Article dans Le monde du
20.08.1984
La tâche de
la raison est de poser et de résoudre les problèmes permettant aux hommes de
créer un avenir à visage humain. Aujourd'hui, elle ne joue pas ce rôle.
Pourquoi ?
Parce que ce
qu'on a pris l'habitude d'appeler " la raison " est une raison "
positiviste", c'est-à-dire une raison infirme, mutilée de sa dimension
essentielle : elle ne pose plus le problème des fins, mais seulement celui des
moyens. Si bien que nous disposons de moyens gigantesques pour atteindre
n'importe quelle fin, même criminelle. On a confondu le pragmatisme avec la
philosophie de l'action : en posant seulement la question du comment? et jamais
celle du pourquoi ? Dans cette voie, la science dégénère en scientisme, la
technique en technocratie, la politique en machiavélisme.
Le
scientisme est une forme de superstition, ou plutôt d'intégrisme totalitaire
fondé sur ce postulat : la " science " peut résoudre tous les
problèmes. Ce qu'elle ne peut mesurer, expérimenter et prédire n'existe pas. Ce
positivisme réducteur exclut les plus hautes dimensions de la vie : l'amour, la
création artistique, la foi.
La
technocratie est cette forme de somnambulisme d'une technique pour la
technique, ne se posant jamais la question des fins. Elle se fonde sur ce
postulat : tout ce qui est techniquement possible est souhaitable et
nécessaire. Cette " raison " engendre les pires déraisons. Y compris
l'arme nucléaire et la " guerre des étoiles ". C'est une religion des
moyens.
Le
machiavélisme, c'est l'animalité d'une politique définie par une technique de
l'accès au pouvoir et non par une réflexion sur les fins de la communauté
humaine, et, ensuite, la mise en œuvre des moyens pour atteindre ces fins.
Ces "
dérives " de la raison infirme, positiviste, conduisent le monde à la
mort, non par manque de moyens mais par absence de fins.
Tel est le
problème majeur qui se pose aujourd'hui à l'Occident : celui des priorités, des
fins, des valeurs, du sens. D'une réflexion ne portant pas seulement sur la
possibilité et les méthodes des sciences et des techniques, mais d'abord sur
leurs fins : quels objectifs doit s'assigner la recherche scientifique pour
servir à l'épanouissement de l'homme, et non à sa destruction ? Le problème
premier est de lier la science expérimentale, qui est découverte des moyens, à
la sagesse, qui est recherche des fins : remontée de fins subalternes à des
fins plus hautes, en direction de la fin dernière. Alors la critique de la
connaissance prendra son véritable sens en ne reliant pas seulement la science
à la sagesse, mais aussi la sagesse à la foi ; car ni la science, dans sa
recherche des causes, ni la sagesse, dans sa recherche des fins, ne peuvent
atteindre ni la cause première ni la fin dernière. La foi commence où finit la
raison. Pas avant. Pas avant que la raison plénière, celle qui recherche à la
fois les causes et les fins, ait mis en œuvre tous ses pouvoirs.
Ce
mouvement, dans sa plus totale liberté, amène la raison à prendre conscience à
la fois de ses limites et de ses postulats. La foi n'est plus alors ce qui
contredit ou contraint la raison, mais au contraire ce qui l'empêche de
s'enfermer sur elle-même dans cette "suffisance " qui est le
contraire de la transcendance. La foi est une raison sans frontière.
Dans la
première moitié de ce siècle, le développement des sciences nous a fait prendre
conscience, par la relativité et les quanta, qu'elle n'est pas devant le monde
comme devant un " donné ", mais comme devant une œuvre à créer, et
toujours en naissance.
Dans la
deuxième moitié de ce siècle, la décolonisation, en nous rendant le contact
avec les sagesses de trois mondes, a rendu possible un effort pour relativiser
la "raison" occidentale, celle qui, avec Descartes, excluait la
réflexion sur les fins, celle qui, avec le positivisme d'Auguste Comte,
prétendait réduire le monde à la seule dimension des faits et de leurs lois.
Celle qui, depuis Platon et Aristote, a élaboré une philosophie de l'être, au
lieu d'une philosophie de l'acte. Dieu n'est pas un être, c'est un acte :
l'acte de créer l'être. La raison de l'homme n'est pas le reflet des structures
d'un être, elle est l'acte de la création continuée. Nos "produits"
et nos institutions ne sont que le sillage fossilisé de notre raison créatrice.
Le débat sur
la raison n'est pas un débat académique. La " raison " positiviste,
infirme, mutilée, est en train d'assassiner nos petits-enfants. L'obliger à
devenir raison plénière, à réfléchir sur les fins et sur le sens, c'est
l'empêcher de rester la servante de la "nécessité" et du
"hasard" de Monod, d'une vie qui serait la "passion inutile
" de Sartre, ou l' " absurde " de Camus.
Refuser la
réflexion sur le sens et les fins, c'est mutiler l'homme de sa dimension
transcendante : le monde n'est plus alors que l'arène sanglante où s'affrontent
aveuglément les volontés de croissance et les volontés de puissance des nations
ou des individus, avec leurs "équilibres de la terreur". Le résultat,
l'" événement", est alors, comme écrivait Marx, " quelque chose
que personne n'a voulu" : une crise, une guerre, une Europe ne sachant que
faire des viandes et du beurre de ses frigorifiques, et un tiers-monde voué à
la faim, ou une archaïque bataille de l'école, oubliant le problème central :
celui des fins de l'éducation et de l'éducation des fins.
L'épopée
humaine de millions d'années peut aujourd'hui capoter : nous avons, pour la
première fois dans l'histoire, les moyens techniques de détruire toute vie, si
une raison plénière ne leur assigne d'autres fins.
Tenir les
deux bouts de la chaîne : conscience des fins et de la foi, science des moyens
et des techniques pour les réaliser.
En un siècle
où le monde a changé plus qu'en des millénaires, il n'y a que les déjà morts
qui n'ont jamais changé.
Pour ma
part, à travers les communautés qu'une foi fait vivre : chrétiennes, marxistes,
musulmanes (ou sagesses de l'Orient), et dont la complémentarité peut seule
assurer la survie, je continue à croire, depuis un demi-siècle de vie
militante, que la raison consiste à découvrir le point où l'acte poétique de
création, l'action politique, et l'acte de foi, ne font qu'un.
Roger
Garaudy