Sciences et techniques européennes et
développement du monde (Le titre est de l'administrateur du blog, comme toujours...ou presque)
Monsieur le Président, Excellence et
chers amis, le but de mon introduction est
d'essayer de situer le rôle de
l'Europe dans le monde et dans l'histoire en ce qui
concerne les sciences et les
techniques.
Lire aussi: http://rogergaraudy. blogspot.fr/2012/10/reedition-du- livre-de-roger-garaudy.html |
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Des siècles d'ethnocentrisme,
pardonnez-moi ces néologismes, disonsd'européo-centrisme ou d'occidentalo-centrisme,
nous ont appris à parler de lascience et de la technique comme s'il
ne s'agissait pas simplement de la science européenne, de la technique
européenne, comme s'il n'y en avait jamais eu d'autres, comme si d'autres hommes
n'avaient jamais poursuivi d'autres fins et pouvaient pour l'avenir en
concevoir d'autres.
Il n'y a de véritable dialogue que si
chacun, au départ, est convaincu qu'il y a
quelque chose à apprendre de l'autre.
Or parler à propos des sciences et des
techniques de dialogues des
civilisations exige une véritable révolution
copernicienne dans notre manière de
penser le rôle technique et scientifique de
l'Europe. Il n'est pas vrai, comme
trop de nos manuels scolaires le laisse croire,
que le monde scientifique et
technique est toujours tourné autour de l'Europe
et il n'est pas vrai qu'il tournera
toujours autour de l'Europe. Cet effort pour
échapper à un certain provincialisme
européen, c'est-à-dire à l'illusion de
croire que l'Europe est au centre du
monde et de l'histoire conduit à une
mutation plus profonde encore : nous
ne pouvons plus croire, comme au
début du XXe siècle, où l'Europe
disposait de 85 % du monde par ses
dominations coloniales, que nous
pouvons puiser sans fin dans les ressources
du monde, ce qui nous a conduit à une
gestion désastreuse des richesses de la
planète.
Nous devons donc passer d'une
conception mécaniste, c'est-à-dire une
conception où un système est
considéré comme pouvant fonctionner
indéfiniment dans un milieu tenu pour
inépuisable, à une conception
thermodynamique, c'est-à-dire où
l'univers, et pas seulement l'univers
physique, mais l'univers historique
et géographique, est soumis à la loi de
l'entropie, c'est-à-dire à cette
tendance universelle de l'énergie à se dégrader et
à s'épuiser et de la matière à
retourner au chaos.
Poser le problème à cette échelle
mondiale et à ce niveau, même si cela est
traumatisant pour nous, européens,
nous permet de prendre conscience de nos
responsabilités dans, l'histoire, et
surtout pour regarder vers l'avenir, de
prendre la mesure de nos devoirs et
de nos obligations.
Je ne répéterai pas les thèses
formulées, tans le schéma de mon intervention
qui a été distribué, mais je voudrai
l'illustrer seulement sur trois points :
1) Le dialogue des civilisations nous
conduit à relativiser le rôle de la science et
tes techniques européennes.
2) Le dialogue des civilisations nous
conduit à prendre conscience de la
spécificité de la science et des
techniques européennes
3) Le dialogue des civilisations nous
conduit à poser en termes nouveaux le
problème des transferts de
technologie et à formuler quelques hypothèses de
travail pour nos initiatives
pratiques dans l'immédiat avenir.
D'abord relativiser les sciences et
les techniques occidentales. L'occident, et d'abord l'Europe, qui en est la mère,
l'Occident a trop longtemps prétendu confisquer l'universel. Ce fut
autrefois sous la forme naïve d'un ethnocentrisme religieux. U n exemple
caricatural en est donné par le "Discours sur l'histoire universelle" de
Bossuet, où l'histoire entière de la planète converge providentiellement vers le
triomphe du christianisme, plus précisément du catholicisme et plus
précisément encore de la forme qu'il prit sous la monarchie de Louis XIV.
Mais la naïveté et le provincialisme
ne sont pas moindres lorsque depuis la Renaissance et surtout depuis le
XVIIIe siècle, le mythe d u progrès prit la relève du mythe de la providence. De
Condorcet à Vico, de Hegel à Auguste Comte et
à Darwin, pour finir avec Gobineau et
Chamberlain dans un racisme de peuple élu. L'on a pris l'habitude de
classer les peuples, leurs arts, leurs sciences, leurs
cultures, en primitifs ou en
civilisés, en développés ou en sous développés, en
fonction de leur place présumée sur
la trajectoire de l'évolution de l'Europe,
tenue pour exemplaire, unique et
considérée comme la seule référence possible
pour juger et pour situer toutes les
autres civilisations.
