01 décembre 2014

Transcendance et révolution, par Roger Garaudy



In Cahiers Internationaux de Symbolisme, n°27-28. 1975 « Les avatars contemporains du sacré »

Extrait des Actes d’un colloque organisé à Mons (Belgique) les 17 et 18 mai 1974 par le CIEPHUM (Centre Interdisciplinaire d’Etudes Philosophiques de l’Université de Mons)


Je voudrais remercier le président de ses paroles si aimables, trop
aimables, parce que tant de livres, d'abord, ça ne fait pas sérieux, mais
un peu bricoleur, et puis terminer par danser sa vie, ça fait encore moins sérieux, un peu de théologie de la fête! D'ailleurs c'est un peu mon idée.
m'en avaient suggéré l'idée. Je voudrais essayer aujourd'hui de saisir
le sacré, et non pas, comme l'a fait excellemment dans les interventions d'hier, au niveau de la linguistique, de l'ethnologie, de la psychologie,
de la sociologie, mais prenant le relais de la réflexion que vient de nous
présenter le Père Geffrey (je dis le Père, ce qui nous place encore du
côté de la « sacralité archaïque » ! ), au niveau où le sacré affleure
aujourd'hui dans l'action, pour transformer le monde, sous la forme de
transcendance, dans la lutte pour la libération historique, dans les luttes
révolutionnaires.
Pour éviter toute ambiguïté au départ, je vais essayer d'entrée de
jeu, de préciser ce que j'entends par transcendance comme caractère
fondamental du sacré, et ce que j'entends par révolution.
Je voudrais d'abord retenir trois aspects d'une définition de la
transcendance en m'excusant par avance auprès des théologiens qui sont
présents dans cette salle, moi qui ne suis qu'un théologien refoulé !
Ce que j'entends, par transcendance, ce n'est pas la révolution,
Mais si je la définis non pas comme un attribut de Dieu mais comme une
dimension de l'homme, de son histoire, de son avenir, c'est-à-dire en
dehors d'une tradition religieuse particulière, pour essayer de ne retenir
que ce qui, en elle, concerne l'action de chacun de nous, qu'il soit
chrétien ou qu'il ne le soit pas.
Alors, premièrement, nous appellerons transcendance, le dépassement
 par lequel l'homme, en chacun de ses actes créateurs, qu’ il s'agisse
d'inventions scientifiques ou techniques, de créations artistiques,
d'amour, de révolutions ou de sacrifices, fait l'expérience vécue, qu'il
est autre chose et plus que l'ensemble des conditions historiques qui
l'ont engendré, autre chose que leur résultante et que leur produit,
son avenir, ne se déduit pas seulement de son héritage biologique, de
ses conditionnements sociologiques, de sa culture, de sa formation. La
transcendance est ainsi rupture à l'égard des déterminismes et des rationalités
telles qu'elles sont définies en tel ou tel moment de l'histoire.
La raison, comme le disait Gaston Bachelard, n'est jamais qu'un bilan
provisoire des conquêtes de la rationalité.
La transcendance sous ce premier aspect, est donc cet acte de
dépassement par lequel l'homme prend conscience (je reprends une
expression du Père Girardi), qu'il est «trop grand pour se suffire
à lui-même.
Deuxième aspect : Nous appellerons transcendance la possibilité
permanente de rupture avec l'ordre établi et les modèles déjà existants
de société, c'est-à-dire, l'acte par lequel, au lieu de chercher les fins
d'une société à l'intérieur du système, comme par exemple dans nos
sociétés de croissance pour la croissance, de se résigner à la prolifération
aveugle, sans finalité humaine, des sciences, des techniques, de l'économie,
de la consommation, nous pouvons chercher les fins de la société
en dehors du système, c'est-à-dire dans une manière nouvelle (et
souvent inspirée de traditions non-occidentales) de vivre nos rapports
avec la nature, avec les autres hommes, avec l'avenir ; bref de choisir
un nouveau modèle de civilisation. Peut-être la Chine a-t-elle aujourd'hui
donné le seul exemple existant d'un tel choix. Il ne s'agit donc pas d'une
simple négation, mais d'un pouvoir de rupture, la transcendance étant
cette dimension de l'homme qui fait émerger en lui l'homme caché.
J'insisterai sur le fait qu'elle est le contraire de l'irrationnel : elle est
beaucoup plus le moment critique de la raison, la mise en cause permanente
de la raison déjà faite, au nom d'une raison en train de se
faire et dont elle est le ferment, c'est-à-dire qu'elle est de l'ordre d'une
question, et non pas de l'ordre d'une réponse. Cette transcendance est
ici rupture.
Troisièmement j'appelle transcendance cette dimension de l'homme
prenant conscience qu'il n'a pas d'autre essence que son avenir et qu'il
vit d'être inachevé.
La transcendance est par là même, une dimension de l'histoire,
lorsque nous avons conscience qu'elle n'est pas linéaire, unidimensionnelle,
mais au contraire, qu'elle naît, comme l'écrit Ernst Bloch, d'un
"océan de possibles dont, un seul s'est réalisé".
Essayons maintenant de définir une révolution.
Les révolution modernes, depuis la Révolution française de la
bourgeoisie jusqu'à la Révolution socialiste conçue par Marx puis par
Lénine, étaient fondées sur le postulat selon lequel le développement des
sciences, des techniques, de la production, était en soi un bien et constituait
la condition sinon unique, du moins essentielle du plein épanouissement
de l'homme et de tous les hommes.
Dans le cas de la.Révolution française, par exemple, la bourgeoisie
détenait déjà les forces d'avenir de l'économie : l'industrie, la banque,
le commerce contre la vieille propriété terrienne. La révolution consistait
donc à faire correspondre le nouveau régime politique, les nouveaux
rapports politiques à ce système économique déjà existant, à assurer en
quelque sorte la cohérence intérieure du système, à mettre les rapports
sociaux et les institutions politiques, en harmonie avec les exigences
d'un essor sans entraves des forces productives.
