraélienne, très infiltrés dans la gauche française. Et le devoir des intellectuels est de mobiliser tous les niveaux de la réflexion pour faire triompher le droit sur la force. On ne peut pas se contenter de répéter des mots d'ordre pour se donner bonne conscience. De même que la Palestine a besoin des énergies de gens qui viennent des horizons les plus divers, dans chaque pays, tous les penseurs sont nécessaires au progrès de la connaissance et du discernement, et la confrontation entre eux doit être loyale. La nation repose sur ses poètes, c'est-à-dire ses créateurs de pensée capables de la répandre comme la poudre, sous forme d'images qui soulèvent l'enthousiasme, et font apparaître la communion. Mais la pensée créatrice a besoin des efforts de tous les épigones de tous les courants, pour nourrir l'élan qui fera cristalliser cela en une force invincible. La liberté de réflexion et d'_expression est la garantie de la santé mentale ; un combattant amputé de sa tête n'est pas très utile, face à des ennemis qui savent parfaitement ce qu'ils veulent.
GHS : Comment établissez vous le rapport avec votre carrière d'hispaniste ?
MP : L'Espagne est un grand lieu de rencontre entre l'Orient et l'Occident, sa réflexion est bien plus riche que celle de la France, dans ce domaine. Garaudy est un Cordouan d'adoption, il est de ceux qui ont poursuivi l'ouvre de construction d'une culture commune aux Chrétiens et aux Musulmans, comme le Majorquin Raymond Lulle, au XIIIe siècle. Son marxisme spiritualisé est le point de départ du renouveau de la pensée de gauche, tant en Occident que dans le monde arabe, une pensée confiante et constructive. C'est exactement ce dont nous avons besoin, dans l'Europe qui découvre en ce moment l'importance culturelle des immigrations qu'elle reçoit, et qui en est ébranlée.
GHS : Le brassage des cultures, le métissage des couleurs qui se produit maintenant ici, est-il comparable à celui de l'Amérique latine, il y a quelques siècles ?
MP : Oui, comme là-bas à l'époque coloniale, les immigrants sont des déportés, chassés par la famine et par la persécution politique, le tout détourné par de véritables trafiquants d'esclaves. Il y a une réactivation des réflexes défensifs contre eux, tandis qu'au niveau de la musique et, de la cuisine, la réceptivité est sans réserve, ce qui révèle une profonde attirance, et elle est réciproque. D'une part des crispations racistes, de l'autre des histoires d'amour. Si l'immigration a pris la tournure d'une vague que rien ne peut arrêter, ce n'est pas seulement pour des raisons de déséquilibre démographique et économique ; c'est parce qu'elle amène le renouveau spirituel dont nous avons besoin, justement, alors que le monde blanc manifeste une perte de vitalité multiforme : abandon de ses traditions, choix du principe de plaisir contre celui du don de la vie et de la multiplication naturelle de l'espèce, réflexes colonialistes sordides dans les rapports avec ceux qui sont perçus comme inférieurs, et soumission à des intérêts étrangers adulés par lâcheté et par paresse.
GHS : Comment pouvez-vous critiquer les excès du sentiment de victimitude chez les juifs, et soutenir le mouvement pour les réparations de Noirs, qui se posent également en position de victimes plus malmenées que toutes les autres ? Nous savons bien que la revendication des Noirs est tout à fait légitime et que beaucoup d'entre eux se sont toujours battus pour l'égalité des droits. Mais ne craignez-vous pas que cette attitude de victimisation ne finisse par lasser, ou pire, banaliser leur lutte ?
MP : L'humiliation du monde noir par le monde blanc, toutes religions confondues, est quelque chose qui dépasse même les limites de l'histoire. C'est pourquoi leur revendication à l'égalité, et à toutes les réparations qui en découlent, est la mère de toutes les revendications justes. Etre homme, c'est toujours dépasser ses limites ; pour un Blanc, ce doit être aller au-delà de la blanchitude, devenir plus que blanc, et donc devenir dans une mesure certaine, noir. Le mouvement issu de l'adoption de la loi Taubira en 2001 est profondément juste ; il n'a rien à voir avec un désir de vengeance, ni avec du masochisme. C'est une étape de lucidité indispensable pour casser la logique néo-esclavagiste dans laquelle veut nous enfermer l'ordre USsraélien, qui voudrait traiter tous les peuples comme les Palestiniens, les parquer comme des bestiaux ici et là, et leur couper tout moyen d'existence autonome, si elle ne peut pas les castrer mentalement ou s'en débarrasser de façon plus radicale. James Baldwin a formulé ce que le Blanc oublie toujours, et le Noir jamais : les " Blancs " ont exterminé les Indiens en Amérique du Nord, parce qu'ils n'ont pas rencontré d'obstacles pour le faire, et parce qu'ils n'avaient pas besoin d'eux. Leurs descendants prouvent tous les jours qu'ils le feraient, s'ils le pouvaient, avec les Africains, parce qu'ils convoitent les richesses de l'Afrique, mais n'ont plus besoin de ses habitants, surnuméraires et incapables, à leur avis. A nous, les Blancs, de montrer que c'est bien là la logique USraélienne, effectivement, et qu'elle est monstrueuse, infra-humaine. Mais il y a toujours eu des Blancs aussi pour la combattre, heureusement. C'est la moindre des choses, que d'accompagner ce mouvement dont la légitimité est totale. La revendication noire est un miroir salutaire, quoique peu flatteur, certes, dans un monde à dominante blanche, et il est inlassablement utile pour nous ramener à plus d'humanité. Et c'est l'injustice qui est lassante.
GHS :Mais ne se conduisent-ils pas également en censeurs, en exigeant la condamnation d'un historien de l'esclavage qui donne une vision de la traite négrière moins " noire " et plus édulcorée qu'ils ne le souhaiteraient ?
MP : Pas du tout, ils rétablissent l'équilibre ! Tout le monde sait que l'historien en question ne risque rien, puisqu'il a été récompensé, dans l'université, dans le monde de l'édition, et jusqu'au Sénat, dans la mesure où il véhicule précisément les convictions des institutions ! Les Noirs exigeant l'application de la Loi Taubira ont fait un travail magnifique en donnant enfin un sens acceptable par tous au terme " négationnisme " : le négationnisme, c'est la tendance à minimiser les crimes contre l'humanité, à refuser la pleine légitimité de l'épanouissement d'autrui, de tous les autres, même de ceux qui vous dérangent. Autrefois aussi, les esclavagistes étaient scandalisés quand un esclave leur faisait un procès en se servant du Code Noir, qui stipulait certaines limites aux abus des maîtres. L'affaire Pétré-Grenouillaud révèle le racisme institutionnalisé qui préside dans les pays jadis blancs, le non-dit anachronique qui prétend supplanter l'universalité du droit : le fait que certaines lois sont faites pour protéger certains intérêts. Il était urgent d'en dénoncer l'hypocrisie, de retourner la loi, en toute logique, contre les bastions de l'escroquerie intellectuelle. Pour l'adjectif négationniste, je ne vois pas pourquoi seuls les gens qui critiquent la logique israélienne devraient en être abreuvés ! Au contraire, les représentants des intérêts israéliens sont certainement les négationnistes par excellence, ceux qui dénient automatiquement aux autres peuples le droit à la pensée, à la création, à l'imagination, ceux qui les piétinent militairement et spirituellement, et qui veulent plier le monde entier à leur non-pensée.
