R. Garaudy signe le livre d'or au Musée Jaurès à Castres en 1959 (Jack Photos) |
La vitesse croissante du
développement de l'histoire et
les problèmes radicalement nouveaux se posant, exigent une transformation radicale du mode d'éducation, de ses finalités et de ses structures.
les problèmes radicalement nouveaux se posant, exigent une transformation radicale du mode d'éducation, de ses finalités et de ses structures.
Or l'éducation nationale est allé de
replâtrage en replâtrage,
de réformes en réformes, de
Jules Ferry aux actuels ministres de
l'éducation nationale.
Pantagruel ou Emile étaient souvent
les héros de dissertations
philosophiques (Science sans
conscience n'est que ruine de l'âme)
mais aucune institution pédagogique
n'a été conçue pour les
recevoir ; les disciples de Maître
Alcofribas ou de Rousseau
seraient, pour nos écoles, des
cancres indésirables parce qu'ils
s'obstineraient à poser les questions
qui ne le sont jamais :
celles des finalités de l'éducation.
Ce problème seul aurait pu donner un
sens à la vie et une
cohésion à la société par un grand
objectif et un grand projet
commun.
Au cours de ce XX ème siècle un
ersatz en fut cherché dans la
laïcité.
Excellente en son principe, la
séparation de l'Église et de l'État
fut aussitôt confondue, non pas avec
le respect de la foi ou
de l'irréligion de chacun, mais avec
l'exclusion de ce qui est
l'essence même de la foi : les
questions sur les fins dernières
de la vie personnelle et sociale.
C'est ainsi que cette étrange religion
républicaine ne contribua
pas à créer le consensus mais au
contraire la discorde, qu'il
s'agisse de l'opposition de l'école
libre (c'est à dire, en général,
confessionnelle et, plus précisément,
catholique) jusqu'aux
querelles racistes du foulard de
quelques jeunes filles
musulmanes en laquelle le laïcisme
(pas la laïcité) prétendait
voir une offensive de propagande islamiste
(et non islamique),
alors qu'un tel tollé n'avait pas été
soulevé contre le port
ostensible des croix chrétiennes ou
des kipas juives. Dans cette
escarmouche grotesque contre 42
jeunes filles dont le foulard
menaçait la République ! (beaucoup d'enseignants naïfs - y
compris
les associations corporatives, se
laissèrent entraîner
comme un taureau devant la cape
rouge, sans voir que le
racisme prenait le masque de défense
de la laïcité.)
Plus durable et plus profonde la
querelle de l'école confessionnelle
et de l'école laïque.
L'on peut comprendre les motivations
des défenseurs de
l'école confessionnelle (dite école
libre) devant la carence de
l'école publique, excluant
l'essentiel de la formation d'un
homme, c'est à dire la recherche du
sens de sa vie par l'exclusion
de tous les textes posant ce problème
dans toutes les
mystiques et toutes les sagesses, des
Prophètes d'Israël aux
Pères de l'Église, des soufis musulmans aux richti de
l'Inde.
Cette école laisse les hommes sans
repères, livrés à un scientisme
d'ordinanthrope croyant trouver dans
une machine,
merveilleuse fournisseuse de moyens,
un instrument de
découverte des fins. Il était
assuré qu'une autre école allait
exiger de combler ce gouffre dans un
monde fonctionnant non
seulement sans Dieu mais sans homme. Un
monde du nonsens.
L'intention de donner à l'enfant,
perdu entre ce ciel vide et
cette terre en désordre, des repères
et des fins, était évidemment
précieuse.
Cela eut été possible si avait été
maintenue l'orientation du
prophétique Pape Jean XXIII et du
concile de Vatican II proclamant
que l'Église, dans la voie ouverte
par Jésus, n'avait
pas pour tâche de diriger le monde
mais de le servir. Cette
merveilleuse rencontre avec le monde
pouvait aider à en
réduire la cassure.
Mais, peu après, l'Église catholique
connut une nouvelle glaciation
par la restauration d'une monarchie
ecclésiale dont
l'expression la plus claire
s'inscrivit (après la condamnation
des théologies de la libération qui
traduisent en actes les
intentions de Vatican II et surtout
de la Constitution Gaudium
et spes), dans le catéchisme de 1992 qui nous
ramenait au
Concile de Trente de 1545.
Un curé intégriste proclamant, au
fronton de son Église : « Ici
tu trouveras la réponse », un enfant écrivit à la craie sur
la
porte : « Mais où est la question
? »
Ainsi était posée, par le plus
humble, le problème fondamental:
la foi est-elle de l'ordre d'une question ou bien d'une
la foi est-elle de l'ordre d'une question ou bien d'une
réponse ?
Tel est le fond humain (d'autres
diront divin, mais je crois - au
langage près, qu'il n'est pas d'homme
sans Dieu ni de Dieu
sans l'homme, comme nous essayerons
de le suggérer plus
loin) du problème de la laïcité. Problème
mal posé et donc
insoluble lorsque la laïcité est
confondue avec un athéisme
d'État (comme il y eut des religions
d'État), et que la foi est
confondue avec l'obéissance à
l'Église (une Église que sa hiérarchie
considère comme la cité parfaite, le
monde entier étant
dès lors condamné à lui obéir).