Cette réorganisation structurelle par quoi se définissait la révolution
se situait donc au plan scientifique de la coordination optimale des
moyens. Le fondement théorique d'une telle mutation excluait, par
principe, toute référence extérieure au système, toute transcendance.
C'est ce dont témoignait l'orientation matérialiste voire athée des
principaux maîtres de l'encyclopédie comme plus tard l'orientation
matérialiste et athée des conceptions théoriques de Marx comme de
Lénine. En effet, le problème de la révolution ne change pas de nature
lorsque Marx, trois quarts de siècle après la révolution française fait,
dans « Le capital », la démonstration que les structures sociales et politiques
qui avaient jusque-là permis l'essor des forces productives de la
science et des techniques devenaient désormais un frein à ce développement.
C'est donc une fois encore au nom d'une loi de correspondance
entre les rapports de production (forme de la propriété et institutions
politiques), et l'état des forces productives, que Marx définit la révolution
et établit la nécessité du socialisme.
Et ceci, sans remettre en question, le postulat de la croissance. Il fonde
ainsi le socialisme scientifique, sans avoir recours à aucune transcendance.
Il en découle que le matérialisme et l'athéisme apparaissent comme partie
intégrante, fondamentale, de la théorie révolutionnaire.
Même lorsque Lénine, en 1917, inverse le schéma et pose le
problème de la révolution en termes nouveaux, en ce sens qu'il ne s'agit
plus de partir de l'état des forces productives et de restructurer tous
les autres rapports sociaux et politiques pour briser les obstacles à
leur développement, mais, au contraire, disait Lénine contre les dogmatiques
de l'époque, en particulier contre Kautsky, prendre d'abord le
pouvoir politique pour créer ensuite les bases économiques du socialisme.
Lénine, en faisant cette inversion du schéma de Marx (en quoi il
se montre un véritable marxiste, comme plus tard Mao en inversant le
schéma de Lénine et de Marx se montrera un véritable marxiste),
référence fondamentale reste le même. La croissance économique
demeure l'objectif prioritaire, c'est dire que le problème reste un problème
scientifique de réorganisation structurelle de la société, excluant
toujours toute transcendance. Par contre, à partir du moment où ce
postulat qui est le postulat de la renaissance, celui par exemple de
Descartes, ayant une foi absolue en ce qu'il appelait dans le « Discours
de la Méthode », « une science qui nous rende maîtres, ses possesseurs
de la nature ». A partir du moment où ce postulat est mis en cause,
c'est-à-dire au moment où l'on prend conscience dans le dernier tiers
du 20e siècle (et surtout après 1968), que la science et la technique
productives peuvent fournir des moyens extraordinairement puissants
mais ne sauraient donner des fins et un sens à notre vie et à notre
histoire, le fondement théorique d'une révolution ne peut plus désormais
être une loi de correspondance, mais une loi de transcendance, c'est-à-dire
exigeant que nous cherchions nos fins non pas à l'intérieur, mais
à l'extérieur du système. Ceci implique que nous prenions conscience
de la relativité^ de ce que nous tenions pour des valeurs absolues. Par
exemple, ce que nous appelons « la science » n'est en réalité que la
« science occidentale », c'est-à-dire une sorte d'avorton positiviste d'une
sagesse infiniment plus vaste nous permettant de penser l'ensemble de
nos rapports avec la nature, avec les autres hommes/ avec la totalité
toujours ouverte des possibles de notre avenir. Cette sagesse que nous
pouvons retrouver par un dialogue des civilisations, avec les civilisations
non-occidentales que la renaissance, et toute notre histoire occidentale
depuis la renaissance, a nié quand elle ne les a pas détruites.
Cette atrophie de la conception de la science nous a conduit non
pas à la maîtrise de la nature, mais à sa destruction, non pas à la
libération de l'homme, mais à son aliénation, à son conditionnement, à
sa mutilation. Si nous voulions prendre une illustration typique de cette
aliénation positiviste et de son utilisation politique à des fins rétrogrades,
je prendrais volontiers le livre de Jacques Monod : « Le hasard
et la nécessité ».
Il partage, à une autre étape de la science ( celle de la cybernétique
et non plus de la mécanique ) la même illusion que La Mettrie dans « l'homme
machine ». Jacques Monod, qu'un positivisme dogmatique, précritique,
conduit à confondre une étape de la science, celle de la cybernétique,
comme autrefois La Mettrie celle du mécanisme cartésien, avec la réalité
absolue. Après avoir établi qu'à l'étape actuelle de la biologie la nécessité
et le hasard sont les seuls protagonistes de l'évolution animale,
brusquement il extrapole, dans les vingt dernières pages, et, d'une
manière très naïve, cette découverte, pour rendre compte de toute
l'histoire humaine. Il y a là un sophisme tout à fait semblable à celui
qu'il dénonce avec juste raison, le sophisme qui consisterait à prétendre
fonder un socialisme scientifique, en faisant de la dialectique de l'histoire
humaine un chapitre ou un cas particulier de la dialectique de la nature.
