Roger Garaudy est-il un
philosophe ?
LE MONDE 13.03.1998
par ROBERT
REDEKER
LE titre de
l'article du Monde du 2 mars relatant le verdict du procès Garaudy laisse
perplexe : « Le philosophe Roger Garaudy est condamné pour contestation de
crimes contre l'humanité ». Au mois de janvier déjà, un titre du même journal
désignait l'idéologue négationniste comme « philosophe antisioniste ». Or, les
questions de sémantique n'étant pas indifférentes, dans le contexte d'une
mémoire qui tangue, il convient d'être attentif au langage. Le négationnisme
est-il une philosophie ? Roger Garaudy est-il un philosophe ?
Pourquoi
s'obstiner à gratifier Garaudy de l'honorable appellation de « philosophe »
dans le moment même où ses écrits sont condamnés pour l'abjection de leur
contenu, où ils font figure de délits ? Est-ce salir la philosophie par un
voisinage répugnant, ou bien est-ce sauver Garaudy en atténuant sa condamnation
par le qualificatif de « philosophe » ? La philosophie y perd ; Garaudy y
gagne. Le titre de cet article ne gratifie-t-il pas de quelque dignité les
idées (les délires) de Garaudy, et, par ricochet, ne jette-t-il pas sur sa
condamnation le soupçon de délit d'opinion ? Outre la philosophie, la justice y
perd aussi ; Garaudy y gagne encore. Bref, ne transforme-t-il pas Garaudy en
victime d'un procès d'opinion ? Voilà qui inscrirait cet auteur dans une longue
et digne tradition, celle des penseurs persécutés pour leur liberté de penser,
de Socrate à Spinoza et à Rushdie, en passant par Kant sommé de se taire et par
les dissidents de l'ex-bloc de l'Est.
Avec le
négationnisme, nous n'avons affaire ni à de l'histoire ni à de la philosophie,
mais à un brigandage intellectuel
Le
négationnisme est-il une philosophie ? Au vu d'un pareil titre d'article, on
pourrait le supposer. Est-il un courant philosophique, à la semblance du
kantisme ou du positivisme ? S'il a derrière lui ce qu'il veut être une école
qui n'est en fait qu'une secte , on est conduit à l'admettre. Dans ce cas,
faut-il l'enseigner comme tel à nos élèves et à nos étudiants ? Ou bien, s'il
faut en bannir l'enseignement, mais que l'on maintienne parallèlement l'opinion
que Garaudy est un philosophe, cela indique-t-il que ce dernier est un
solitaire, sorte d'aigle-philosophe, à la Nietzsche, à la Spinoza, dont la
pensée serait à la fois si forte et si dangereuse qu'il faudrait en éloigner la
jeunesse ? On voit les extrémités auxquelles on sera conduit tant que l'on
conservera l'attribut « philosophe » au sujet Garaudy.
Le
négationnisme s'essaie depuis vingt ans à une entreprise de légitimation qui se
marque dans la volonté d'accéder au rang de théorie intellectuelle ayant droit
de cité. C'est ainsi qu'après avoir fait feu de tout bois pour être reconnu
comme « histoire », le négationnisme cherche aujourd'hui à se faire admettre
comme « philosophie ». Ne l'aide-t-on pas dans sa tâche lorsqu'on énonce la
proposition : « Le philosophe Roger Garaudy est condamné pour contestation de
crimes contre l'humanité » ? Si, dans le même énoncé, on se laisse aller à
connecter le thème de la condamnation au substantif « philosophe », on renforce
cette aide à la légitimation dans la mesure où l'on transforme le négationnisme
en une philosophie persécutée, changeant un prétendu « philosophe »
négationniste en martyr de la vérité.
Cherchant à
se faire reconnaître dans les domaines de l'histoire, de l'humanitaire (l'abbé
Pierre), de la philosophie, le négationnisme projette (ce qu'indique la
combinaison histoire-philosophie) de devenir une vision totalisante (une
philosophie au sens large) apte à dominer dans l'avenir le secteur des sciences
humaines. Il tient à se faire passer pour une école historique, il veut
également se faire passer pour une philosophie, toutes deux persécutées ! Nos
maladresses dans l'expression ne doivent en aucun cas aider leur développement.
