Chagall. La Crucifixion. Lithographie. 1951 |
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Paradoxalement, je voudrais commencer
par la fin, c'est-à-dire donner les conclusions avant d'essayer de donner
quelques justifications. Je crois que Dieu est de nouveau crédible, pour
reprendre l'expression de départ qui a été formulée par notre président à
partir de la formule de Malraux : « Le XXIe siècle sera spirituel ou ne le sera
pas. » Je crois que Dieu sera crédible, c'est la première idée, si nous ne
parlons plus de Dieu comme d'un être mais comme d'un acte. Ce qui nous oblige à
nous séparer d'une certaine conception de la théologie qui a emprunté son
langage à la philosophie grecque de Parménide à Platon et qui se fondait sur la
notion d'être. Dieu est un acte, l’acte qui fait être et par conséquent un acte
incessamment créateur. Je crois que le Dieu de nouveau crédible n'est pas celui
de la croyance mais celui de la foi. La croyance est une idéologie, le pasteur
Gounelle la rappelé tout à l'heure, l'adhésion à certaines conceptions sur
l'origine du monde, sur des forces supérieures qui le conduisent, sur la vie
après la mort, sur des châtiments infernaux
ou des récompenses paradisiaques qu'on peut attendre, etc. Je crois que cette
conception de Dieu que Robinson appelait « le Dieu bouche-trou » est une
conception qui ne reviendra plus beaucoup et qui finirait par rendre Dieu non
crédible.
La foi au contraire n'est pas une
idéologie, la foi est un acte, pour employer une expression utilisée tout à
l'heure par le pasteur Gounelle, elle est une décision. C'était d'abord un
postulat, et postulat ne veut pas dire du tout arbitraire, quand on parle du
postulat d’Euclide on ne parle pas de quelque chose d'arbitraire et je crois
que la foi est un postulat dans le même sens. De même que si nous voulons
construire une chaise ou une table qui tiennent droit, ou un mur qui ne
s'effondre pas, il faut faire comme si le postulat d’Euclide avait une
valeur absolue pour tous
les temps et tous les lieux et à
toutes les échelles, ce que nous savons n'être pas vrai, et de même affirmer
que la vie a un sens, c'est-à-dire affirmer l'acte de Dieu que prolonge
l'action humaine. Nous pouvons aussi refuser le postulat énoncé par Mr Camus
quand il disait : « La vie est absurde. » Je crois que nous avons là la définition d'un athéisme qui lui aussi
est un postulat lorsque Sartre nous dit : « L'homme est l'être qui veut devenir Dieu. Mais la notion de Dieu est contradictoire. Donc la vie est une passion inutile »
La foi est d'abord un acte, un choix,
un pari qui oriente notre vie toute entière, si nous voulons qu'elle ait un sens,
qu'elle tienne debout comme la table ou le mur dont nous parlions tout à
l'heure. Il faut considérer, et c'est un postulat, que le monde est un, que la vie
a un sens comme si elle était une oeuvre d'art toujours en naissance avec un
avenir dont nous sommes responsables. Cette certitude que ce qu'il y a de plus
intime en nous se trouvait déjà dans la sagesse des anciens hindous, ce qu'il y
a de plus intime en nous coïncide avec le centre du tout de la vie. La foi
c'est cette décision constamment renouvelée d'être
un avec ce tout.
La deuxième idée que je voudrais
défendre c'est que Dieu sera de nouveau crédible si nous ne faisons pas du
Christ un platonisme pour le peuple, comme le disait Nietzsche, c'est-à-dire
l'idée du bien de Platon ou le moteur immobile d'Aristote, qui donne naissance
à toutes sortes de dualismes, c'est-à-dire de théologies de la domination où Dieu
est un souverain. Tout à l'heure Mr Gounelle parlait d'amour plutôt que de souveraineté.