Or, ce progrès était défini d'une
manière spécifiquement européenne, comme
une domination accrue sur la nature
et sur les hommes, selon le programme
de Galilée de Descartes, disons de la
Renaissance
L'Europe était confortée dans sa
prétention à l'exceptionnalisme et à
l'universalité par son hégémonie
mondiale.
C'est, je crois, oublier la
contingence des hégémonies. La victoire militaire et la
domination ne signifient nullement
une supériorité de culture. Les invasions
des nomades des steppes dans les
civilisations florissantes des deltas, ce fut la
supériorité du cavalier sur le
fantassin, celle de l'épée de fer sur l'épée de
bronze. Attila, Tamerlan ou Gengis
Khan furent des conquérants victorieux
mais non des civilisateurs.
Il est pourtant curieux que nos
historiens qui parlent de grandes invasions et de
barbares lorsqu'il s'agit de peuples
d'autres continent changent de langage et
parlent de grandes découvertes et de
mission civilisatrice lorsqu'il s'agit de
l'Europe, même lorsque ces
découvertes et cette civilisation s'affirment par le
génocide indien en Amérique, la
traite des esclaves en Afrique, la guerre de
l'opium en Asie, ou aujourd'hui
encore, par le fait qu'après deux siècles de
révolution industrielle et des années
de ce que l'on est convenu d'appeler une
aide au développement, la moitié d u
monde lutte pour sa survie et qu'un
cinquième d u monde dépense plus de
400 milliards de dollars d'armement. La
contingence de notre hégémonie
européenne est donc à retenir et à méditer
contre la légende de prétendues
supériorités raciales ou d'inaptitude des autres,
il convient, et j'y insiste, de ne
pas juger une science et une technique
indépendamment des besoins qui l'ont
engendrée, du projet de vie et des
finalités qui orientent son
développement.
Pour ne citer qu'un exemple, il est
absurde, et cela malheureusement a été
soutenu par de très illustres
ethnologues, il est absurde et contraire à toute
l'expérience historique, de dire que
la religion de l'Inde a freiné le
développement des sciences et des
techniques, et, par voie de conséquence, de
l'économie.
Car c'est précisément lorsque cette
religion était à son apogée, que l'Inde fut
une pionnière en matière de science,
de technique et d'économie.
Non seulement en inventant le système
décimal qui bouleversa les sciences et
le commerce, mais en médecine en
pratiquant la vaccination antivariolique,
1600 ans avant Jenner, en découvrant
la petite circulation d u sang quinze
siècles avant Harvey, en pratiquant
la chirurgie plastique 24 siècles avant Cari
Von Greffe
Du point de vue technique, l'acier
indien, d'après les expertises anglaises qui
ont été faites remarquablement à la
fin du XVIIIe siècle, l'acier indien avait
atteint avant notre ère une
perfection que l'Europe n'atteindra qu'à la fin du
XVIIIe. Pour le textile, en 1750
encore, des cotonnades de Manchester étaient
refusées très curieusement en Afrique
et réexpédiées avec la recommandation
de mieux imiter les textiles indiens
ou d'envoyer des produits d'origine.
Et ceci nous conduit à une deuxième
remarque pour relativiser le rôle
scientifique et technique de l'Europe
dans ses conséquences économiques Le
colonialisme indien a
désindustrialisé dans un premier temps les pays
colonisés en fonction de ses propres
besoins de développement. Je voudrai
prendre u n exemple : jusqu'en 1700
l'Inde fut le plus grand exportateur de
textile d u monde, et il fut le plus
grand producteur jusqu'en 1800 suivie par la
Chine. Mais l'industrialisation des
pays du Nord exigeait la
désindustrialisation des pays du Sud.
Quelques chiffres, ce sont les seul que je
vous donnerai car je pourrais en
donner d'autres si on le veut, j'ai les
documents :
E n 1708, l'Inde exportait en
Angleterre pour 490.000 livres et elle importait
168.000.
E n 1730, elle exportait plus de
1.000.000 de livres pour n'en importer que 135 et
en 1748 1.100.000 livres contre
27.000 à l'importation.