GHS : Vous savez bien que le mot révisionnisme provoque toujours des débats souvent houleux. Et vous savez bien que les sionistes en cours d'argument nous traitent souvent de révisionnistes ou de négationnistes, ce qui est tout à fait aberrant. Vous acceptez donc également le rejet noir du révisionnisme historique ? Ne pensez-vous pas qu'il faudrait également en débattre ?
MP : Entendons-nous sur les mots. Il y a les historiens honnêtes, et ceux qui ne le sont pas ; les premiers démasquent les autres, qui poussent des cris d'orfraie, parce qu'ils ne peuvent rien faire d'autre. Il y a la découverte constante de nouvelles sources, qui amènent à la réinterprétation de ce qu'on tenait pour acquis. Les historiens africains font des découvertes dont les " africanistes " blancs ne veulent pas tenir compte. Il faut qu'ils crient très fort, pour se faire entendre, pour faire comprendre que l'histoire officielle, la blanche, est un outil de propagande pour fonder en raison les abus de pouvoir néo-esclavagistes et néo-colonialistes. La révision constante, ce n'est que la mise en pratique de la déontologie scientifique. Je ne crois pas que les historiens doivent se dire " révisionnistes " ; ce terme a surgi comme insulte contre des adversaires idéologiques divers, au début du XXe siècle, et il n'y a pas de raison de le revendiquer comme un aboutissement de la logique scientifique ; réviser pour réviser, c'est une absurdité, et cela cache un effort pour utiliser des données scientifiques dans le sens d'une propagande déterminée. Toute idéologie officielle est révisionniste par nature : c'est-à-dire prête à manipuler le passé dans le sens qui lui convient. Les révisionnistes israéliens s'évertuent à nier le massacre de Deir Yassine, c'est inadmissible. Ils se battent pour garder le contrôle de la Palestine et de son histoire, contre un ennemi qui appartient au présent, non au passé. Etre Noir, c'est pratiquer la révision, tout à fait saine, de l'histoire telle qu'elle a été écrite par les Blancs, avec partialité et aveuglement, mais refuser le révisionnisme, c'est-à-dire le détournement de l'histoire à des fins de propagande. Les historiens doivent aller toujours plus loin dans la recherche des sources primaires, et les interroger courageusement, quitte à faire des découvertes qui dérangent tout le monde. Pour ce qui est de l'histoire de la deuxième guerre mondiale, l'honnêteté dans l'exploitation des nouvelles sources, des archives qui s'ouvrent, conduit chaque jour à plus de découvertes qui dérangent terriblement les sionistes : tant mieux !
GHS : Obtenir la révision d'un procès, cela aussi serait du révisionnisme ? En ce cas il faudrait s'entendre sur les mots et ne pas tomber dans un piège qui se sert beaucoup de la confusion linguistique afin de clore le débat.
MP : Notre société opère spontanément la confusion entre histoire et tribunal, et elle a même institué des lois pour forcer cet amalgame : la loi Gayssot, basée sur le jugement d'un tribunal militaire, dans le contexte de la victoire sur les nazis ; une loi récente pour forcer chacun à interpréter positivement le passé colonialiste de la France. C'est aberrant, et s'il est bon que chacun respecte la loi, il fallait l'imagination noire pour en retourner les pires, contre ceux qui les ont inventées à leur profit. La sagesse noire, justement, sait se placer au-dessus de la confusion des genres : l'histoire est une science comme une autre, c'est un outil qui a ses limites, et il n'y a aucune raison de la sacraliser, qu'il s'agisse de l'histoire officielle ou de l'histoire dissidente. C'est parce que nous ne croyons plus au divin dans l'homme, que nous brandissons l'histoire comme notre fétiche, le bouclier des sociétés laïques contre ce qui nous angoisse ; et nous la manipulons toujours dans le sens de notre intérêt. Or la seule histoire qui mériterait d'être sacralisée, c'est celle des efforts, individuels ou collectifs, pour nous élever au-dessus de nos intérêts immédiats, et au-dessus des limites de notre intelligence. L'histoire des moments héroïques, qui transforme les gens du passé en ancêtres, a été évacuée du système éducatif moderne, et c'est très regrettable.
GHS : Ce n'est plus de la science, vous répondra-t-on. Mais, beaucoup d'intellectuels et non des moindres ont confondu et nous amènent à confondre modernité, progrès, sciences en les opposant à la mémoire des peuples sans laquelle l'histoire de l'humanité ne serait que des récits sans fondement.
MP : Opposer mémoire et histoire n'est pas intéressant non plus, et c'est généralement hypocrite : c'est la "mémoire" des uns contre "l'histoire" des autres. Toute l'histoire devrait s'écrire comme une chronique sportive : pour glorifier les efforts surhumains de chacun, dans une rivalité qui grandit autant les vainqueurs que les vaincus. Il y a une infinité de disciplines sportives : il y a aussi une multiplicité de combats et d'enjeux; il faut en montrer toute la richesse. Cette dimension de l'histoire, c'est ce que les ministères de l'idéologie occidentale veulent nous faire oublier, dans une véritable entreprise de castration mentale. Je pense avec les Noirs qui se battent pour l'application de la Loi Taubira déclarant l'esclavage et la déportation crimes contre l'humanité que l'on est ici dans le domaine de la logique juridique. Le domaine de l'histoire n'est pas exactement le même. Et si nous arrivons à séparer les deux univers, ce sera très sain, nous ferons apparaître un consensus et un troisième univers entrera en action : celui de la sacralité, à laquelle les deux autres doivent se subordonner. La défense de l'humain contre toutes les métamorphoses de l'esclavagisme, voilà ce qui est sacré, et les Noirs sont particulièrement bien placés pour faire avancer ce combat universel.
GHS : D'où vous vient donc cette négrophilie ?
MP : J'aime le terme, je l'adopte. Comme tout ce qui est fort, cela vient du vécu, non de la gymnastique intellectuelle. J'ai une famille cubaine noire. Cela change tout. Comme dans de nombreuses familles cubaines, les plus noirs sont les plus enracinés dans le pays. Aussi je connais la profondeur de la souffrance noire, et de la souffrance cubaine, celle des gens qui se retrouvent objectivement du côté noir des choses, bien loin des images publicitaires que l'on peut avoir du pays.
GHS : Vous avez soutenu des tentatives de rapprochement entre le gouvernement cubain et une certaine opposition intellectuelle qui réclamait plus de liberté, lorsque le soutien soviétique s'est effondré.