Entre deux intégrismes symétriques
aucun dialogue n'est
possible. Il n'aboutirait qu'à un
compromis entre deux idéaux
pervertis.
Le problème fondamental de
l'éducation ne peut se poser
qu'au delà de ces fausses antithèses.
Nous n'en évoquerons que trois
moments : l'initiation à la lecture,
à l'histoire, et à la philosophie,
car tout, dans notre système
éducatif actuel, est à rebâtir à
partir du commencement,
des fondements. Et d'abord de
l'initiation à la lecture.
Une enquête de l'OCDE révèle qu'un
quart de la population
adulte du monde développé a de
sérieuses difficultés de lecture
et d'écriture.
Des millions d'adultes naviguent à la
frontière de l'illettrisme
dans les pays développés. A peu prés
10 % d'une classe d'âge
en France - selon une récente enquête
de l'Insee réalisée
auprès des jeunes appelés - ont de
grandes difficultés de lec-
ture. A u total, trois millions trois
cent mille personnes sont
concernées par l'illettrisme en
France (soit 9 % de la population
adulte). Mais les résultats dans
d'autres pays européens
sont à peu près semblables. En
Allemagne, le chiffre de trois
millions de personnes est avancé dès
lors qu'on entend par
illettrisme « une incapacité à
lire et écrire, en le comprenant, un
exposé simple et bref de faits en
rapport avec sa vie quotidienne ».
(définition de l'UNESCO)
En Angleterre, selon une enquête
rendue publique par l'Office
National des statistiques (ONS), un
adulte sur cinq, soit 8,4
millions de Britanniques, ont un
niveau d'alphabétisation très
insuffisant. Parmi les 16-65 ans, 22
% sont incapables de comparer
deux informations écrites, de lire un
journal, de comprendre
un horaire ou de remplir un
formulaire.
Comme en tous les aspects de la
décadence, les États-Unis
détiennent, dans les pays dits développés,
le record de l'illettrisme.
En dehors des Universités de haut
niveau, où l'entretien d'un
étudiant coûte à sa famille de 20 000
à 30 000 dollars par an
pour la seule scolarité, en ce qui
concerne les masses « le système
d'éducation américain tombe en ruine », conclut le rapport
des spécialistes de l'Université de
Columbia (The global economy,
1990.) 40 % des jeunes américains qui
entrent dans les
Collèges (correspondant à
l'enseignement secondaire français)
reconnaissent qu'ils ne savent pas
lire correctement, 23
millions d'adultes (aux environ de 10
% de la population) sont
illettrés.
La décadence d'une société régie par
les seules lois aveugles
du marché génère nécessairement, par
l'absence de tout repère
et de toute signification, à la fois
le désarroi des enseignants,
le désintérêt de l'institution
scolaire par une grande
partie de la jeunesse, la violence
aveugle dans un régime
social fondé sur la lutte
concurrentielle de tous contre tous,
l'absence du sentiment d'appartenance
à une communauté
chez des millions de chômeurs et
exclus qui ont à la fois le
sentiment de leur inutilité dans la
société, de l'absence de
perspective d'avenir, et de sens
d'une telle société.
Le degré de décadence actuellement
atteint non seulement
par le système éducatif actuel,
mais par la société qu'il reflète,
exige donc autre chose qu'une Réforme, c'est
à dire une adaptation
aux nécessités nouvelles, puisque
cette société ne correspond
précisément à aucune nécessité
humaine, mais une
mutation radicale. Il appelle à une réflexion
fondamentale
sur les finalités de l'éducation et
une inversion totale des données
du problème. L'idée de base, au degré
de désintégration
sociale aujourd'hui atteint par nos
sociétés de marché, c'est
que l'éducation ne peut plus avoir
pour objet d'adapter
l'homme au désordre établi, mais, au
contraire de ce déterminisme,
traditionnel depuis des siècles, de
donner à l'homme
les moyens de le transcender, d'inventer
une conception nouvelle
de l'homme, de la société, du monde.
L'éducation ne
peut plus être reflet, mais projet.
Tout commence avec la lecture, par
laquelle déjà est engagée
toute une conception de la culture.
Là encore, si l'histoire écrite de
l'humanité date d'environ six
mille ans il est indispensable
d'abord de comprendre quelle
mutation profonde la découverte de
l'écriture a entraînée
dans ce passage d'une préhistoire à
une histoire écrite où
l'homme utilise la parole et le
signe, non pour signaliser par
un son un péril qui menace le groupe,
comme le font les animaux
par un cri pour donner le signal du
combat, de la fuite
ou de l'envol, mais pour créer son
propre avenir.
Désormais les hommes feront leur
propre histoire : la parole
écrite est un outil pour transformer
le milieu et la communauté,
pour transmettre le savoir agissant,
et pour préparer de
nouvelles mutations.