Le socialisme, comme tout autre système social d'ailleurs, ne peut
être scientifique que dans ses moyens, ses techniques économiques, sa
stratégie, sa tactique, etc., mais pas dans ses fins qui sont un projet
humain, un choix ne mettant en oeuvre les sciences, que pour sa réalisation
historique.4 Nous devons avouer nos postulats : je ne suis pas
partisan du socialisme par suite d'une démonstration logique ou d'une
démonstration expérimentale. Je me sens incapable de montrer par
voie démonstrative que l'on doit être socialiste. Cela suppose un choix,
un postulat et i l faut savoir avouer le postulat. Mais si, alors, la
 conscience révolutionnaire n'est pas le reflet d'un monde déjà existant
ou sa simple négation (comme l'est la révolte à la différence de la
révolution), mais d'abord le projet d'un ordre social qui n'existe pas
encore, les fins de l'action révolutionnaire ne peuvent pas être déduites
du passé ou du présent. Ce premier postulat de la pensée et de l'action
révolutionnaire, c'est ce que j'appelle le postulat de la transcendance,
de la possibilité de se libérer d'un ordre naturel ou social donné. C'est
le postulat de la rupture avec le positivisme. Il n'y a pas d'idéologie
plus conservatrice que le positivisme, qui, en enfermant la pensée dans
les limites du donné, enferme l'action dans les limites de l'ordre établi.
Or en face de cette conception positiviste, qui malheureusement a
souvent contaminé la pensée marxiste au cours de son histoire, i l existe
une autre tradition qui est aussi une tradition révolutionnaire, une
tradition prophétique aujourd'hui renaissante, surtout en Amérique
Latine, mais aussi dans diverses autres pays du monde, la tradition prophétique,
qui part au contraire de la prise de conscience de la relativité
de toute autorité et de tout pouvoir établis. Nul ne peut prétendre
. parler ou agir en fonctionnaire de l'absolu ; tout au plus, — et c'est
le rôle propre du prophète —, peut-il, devant toute autorité et tout
pouvoir établis, nous, rappeler, fût-ce au prix de sa vie, qu'il ne peut
s'égaler à l'absolu. En ce sens, le prophète est une sorte d'indicateur
de transcendance et de relativité, rappelant inflexiblement aux autorités
et.aux pouvoirs leur historicité humaine par rapport à la transcendance
du Royaume de Dieu.
Sans doute pourrait-on évoquer comme prototype l'attitude politique
de Jésus. Je n'y insisterai pas beaucoup car, pas mal d'ouvrages
excellents, existent là-dessus en particulier celui du théologien protestant
Culman : « Jésus et les révolutionnaires de son temps ».
Il est aussi absurde de dire : Jésus fut le premier socialiste et le
premier révolutionnaire, qu'il serait absurde de dire : Jésus s'est opposé
à toute politique et à toute révolution. Ce qui est vrai, et Culman le
montre très bien, c'est que Jésus a refusé d'être le chef de la lutte des
patriotes palestiniens de l'époque, les Zélotes, qui avaient un programme
politique et une stratégie de l'insurrection armée contre l'occupant;
romain. I l a pourtant été condamné et exécuté par cet occupant romain
comme s'il avait joué ce rôle, et il a même été dénoncé à eux comme
subversif par le clergé légaliste et collabo de l'époque. Jésus n'a donc
pas été un révolutionnaire en ce sens qu'il aurait élaboré et fait triompher
un projet politique précis, pour résoudre, dans l'immédiat, les
problèmes spécifiques de tel pays ou de telle époque déterminée. Mais
révolutionnaire, peut-être le fut-il en ce sens plus profond, que par sa
vie, sa mort et sa résurrection, il a mis radicalement en cause la loi
et les valeurs sur lesquelles reposaient les empires politiques, les hiérarchies
sociales, les autorités religieuses ; le pouvoir romain ne s'y est pas
trompé en lui infligeant le traitement qui est d'ordinaire infligé à tous
les subversifs à toutes les époques.
Or il a été révolutionnaire précisément comme témoin incarné
de la transcendance. Il n'est pas vrai non plus, et ceci, c'est la réciproque,
que le royaume de Dieu qu'il annonce serait indifférent aux
désordres historiques et aux iniquités de la société existante. Si Jésus
n'est pas un chef de guérilleras comme Bar Kachba, il n'est pas non plus
simplement un prêcheur de repentance comme Jean Baptiste. Tout ce
qui est fait de concret, individuellement ou collectivement, en faveur
des hommes concrets, vivants, souffrants, luttant dans l'histoire, fait
partie intégrante de l'avènement du Royaume. Cet amour actif du prochain
ne semble pas séparé par une muraille de Chine de l'amour de
Dieu. Il ne fait qu'un avec lui, et comme il sera dit par un expert du
Concile, le Père Rahner, à Vatican II, l'histoire est le seul lieu où se
construit le royaume de Dieu et l'homme est le seul domaine de la
théologie. C'est ainsi seulement que l'espérance du Royaume de Dieu
peut devenir le ferment de la société des hommes.
La nouvelle grande inversion depuis l'inversion constantinienne est
peut-être la négation de la négation (pardonnez-moi cette terminologie
hégélienne) : le contraire de l'inversion et de la perversion constantinienne
du Christianisme. Elle commence par une mise en cause de la
conception fixiste du monde et par une nouvelle manière de concevoir
et de vivre l'articulation de l'histoire de l'homme et du Royaume de
Dieu, de la révolution libératrice et de la transcendance du salut, car
l'évocation du constantinisme ne saurait nous faire oublier la survivance,
comme un courant sous-jacent à toute l'histoire de l'église, d'une tradition
prophétique mais en général marginale, minoritaire et même
suspecte d'hérésie. Dès le douzième siècle, c'est un moine calabrais,
Joachim de Flore, qui s'est forcé de lier l'histoire au royaume de Dieu,
la trinité exprimant pour lui trois âges : celui du Père ou de la Loi ;
l'âge du Fils qui commençait avec le Christ, et celui de l'Esprit qui,
pour lui, est déjà au travail dans l'histoire, annonçant et préparant un
monde nouveau et une nouvelle église.