MP : Bien sûr, parce que je sais combien les aspirations des Cubains à la consommation, y compris la consommation culturelle, sont fondées, et c'est cela qu'on appelle la liberté, quand on en est privé, et que le manque devient une obsession ; la moindre des choses, pour venir en aide à l'assiégé, c'est de lui apporter de la nourriture et des renforts idéologiques, mais il peut être utile aussi de chercher en même temps les points ou les personnes sur qui la négociation en faveur de l'assiégé peut se construire ; du moins c'est ce que je cherchais ; en fait le gouvernement lui-même a ouvert certaines vannes, en facilitant les voyages, les pratiques religieuses, et le commerce culturel, ce qui a considérablement fait diminuer les tensions, et permis aux assiégés de surmonter leurs souffrances. La situation s'est considérablement améliorée depuis les années 1990. Maintenant, le Vénézuéla a repris le flambeau, et partage glorieusement le fardeau de la résistance aux intérêts usraéliens. Dans la conjoncture actuelle, de guerre déclarée aux trois quarts de la planète, il faut absolument soutenir le gouvernement cubain qui a su garder le cap, ce que toute l'Amérique latine sait. Et les faiblesses et imperfections dans sa manière de tenir la barre, seule la propagande usraélienne a intérêt à les monter en épingle, ce que fait avec diligence Reporters sans Frontières, par exemple. J'ai confiance dans les Cubains, et même dans certains de ceux qui sont partis vivre à l'étranger ces dernières années, car c'est dans les pays " riches " qu'ils découvrent l'horreur de la logique usraélienne, et qu'ils deviennent... des agents du gouvernement cubain. Ils ont reçu par leur enfance dans l'île les outils spirituels pour surmonter les pratiques corruptrices de la culture usraélienne qu'on veut nous imposer. L'intifada mondiale contre le couple usraélien a ouvert les yeux aux plus " blancs ", aux plus tentés de se laisser séduire par une culture de la domination forcenée.
GHS: Sur quel thème peut-on en ce moment relancer la solidarité avec Cuba, alors que plusieurs lignes politiques se disputent en ce moment la succession de Fidel Castro, dans l'ombre...
MP : Une bonne nouvelle : vous savez que les États-Unis ont jugé et condamné à de très lourdes peines 5 Cubains, qui habitaient à Miami, et qu'ils qualifient de terroristes? Eh bien, une commission de l'ONU vient de conclure de l'étude du dossier que leur détention est parfaitement arbitraire. Au même moment, Bush refuse de poursuivre un authentique terroriste dont les crimes de sang sont prouvés, Enrique Posada. Voilà le genre de choses qu'il faut faire connaître, parce que cela fait le lien avec toutes les autres monstruosités judiciares que pratique le gouvernement américain sous prétexte de terrorisme, depuis le 11 septembre, qui est un montage, comme chacun sait.L'embargo idéologique qui entoure Cuba est plus écrasant que le blocus commercial.
GHS : On dirait que vous voyez tout en noir et blanc, alors que votre parcours est plutôt tâtonnant ; vous vous dites communiste, mais ce sont les communistes qui vous ont pourchassée à Paris VIII.
MP : Tout à fait d'accord, laissons de côté nos cartes de visite, si trompeuses, toujours, et si vaniteuses. Nous sommes dans un pays et à un moment où s'opère le partage des eaux. Il faut choisir le camp des esclavagistes ou celui des esclaves. Les aventures de Dieudonné contre le lobby usraélien ont donné un éclairage brutal au paysage idéologique, on y voit bien plus clair, maintenant, grâce à l'analyse de son cas en terme de négrophobie. Etant de famille bourgeoise, j'ai souvent eu des mauvais réflexes, typiques des limites de mon milieu, des réflexes de sous-estimation des autres, qui ont d'autres manières. Je suis arrogante, me dit-on parfois. Mes amis d'origine prolétarienne me l'ont fait comprendre, et m'aident beaucoup à affiner le tir. Une limite typiquement prolétarienne, c'est de redouter toujours que le bourgeois se conduise " en juif ", comme on disait autrefois dans le peuple, cherche à manipuler quand il ne parvient pas à imposer, s'infiltre dans ses rangs à seule fin de conserver une position de contrôle des événements. Mais nous savons que justement, parmi les juifs, il y a des esprits tout à fait généreux et les combattants les plus sincèrement dévoués. Les juifs antisionistes sont à la pointe du combat contre les intérêts usraéliens, et il n'y a nul abaissement à reconnaître la grandeur chez autrui, au contraire. Eh bien j'ose espérer aussi que chez les bourgeois, les blancs, les prolétaires et les noirs, l'extrême gauche et l'extrême droite, il y a des gens capables d'aller au-delà de calculs catégoriels sordides. Jamais les choses n'ont été aussi claires, pour choisir son camp. Et parfois il faut provoquer les événements, pour que les situations se débloquent. Le Non à la constitution est un indice de la remise en marche du moteur qui était assoupi sous les délices de la consommation à tout prix, et de l'intoxication idéologique soft. C'est la bonne logique, celle qui ramène tous les extrêmes vers le centre, le centre unitaire d'où part la force, qui est maintenant en action.
GHS : Dernière question, en guise de conclusion :ne pensez-vous pas que le fait de traiter les antisionistes radicaux d'antisémites, en évitant soigneusement d'en apporter les preuves, part d'un état d'esprit mesquin qui refuse le débat contradictoire par faute d'arguments étayés ?
M. P. Ce n'est pas seulement de la mesquinerie, c'est plus grave; c'est de la calomnie, et cela part d'un réflexe de propriétaires : certains militants, dans toutes les causes, s'en croient les propriétaires, et refusent aux autres combattants toute possibilité de reconnaissance. Je préfère certainement l'attitude du sous-commandant Marcos, qui n'aspire qu'à être le serviteur des gens qu'il défend, et son honnêteté est ce qui fait sa force. D'un autre côté, quand on est radical, on est très fragile; on tombe dans des pièges, on se trompe parfois de cible, etc. Il faut saisir les occasions de se rattraper, quand on le peut, et poursuivre sa recherche sans attacher trop d'importance aux bassesses des autres. "Antisémite" est devenu le terme officiel pour désigner ceux qui remarquent les passerelles entre pouvoir politique, financier, médiatique et culturel, et qui observent le rôle d'Israel là-dedans.Nos ennemis font du bon travail, en dilapidant l'anathème, il le dévaluent. De nombreux Israéliens cherchent à recommencer une nouvelle vie en Allemagne, en France, aux Etats-Unis; ils sont écoeurés d'avoir pris part à un délire colonial qui se voulait juif, et ils se gardent bien de se présenter comme juifs. Il n'est pas nécessaire d'être juif ni sioniste pour être pro-usraélien, vous le savez bien. La paranoïa juive est terriblement contagieuse, il faut y résister. Laissons nos adversaires foncer dans le panneau qu'ils fabriquent eux-mêmes, ils se ridiculisent, la mobilisation autour d'Edgar Morin indique qu'ils n'intimident plus autant de monde.
24 septembre 2010
La dialectique chez Marx et Hegel
« Pour Hegel, la contradiction est un moment de la totalité. Pour Marx, la totalité est un moment de la contradiction.
Est-il vrai que, pour Marx, il n'y a pas de dialectique en l'absence de l'homme, de sa pensée, de son action? La dialectique est-elle pour lui seulement la relation entre le sujet et l'objet, ou aussi une relation entre les objets ? En d'autres termes, la dialectique, appliquée aux choses, est-elle le produit d'une aliénation par laquelle l'esprit projette son mouvement dans les choses, dialectise le réel, et à l'illusion de parler de la nature alors qu'il ne parle que de lui ?