Je crois que c'est cela qui est absolument important, ne pas en revenir à cette
opposition de l'âme et du corps, de Dieu et de l'homme, et qui sont des idées
anciennes, mais qui aujourd'hui sont nécessairement révisables et doivent être
révisées. N'en faire donc ni un platonisme pour le peuple, ni un judaïsme
réformé, c'est-à-dire en considérant encore Dieu comme une puissance. Je le dis
tout net, ce Dieu qui brandit la foudre, tel Jupiter ou Zeus n'est pas mon Dieu.
Sur un Dieu de puissance se fondent les théologies de la domination, par
opposition aux théologies de la libération. Je ne
crois pas que la résurrection, comme on l'a écrit, soit un acte de puissance de
Dieu mais plutôt ce changement de vie qui peut se produire tous les jours, du
non sens au sens. Je ne pense pas non plus que Jésus reviendra comme il est écrit,
avec les anges témoignant de sa puissance. Il est là, il est présent ou alors
nous serions séparés de lui. Je crois qu'il y a là un deuxième aspect qui me
paraît indispensable. C'est le pasteur Bonhoeffer qui, avec beaucoup de force,
affirmait qu'être chrétien ne signifie
pas être religieux mais être homme (Jésus ne m'appelle pas à une religion
nouvelle mais à la vie, et à une vie totalement responsable). Il ajoutait que le
christianisme est la seule foi dont le Dieu est impuissant et que c'est par
cette impuissance qu'il nous aide et qu'il nous appelle.
Troisième idée qui me paraîtrait
essentielle, parce qu'elle rejoint cette fois la réalité de tous les jours,
c'est que, prenant conscience de cette présence de Dieu - nous y reviendrons
dans un instant -, cette présence du sens dans notre vie, nous sommes dans un
combat permanent.Nous vivons aujourd'hui une véritable guerre de
religion. Pas entre des catholiques et des protestants, pas entre des chrétiens
et des musulmans, pas entre des gens religieux et des athées, mais entre tous
ceux qui donnent un sens à la
vie, quelle que soit leur religion ou même leur irréligion. Dans les camps de
concentration j'ai connu beaucoup d'athées qui étaient prêts, à chaque instant,
à donner leur vie et leur mort pour les causes qu'ils défendaient.
Je ne peux pas assimiler leur attitude à l'athéisme. Savoir au contraire retrouver
un sens contre ce qui enlève un sens à notre vie, c'est-à-dire la conception
occidentale de la croissance, qui consiste à produire de plus en plus, de plus
en plus vite, n'importe quoi, utile, inutile, ou même mortel comme la drogue ou
les armements. La guerre de religion que nous avons à mener est une guerre contre une religion qui n'ose
pas dire son nom et qu'il faudrait appeler de son vrai nom: le
monothéisme du marché. Ce monothéisme recouvre un polythéisme, celui de
l'argent, celui de la nation, celui du parti, celui de tous les particularismes,de
toutes les formes de puissances. Voilà, je crois les trois conditions grâce
auxquelles Dieu peut redevenir crédible,
Revenons sur cette distinction de la
foi et de la croyance. La croyance consiste souvent à confondre le mythe et
l'histoire. Je prends un exemple,le plus admirable et le plus sublime que l'on
puisse concevoir : le sacrifice d'Abraham. Ce serait le diminuer beaucoup
que d'y voir un événement historique. D'abord parce qu’il a été raconté au
moins 600 ans après la date vraisemblable de son existence. Et surtout parce
que des millions d'hommes ont vu leurs vies changer parce qu'ils pensaient
qu'au-delà de nos petites logiques, de nos petites morales, il y avait des obligations inconditionnelles, comme
celles dont Abraham nous a donné l’exemple.