C'était le commencement de la grande inversion. Cette révolution
de la théologie était nécessaire à une théologie de la révolution qui
apparut déjà avec Jan Huss, se référant explicitement à Joachim de
Flore et, plus encore, avec Thomas Münzer. Thomas Münzer se heurtait
à Luther qui opposait à l'acte purement intérieur de la foi, l'action
extérieure pour la transformation du monde, ainsi abandonné aux
princes et au xriches. Thomas Münzer, appelé par Bloch « le premier
théologien de la révolution », Thomas Münzer en qui Marx et Engels
reconnaissaient, dans « La guerre des paysans », le plus avancé des
théoriciens du communisme que l'Europe ait connu jusqu'au milieu du
19° siècle, c'est-à-dire jusqu'à l'avènement du marxisme, Thomas Münzer
organisa la grande insurrection armée des paysans de Souabe, qui se
donnait pour objectif de faire revivre la tradition prophétique de la
Bible et du Christianisme en réformant le clergé dans ses moeurs et
dans ses structures, en démocratisant l'église et en rendant le monde,
disait-il, digne d'accueillir la promesse du royaume de Dieu par une
société sans classes, sans propriétés, créant ainsi les conditions permettant
à chaque homme et à tous les hommes de devenir homme, c'est-à-dire
créateur à l'image de Dieu.
Un tel projet ne sera repris par des chrétiens qu'au milieu du
20e siècle. Le Concile de Vatican II ouvrait, de ce point de vue, la voie,
notamment dans sa constitution « Gaudium et Spes », reconnaissant
l'autonomie des valeurs profanes de la science et de l'action, les valeurs
propres de l'humanisme athée et la nécessité, pour l'église, de substituer
à la perspective d'une conquête du monde, celle d'un dialogue avec le
monde et d'une action au service du monde. Certes, il y eut, depuis lors,
des tentatives de retour en arrière, il existe dans l'église comme partout
ailleurs aujourd'hui, des pleureuses de l'histoire qui ne se consolent
"pas d'une telle audace. Mais le mouvement semble irréversible et les
indices les plus éclatants du processus ainsi engagé et de ses conséquences
politiques et sociales ont ceux de l'Amérique Latine où
s'opèrent de profonds renouvellements théologiques. Les débuts ont
pourtant été timides. Cette recherche commença avec la conférence
générale de l'épiscopat latino-américaine de Medellin, en Colombie, qui
se tint en août-septembre 1968 et là, pour la première fois, à la différence
de beaucoup de textes officiels de l'église, on analyse très concrètement
une situation historique. On y évoque par exemple, la situation
politique et sociale de l'Amérique Latine, sa dépendance à l'égard des
Etats-Unis, les bourgeoisies locales complices de l'étranger et des grands
propriétaires terriens. On conclut avec beaucoup de modération, mais
l'analyse, par elle-même, est très forte ; on conclut que la paix, ce n'est
pas seulement l'absence de guerre ou de violence ouverte, mais le
développement de la justice sociale.
Bellini. La prière au Jardin des Oliviers. Env 1465
Il n'en fallut pas plus pour que ce qui n'était dans la bouche desévêques, qu'une analyse tardive des maux qui rongeaient l'AmériqueLatine, devint chez ceux qui souffraient de ces maux dans leur chairet qui luttaient vainement contre eux, un cri d'espérance et de révolte.
Ce que l'on retint, dans les masses exploitées et opprimées, comme
message central de Medellin, c'est que la seule traduction valable immédiatementdu mot « salut », en Amérique Latine, c'était " libération"
et que toute prédication du salut et du Royaume de Dieu risquait d'être
mensonge et aliénation, si elle ne passait pas par cette exigence militante
de libération. Pour montrer un exemple de ce passage : Medellin évoquait
« les inégalités entre les hommes », mais les masses vivaient dans
leur vie de chaque jour, la réalité de ce qu'ils ont traduit tranquillement :
la lutte des classes. Medellin faisait appel à la compréhension et à la
générosité des dirigeants. Mais ces mêmes masses savaient par leurs
expériences centenaires, qu'elles n'avaient rien à attendre que de leurs
luttes. Medellin suggérait des réformes ou une troisième voie, alors
que ce qui était à l'ordre du jour de l'histoire, en Amérique Latine, ne
pouvait être qu'une révolution. Ainsi naquit une « théologie de la
libération » dont l'une des esquisses théologiques peut-être les plus
complètes jusqu'ici, est fournie par le livre du Père Guttierez, « La
théologie de la libération ».
Il était clair, désormais, que l'on ne pouvait s'en tenir à une théologie
du développement, car les peuples d'Amérique Latine dénoncent
l'idée même du développement comme fondamentalement rétrograde.
Le développement, pour un Latino-Américain, signifie l'intégration
aux structures et aux valeurs de la société occidentale, dominante et
opprimante. Un exemple typique est celui du Brésil, du faux miracle
brésilien maintenant l'immense majorité du peuple brésilien dans la
misère, l'analphabétisme, la prostitution, la torture, la terreur et tout
ceci sous le masque du développement, c'est-à-dire d'un accroissement
vertigineux, à l'occidentale, du produit national brut, au profit d'une
infime minorité de collabos et d'un système fasciste.
Le caractère fondamental de cette théologie de la libération, contre
cet illusoire développement, c'est de chercher son point de départ non
pas dans une exégèse des écritures mais dans l'expérience vécue d'un
peuple, c'est-à-dire non pas dans la lecture des textes d'où l'on déduirait
une règle de vie, mais dans la lecture de la vie, qui seule permet de
déchiffrer les textes dans leur esprit et leur vérité. A une théologie
commençant par une telle inversion, on pourrait appliquer la formule
qu'emploie Marx à propos de la philosophie, c'est une théologie qui ne se
contente pas d'interpréter le monde, mais qui veut contribuer à le
changer.
