14 décembre 2015

Le djihad ce n'est ni la guerre ni le crime

Par Roger Garaudy


Le deuxième trait de l'Islam, qui explique sa rapide pénétration,
c'est son ouverture et sa tolérance. Le Coran commandait déjà de
respecter et protéger les « gens du Livre » (c'est-à-dire de la Bible),
juifs et chrétiens, héritiers eux aussi de la foi d'Abraham (Ibrahim)
qui était la référence commune. Cette tolérance s'étendit d'ailleurs
aux zoroastriens de Perse et aux hindous, si bien que, lorsque
s'instaura en Perse la domination arabe, seul un très petit nombre de
zoroastriens émigrèrent en Inde où leurs descendants constituent,
aujourd'hui encore, les communautés « parsies ». Seuls les polythéistes
furent systématiquement combattus.
L'acceptation de ceux des juifs, et plus encore des chrétiens, qui
refusaient de se convertir à l'Islam, et la confiance en eux étaient telles
qu'ils pouvaient accéder aux plus hautes fonctions de l'Etat : le grandpère
de saint Jean Damascène, Ibn Sarjoun, fut le premier ministre du
calife omeyyade de Damas, et à saint Jean Damascène lui-même fut
confiée par le calife la direction de l'administration financière de
l'Empire à Damas. Cet esprit d'ouverture subsista après 750 avec les
abbassides de Bagdad : lorsque le calife Al Mamoun créa, en 832, la
« Maison de la Sagesse », avec son université et son observatoire, il
confia la direction de ce centre de la culture de son empire à un
médecin chrétien nestorien, Hunayn ibn Ishaq.

Cette attitude nous permet de rétablir, dans son vrai sens et sa vraie
perspective, le djihad.
Il est de tradition, chez les Occidentaux, de traduire djihad par
« guerre sainte », c'est-à-dire guerre entreprise pour la propagation
de l'Islam. Le rédacteur de l'article « Djihad » dans l'Encyclopédie de
l'Islam, l'orientaliste D. B. Macdonald, commence par affirmer :
« L'expansion de l'Islam par les armes est un devoir religieux pour
tous les musulmans. »
Or, djihad ne signifie pas « guerre » (il existe un autre mot pour
cela : harb), mais « effort » sur le chemin de Dieu. Le Coran est
parfaitement explicite : « Pas de contrainte en matière de religion »
(11,256).
Tous les textes que l'on a invoqués pour faire de l'Islam un
épouvantail, une « religion de l'épée », ont été invariablement
séparés de leur contexte. On a, par exemple, appelé « verset de
l'épée » le verset 5 de la IXe sourate en en détachant « tuez les
polythéistes partout où vous les trouverez » du verset précédent
(IX,4) qui précise qu'il s'agit de combattre ceux qui ayant conclu un
pacte l'ont ensuite violé, ou ceux qui prétendent empêcher les
musulmans de professer et de pratiquer leur foi.
En un mot, si la guerre n'est pas exclue, elle n'est acceptée que pour
la défense de la foi lorsque celle-ci est menacée, et non pas pour la
propagation de la foi par les armes.
La guerre ne se justifie, selon le Coran, que lorsqu'on est victime
d'une agression ou d'une transgression, actes que les musulmans
 eux-mêmes s'interdisent formellement s'ils obéissent au Coran :
« Combattez dans le chemin de Dieu
ceux qui luttent contre vous.
Ne soyez pas transgresseurs;
Dieu n'aime pas les transgresseurs » (11,190).
La lutte armée pour celui qui pratique le djihad (le mudjahid) n'est
que l'aspect second du djihad. Un hadith célèbre distingue le « petit
djihad» c'est-à-dire la défense de la foi par la force contre un ennemi
extérieur qui la menace ou la persécute, et le « grand djihad » qui est
le combat intérieur pour vaincre notre égoïsme, maîtriser nos instincts
et nos passions, pour laisser toute la place à la volonté de Dieu.
Le grand djihad est une lutte contre soi, contre les tendances qui
tirent l'homme loin de son centre, ce qui, en l'entraînant vers des
désirs partiels, le conduit à se faire des «idoles » et, par conséquent,
l'empêche de reconnaître l'unité de Dieu. Cette « idolâtrie » est plus
difficile encore à vaincre que celle des idolâtres de l'extérieur.
Il y a là, aujourd'hui encore, une grande leçon pour beaucoup de
« révolutionnaires» qui prétendent tout changer, sauf eux-mêmes,
comme autrefois tant de « croisés » qui, à Jérusalem, dans l'Espagne
de la « Reconquista », ou contre les Indiens d'Amérique, voulaient
imposer aux autres un christianisme qu'ils bafouaient en chacun de
leurs actes.
Séparer la vie extérieure de la vie intérieure, c’est se condamner à
ne propager, sous le nom de christianisme ou de socialisme, que des
idolâtries sanglantes.
L'un des exemples les plus éclatants de la réalisation humaine de ce
double djihad est celui de l'émir Abd el-Kader, qui ne fut pas
seulement le grand chef de guerre, qui organisa pendant quinze ans,
contre un envahisseur disposant de moyens militaires sans commune
mesure avec les siens, la résistance armée pour la défense de son
peuple et de sa foi, mais qui fut aussi l'un des plus grands mystiques du
siècle, disciple d'Ibn Arabi auquel il était lié par filiation initiatique.
Dans son Livre des étapes, il médite sur l'enseignement fondamental
des soufis de l'Islam : la réalité profonde des créatures, c'est Dieu, et
Dieu n'est pas seulement l'Etre, mais aussi tous les possibles non
manifestés et l'acte de liberté qui les engendre. Exilé à Damas par le
gouvernement français, lors des émeutes xénophobes de 1860, il
prend sous sa protection et sauve du massacre les 14000 chrétiens de
Damas. Le pape même lui conféra l'ordre de Pie IX. Cette haute
figure chevaleresque écrivait, dans son Livre des étapes, ces lignes si
caractéristiques de l'ouverture de l'Islam : « S'il te vient à l'esprit que
Dieu est ce que professent les différentes écoles islamiques, chrétiennes,
juives, zoroastriennes, ou ce que professent les polythéistes et
tous les autres, sache qu'en effet II est cela, et qu'il est, en même
temps, autre que celax. »
Cette haute conception du djihad, de l'effort sur le chemin de Dieu,
s'exprime d'une autre manière encore dans le rôle que joue le
« martyre » dans la perspective du mudjahid de l'Islam. Un théologien
musulman iranien, qui lutta dans le mouvement religieux contre
le despotisme dès 1960, M. Motaharri, dans son livre Shahid (témoin,
martyr) de 19772, définit le martyre par deux caractéristiques
fondamentales : le « martyr », le « témoin », affronte la mort au nom
d'une cause sacrée ; il le fait en pleine connaissance du risque :
« Ne crois surtout pas
que ceux qui sont tués
dans le chemin de Dieu sont morts.
Ils sont vivants ! » (Coran 111,169).
Ce sacrifice du martyr peut intervenir dans un combat où l'on
pouvait espérer triompher, comme ce fut le cas dans la bataille
d'Ohod, livrée par le Prophète, et à laquelle se rapporte ce verset du
Coran ; ou bien ce peut être une mort délibérément acceptée avec la
certitude de la défaite immédiate. Le modèle de ce martyre, dans
l'Islam shi'ite, est celui d'Hossein, le petit-fils du Prophète, tué à la
bataille de Kerbéla. Le martyre a ici une autre signification : par-delà