C'est en vérité un problème antérieur au marxisme. Dans son Histoire de la philosophie, Hegel fait ce reproche à Kant :
« L'idéalisme transcendantal laisse subsister la contradiction, mais il ne. veut pas que l' " en soi " soit contradictoire ; il met la contradiction seulement dans notre esprit. " Et il ironise à ce sujet : " Quelle tendresse pour les choses ! Quel dommage si elles se contredisaient!' " ( Hegel. Leçons sur l'histoire de la philosophie, t. III, p. 581-58Z ).
« L'idéalisme transcendantal laisse subsister la contradiction, mais il ne. veut pas que l' " en soi " soit contradictoire ; il met la contradiction seulement dans notre esprit. " Et il ironise à ce sujet : " Quelle tendresse pour les choses ! Quel dommage si elles se contredisaient!' " ( Hegel. Leçons sur l'histoire de la philosophie, t. III, p. 581-58Z ).
En réalité la pensée n'a été contrainte à découvrir la dialectique et à recourir à elle que pour intégrer à la rationalité des aspects de la nature rebelles à une autre logique. La dialectique est un effort pour rationaliser des aspects complexes du réel : le mouvement, la contradiction, la totalité.
Ainsi, de par son origine même, la dialectique, loin de corseter la pensée, est essentiellement une ouverture aux aspects nouveaux du réel.
Le matérialisme anglais et le matérialisme français du XVIIII° siècle lui ont laissé une place subalterne parce que leur conception de la matière était appauvrie abstraite. " Parmi les propriétés inhérentes à la matière, écrit Marx', le mouvement est la première et la plus profonde, non seulement en tant que mouvement mécanique ou mathématique, mais plus encore comme instinct, esprit vital, tendance " tourment " de la matière (pour employer l'expression de Jacob Boehme). » ( Marx. La Sainte Famille. OEuvres philosophiques, t Il, p. 229-2,30 ).
La dialectique est la méthode de recherche qui permet d'intégrer à la pensée rationnelle le devenir et les contradictions qui en sont le moteur.
La dialectique est la méthode de recherche qui permet d'intégrer à la pensée rationnelle le devenir et les contradictions qui en sont le moteur.
La dialectique ne peut donc, dans la perspective matérialiste de Marx, demeurer ce qu'elle est chez Hegel.
Marx n'a pas conservé telle quelle la méthode hégélienne, il l'a renversée.
Ici encore le primat de la pratique est la clé de cette inversion.
Dans la perspective idéaliste, théologique, du système hégélien, toute réalité se ramène à la connaissance. C'est un recul par rapport à Fichte.
1. Le concept est, en dernière analyse, l'étoffe du monde.
2. Le système des concepts qui constituent le monde est un tout achevé, une totalité.
3. La dialectique, dominée précisément par cette catégorie de totalité, est, à l'intérieur du système, l'étude des lois qui relient chaque moment au tout (le fini à l'infini, comme dit Hegel).
Renverser le système consisterait donc à substituer à cet idéalisme dogmatique et théologique, un matérialisme dogmatique, et, finalement, théologique, qui situerait dans une nature achevée un système achevé de lois dialectiques.
Renverser la méthode c'est aller bien au-delà. Marx a rompu avec le dogmatisme hégélien en passant de l'idéalisme au matérialisme par le chemin de la pratique. Du seul fait qu'elle s'applique au monde réel, qu'elle part de lui et s'efforce d'en rendre compte et non pas de s'imposer à lui comme un a priori, cette dialectique est nécessairement ouverte, toujours inachevée. Il ne saurait y avoir de philosophie achevée dans un monde qui ne l'est pas.
Renverser « la cage de l'idée hégélienne », comme dit Marx, n'eut pas été suffisant. La renverser, c'était encore rester dedans. Le matérialisme permet d'en sortir, c'est-à-dire pas seulement de la renverser, mais de la briser et de pénétrer dans le monde réel où continuent à naître des réalités inédites, (à cette époque, notamment, la montée du mouvement ouvrier et ses luttes : chartisme en Angleterre, insurrection des canuts lyonnais en France et révolte des tisserands de Silésie en Allemagne) qui n'entraient pas dans la totalité achevée de l'idée hégélienne.
L'histoire n'était pas finie. Le système, en tant que système, devait donc être brisé et rejeté.
Que reste-t-il alors de la méthode hégélienne Car Hegel l'avait mise au service du système. Il l'y avait incarcérée avec interdiction d'en franchir les limites.
La dialectique, chez Hegel, est dominée par la catégorie de totalité.
Pour Hegel la totalité, l'absolu, n'existe pas en dehors de ses moments et ne peut agir sur eux comme un moteur extérieur. Dans la transposition théologique que Hegel donne de son système, Dieu, présent en chaque moment, meurt en chacun d'eux et cette mort de Dieu est, en même temps, la vie éternelle de Dieu. Dieu est mort, et, par cette mort seule affirme en chaque moment sa présence et sa vie. Telle est la vision centrale de la philosophie hégélienne. Le développement de l'absolu dans le temps implique le dépassement de chaque moment. Ainsi chaque moment s'identifie à l'absolu et le révèle en tant qu'il en exprime une détermination nécessaire, et le nie en tant qu'il prétend se suffire à lui-même. Cette relation originale, non réductible à la logique classique, c'est la dialectique.
Les rapports entre totalité et contradiction, chez Hegel, ne sont qu'un cas particulier de ce rapport fondamental.
La totalité, pour un être fini, est vécue comme contradiction ou, pour éviter le langage de la subjectivité la totalité se détend en contradiction.
La présence immanente du tout en chaque être fini, cette présence immanente qui est la source de son devenir, de sa mort, de son dépassement, se manifeste comme contradiction.
La dialectique est d'abord une logique de la relation, La relation, même sous sa forme la plus élémentaire, le rapport de l'identique à la différence, est déjà dialectique.
En établissant cette unité dialectique, cette totalité contradictoire, concrète, vivante, au sein de laquelle identité et différence ne sont que des moments, abstraits par une réflexion extérieure, Hegel installait en quelque sorte la pensée au coeur mouvant des choses : l'identité n'existe pas dans les choses, mais seulement dans la pensée qui la confronte avec la différence et la diversité ; dans la réalité chacun des termes n'existe que par son contraire et non séparément.
Ce qui, pour la réflexion extérieure, pour la pensée abstraite, est simplement altérité, est, dans la réalité vivante, une contradiction. Les deux termes qui, au niveau de l'apparence, étaient simplement distincts, sont en même temps en relation indissoluble : chacun se réfléchit dans l'autre , il l'exclut et en même temps l'implique, et c'est la source interne de son mouvement.
La contradiction est, en chaque être fini, en chaque être particulier, comme son âme vivante, parce que cet être n'est qu'une détermination de la totalité : la contradiction qui met chaque être fini en branle n'est que l'expression déterminée de la totalité dans cet être particulier.
Pour Hegel le monde est une totalité et la vérité est la reconstruction de ce tout. Dès lors toute relation réelle est contradiction, chaque partie ne se définit que sous la forme même où elle est réelle, c'est-à-dire par son rapport au tout. Chaque chose est tout ce qu'elle West pas, car tout le reste est sa condition, ce par quoi seulement elle devient nécessaire.