Le Père Guttierez dégage les sources de ce mouvement, de ce que
j'appelais cette inversion théologique. Le pionnier fut peut-être Maurice
Blondel, dans sa première thèse sur « l'Action » qui daté de 1893 et;'-,
qui est aujourd'hui admirablement actualisée en Amérique, mais cette
fois au Canada, par des théologiens comme le Père Baum. Le mérite
de Blondel, disait Monseigneur de Solages en 1955, fut de demander
à la conscience de l'insuffisance humaine, une sorte de dessin en creux,,
de la révélation, si bien que la transcendance émerge de l'immanence
sans extériorité par rapport à elle, appelé par elle comme son
accomplissement. La transcendance est en quelque sorte la contestation
intérieure de l’immanence. C'est le contraire de la suffisance.
A partir d'une expérience fort différente, celle de la paléontologie et de l'évolution
biologique, le Père Teilhard de Chardin, qu'invoque aussi le Père
Guttierez, contribua lui aussi, à faire reculer, dans la pensée chrétienne,
cet héritage malfaisant du dualisme grec, qu'avait dénoncé, le premier,
je crois, en 1906, le Père Laberthommée et ce n'est pas par hasard si on
a réédité, aux environs de 1968, son petit livre, qui s'appelle je crois :
« Idéalisme grec et réalisme chrétien ». Le Père Teilhard exalte la participation
à l'effort humain, et en inversant déjà l'apologétique traditionnelle:
 « Est-il nécessaire, écrit-il dans une formule très vive dans ses
"Directions de l'avenir", d'avoir un livre, quand la vérité s'exprime au
plus profond des besoins et des attitudes de toute notre civilisation. »
Toute son oeuvre tend à déployer « une genèse universelle de l'esprit
à travers la matière », sa préoccupation essentielle étant d'incorporer
« le progrès du monde dans les perspectives du royaume de Dieu ».
Mais, note le Père Guttierez (et j’avoue que je m'associe volontiers à
cette critique), le Père Teilhard a une conception très occidentale de ce
progrès du monde, liée à l'expansion scientifique et technique qui conduit
au modèle occidental de développement que le tiers monde conteste au
nom d'une authentique libération.
Ajoutons que le dialogue avec la pensée marxiste a joué un grand
rôle dans cette évolution théologique. Dans une Amérique Latine en
pleine fermentation révolutionnaire, où les conflits et la dépendance
des nations apparaissent sous un fort grossissement, il devenait impossible
de s'en tenir à des déclarations générales sur l'amour en matière
politique ou sociale, et à la prétention illusoire de se tenir au dessus
des antagonismes et des luttes. La réalité latino-américaine est peut-être,
plus que toute autre, conflictuelle, souligne le Père Guttierez, et il
ajoute : « Comment dès lors penser la paix sans s'évader du conflit,
comment penser l'absolu dans l'histoire, la transcendance dans la révolution? ».
 Il en tire cette conclusion, valable surtout pour l'Amérique
Latine mais aussi pour ailleurs : « la seule manière pour l'Eglise de
rompre ses liens avec l'ordre actuel des nantis, c'est de dénoncer l'injustice
fondamentale sur laquelle cet ordre est fondé ». Et il évoque ici ce
qu'il appelle la notion de péché objectif et non plus seulement individuel,
mais historique et social, d'un tel ordre. L'amour pour être universel,
ajoute le Père Guttierez, — qui reprend ici une idée du Père
Girardi —, exige que l'on libère les uns de leur oppression et les autres
de leur richesse et de leur pouvoir aliénant, oui sont les deux formes
indissolublement unies du même péché objectif.
Le marxisme a été ainsi intégré comme méthode dialectique de
penser les conflits et les contradictions dans la société. Le Père Guttierez
reconnaît également sa dette profonde à l'égard du Père Chenu, qui,
depuis son petit opuscule programme : « Une école de théologie : Le
Saulchoir », en 1938, jusqu'à son «Evangile dans le temps» et à sa
« Théologie du travail » » et finalement, en 1698, à sa « Théologie de
la matière », n'a cessé, lui aussi, de lutter contre les dualismes et de
montrer que « la création n'est pas que l'acte initial de Dieu au commencement,
elle est aujourd'hui permanente, et continue avec la coopération
de l'homme libre et responsable ». Dans la « Théologie de la matière »,
il montre les implications réciproques des deux trames : la construction
du monde dans la création et l'économie messianique dans une incarnation
libératrice ». Enfin, la théologie de l'espérance de Jurgen Moltman,
bien qu'il la trouve aussi marquée de traits occidentaux, et la théologie
de Metz ont également aidé le Père Guttierez à montrer que l'histoire
humaine est avant tout ouverture sur l'avenir, que la promesse de
Dieu oriente toute l'histoire humaine vers l'avenir, débarrassant ainsi la
notion de transcendance, de toute image d'extériorité spatiale ou temporaire.
Comme l'écrit Pannenberg, Dieu n'est pas a-historique. Il est
la force de l'avenir, levain et non opium. Il n'y a donc pas d'opposition
dans cette perspective, mais complémentarité nécessaire entre une libération
intérieure et une libération historique, entre l'affirmation de la
transcendance et la pratique de la révolution. Ce sont deux aspects d'un
même combat. De là naît le problème central de la théologie de la
libération qui n'est pas le fait seulement du Père Guttierez ; c'est un
mouvement très large en Amérique Latine. Cette théologie de la libération
est intimement liée à un problème pratique : celui de la participation
des chrétiens au mouvement de libération. Le problème central,
c'est celui du rapport entre le salut et le mouvement historique de
libération de l'homme, du rapport entre la foi et l'action politique,
entre le royaume de Dieu et la construction du monde, entre la transcendance
et la révolution.