Cultivons au contraire le devoir de les entraver.
Avec le
négationnisme, nous n'avons affaire ni à de l'histoire ni à de la philosophie,
mais à un brigandage intellectuel. Il faut refuser à Roger Garaudy le label de
« philosophe ». Pierre Vidal-Naquet l'avait naguère affublé du sobriquet de «
spécialiste du n'importe quoi » !
Nul titre
d'article surtout dans un journal aussi respecté que Le Monde n'est sans
efficace. La maladresse dans la formulation peut avoir sur beaucoup d'esprits,
principalement jeunes, des conséquences regrettables (la légitimation du
négationnisme). Puisqu'il est condamné pour avoir proféré des théories
odieuses, il eût probablement été préférable de titrer : « L'idéologue
négationniste Roger Garaudy est condamné pour contestation de crimes contre
I'humanité », ce qui eût à la fois permis d'éviter de hausser Garaudy au niveau
de la philosophie et d'empêcher que ne germât dans l'esprit du lecteur le
soupçon martyrologique du délit d'opinion.
Une lettre de Roger Garaudy
LE MONDE
07.04.1998
Après la
publication du point de vue de Robert Redeker « Roger Garaudy est-il un
philosophe ? » (Le Monde du 13 mars), M. Garaudy nous a fait parvenir la lettre
suivante :
J'ai lu avec
admiration mon excommunication de la philosophie par Robert Redeker. Il pose
une question capitale pour tout notre peuple, en particulier pour ses «
philosophes » : « Le négationnisme est-il une philosophie ? » Répondant non à
cette question, j'étais automatiquement exclu comme porteur de cette «
idéologie ».
Je me suis
précipité sur le Grand Robert pour trouver une définition du « négationnisme ».
Pour mon malheur ce mot n'y figurait pas. Je me suis mis donc à chercher dans
mon passé ce qui pouvait me valoir telle mésaventure. Mon éminent censeur étant
rédacteur des Temps modernes, je relus d'abord mes débats avec Sartre : il n'y
s'agissait que de « dialectique ». Dans ma correspondance avec Lévi-Strauss sur
le « structuralisme » je ne trouvais pas non plus trace de ce critère «
innominé » autant qu'ignominieux départageant ceux qui sont philosophes et ceux
qui ne le sont pas. Pas davantage dans les lettres de mon maître Bachelard sur
les rapports de la science et de l'esthétique, ni dans la postface de Jean Wahl
à mon étude sur Hegel.
Je ne
trouvais aucune allusion à ce néologisme dans les quinze thèses consacrées à
mon oeuvre dans onze pays. A quel moment avais-je contracté cette maladie
mystérieuse qui me faisait chasser du prestigieux Panthéon redekérien ? Je
finis par dénicher ce vocable dans le langage ésotérique de certains avocats de
la partie civile lors de mon récent procès. J'essayais d'en trouver une
définition ; seule celle-ci me parut vraisemblable : « Terme employé pour
désigner ceux que l'on n'aime pas et que l'on se dispense de lire. »
Pour essayer
de préciser le sens de ce terme qui n'appartenait ni aux dictionnaires ni à la
langue des Français, je remarquais pourtant qu'il englobait le mot « négation
». Mais qu'est-ce que j'avais donc nié ? Même pas, comme ce pauvre Galilée,
l'évidence du Soleil tournant autour de la Terre, ni même comme Einstein, cette
autre évidence millénaire de la valeur absolue du postulat d'Euclide, ni même
mis en « doute », comme Descartes, « tout ce que je tenais jusque-là en ma
créance », mais simplement quelques événements historiques dont certains ne
veulent pas discuter, donnant ainsi, comme dit justement Mme Veil à propos de la
loi Gayssot et de ses interdits, « l'impression que nous avons quelque chose à
cacher ».
Toute «
contestation » était assimilée à une négation. Pauvre Descartes !