Ce conditionnement réciproque des choses donne naissance à leurs « propriétés » : la pesanteur ou la couleur illustrent cette idée. Non seulement il est impossible de concevoir une chose absolument isolée, coupée de tout rapport avec quoi que ce soit, mais une telle chose ne peut être. Toute chose, dans la nature comme dans la pensée, exige l'existence de l'autre qu'elle, de ce qu'elle n'est pas, de son contraire, qui est son corrélatif nécessaire.
La dialectique est une logique du conflit. Cette relation complexe de chaque chose avec tout ce qui n'est pas elle, cette relation contradictoire avec le tout, et qui marque sa limite, se définit comme conflit, Les choses, en se limitant mutuellement, en mettant des bornes à leur expansion respective, se trouvent en rapport d'affrontement, parfois même,,, d'antagonisme. Chaque réalité finie se trouve ainsi contenue, ou plutôt refoulée dans sa limite, par une autre réalité, par l'ensemble des autres réalités qui l'empêchent d'être le tout. La physique quantique, à son étape actuelle, apporte une illustration saisissante, au niveau même de la matière, à cet aspect de la dialectique hégélienne.
La dialectique est une logique du mouvement. Dans ce monde peuplé de forces affrontées, le mouvement est un corollaire de l'universelle interdépendance. Si tout se tient, tout se meut. Hegel a montré que le repos est une abstraction, qu'il n'y a nulle part de repos absolu, mais seulement des équilibres plus ou moins stables, et que, par conséquent, c'est un faux problème que de se demander comment des êtres primitivement immobiles ont été mis en mouvement. Le vrai problème est d'expliquer, à partir de la réalité du mouvement, l'apparence du repos.
Le mouvement seul est réel tandis que le repos n'est qu'une abstraction. Tout le développement des sciences, depuis Hegel, de la physique nucléaire à l'astrophysique, a confirmé ce point de vue. Pour un oeil qui contracterait en quelques instants des centaines de millénaires les montagnes se soulèveraient comme des vagues et s'effondreraient comme elles. La grossièreté seule de ma vision m'empêche de voir, au-delà de l'immobilité illusoire de ma table, le grouillement des atomes qui la composent.
Hegel élimine ainsi à la fois le mécanisme, pour lequel le mouvement était extérieur aux choses considérées comme indépendantes les unes des autres, et, par conséquent, immobiles, et le déisme qui en est la conséquence car si le mouvement n'est pas intérieur aux choses, identique à elles, si le repos est premier, il faudra nécessairement recourir à la « chiquenaude originelle » pour mettre l'univers en branle.
La dialectique est une logique de la vie. Elle est l'ensemble mouvant des rapports internes d'une totalité organique en devenir.
La finalité des choses c'est précisément ce mouvement qu'elles portent en elles, cette tendance, née de la contradiction entre leur nature finie, et qui les porte au-delà d'elles-mêmes, vers l'infini. Comme le soulignait Lénine dans son commentaire de la Logique de Hegel le propre d'un être fini est de se mouvoir vers sa fin (Lénine, Cahiers philosophiques, p. 9L ).
La logique formelle laissait la pensée à l'extérieur des. choses.
La logique de Hegel exprime l'exigence la plus haute de la raison : rendre la réalité tout entière de la nature et de l'histoire transparente à la raison ; nous faire vivre l'être dans sa rationalité.
Découvrir dans notre raison la raison des choses, reproduire et reconstruire idéalement pour en apercevoir la nécessité interne, ce que la perception sensible nous présente comme un ensemble mal lié de faits empiriques et contingents, c'est l'ambition de toute science qui ne se borne pas au positivisme, de toute philosophie qui ne sombre pas dans l'irrationalisme.
Sans aucun doute, si l'on ne retient de la pensée hégélienne que le système clos auquel elle aboutit et non la méthode vivante qui l'anime, la contradiction, sa présence universelle dans la nature, dans l'histoire, dans la pensée, a un caractère théologique.
Chez Hegel contradiction et totalité s'opposent et s'impliquent comme le fini et l'infini: ce qui est la totalité du point de vue de l'infini est contradiction du point de vue du fini. La totalité est vécue comme contradiction par l'être fini. Ou encore : la contradiction est la catégorie centrale de la méthode hégélienne, la totalité est la catégorie centrale du système hégélien.
De là découle la diversité des utilisations de l'héritage hégélien selon que l'on retient unilatéralement, comme étant l'essentiel de la dialectique, la totalité ou la contradiction et selon la définition que l'on donne, de chacune d'elles, par exemple lorsqu'on substitue à la pensée hégélienne la conception gestaltiste de la totalité ou la conception kierkegaardienne de la contradiction.
S'il est incontestable que, chez Hegel, la dialectique, avec ses catégories fondamentales de totalité et de contradiction, a une signification universelle et englobe la nature, l'histoire et la pensée, il n'est pas moins incontestable qu'elle exprime, chez lui, une conception théologique du. monde. D'abord du fait que la contradiction n'est qu'un moment de la totalité. Elle est la totalité en marche, la totalité en quelque sorte militante et non encore triomphante.
En chaque moment la totalité appelle à elle tout la devenir: sa présence, agissante dès le départ, est présente en chaque être particulier comme son tourment son insuffisance comme être fini est le moteur du développement. Mais cette insuffisance n'existe que par référence à la totalité. Hegel dit d'ailleurs sans équivoque: « En allant au fond des choses, on trouve tout le développement inclus dans le germe. » (Hegel. Logique, t. t p. 24. ).La totalité préexiste donc aux moments du devenir et les fonde : la contradiction n'est que la petite monnaie de la totalité.
Cette conception hégélienne de la totalité implique donc :
S'il est incontestable que, chez Hegel, la dialectique, avec ses catégories fondamentales de totalité et de contradiction, a une signification universelle et englobe la nature, l'histoire et la pensée, il n'est pas moins incontestable qu'elle exprime, chez lui, une conception théologique du. monde. D'abord du fait que la contradiction n'est qu'un moment de la totalité. Elle est la totalité en marche, la totalité en quelque sorte militante et non encore triomphante.
En chaque moment la totalité appelle à elle tout la devenir: sa présence, agissante dès le départ, est présente en chaque être particulier comme son tourment son insuffisance comme être fini est le moteur du développement. Mais cette insuffisance n'existe que par référence à la totalité. Hegel dit d'ailleurs sans équivoque: « En allant au fond des choses, on trouve tout le développement inclus dans le germe. » (Hegel. Logique, t. t p. 24. ).La totalité préexiste donc aux moments du devenir et les fonde : la contradiction n'est que la petite monnaie de la totalité.
Cette conception hégélienne de la totalité implique donc :
1. L'existence d’un monde et d'une histoire achevés
2. La connaissance de cet achèvement sans quoi la circularité nécessaire au savoir absolu n'est pas réalisée.
2. La connaissance de cet achèvement sans quoi la circularité nécessaire au savoir absolu n'est pas réalisée.
A cette double condition la réalité peut être parfaitement transparente à la raison parce qu'en son fond elle est identique à la raison.
Au terme de la logique, Hegel veut nous amener à ne faire qu’un avec l’acte créateur d'un monde en train de se faire.