L'Angleterre était obligée de
rétablir la balance commerciale en devises. Elle
décida alors de protéger son
industrie des importations indiennes.
Richard Cobden disait que les
principes d'Adam Smith n'inspiraient pas le
relations économiques entre
l'Angleterre et l'Inde. Et cette désindustrialisation
ne se limite pas au textile, pas plus
d'ailleurs qu'à l'Angleterre et à l'Inde. En
1700, i l y avait en Inde 10.000
hauts fourneaux, en 1850 ils étaient tous éteints.
Troisième remarque sur cette
relativisation : Les deux premiers phénomènes -
la confiscation de l'universel, la
désindustrialisation des pays colonisés ont été
masqués par u n troisième une
falsification je dirais volontiers systématique de
l'histoire. Et là encore je n'en
prendrai q u ' u n exemple puisque le travail a été
remarquablement fait à l'institut de
développement de Genève par M .
Preisverk. Je ne prendrai qu'un
exemple qui ne donne d'ailleurs pas dans ce cas
particulier ce que j'appellerais le
refus du troisième héritage. Un mythe veut
que la culture européenne n'ait que
deux sources : gréco-romaine et judéochrétienne.
C'est refuser le troisième héritage :
celui de la civilisation et de la
culture arabo-islamique. Les pays
colonisateurs de pays musulmans, la France
en particulier, ont accrédité cette
légende : le monte arabo-islamique n'aurait
joué qu'un rôle de transmission à
l'Europe de la science grecque. J'en prendrai
u n exemple qui m'avait beaucoup
frappé pour l'avoir trouvé à Alger avant la
libération de l'Algérie, dans un
célèbre manuel de politique musulmane, en
réalité véritable catéchisme du
colonisateur, qui pullulait en Algérie avant sa
libération, on trouvait cette
définition de la science arabo-islamique, et je cite : «
La science arabe, irrémédiablement
morte et désuète, faite de compilations
d'auteurs grecs, rédigée au Moyen-Age
par les juifs».
Rien n'est évidemment plus faux. Ce
qui est vrai, c'est que les arabes, dès le
VIII e siècle, à Bagdad, ont
entrepris un gigantesque travail de traduction des
oeuvres scientifiques et
philosophiques de toutes les cultures antérieures,
grecques, mais aussi iraniennes,
indiennes, et même chinoises, sous la
direction de Hunayn au temps d'Haroun
al Rachid, puis d'Al Mansoun.
Il est vrai aussi que la première
renaissance de l'Europe commença non pas en
Italie mais en Espagne, au XHIe
siècle, lorsque, sous l'impulsion d'un homme
exceptionnel, l'archevêque de Tolède
Raymond, furent traduites en latin les
grandes oeuvres arabes. Ce fut le
mérite de deux grands princes, admirateurs de
la culture araso-islamiqué, le roi
Alphonse le Sage en Espagne et Frédéric II de
Hohenstaufen en Sicile, d'encourager
ce travail de traduction où s'illustrèrent
des Gérad de Crémone et des Farragut.
Mais il faut être aveugle ou aveuglé
de préjugés classiques, pour ne pas voir
que ce que la science et la technique
arabo-islamique ont apporté de plus
original et de plus vivifiant pour la
renaissance européenne a été crée par eux
en contraste radical avec la pensée
grecque
A l'inverse de la pensée grecque
essentiellement spéculative depuis Socrate,
c'est-à-dire depuis que l'on a rompu
avec les physiciens de l’Ionie, de l'Asie
mineure, tournés vers la nature, pour
isoler l'homme de ses rapports avec la
nature, la science arabo-islamique
est fondée sur l'observation de cette nature,
comme en témoignent, en astronomie,
les grands observatoires de Maragha, de
Samarcande, de Cordoue, o u en
médecine, la création des grandes universités,
liées à la clinique hospitalière, de
Goudishapour à Alexandrie et à Cordoue.
Deuxièmement, à l'inverse de la
pensée grecque et de sa conception du fini,
qu'il amenait à appeler irrationnels
les nombres qui n'ont pas de limites, les
plus hautes découvertes mathématiques
des savants musulmans portent
précisément sur l'infini. Et à
l'inverse de l'isolement de l'homme à l'égard de
la nature, la pensée musulmane est
fondée sur l'exigence d'unité de Tawhid,
qui est la clé de voûte de l'Islam.