C'est une interrogation finalement sur la signification même du
christianisme. Dieu apparaissant ainsi comme un horizon, comme l'horizon
même de toute l'histoire humaine et là encore, la dette est grande
à l'égard du Père Chenu. Dans sa « Théologie de la matière », le Père
Chenu a des formules qui méritent que nous y réfléchissons. Je m'excuse
si la citation est un peu longue, mais elle me paraît capitale : « La
transcendance des fins du royaume de Dieu, écrit le Père Chenu, ne
réduit nullement les exigences de son immanence terrestre. Le Messie
est venu non pas seulement en héraut transcendant d'un monde futur,
mais d'un peuple qui mène l'histoire à son second avènement. Fut-elle
ramenée à un humanisme profane, la promesse divine d'un paradis
fraternel a hanté et hantera toujours les hommes. Les malentendus et
les désaccords ne sont que la frange inévitable de cette dialectique
intérieure de toute religion vraie, qui veut l'éternel dans le temps. Ni les
révolutions de 1848 ne se sont déclenchées, ni les doctrines socialistes
ne se sont élaborées sans des innervations religieuses que les orthodoxies
d'ailleurs n'approuvaient pas toujours, mais qui incarnaient parfois la
confusion dans les progrès de l'histoire, l'espérance incluse en toute
vision- religieuse du monde. » Dans une telle perspective, i l n'y a pas
deux histoires, l'une profane et l'autre sacrée, mais une seule, tout le
devenir historique de l'humanité étant situé dans la perspective du salut.
C'est ce que le Père Guttierez appelle une histoire christo-finalisée.
Le rapport entre le salut et les luttes historiques pour la libération,
— le salut étant le ferment de l'histoire et situant l'action historique
dans sa perspective plénière —, se définit en fonction de deux notions
théologiques fondamentales : celle de création et celle de promesse
eschatologique. La création, écrit le Père Guttierez, est le premier acte
de salut. L'histoire, qui est celle de la libération, c'est cette création
continuée de l'homme ; le Dieu de l'Exode dans l'Ancien Testament est
le Dieu de la libération politique, celui qui, en désacralisant pour la
première fois le pouvoir, comme le soulignait Harvey Cox, en libérant
le peuple d'Israël de la domination de l'Egypte, rompt avec le despotisme
et la misère. L'oeuvre du Christ, ajoute-t-il, est une nouvelle
création et, de siècle en siècle, et aujourd'hui plus que jamais, travailler,
transformer le monde, c'est participer à sa création continuée et cela fait
partie de l'oeuvre du salut. La promesse eschatologique du royaume de
Dieu va dans le même sens : la promesse oriente toute l'histoire vers
l'avenir et l'enracine dans l'actualité présente dont elle devient, le ferment.
Ce qui caractérise le message des prophètes, c'est que ce qu'ils
annoncent ne peut pas être considéré comme le prolongement de la
situation présente, mais comme transcendant celle-ci. La promesse
eschatologique oblige l'histoire à s'ouvrir au futur, à l'avenir absolu,
comme dit le Père Rahner.
Le royaume de Dieu est donc en travail, aujourd'hui et dans tous
les temps, pour transformer les royaumes de la terre ; transcendant, il
n'est pas extérieur à ce monde. Chaque homme et l'histoire entière sont
le temple de Dieu (je reprends des formules de cette théologie de la
libération), le Christ se découvrant dans le prochain et, ajoute le Père
Chenu, les masses sont notre prochain.
Dès lors, se situer dans les perspectives du royaume, c'est participer
à la lutte pour la libération des opprimés. Alors seulement la promesse
eschatologique devient une espérance active, militante, subversive de
l'ordre social. Le réel est un mouvement ouvert. La lutte pour la libération
est donc un lieu privilégié de l'annonce de la bonne nouvelle,
matrice des utopies révolutionnaires et non pas des idéologies conservatrices
de justification de l'ordre établi. Ainsi la foi et l'action politique
entrent en interaction fécondant, dans la création d'une société nouvelle
et d'un homme nouveau faisant son propre destin. Espérer, ce n'est ni
connaître d'avance ni attendre passivement l'avenir, mais l'accueillir
comme un don et en même temps le préparer par une lutte effective
contre tout ce qui défigure en l'homme l'image de Dieu, c'est-à-dire tout
ce qui empêche un homme d'être créateur. L'espérance chrétienne peut
ainsi avoir une fonction mobilisatrice et libératrice dans l'histoire. A la
différence des théologies américaines de « la mort de Dieu », qui ont été
évoquées tout à l'heure, j'ajouterai simplement qu'il me semble qu'elles
n'ont été le plus souvent qu'une résurgence de Feuerbach à une étape
technocratique des sociétés de croissance. Elles ont contribué à évacuer
de la théologie ce qui en elle peut être un ferment pour l'action. La
théologie de la libération marque le point de départ d'un engagement
chrétien pour abolir la situation présente, afin que chacun puisse devenir
créateur, à l'image de Dieu. Il ne s'agit pas d'un compromis éclectique,
mais d'une fusion intime entre transcendance et révolution.
Dès lors devient possible, — et c'est la dernière série de réflexions
que je voudrais vous soumettre —, une fécondation réciproque de la
foi en la transcendance et de la révolution pour la création de l'avenir
commun.
Le marxiste Ernst Bloch, dans son livre : « Le principe espérance »,
a peut-être posé le premier, dans toute sa force, le problème des rapports
entre l'espérance historique des marxistes et l'espérance transcendante
des chrétiens, et c'est à cette question cruciale que le théologien protestant
Jürgen Moltmann apporte un commencement de réponse dans
sa « Théologie de l'espérance » », comme le théologien catholique brésilien
Ruben Alvez dans sa « Théologie de l'espérance humaine ». Ce
problème est désormais au centre de la réflexion du christianisme vivant,
comme du marxisme vivant, comme l'a montré par exemple la rencontre
de Marianské-Lazné en Tchécoslovaquie en 1967 où le Père Rahner,
Jùrgen Moltmann et moi-même avons ouvert le débat sur la transcendance
dans le marxisme et dans le christianisme. Peu de recherches
depuis lors, échappent à cette problématique. Il serait absurde de
séparer radicalement la transcendance et révolution comme si le royaume
de Dieu était sans rapport avec nos luttes historiques et se situait dans
un autre monde, indifférent aux vicissitudes, aux ordres ou aux désordres
de celui-ci, faisant ainsi des chrétiens une sorte de confrérie des
absents, étrangers aux combats politiques et sociaux de ce monde. Ce
dualisme a d'ailleurs toujours conduit à une hypocrisie et à une solidarité
inavouées avec l'ordre ou lé désordre établis. Il ne serait pas moins
faux d'identifier les deux comme si le royaume de Dieu pouvait
s'installer dans un ordre nécessairement provisoire qu'il sacraliserait.