Cet acte créateur immanent à tous les êtres et que nous vivons dans l'idée absolue, est semblable à la genèse d'une oeuvre d'art : dans la création esthétique la liberté se donne à elle-même sa matière et son contenu et cette liberté créatrice s'identifie avec la nécessité interne de l’oeuvre à créer. La religion fournit également, sur le plan du mythe, une image de la genèse dialectique: le sujet universel est semblable au Dieu créateur des cieux et de la terre et le devenir contradictoire à son Incarnation.
Au terme de la logique, Hegel veut nous amener à ne faire qu’un avec l’acte créateur d'un monde en train de se faire.
Cet acte créateur immanent à tous les êtres et que nous vivons dans l'idée absolue, est semblable à la genèse d'une oeuvre d'art : dans la création esthétique la liberté se donne à elle-même sa matière et son contenu et cette liberté créatrice s'identifie avec la nécessité interne de l’oeuvre à créer. La religion fournit également, sur le plan du mythe, une image de la genèse dialectique: le sujet universel est semblable au Dieu créateur des cieux et de la terre et le devenir contradictoire à son Incarnation.
Mais cette double analogie, esthétique et religieuse, ne nous aide à comprendre que la forme spéculative du système hégélien.
La méthode dialectique est-elle indissociable de ce système idéaliste et spéculatif et de ces analogies esthétiques et
théologiques ?
La méthode dialectique est-elle indissociable de ce système idéaliste et spéculatif et de ces analogies esthétiques et
théologiques ?
Pour Marx le renversement matérialiste de la philosophie hégélienne et le passage de la spéculation à la science permettent d'élaborer une méthode dialectique qui s'identifie avec la véritable méthode scientifique : celle qui ne se limite pas au positivisme, à la seule recherche de rapports constants entre les phénomènes, mais qui recherche « la liaison interne et nécessaire entre les phénomènes » (Marx. Le Capital, livre 111, t. 1, p. 225) .
Or le développement des sciences a imposé, pour penser la nature et l'histoire, le recours à la dialectique. L'existence d'une dialectique de la nature et de l'histoire n’implique nullement le postulat théologique de Hegel d'une pensée immanente à la nature et à l'histoire et préexistante, le postulat d'une logique antérieure à la nature. Parler d'une dialectique de la nature c'est simplement reconnaÎtre que la structure de la matière est telle que seule une méthode dialectique peut la penser.
Or le développement des sciences a imposé, pour penser la nature et l'histoire, le recours à la dialectique. L'existence d'une dialectique de la nature et de l'histoire n’implique nullement le postulat théologique de Hegel d'une pensée immanente à la nature et à l'histoire et préexistante, le postulat d'une logique antérieure à la nature. Parler d'une dialectique de la nature c'est simplement reconnaÎtre que la structure de la matière est telle que seule une méthode dialectique peut la penser.
La dialectique n'est pas un schéma a priori que l'on plaquerait sur les choses et qu'on leur imposerait en les obligeant à entrer dans ce lit de Procuste. Cette conception spéculative était celle de Hegel qui, en fonction des postulats théologiques de son système avait inversé l'ordre réel des choses : les sciences de son temps, en battant en brèche le mécanisme des cartésiens et du XVIIIe siècle, avec les hypothèses astronomiques de Kant et de Laplace, la géologie de Hutton et de Lyell, les anticipations du transformisme chez Diderot et Lamarck, l'organicisme biologique de Goethe, lui avaient apporté les éléments expérimentaux à partir desquels il avait découvert quelques-unes des grandes lois de la dialectique ; Hegel a codifié et systématisé ces lois, ce qui exprimait un renouvellement merveilleux de l'esprit scientifique. Il l'a transformé en une sorte de bilan achevé de l'histoire de la pensée. Il a été victime d'une illusion semblable à celle de Kant : à partir de la logique d'Aristote, de la géométrie d'Euclide et de la physique de Newton, Kant avait prétendu définir une fois pour toutes les formes a priori de la sensibilité et de l'entendement. Hegel a également confondu ce qui était une étape nouvelle de la conception scientifique du monde avec une structure éternelle de la nature, de l'histoire et de la pensée.
Le renversement matérialiste de Hegel par Marx n'est au fond que la prise de conscience du fait que Hegel, après Kant, avait inversé l'ordre réel des choses et que par conséquent il fallait « remettre sur ses pieds » la dialectique. Le propre du matérialisme de Marx, par opposition à l'idéalisme et à la spéculation, est de renoncer à la prétention vaniteuse de modeler les choses sur nos concepts, mais au contraire de modeler modestement nos concepts sur les choses. Ce qui implique, comme première conséquence, qu'aucun concept n'est éternel et définitif, que la philosophie ne peut prendre la forme d'un système achevé, que la liste des catégories de la dialectique ne peut être une liste close.
La méthode dialectique, dans son interprétation matérialiste, c'est-à-dire ouverte, fait ainsi éclater le système dogmatique.
L'histoire entière des sciences montre comment, sous la poussée de l'expérience et de la pratique, nos concepts toujours trop pauvres n'ont cessé d'éclater.
Le renversement de l'idéalisme hégélien et de tout idéalisme, la métamorphose d'une dialectique spéculative et dogmatique en méthode de recherche expérimentale et de découverte, exige donc une inversion de perspective mettant au premier plan non la totalité mais la contradiction.
Chez Hegel la totalité se limite elle-même et c'est ce qui engendre la contradiction.
Pour Marx, au contraire, c'est du développement de la contradiction, du dépassement de la négation en négation de la négation que naissent des totalités nouvelles : ce n'est pas l'universel qui est premier et qui se limite lui-même, mais le particulier qui se dépasse nécessairement parce qu'il ne porte pas en lui ses conditions d'existence. La dialectique est à la fois cette insuffisance d'être et cet appel de pensée.
Pour Hegel la contradiction est un moment de la totalité.
Chez Hegel la totalité se limite elle-même et c'est ce qui engendre la contradiction.
Pour Marx, au contraire, c'est du développement de la contradiction, du dépassement de la négation en négation de la négation que naissent des totalités nouvelles : ce n'est pas l'universel qui est premier et qui se limite lui-même, mais le particulier qui se dépasse nécessairement parce qu'il ne porte pas en lui ses conditions d'existence. La dialectique est à la fois cette insuffisance d'être et cet appel de pensée.
Pour Hegel la contradiction est un moment de la totalité.
Pour Marx la totalité est un moment de la contradiction.
Il n'est donc pas vrai que la dialectique soit une sorte de projection anthropomorphique, sur la nature, de modèles valables seulement à l'intérieur de l'histoire humaine, de la connaissance, de la « praxis ».
La matérialité n'est pas seulement négation, limite, résistance, à l'égard de l'acte de l'esprit ou de la pratique humaine.
Car cette négation n'est pas quelconque, anonyme, abstraite, toujours identique à elle-même.
L' «en soi » répond non à telle hypothèse. Et parfois aussi oui. Cette réponse négative a un caractère pratique. Elle est une sorte de consentement: la nature obéit, se laisse manier. En agissant selon cette hypothèse j'ai pouvoir sur elle. Il est vrai que ces hypothèses se détruisent et qu'aucune d'elles ne peut donc prétendre révéler une structure dernière de l'être. Mais chaque hypothèse morte, parce qu'elle a vécu, nous a légué: un pouvoir nouveau sur la nature. Ce pouvoir lui a survécu ; l'hypothèse nouvelle est l'héritière de celle qu'elle remplace. Ces pouvoirs se sont accumulés et mes gestes d'aujourd'hui, usant de ces pouvoirs pour manier la nature, dessinent en creux au moins une ébauche de sa structure, de plus en plus finement connue.