D'où en médecine, par exemple,
l'étude des rapports de l'homme et de son
milieu, dans son unité, qui conduit
d'une part à mettre l'accent sur la
médecine préventive, hygiène,
alimentation, et d'autre part sur l'unité de
l'âme et d u corps contre u n certain
dualisme grec et même chrétien, et ceci
conduisit Al Rhazi puis Avicenne à
une véritable médecine psychosomatique
L'examen des finalités de la science
et des techniques dans les civilisations n o n -
occidentales et même cette expression
traduit déjà u n certain ethnocentrisme,
montre qu'elles ont toutes visé à une
maîtrise de la nature, mais sans faire de
cette maîtrise une fin en soi
exclusive de toute autre.
Or ce qui caractérise notre
conception européenne puis occidentale depuis la
renaissance, c'est d'avoir mis
l'accent de façon très unilatérale sur la volonté de
croissance, et l a volonté de
puissance, fût-ce au prix de l'abandon des finalités
non seulement divines mais simplement
humaines. C'était déjà le programme
d u Faust de Marlowe au XVIe siècle,
celui de Descartes au XVIIe « nous rendre
maîtres et possesseurs de la nature». Mais lorsque l'efficacité devient
le seul
critère du progrès, la science qui
sous-tend une telle conception de la technique,
par postulat, ignore l'homme Le
positivisme d'August Compte est de ce point
de vue u n passage à la limite :
cette science prétend décrire u n monde d'où
l'homme est absent, u n monde
d'objets, de faits et de lois qui les enchaînent,
en excluant, par principe, toute
transcendance, toute émergence du
radicalement nouveau, de ce qui n'est
ni la résultante, ni l'effet, ni le produit
du passé.
Ce scientisme n'a rien à voir avec la
science, il est simplement ce préjugé selon
lequel la science peut résoudre tous
nos problèmes et selon lequel il n'existe pas
d'autres problèmes que ceux que
posent la science. Lorsqu'on applique cette
conception scientiste ou perd de vue
le problème de la finalité humaine des
sciences et des techniques. Cette
science, qui par postulat, ignore l'homme, cette
science qui a d'abord annoncé la mort
de Dieu, puis, inéluctablement, la mort
de l'homme, cette science, elle a
premièrement rompu le lien entre la sagesse et
la science, c'est-à-dire le rapport
entre la réflexion sur les fins et l'organisation
des moyens.
Et deuxièmement, cette science a
perdu l'un des usages de la raison, celui qui
consiste non pas seulement à procéder
de cause en-cause o u de condition en
condition mais à remonter de fin en
fin, de fins subalternes à des fins plus
hautes, pour nous poser la question
de nos fins dernières et de nos fins avant-dernières.
De telle sorte que des moyens comme
ceux de la croissance ou de la
défense, sur lesquels nous
reviendrons, comme nous y appelait M.Virolainen
tout à l'heure, sont pris pour des
fins et commandent nos actions ; et ici encore
je n'évoquerai qu'un exemple : celui
précisément du rôle du complexe
militaro-industriel dans le
développement tes sciences et tes techniques.
M . Jankovitsch, dans son rapport
pour ce colloque d u Conseil de l'Europe note
à la page 8, je cite : « Le
poids abusif de la recherche scientifique à des fins
purement militaires».
Et de son côté, un homme d u
Tiers-Monde, l'ancien Président de l'Algérie M
Ahmat Ben Bella, dans une interview
de juin 1980, disait : « Il nous faudra
inventer une science et une
technologie nouvelles au service d'objectifs
différents de ceux fixés par le
complexe militaro-industriel occidental». Il suffit
de songer aux développements à des
rythmes fulgurants, de l'énergie nucléaire
et de l'informatique pour mesurer le
rôle de ce complexe militaro-industriel
comme moteur de la recherche et comme
client privilégié permettant des
baisses de prix par une économie
d'échelle. D'après les estimations du
Pentagone américain pour l'année
1976, les dépenses de recherche-développement
représentent 30% des dépenses totales
de production d'armes
alors que ce taux ne dépasse jamais 8
% dans les industries non militaires.
Depuis le début des années 1950, la
part des dépenses de recherche-
développement à destination militaire
a oscillé entre 42 et 54 % du total des
dépenses de recherche-développement
aux États-Unis.
Et cet exemple est largement imité. E
n France l'Ingénieur général Hugues de
l'Estoile pouvait écrire : « D'autres,
il s'agit des Américains, ont réussi à
orienter valablement la recherche fondamentale,
c'est la tâche que nous avons
entreprise, peut-être les premiers en
France, au sein du Ministère des Armées.
