L’événement le plus
significatif de [la] deuxième partie du XXe siècle, ce n’est pas l’implosion de
l’Union Soviétique, caricature du socialisme et du marxisme, c’est la faillite
du capitalisme après une domination d’un demi-millénaire sur un monde qu’il
conduit aujourd’hui, si l’on n’en brise les dérives, vers un suicide
planétaire. On a fait d’un crime une religion : le « monothéisme du
marché », auquel il n’y a qu’une issue, le suicide planétaire.
Parce que le capital,
amassé d’abord par cinq siècles de brigandage colonial, puis, limité dans les
investissements dans les pays hyper-industrialisés de la vieille Europe, même
en y créant, par la publicité et le marketing, les besoins les plus
artificiels, et souvent les plus nocifs, ce capital, créateur à ses origines,
en s’investissant dans des entreprises de production ou de services, est devenu
un capital spéculatif, purement parasitaire. L’argent ne sert plus à créer des
produits utiles, mais à créer de l’argent.
Il ne saurait y avoir de
meilleur critère objectif de la décadence que celui-là : le travail créateur ne
sert plus au développement de l’homme et de tous les hommes, mais au gonflement
d’une « bulle financière » pour une infime minorité qui n’a plus
d’autre finalité que l’accroissement de cette bulle. Les problèmes du travail,
de la création, de la vie même, ne s’y posent plus.
Le sens même des mots se
trouve perverti. L’on continue d’appeler « progrès» une aveugle dérive
conduisant à la destruction de la nature et des hommes. L’on appelle
« démocratie » la plus redoutable rupture qu’ait connu l’histoire
entre ceux qui ont et ceux qui n’ont pas. L’on appelle « liberté » un
système qui, sous prétexte de « libre échange » et de « liberté
du marché » permet aux plus forts d’imposer la plus inhumaine des
dictatures : celle qui leur permet de dévorer les plus faibles. L’on
appelle « mondialisation » non pas un mouvement qui, par une
participation de toutes les cultures, conduirait à une unité symphonique du
monde, mais au contraire une division croissante entre le Nord et le Sud,
découlant d’une unité impériale et niveleuse détruisant la diversité des
civilisations et de leurs apports pour imposer l’inculture des prétendants à la
maîtrise de la planète.
L’on appelle
« développement » une croissance économique sans fin produisant de
plus en plus et de plus en plus vite n’importe quoi : utile, inutile, nuisible,
ou même mortel comme les armements ou la drogue, et non pas le développement
des possibilités humaines, créatrices, de l’homme et de tout homme.
Dans une telle dérive
s’impliquent mutuellement le chômage des uns qui ne peuvent plus produire parce
que les deux tiers du monde ne peuvent plus consommer, même pour leur survie
(l’immigration des plus démunis n’étant que le passage du monde de la faim à
celui du chômage et de l’exclusion) et l’enrichissement impitoyable des autres
L’erreur d’aiguillage fut
commise il y a cinq siècles lorsque, avec la faim de l’or, et l’ivresse de la
technique pour la domination de la nature et des hommes, est née une vie sans
but, une véritable religion des moyens qui arrive aujourd’hui à son terme : le
« monothéisme du marché » produisant une polarisation croissante de
la richesse spéculative, sinon maffieuse, d’une minorité, et de la misère des
multitudes.
Le patron du P.N.U.D.
(organisme de développement des Nations Unies), James Gustave Speth, déclare au
Monde en 1996: « 1,6 milliard
d’individus vivent plus mal qu’au début de 1980. » Il ajoute qu’en
« l’espace d’une génération et demie, l’écart entre les plus riches et les
plus pauvres a augmenté : au début des années 60 il était de 1 à 30 entre
les 20% les plus riches de la planète et les 20% les plus pauvres. Aujourd’hui
(1999) il est de 1 à 60 ». Il ajoute: « Privatiser, libéraliser,
déréglementer, les maîtres mots, du libéralisme de cette fin de siècle
favorisent la croissance mais, c’est, » dit-il « une croissance qui
s’accompagne d’une plus grande pauvreté, d’inégalités plus marquées, et d’un
chômage en hausse. »
Roger Garaudy