Nous ne pouvons nous contenter d'affirmer l'existence nue de cette nature originaire. Si elle se manifeste comme résistance, comme limite, mais aussi comme consentement, cela suppose qu'elle a une structure et que la connaissance, à coups d’hypothèses, d'essais, d'échecs, modèle ses contours sur les choses dont elle épouse tant bien que mal le mouvement et le rythme.
Ce mouvement et ce rythme sont-ils dialectiques ?
L'histoire des sciences peut seule répondre. C’est un fait que les exigences de l'objet ont fait éclater et ont rendu inutilisables les schémas de la mécanique et de l'ancienne logique. De la physique à la biologie les sciences de la nature n'ont cessé d'exercer sur nos habitudes de pensée une pression croissante jusqu'à nous contraindre d'abandonner, à un certain niveau, la logique traditionnelle.
Elle a obligé les chercheurs à recourir à d'autres modèles que ceux qui obéissaient aux lois de la logique traditionnelle et aux principes du mécanisme.
Or, si une hypothèse de structure se vérifie, si elle se révèle efficace, si elle nous donne prise sur les choses, comment concevoir qu'il n'y ait aucun rapport réel entre cette structure conçue et l' « en soi »
Comment une pensée dialectique nous donnerait-elle prise sur un être qui ne le serait à aucun degré ?
C'est pourquoi Marx suggère lui-même J'existence, dans la nature même, de rapports dialectiques. Lorsqu'il analyse, par exemple la production de la plusvalue et la genèse du système capitaliste, il indique : « Ici comme dans les sciences de la nature, se confirme la loi énoncée par Hegel dans sa Logique, loi d'après laquelle de simples changements dans la quantité, parvenus à un certain degré, amènent des différences dans la qualité. » (Marx. Le Capital, livre 1. t 1, p. 302. ). Dans une note à cet endroit, il fait référence aux phénomènes chimiques. Ce n'est point là comparaison fortuite car, à un moment ou Engels étudiait dans les diverses sciences la dialectique de la nature, Marx, qui suivait de très près ses travaux et les approuvait (comme en témoigne en particulier sa correspondance de 1873-1874), insiste sur le caractère dialectique des phénomènes de la nature et de l'histoire : « Tu verras, par la fin de mon chapitre III, où j'analyse la transformation du patron en capitaliste, à la suite de simples transformations quantitatives, que j'y cite textuellement comme ayant fait ses preuves dans l'histoire aussi bien que dans les sciences de la nature, la découverte de Hegel relative à la loi de la transformation de la modification quantitative en modification qualitative. » ( Lettre de Marx à Engels du 22 juin 1867. Correspondance, t IX, p. 173.).
Est-ce à dire que cette reconnaissance d'une dialectique de la nature implique une extrapolation arbitraire et une méconnaissance de la spécificité des niveaux et des plans ? En aucune façon. S'il est vrai que les lois de la nature et les lois de notre pensée appartiennent à un seul et même univers, il ne faut pas se représenter les premières comme une projection chosifiée des secondes. Le faire serait professer une conception théologique, ou pour le moins hégélienne, posant l'existence, dans la nature, d'un esprit absolu.
Dire qu'il y a une dialectique de la nature, ce n'est pas prétendre connaître d'avance et ne varietur les lois fondamentales du développement de la nature, c'est au contraire, sous la poussée irrécusable des découvertes scientifiques, ne plus voir, dans la logique aristotélicienne et dans les principes de la mécanique qu'un cas particulier, à l'intérieur d'une pensée dialectique beaucoup plus générale et tenant compte des aspects nouveaux de la nature découverts par les diverses sciences.
Il n'existe pas une liste close, achevée, définitive des lois de la dialectique. Les lois actuellement connues constituent un bilan provisoire de notre savoir, la pratique sociale et l'expérience scientifique permettent seules de l'enrichir.
Dire qu'il existe une dialectique de la nature, c'est dire que la structure et le mouvement de la réalité sont tels que seule une pensée dialectique rend les phénomènes intelligibles et les rend maniables.
C'est pourquoi cette dialectique de la nature, lorsqu'elle n'est pas interprétée, contre Marx, d'une manière mystique, loin de menacer la liberté des hommes, est un instrument de leur libération. »
Roger Garaudy – « Pour Marx » - 1964.
Cet article est repris en avril 2015 sur le blog "Avec Marx": http://michelpeyret.canalblog.com/archives/2015/04/24/31941069.html
23 septembre 2010
Parole d'homme
Ce livre de Roger Garaudy se lit comme une méditation sur des questions fondamentales comme la vie, la mort, l'amour, la transcendance, le bonheur, la liberté, l'avenir. On croirait parfois rencontrer Socrate, Jésus, Nietzsche, Bergson. Je dis bien " rencontrer " puisque la parole est toujours un dévoilement, un engagement, une ouverture sur l'autre.
Ces pensées de R. G. ont aussi le mérite de surgir de l'expérience de l'auteur comme un fruit mûr qui se laisse cueillir par l'amour.
J'aimerais dire un mot de quelques-unes de ces méditations, parce que j'ai le sentiment que chacune parle aux hommes qui cherchent et que l'avenir angoisse.
1- Autoportrait.
Dans ce premier chapitre, Garaudy explique sa découverte de la transcendance et de la dimension féminine de la création, suite à quelques expériences de vie fascinantes.
La première expérience (1941) fut celle de faire face à la mort dans un camp de concentration à Djelfa, à la porte du désert, au Sud algérien. Ce dépouillement de la nature désertique, la présence de mitraillettes fixées sur soi, la résistance au commandant du camp qui ordonne de tirer au moment où l'on chante tous ensemble: " Allons au devant de la vie. Allons au devant du Matin ", le refus des gardiens arabes d'obéir à cet ordre, " la vie retrouvée après une si joyeuse acceptation de la mort me paraît délicieuse, même dans ce décor d'enfer " p.16
La seconde expérience (1970) se situe au moment où, une semaine après la mort de son père, alors que sa mère est mourante, il fait sa dernière intervention à un congrès du parti communiste. Il gravit les marches dans un " silence et un froid de cercueil ". Ses derniers mots sont suivis " d'un silence horrible ". Il a l'impression de tomber dans un puits au milieu de ces 2000 personnes qui le rejettent. Puis, il sort de la salle, s'enfuit seul dans Paris où il erre pendant 2 heures avant de s'arrêter chez sa première femme qui avait entendu son discours à la TV et lui avait, tout naturellement ,préparé un bon repas d'accueil.
Ces expériences lui inspirent une méditation sur la transcendance, un plaidoyer pour la prière et la foi, l'espérance et la charité. Parmi ses pensée je retiens les suivantes :
l'âme est le mouvement, la transcendance, un dépassement, une création : " on ne peut dépasser le passé et le présent avec les seules forces qu'ils contiennent déjà ".
" La transcendance est le contraire de la suffisance ".
" On ne peut en rester là, on ne peut aller au-delà tout seul…mais avec tous les autres ".