» Ceci tiré de la revue militaire
d'information.
Sur de telles bases et avec de telles
orientations, les sciences et les techniques
occidentales n'ont pas réussi à
remplir leurs promesses ni à atteindre les buts
qu'elles s'assignaient, ni à
satisfaire les besoins ni à réduire les inégalités, ni à
maîtriser la nature, ni à libérer les
hommes.
En ce qui concerne les besoins, nous
l'avons souligné déjà, 200 ans après la
révolution industrielle, la moitié de
la population du globe lutte pour sa survie
et les chiffres de morts par la faim
que donne l'ONU sont assez angoissants. La
croissance n'est pas une réponse à ce
problème ; avant l'arrivée des européens,
comme il a été très fortement
souligné au centre de Genève sur tes recherches
sur le développement et notamment
dans un ouvrage " La fin des outils" paru
aux presses universitaires de France
en explique, avant l'arrivée des Européens
l'économie de l'Asie suffisait aux
besoins de ses populations. Les Portugais par
exemple, premiers à arriver en Asie y
ont vécu longtemps de leur commerce et
de leur banque, faute de pouvoir
ventre des produits européens. Par contre
l'Europe avait besoin de l'Asie pour
exporter ses surplus de marchandises, puis
de capitaux. Par contre l'Europe
avait besoin de l'Asie pour exporter ses surplus
de marchandises, puis de capitaux. Je
rappelle qu'en 1693 le Parlement anglais
tempêtait d'interdire l'entrée en
Angleterre des textiles de l'Inde et en 73 une
solution plus raciale est trouvée :
la Compagnie tes Indes orientales commence
à Canton, le trafic de l'Opium,
c'est-à-dire qu'on oblige les paysans du Bengale à
cultiver le pavot au détriment des
cultures vivrières, pour pouvoir acheter du
thé à la Chine. Grâce à ce monopole,
les bénéfices atteignent 2000 %.
Et entre 1821 et 1830, la production
d'opium de l'Inde exportée à Canton passe
de 500.000 livres à 3.000.000. Ce
n'est point encore assez. Et c'est pourquoi avec
la participation des grandes
puissances européennes la guerre de l'opium
aboutit au traité de Nankin. Et le
système est si efficace qu'en 1870 la moitié des
importations de la Chine était de
l'opium indien.
L'on voit ainsi comment il était
répondu aux besoins de l'Asie. Or ceci ne s'est
pas terminé, aujourd'hui encore dans
ce sud-est asiatique rongé par la faim,
dans le triangle d'or, c'est-à-dire
entre le nord de la Thaïlande, le nord-est de la
Birmanie et le nord-ouest d u Laos,
au détriment tes cultures vivrières est
réalisé aujourd'hui encore
l'essentiel de la culture mondiale du pavot. Ce n'est
là, me dira-t-on, qu'un exemple
extrême, et c'est vrai, mais il est possible d'en
choisir u autre, apparemment opposé, celui de la
révolution verte.
Après avoir imposé à ces pays, en
fonction des besoins colonisateurs des
économies difformes et extraverties,
l'on a prétendu résoudre du dehors les
problèmes créés du dehors. Il est
vrai que, pendant quelques années, les
rendements de certaines espèces de
céréales, et notamment du riz, furent accrus
par des semences nouvelles et des
espèces à tige courte. Mais tout le système
d'exploitation de la terre de nos
pays, avec ses méthodes, d'irrigation par
pompes mécanisées, de ses engrais
chimiques, ses tracteurs, tout ce système qui
conduit un fermier américain
exemplaire du point de vue efficacité technique à
dépenser 900 litres de pétrole par
hectare, n'a pas seulement amené une forte
concentration de la richesse agraire
aux mains de ceux qui pouvaient investir,
mais parallèlement une concentration
féroce d u pouvoir aux mains de ceux
dont l'autorité s'affirmait en
imposant ce système fut-ce au prix d u sang.
L'exemple de l'Indonésie est de ce
point de vue significatif.