1. Michel Chodkiewicz a bien voulu me communiquer, avant leur publication,
certains écrits spirituels de l'émir Abd el-Kader. Textes présentés et traduits par
M. Chodkiewicz, Editions du Seuil, Paris, à paraître en 1982.
2. Cité par Paul Vieille à qui je dois cette analyse sur la tradition islamique du
« martyre ».
la défaite et la mort, parce qu'il est un témoignage au nom de la vérité
et de la foi, il est en lui-même une contribution à la victoire de cette
vérité et de cette foi. Le cri de « Allah akbar » (« Dieu est plus
grand »), qui a fait se lever en Iran des millions d'hommes et de
femmes aux mains nues, face à une armée américanisée, et à vaincre
cette armée au prix du martyre de tant d'hommes de foi, traverse
toute l'histoire de l'Islam. Il a donné l'espérance et le courage
d'affronter les oppressions et les persécutions depuis les premiers
combats du Prophète jusqu'à l'insurrection du mahdi du Soudan
contre les mitrailleuses anglaises à la fin du xrxe siècle, et à l'héroïsme
des mudjahids algériens, une fois encore, contre des forces militaires
infiniment supérieures mais qui vit la victoire de la foi sur les armes.
Le théologien musulman AliShari'ati, l'un des inspirateurs de la
résistance à l'oppression en Iran, écrivait en 1972 que le martyre n'est
pas une dimension de l'Islam, mais son essence même, unissant
indivisiblement la résistance à l'ennemi extérieur de la foi, et la lutte
intérieure contre les plus animales vibrations, en nous, de l’égoïsme et
de la peur.
En essayant ainsi de rendre compte des raisons profondes de
l'expansion musulmane, et en même temps de dégager la notion de
djihad de ce qu'ont accumulé contre elle des siècles de fanatisme
anti-islamique, de colonialisme et de préjugés racistes, nous ne voulons
 pas idéaliser l'Islam historique, mais simplement rappeler qu'en son
principe même il exclut la Croisade et l'Inquisition, tout comme le
christianisme les exclut en son principe même, bien que ce soient des
chrétiens, leurs rois très chrétiens, leurs clergés et leurs papes, qui en
aient accompli les forfaits, du sac de Constantinople et des massacres
de Jérusalem aux bûchers de Torquemada en Espagne, et au génocide
des Indiens d'Amérique1.

Roger Garaudy. Promesses de l’Islam. Seuil. 1981. Pages 39 à 42


[Première publication sur le blog  le 20 novembre 2014]