" La fin dernière est une métamorphose inédite de la forme humaine; "
La vie se déroule en sens inverse; on naît vieux (des millions d'années ont préparé la naissance,) on est alors pris dans les filets de la nature; l'école nous prend dans ceux de la culture; c'est une machine à nous rendre vieux.
Apprendre à être jeune; être jeune c'est avoir une âme, c'est-à-dire un avenir, inventer le futur;
" Il n'y a pas de Révolution sans amour "
Cette dernière pensée introduit bien au second chapitre qui porte sur l'amour.
2- L'amour
Aux yeux de Garaudy, Racine, Platon et l'éducation sexuelle projettent une image " défigurée " de l'amour. Contrairement à ce que nous apprend Racine, l'amour n'est pas fatalité mais liberté et création. Platon nous présente une image inversée du réel. Son intellectualisme crucifie la vie sur la croix du concept. Et l'école s'acharne à nous désapprendre l'amour.
La conception de l'amour de Garaudy est remarquable. À ses yeux l'amour est la seule preuve de l'existence de Dieu Car " dans l'objet de mon amour je trouve le principe par quoi je suis créé. L'expérience de l'amour nous fait prendre conscience de nos limites et de notre pouvoir de les franchir. "
Aimer un homme et une femme, c'est découvrir une dimension nouvelle de la vie, un nouvel et imprévisible avenir. " On perd le sens subjectif des choses qui s'organisent jusque là par rapport à moi… "
La poésie et l'amour sont les formes les plus immédiatement saisissables de la transcendance de l'être.
3-La mort
L'idée que développe Garaudy dans cette méditation sur la mort est la suivante : la mort donne à la vie sa signification la plus haute : elle est l'expérience vécue de la transcendance.
Car elle nous conduit à faire un choix, c'est-à-dire, le don suprême de notre individualité, de notre vie. Ce choix permet de nous définir comme personne par opposition à l'individu. La personne est ce qui, en nous, échappe au temps et à l'espace. C'est par elle et en elle que, dans le temps et l'espace, nous vivons l'éternité ici et maintenant, que nous choisissons la transcendance et l'amour. En ce sens on réalise que la mort n'est pas une coupure ". Par contre, l'individu est le domaine de l'avoir. " La mort n'est angoissante que pour qui se limite à son individu, à ses propriétés " p44 Garaudy aborde aussi la question de l'euthanasie,en proposant quelques pistes de réflexion; le droit à la mort choisie, volontaire, proprement humaine.p.56 et ss. " A partir de quel moment un homme cesse-t-il d'être un homme? " Comme on se demande à partir de quel moment un embryon est-il un homme?
Il faut bien reconnaître la beauté et la grandeur de cette conception de la mort. On pourrait peut-être reprocher à R.G. de récuser la conception chrétienne qu’il réduit au platonisme, en négligeant l’importance du thomisme , pour qui la mort est une violence et qui croit que l’homme tout entier ressuscitera.
4-Le sens de la vie
Cette méditation est sûrement l’une des plus belles. Aux yeux de R. Garaudy, la vie ne consiste pas à réaliser un scénario écrit d’avance par une Providence, un Progrès ou la Science. En ce sens la vie n’a pas de sens. Il ne croit pas qu’elle soit préfabriquée, dernière étape d’un cheminement préconçu, dont la fin soit déjà contenue dans son commencement (comme l’affirme Hegel).
Mais alors est-elle absurde à la façon de Camus et de Sartre? « La vie, l’HISTOIRE, le Monde, sont absurdes répond-il, du point de vue de la pensée conceptuelle qui ne peut assigner à notre action des fins, mais seulement nous donner des moyens pour atteindre des fins »p.62. Il éclaire ensuite cette pensée en analysant la fonction, la portée et le rôle des sciences humaines (économie politique, psychologie, sociologie, morale, qui n’atteignent leur objet que de l’extérieur, alors que le sens de la vie n’est pas extérieur à l’acte de créer la vie, de faire émerger, dans notre propre vie et en nous, l’homme (poétique).p.68
"C'est pourquoi, dit-il, au delà des morales, (...) il existe des vertus théologales, la foi, l'espérance et l'amour. Par elles nous participons à la création (qui est un jaillissement permanent de l'histoire humaine). Ainsi, la vie, au lieu d'avoir un sens est le sens, création de sens et sens de la création."
Les définitions que donne Garaudy de ces vertus sont magnifiques:
La foi: certitude que ce qui est n'est pas tout.
L'espérance: tenter l'impossible pour explorer tous les possibles.
L'amour: avoir foi dans l'autre comme capable de l'impossible Aimer son ennemi ce n'est pas lui laisser le champ libre pour la destruction, c'est accepter les possibilités de son changement et le libérer de ce qui empêche sa floraison.
[Voir l'article "Le bonheur selon Garaudy" de Luc Collès qui commente une partie de "Parole d'homme"]
22 septembre 2010
Le grand art
L’expérience fondamentale et la révélation en nous du divin, c’est l’acte créateur.
Ouvrir cette brèche de transcendance en nous exige que l’on se place en ce lieu unique de jaillissement où l’acte de foi, la création poétique et l’action révolutionnaire ne font qu’un.
Le grand art nous offre le modèle le plus évident de cette transcendance. J’appelle grand art (en me référant, pour l’essentiel, aux arts non occidentaux ou à l’art occidental avant la Renaissance) le contraire de l’art individualiste qui cherche la singularité à tout prix, à la fois parce qu’il vise à l’intégration au marché et à la concurrence, et parce qu’il n’est que reflet d’un monde en miettes et sans espérance.
Le grand art n’est pas reflet mais projet, exploration et expérimentation de mondes possibles. Au-delà de celui qui la crée, l’oeuvre suscite non des spectateurs ou des consommateurs passifs, mais des célébrants de cette vie en train de naître, des co-créateurs de la création. Pas seulement de la création artistique, mais de la création tout court.
Cette imagination a valeur prophétique, subversive, car elle fait entrevoir des possibilités dont les conditions ne sont pas contenues dans ce qui existe déjà. Elle nous suggère que le monde n’est pas une réalité déjà faite, mais une oeuvre à créer.
Dans cette perspective, l’éducation consiste non à préparer l’enfant à s’adapter à l’ordre existant ou à ses exigences techniques ou politiques, à le gaver de savoirs et de respects, mais à lui montrer les chemins pour accéder à la transcendance, c’est-à-dire à l’invention du futur. A faire émerger la transcendance au-delà de tous les conditionnements.
La véritable éducation n’est pas dogmatique mais prophétique. Elle est subversive car elle apprend à vivre de façon créatrice, même au milieu du chaos, à ne pas fonder notre espérance sur les dérives de la nature ou de l’histoire, mais à faire prendre conscience qu’il est possible de vivre autrement.
Les conséquences pratiques, concrètes, de cette affirmation intransigeante de la transcendance sont essentiellement révolutionnaires.
Les seules révolutions possibles sont des révolutions qui ne font pas abstraction de cette dimension transcendante de l’homme, qui ne font pas abstraction du divin, celles qui se fondent sur cette certitude de la foi : le fond dernier de la réalité est un acte de cette liberté créatrice qu’on appelle Dieu.
Être révolutionnaire, c’est être un créateur de cette réalité, c’est participer à la vie divine.
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