Le mythe du tracteur selon lequel on
mesure le développement d'un pays par
le rapport entre le nombre de
tracteurs et le nombre d'hectares, ce qui en
général vrai pour nos pays
occidentaux, se révèle ailleurs souvent meurtrier. Si
l'emploi massif du tracteur était
justifié là où l'on manque de bêtes de trait,
comme en Chine, il est par contre
absurde de déplacer de la main d'oeuvre
agricole tant que d'autres types d'emplois
n'ont pas été créés. Or les
conséquences économiques sociales,
politiques de ce transfert technologique se
sont à terme révélées catastrophiques
et même sur le plan technique, des
labours profonds dans des terres
comme celle; du Bengale où la couche arable
est faible a conduit à un saccage de
la terre en enfouissant le terreau.
L'on aboutirait à des conclusions
analogues en ce qui concerne les engrais : et là
encore au transfert de technologie
sur ce plan.
Construire pour 140 millions de
dollars une unité de production d'engrais
chimiques, de moins en moins rentable
en raison de la hausse du prix du
pétrole qui comme on le sait entre
beaucoup dans cette fabrication, et de plus en
plus dépendante de l'extérieur, par
les capitaux, les techniques, les techniciens,
les matières premières, et qui crée
1000 emplois est une monstruosité, alors
qu'avec 125 millions de dollars comme
l'a montré en France l'Institut national
de la Recherche agronomique, l'on
peut produire autant d'engrais organiques
dans le même pays par des fausses de
fermentation dans 26.000 villages créant
130.000 emplois et fournissant de
surcroît le méthane pour le chauffage et
l'éclairage.
C'est dire que l'un des problèmes clés
dans les actuels transferts de technologie,
qui sont je crois l'u n de nos
problèmes essentiels pour nous européens, est de
nous débarrasser des schémas forgés
par 200 ans de révolution industrielle
productiviste et éco-destructrice, si
l'on veut répondre aux besoins réels des
peuples non-occidentaux.
Et il en serait de même dans de bien
autres domaines de la technologie, en
médecine, est-il juste de mettre
l'accent dans les transferts de technologie, sur
les techniques valables pour soigner
des maladies de riches, comme les
maladies cardio-vasculaires, alors
que pour cinq maladie qui ravagent le Tiersmonde, la malaria, la bilharziose,
la tripanozomiase, la leishmaziose et la lèpre,
le budget total de l'organisme
mondial de la Santé (OMS) est de 20 millions de
dollars, c'est-à-dire même pas le
prix d'un seul avion de combat. Pas plus que
notre modèle de croissance n'a permis
de répondre aux besoins, il n'a réussi à
réduire les inégalités. Le déficit
commercial des pays d u Tiers-monde de l'OPEP
exceptés, est passé de 24 milliards
et demi en 1977 à 47 milliards en 1979. Leur
endettement s'élève aujourd'hui à 228
milliards de dollars et le service de la
dette représente plus de 13
milliards, c'est-a-dire la moitié du montant de
l'aide.
Il serait faux d'attribuer cet
endettement croissant au seul pétrole. D'abord parce
que le prix des céréales et des
autres produits alimentaires a joué tout autant ;
deuxièmement parce que l'augmentation
de la consommation de pétrole est le
résultat de ces transferts technologiques
qui ont amené le modèle occidentale;
et troisièmement parce que les pays
de l'OPEP, il ne faut pas l'oublier, ont
multiplié leur aide par 8 depuis
1973. Enfin l'inégalité dans le domaine
scientifique et technique est immense
: d'après le rapport pour ce colloque de
M . Martin Lees, je le cite : «plus
de 95 % de l'effort mondial de recherches et
développement ayant pour cadre les pays développés, 5 % seulement, dit M .
Martin Lees, est consacré à la
recherche de solutions aux problèmes qui se
posent aux 3 milliards d'habitants
des pays en voie de développement ».
Je n'évoque même pas les deux
dernières promesses : la maîtrise de la nature
ou la libération de l'homme alors que
l'aliénation ne cesse de croître dans les
pays pauvres par la perte des
identités culturelles et dans les pays riches par
l'intégration à la mégamachine de
l'économie et de l'Etat.
Je voudrais conclure en rappelant
quelques hypothèses de travail.
Ici encore résumant cette argumentation,
M.Jankowitsch concluait dans le
rapport que je citais tout à l'heure
: « la technologie occidentale tend à entraîner
dans les pays en voie de
développement trois conséquences typiques:
• l'aggravation des inégalités
sociales;
• la concentration du pouvoir ;
• la diminution de la qualité de
l'environnement».