Pour prendre un deuxième exemple,
celui de l'Exode, l'on
diminuerait beaucoup son sens en voulant le réduire à de l'histoire, d'abord
parce que, comme le père Devaux l’a admirablement montré, il n'y a aucune trace historique,
alors que nous avons tous les rapports des gardes frontières de l'époque sur le
moindre passage de la frontière d'Egypte par tels ou tels troupeaux. Nous
n'avons pas la moindre trace de ce qu'il nous ont raconté sur l'affrontement
d'un pharaon, sa mort et la perte de son armée. Mais c'est une chose tellement plus belle de retrouver dans cet Exode
le symbole, et le symbole toujours vivant, toujours présent de la libération de
l'homme. Cet appel à renoncer à toutes les tyrannies, Comme disait Jeanne d'Arc
: « Messire Dieu premier servi. » Je crois que c'est là ce qui est essentiel,
sinon nous allons retourner de l'icône à l'idole. L'icône c'est une image qui
nous renvoie à autre chose qu'elle-même, un objet fini qui nous sert de tremplin
pour aller vers infini. Alors que l'idole prétend limiter l'infini à un objet
bien déterminé. Bien souvent nos croyances restent idolâtres, en confondant
l'histoire avec le symbole, en confondant l'idole avec l'icône. Le père Pannikar,
dans son livre magnifique sur la Trinité,
explique longuement cette différence et je crois qu'elle a une importance capitale parce
qu'elle nous permet d'enlever de la notion
de transcendance toute idée d'extériorité. Pour le père Pannikar, mais
malheureusement son livre n'est pas traduit en français, Dieu n’est pas un
locataire de l'âme. C'est une
expression magnifique qui nous permet de montrer en quoi consiste cette
transcendance par laquelle toute théologie est nécessairement poétique.
Tout à l'heure, et là je partage
entièrement son opinion, le pasteur Gounelle nous parlait
des soi-disant preuves de l'existence
de Dieu. J'avoue que s'il existait l'une des ces preuves elle ferait de moi un
athée superstitieux, parce que si Dieu arrivait au bout de je ne sais quel raisonnement,
comme on a essayé de le
faire, ce serait une fabrication
humaine. Il n'en est pas ainsi, c'est une décision que nous prenons, à tous risques,
un acte de foi. L'acte de foi en quoi ? Dans le sens, c'est-à-dire dans l'unité
du monde et dans l'interrelation de toutes les parties du monde. On ne peut
guère parler de Dieu que par symboles, par métaphores, comme lui ne peut nous
parler que par paraboles. C'est la définition de la transcendance. Je ne peux
pas l'enfermer dans mes concepts, pas plus que je ne peux le voir. Et je
crois que l'idée de la physique moderne je pense en particulier aux théories du
physicien Bohm sur « l'ordre impliqué » nous montrant que la particule est un noeud de relations qui a ses
racines jusqu'à l'infini du monde, et que l'homme n'est pas un atome,
c'est-à-dire ce petit point singulier séparé de tout le reste par un vide. Il
est au contraire, comme une vague dans l'océan, habité par toutes les poussées
de cet océan et par les attractions de la lune dans ses marées. C'est-à-dire
par l'univers entier. Je crois que la foi commence avec la conscience de ces
appartenances.
Pour aller vite et pour terminer dans
le temps qui m'a été imparti, je crois qu'elle est foi en ce Dieu qui n'est pas
un Dieu de puissance, sinon nous perdrions toute idée de la spécificité du
message de Jésus. Le propre de Jésus c'est qu'il partage entièrement notre
destin d'homme. Dans sa vie et dans sa mort. Et qu'il nous montre à chaque
moment comment nous pouvons être un avec le tout. Se faire homme, c'est se
faire homme au sens véritable du mot, responsable de l'univers entier, avoir le
sentiment de sa dépendance avec l'univers entier. Qu'il soit né chinois, qu'il
soit né noir, ou qu'il soit né Américain, Anglais ou Français, cela n'a aucune
importance, le problème c'est qu'il est fait homme, l'homme dans toutes ses
dimensions. Au sens ou le Père Chenu disait admirablement: « Mon Dieu est un
homme », et où le Père Rahner disait que la théologie s'épuise en la réflexion sur l'homme. Tout le reste – nous
ne pouvons parler notre relation à Dieu, mais non pas de Dieu tel qu'il est en
soi - c'est une forme d'aliénation
au sens où Paul Ricoeur disait un jour que la religion / c'est une aliénation
de la foi. C’est la définition
de l'intégrisme: la confusion de la foi avec la forme culturelle ou
institutionnelle qu'elle a pu prendre à telle ou telle période antérieure de l'histoire.