On a assez souvent sacralisé les contre-révolutions pour éviter
aujourd'hui de sacraliser les révolutions. Il n'y a ni monarchie de droits
divins, ni démocratie chrétienne, ni socialisme chrétien, mais peut-être
y a-t-il des chrétiens qui essayent, avec plus ou moins de bonheur, de
vivre leur christianisme dans une monarchie, dans une démocratie ou
dans un monde socialiste. Marx lui-même ne considérait nullement la
société sans classes du communisme comme la fin de l'histoire, mais au
contraire comme le commencement d'une histoire proprement humaine
qui ne serait plus faite d'affrontements mais d'une création libre, analogue
à la création artistique. Alors le problème des rapports entre la
foi et le socialisme devient un problème de fécondation réciproque.
La foi apportant au socialisme sa dimension transcendante, prophétique,
l'empêchant de s'enfermer dans la suffisance et l'ouvrant à un avenir
de renouvellement sans fin, et le socialisme apportant à la foi sa dimension
historique, militante, l'empêchant de s'évader du monde des
luttes humaines, de s'évaporer en pure piété personnelle, et l'obligeant
à y incarner sa promesse, son espérance afin de n'être pas un opium
mais un levain.
La foi nous oblige alors à poser la question fondamentale : De
quel socialisme s'agit-il ? Le socialisme est-il seulement une alternative
économique au capitalisme, permettant par l'abolition de la propriété
privée des moyens de production et leur socialisation, une productivité
plus grande, un essor sans fin de la science, de la technique, des forces
productives, de la production, ou bien une mutation globale non seulement
de la gestion de l'économie du pouvoir et de la culture, mais de
la conception même de l'homme et de son projet de construction du
futur.
L'acte de l'homme est un acte de création que Marx définit dans
Kandinsky. Avec l'arc noir. 1912
« Le capital » d'une façon très claire : un acte précédé de la conscience
de ses fins (pour l'opposer à l'acte animal) lorsqu'il conçoit et réalise
des possibles, des hypothèses ou des modèles scientifiques, des oeuvres
artistiques, des idéaux, des utopies, des projets. Cet idéal fait partie du
réel. C'est l'héritage allemand de Marx ; c'est une idée majeure de Kant,de Fichte et finalement de Husserl comme de Hegel ou de Marx. Lepossible fait partie du réel. Dans la mesure où l'homme n'est pas
extrait arbitrairement du réel comme c'est le cas dans la perspective
positiviste qui n'est pas seulement un monde sans Dieu mais un monde
sans l'homme. Le réel alors, n'est plus seulement ce qu'il est, c'est aussi
tout ce qu'il n'est pas encore, tout ce qui lui manque, tout ce qu'il àencore à être, en particulier par l'action de l'homme. 
Si ce possible, sice projet ne sont pas déjà inscrits dans le passé ou dans le présent,
sil'avenir n'est pas simplement, par extrapolation, le prolongement du
passé et du présent (à la manière de la futurologie d'Herman Kahn),
s'il émerge du nouveau, je suis bien obligé de reconnaître et de reconnaître
comme l'expérience la plus quotidienne, cette dimension du réel,
cette possibilité permanente de dépassement, donc de reconnaître comme
une dimension fondamentale du réel, l'émergence du radicalement
nouveau, la transcendance pour l'appeler par son nom. L'emploi du mot
transcendance présente quelques inconvénients, car il est difficile d'éliminer
les connotations irrationnelles, surnaturalistes, qu'il véhicule et
surtout de le dépouiller des images dualistes qu'il suggère. Nous devons
donc être attentifs à ce que notre conception de la transendance ne soit
ni précritique, c'est-à-dire qu'elle n'oublie pas (je reprends une formule
de Karl Barth), que tout ce que je dis de Dieu, c'est un homme qui le
dit, et tout ce que je dis de la nature ou de l'histoire, c'est aussi un
homme qui le dit, et par conséquent provisoire ; ni pré-marxiste, c'est-à-dire
qu'elle n'oublie pas que tout ce qui est fait c'est un homme qui l'a
fait, que tout passe ainsi par l'homme et que nous sommes totalement
responsables de notre histoire.