Et M.Jankowitsch ajoutait en évoquant
la Conférence de Vienne d'août 1979
qu'elle mettait en doute je cite
encore : « la croyance autrefois inébranlable au
bienfait absolu du développement
scientifique et technique».
Il y a, en effet, je crois, un
malentendu lorsqu'on parle de transfert
technologique : ce que l'on
transfère, ce ne sont pas des technologies, ce sont des
capitaux, des équipements, des
techniciens, c'est-a-dire, il faut bien le dire, des
formes nouvelles de domination. En
réalité la croissance occidentale et le sous-développement ne sont que les deux
faces d'un même phénomène : la
croissance de l'Occident n'a été
possible, ne demeure possible que par l'extraction
des richesses matérielles et humaines
de tout le reste du monde. C'est pourquoi
ce modèle, fondé sur le pillage du
plus grand nombre par une minorité
privilégiée n'est, par définition,
pas universalisable, c'est-à-dire pas extensible à
tout l'univers au sens strict. Il n'y
a pas des pays développés et des pays sous-développés, il y a des pays
dominants et des pays dominés, des pays malades et
des pays trompés.
Les uns malades de leur croissance,
les autres trompés parce qu'on leur a fait
croire que leur avenir c'est
l'imitation des malades. Les uns et les autres
victimes d'un mal-développement. A ce
problème planétaire, il n'est de
solution que planétaire. Celle du
dialogue des civilisations, c'est-à-dire celle
d'un échange dans les deux sens :
transfert de technologie oui, mais aussi
transfert de finalités.
Le transfert de technologies ne peut
se faire sans mensonge que si l'on tient
compte premièrement des besoins réels
des pays que l'on prétend aider ; nous
en avons donné quelques exemples ; et
deuxièmement si l'on tient compte
comme le dit M. Sagasti dans un de
ses rapports des techniques autochtones et
il parle de cette récupération de la
base technologique traditionnelle de ces pays.
Ce sont ces techniques adoptées aux
conditions de ces pays qu'il s'agit de
moderniser, mais de moderniser en ne
confondant pas modernisation avec
occidentalisation.
Au Srilanka, les plans actuels
d'irrigation qui sont remarquablement
modernes, sont une rénovation des
systèmes tratitionnels. A u temps du
Cambodge ankorien des bassins de 8 k
m sur 2 stockaient les eaux de la saison des
pluies.
Les Kanats de l'Iran, ces canaux
d'irrigation sous-terrain avaient résolu le
problème de l'évaporation dans des
déserts torrides.
Les aqueducs d u temps de la dynastie
tes aghlabides en Tunisie, permettaient
d'irriguer des zones qui sont
aujourd'hui devenues désertiques depuis les
colonisations des turcs et des
français. Dans l'Espagne musulmane, les
machines hydrauliques d'Al Jazari d u
Xlle et du début d u XIIIe siècle ont
inspiré les travaux de Léonard de
Vinci, de Torricelli comme de Vaucanson en
France.
C'est à partir de là que peut
commencer la modernisation et non à partir de nos
problèmes européens et des solutions
que nous y avons apportées et qui
peuvent être valables pour nos
propres pays. Sans quoi l'on risquera fort des
hôtels climatisés à la place de ces
constructions imaginées par les Amazoniens
pour combattre la chaleur et qui sont
décrites par M. Levi Strauss ou les HLM
invivables de Dakar parce que les
architectes y ont simplement construit
comme s'il s'agissait de répondre aux
besoins de la banlieue parisienne. Il en
est ainsi pour toutes les techniques
et pour ceux qui les mettent en oeuvre. Au
lieu de dire : si le travailleur
africain n'est pas familier avec nos techniques, i l
faut changer ce travailleur,
peut-être vaudrait-il mieux adapter les techniques à
ses besoins. Cela suppose comme base
de tout le reste, et ce sera mon dernier
mot, un dialogue des civilisations,
c'est-à-dire d'une écoute de l'autre,
apprendre de lui à concevoir et à
vivre d'autres rapports avec la nature, avec la
société, avec l'avenir, avec Dieu, et
ce problème ne se pose pas en termes d'aide
ou de générosité à l'Égard du Tiers
monde. De cette rupture radicale avec quatre
siècles d’ethnocentrisme européen
dépend l'avenir de l'Europe comme celui du
monde.
Roger Garaudy
[NDLR:Intervention à un colloque (je recherche où et quand !) ]
[NDLR:Intervention à un colloque (je recherche où et quand !) ]