Nous vivons une guerre de religions,
et je disais tout à l’heure pas entre telle ou telle religion existante, mais
contre ce monothéisme du marché et les polythéismes qu'il engendre. La foi
consiste non pas à vivre au nom d'une croyance, c'est-à-dire des formes qui ont
pu être prises par la foi à tel ou tel moment de son histoire, mais vivre le sentiment de votre
appartenance à un tout.
La Trinité n'est pas une notion qui
appartienne spécifiquement aux chrétiens. Elle exprime ce qu'est l'humanité dans son essence
même. Elle exprime ce qu'est le tréfonds de l'homme. Lorsque
Jésus dit: « Le Père et moi nous sommes un. Quand vous
me voyez, vous avez vu le Père ».Cela ne veut pas dire que nous voyons par
là une sorte de souverain tout puissant extérieur, pas du tout. Cela veut dire
que l'on nous rend visible l'invisible, et que Jésus est là pour nous montrer.
Je ne peux rien dire de Dieu en dehors des paroles et de l'action de Jésus
pendant sa vie. C'est en ce sens, à mon avis, qu'il répond au silence de Dieu.
Et puis il y a le monde du Fils, qui est, lui, la présence de Dieu dans notre
vie, le verbe de Dieu, et ceci dans toutes les religions révélées ( il
est dit dans le Coran que Jésus est le verbe de Dieu). Dieu est entré dans l’homme.
Enfin, au-delà du silence de Dieu, du verbe de Dieu, il y a la présence de
Dieu, de l'esprit. Ce sont trois dimensions qui sont présentes non seulement
dans toutes les religions révélées, mais dans toutes les sagesses, même sans
Dieu, comme le bouddhisme, l'hindouisme, ou le taoïsme. Notre relation
fondamentale avec un Dieu est d'abord une communauté. Il y a un tableau qui est
l'oeuvre d'un grand peintre de religion orthodoxe, Roublioff. C'est une image
de la Trinité, une image de la joie, la joie
qui est entrée dans ce jardin lorsque Abraham reçoit la Visitation des trois
anges. C'est une façon de dire que Dieu est d'abord une communauté, une autre
façon de dire que Dieu est amour. Et ceci n'est pas le propre du christianisme.
La définition de la trinité est
quelquefois inintelligible dans le langage de la philosophie grecque. Le Père Danielou qui connaissait bien les
Pères grecs avait l'habitude de dire que les
hérésies des premiers âges venaient de ce que l'on avait voulu exprimer, dans
le langage et dans la culture des Grecs, une expérience christique totalement
étrangère à cette culture et .à .cette langue. En effet, lorsque I’on dit
personne ou « persona » en latin ou « prosopon » en grec, cela
veut dire « le masque », le contraire de ce que
nous appelons la personne. De même, dans cette communauté qu'est Dieu dans son
essence même et dans son rapport avec nous, c'est une autre façon de dire que
Dieu est amour, et c'est pourquoi je répète la formule du mystique musuman Touzbehan de Shiraz : « Avant que
n'existe le monde, le devenir des mondes, Dieu c'est l'unité de l'amour, de
l'amant et de l'aimé » C'est là une définition de la Trinité qui peut faire
l'unité de tous les hommes, je ne dis pas de telles ou telles religions, ou de
telles ou telles sagesses, mais de tous ceux qui croient en Dieu, c'est-à-dire
de tous ceux pour qui la vie a un sens.
Roger
Garaudy