Ces précautions prises, pour échapper à toute conception fixiste
pu dualiste de l'eschatologie, le postulat biblique de la transcendance est
peut-être, comme le dit le Père Comblin, le postulat de toute action
révolutionnaire. Si dans mon livre : « L'Alternative », j'ai écrit que la
révolution, comme les arts, a beaucoup plus besoin de transcendance que
de réalisme, c'est que la révolution, comme l'oeuvre d'art, n'est pas le
reflet ni la simple négation d'une réalité existante, mais d'abord le projet
d'en créer une autre. Par conséquent, il n'y a pas d'enseignement plus
« révolutionnaire» que d'apprendre à l'homme à se comporter enface de la
réalité non pas comme devant un fait, donné, mais comme devant une
oeuvre à créer. Le deuxième postulat, c'est celui de la relativité, de la
relativité de toute réalisation historique. On pourrait l'appeler le postulat
prophétique. Les prophètes d'Israël ont été, par leur lutte contre
l'idolâtrie, les pionniers de la lutte contre l'aliénation, en nous enseignant
à ne jamais considérer comme achevé, définitif, absolu ce qui est l'oeuvre
des mains ou de l'esprit de l'homme. Ce deuxième aspect du postulat de
transcendance pourrait s'énoncer ainsi : aucune réalisation historique
ne peat être considérée comme une fin dernière. Car c'est ainsi que se
pervertissent toutes les institutions. Lorsqu'une église croit être une
image de la cité de Dieu, lorsqu'une monarchie se proclame de droit
divin, lorsque le capitalisme prétend réaliser la loi naturelle, lorsqu'un
stalinisme prétend incarner le socialisme, alors nous avons affaire à une
perversion de la société, car de tels dogmatismes enlèvent à un système
politique sa dimension humaine essentielle, la possibilité et jusqu'au
désir de se transcender. C'est Bertolt Brecht qui disait : « Il faut changer
le monde, puis il faudra changer ce monde changé ». Cette interpellation
prophétique est indispensable pour que l'église ne devienne pas inquisition
et pour que le socialisme ne devienne pas stalinisme. Mais alors, et
ce sera ma dernière remarque, tout comme nous avons posé la question :
De quel socialisme s'agit-il ? Peut-être pouvons-nous poser là question :
De quelle foi s'agit-il ? Ce serait peut-être une tâche qui nous serait
commune, d'essayer de traduire, fût-ce avec maladresse et présomption,
les questions fondamentales que la foi pose à tout homme et à chaque
homme, parfois à son insu ou malgré sa révolte et qui font de lui un
homme, c'est-à-dire un être ouvert au futur, à l'émergence et à la
création du nouveau, à condition de considérer la foi non pas comme
une idéologie, non pas comme l'adhésion à telle ou telle proposition,
mais comme l'ensemble des postulats sur lesquels se fonde implicitement
ou explicitement une attitude active, responsable, créatrice à l'égard du
monde, analogue à l'attitude de l'artiste à l'égard de son oeuvre : le
monde n'étant pas seulement un « donné », mais une tâche à accomplir.
Avoir la foi, est-ce que ce n'est pas être pleinement responsable de
l'avenir et avoir en même temps le sentiment que cet avenir n'est pas
seulement ce que je peux* construire selon un plan, mais aussi ce qui
vient ou ce qui survient de manière inattendue, comme une création
poétique, comme un don, certains diront peut-être comme une grâce.
Affirmer la transcendance, est-ce que-ce n'est pas alors affirmer
à la fois que demain ne sera pas seulement le prolongement d'aujourd'hui,
mais peut-être aussi l'émergence du totalement autre, radicalement
nouveau, et que, quelle que soit l'étape franchie dans cette création
! continuée, elle n'est jamais la dernière. La transcendance est le pouvoir
de s'arracher au donné, qui est à la fois le contraire de l'aliénation et le
contraire de la suffisance. Le salut est-ce que ce n'est pas ce qui arrive
à l'homme, lorsqu'il découvre cette possibilité d'arrachement au donné,
à la nature, à l'habitude, à l'ordre établi, à l'aliénation. Le sacré, ce
n'est plus un secteur particulier de la vie, mais sa dimension centrale la
plus profonde, le point d'émergence, le point de jaillissement de toute
décision, de toute création, sa source ne se révélant qu'à travers des
paroles et des actions d'hommes, l'histoire, l'histoire tout court, l'histoire
profane étant le seul lieu de la présence et de la manifestation
du surnaturel. Lorsque nous parlons de résurrection, il ne s'agit peut-être
pas seulement, d'un événement, mais de la signification même de
notre vie, d'une réalité qui s'actualise chaque jour. Comment imaginer
que la mort dont le Christ a triomphé et qu'il nous enseigne à affronter
et à vaincre, serait simplement la mort que nous partageons avec tous
les autres animaux, la décomposition biologique? Est-ce que ce ne
serait pas cette mort spécifiquement humaine qui pèse sur nous dans
les situations sans espérance ? S'il en est ainsi la foi en la résurrection,
que l'on soit chrétien ou non, est le fondement premier de notre
espérance.
Avoir la foi en la résurrection, c'est peut-être cette certitude active,
militante, exaltante que tout est possible et qu'au delà de la tempête,
c'est-à-dire de ma disparition comme individu, l'homme continuera à se
créer plus humain. Dire que l'homme est toujours en train de se créer
et d'être créé, c'est peut-être une autre manière de dire pour ceux qui
sont du dehors : Dieu est vivant.
Est-ce que nous ne sommes pas introduits, par cette réflexion,
au coeur de cette théologie nouvelle, qui ne confond plus le message avec
les formes culturelles et le langage dans lequel il s'est exprimé à tel ou
tel moment de l'histoire pour en déduire une morale, une politique, une
doctrine sociale mais au contraire qui réalise la grande inversion celle de
la lecture des signes du temps, partir des problèmes posés aux hommes
de notre époque, et déchiffrer, à partir de là, le message de la foi, qui
permet de révéler le sens du réel à la lumière de la promesse et, par
conséquent, de nous inspirer la force prophétique de ne pas se contenter
de ce qui est, de ne pas s'arrêter là. Alors seulement peut-être, nous
pourrons poser sinon résoudre le problème central, celui du rapport entre
le salut par la foi et les luttes historiques pour la libération des hommes,
entre la transcendance et la révolution.

Roger Garaudy

Dans la même revue, de Roger Garaudy, lire aussi: http://rogergaraudy.blogspot.fr/2014/03/le-mythe-selon-garaudy.html

Sur un sujet voisin, "Marxisme et transcendance", lire ce texte de R. Garaudy: http://rogergaraudy.blogspot.fr/2010/12/marxisme-et-transcendance-culture-et.html

Les tableaux illustrant l'article sont reproduits et analysés dans l'ouvrage suivant (cliquer sur les images pour les agrandir):