De l'apprentissage de la lecture,
nous ne définirons que les
grands traits car l'oeuvre de Paolo
Freire nous donne les
méthodes essentielles pour réaliser
ce grand dessein : l'éducation
pratique de la liberté, pour lequel l'apprentissage de la
lecture est la prise de conscience du
réel (conscientisation).
Apprendre à lire ce n'est pas
seulement mémoriser et épeler
des mots, c'est apprendre à
déchiffrer la réalité en sachant ce
que les mots en révèlent ou, au
contraire, en dissimulent.
Les écoliers illettrés à l'âge
d'entrer au Lycée ne sont pas illettrés
seulement parce qu'ils ne savent ni
comprendre ni résumer
le texte dont ils peuvent pourtant
déchiffrer tous les
mots, mais parce que, même s'ils
savent faire cela, ils sont
incapables de décoder ces mots
traditionnels, les pièges et les
contradictions qu'ils recèlent.
Savoir lire, ce n'est pas traduire
oralement les signes écrits
dans un journal ou un livre, c'est
savoir lire la réalité, décoder
les mots-pièges, visionner le monde
et ses cassures pour le
transformer.
Paolo Freire n'accepte pas la
distinction première entre enseignants
et enseignés. L'éducation est d'abord
un dialogue, et
dans ses cercles de culture, l'animateur
(pas nécessairement
spécialisé) a pour première tâche
d'écouter, d'apprendre ce
que sont les préoccupations et les
besoins de ceux avec qui il
va engager le dialogue éducatif.
Son premier travail de pédagogue est
d'écouter, de découvrir,
avec les groupes dans lesquels ils
s'insérait, les «mots clés»
qu'il s'agissait de «décoder»
ensemble en ne séparant jamais
le mot de ce qu'il représente (par
exemple par la projection de
diapos où le mot était suivi de ce
qu'il désignait) et en engageant
le dialogue sur ce que chacun mettait
sous le mot et
sous l'image, d'après son expérience
vécue.18
L'apprentissage de la lecture ne peut
être celui de la mémorisation
des signes mais la prise de
conscience de ce qu'ils signifient.
C'est à dire de la réalité qu'ils
visent, des problèmes, des
contradictions, du mouvement qui
l'anime.
L'image, ou plutôt la multiplication
des images et de leurs
contrastes, permet cette prise de
conscience. Elle ne joue pas
un simple rôle d'illustration - comme
lorsque un abécédaire
dessine un chat à côté du mot, mais
un rôle d'éveil à la
réflexion.
Si j'étudie le mot vêtement ce
n'est pas seulement pour lire la
définition du dictionnaire : « tout
ce qui sert à couvrir le corps »,
mais pour réfléchir, par le choc des
images, sur la réalité sociale
et humaine à laquelle nous renvoie le
mot : en dessin ou en
diapos, i l y a le pantalon trop
vaste d'un frère aîné, avec ses
rapiéçages et la ceinture de ficelle
qui l'empêche de glisser
vers le sol, et peut être, à côté, un
défilé de haute couture ou
les mondanités de Jours de France.
Autre manière de couvrir le
corps.
Si j'écris au tableau : logement, que
le petit Larousse définit :
« Lieu où l'on demeure habituellement
»,
l'image du clochard,
dormant sur la bouche d'aération du
métro pour se protéger
du froid, avec quelques journaux sur
son corps pour retenir la
chaleur, est le lieu où il « demeure
habituellement », comme le
bidonville pour l'exclus, ou l'H.L.M.
délabré ou un salon dans
une villa de Neuilly, où un autre « demeure
habituellement ».
Il s'agit d'autre chose que d'une
définition : d'une prise de
conscience et de l'action qu'elle
fait germer.
Nous sortons de l'abstraction verbale
pour préparer un enfant
à être un homme, c'est à dire un
bâtisseur d'avenir.
Sinon, il reste, même sachant ânonner
des signes, et répéter
les abstractions du dictionnaire,
illettré, c'est à dire, incapable
de déchiffrer la vie et son sens.
Il sera prêt alors à gober tous les
mots feutrés d'abstraction :
L'enfant ainsi formé lira sans
sursauter l'article de la
Déclaration Universelle des Droits de
l'Homme de
1948 sur l'égalité
des droits. Cette égalité devant la
loi lui paraîtra même
évidente : il est également interdit
à un chômeur ou à un millionnaire
de voler un pain, comme il est
permis, à l'un comme
à l'autre, de se faire construire une
résidence secondaire à
Cannes ou à Mégève.
Irréprochable égalité devant la loi,
fondement de toute démocratie.
A tous les niveaux de
l'apprentissage, de la lecture à l'enseignement
de la philosophie ou de l'ENA, la
fonction première
du système éducatif est d'intégrer
l'individu au désordre établi
avec sa polarisation de l'avoir et du
pouvoir d'un côté, et, de
l'autre, l'acceptation résignée du « c'est
ainsi. Il faut s'y adapter.»
Tel est le secret majeur de la pensée
unique, c'est à dire de la non
- pensée, de la soumission à l'être, que le
Larousse encore le
définit dans sa parfaite nudité : « Tout
ce qui est ! ».
Apprendre à lire n'est alors plus
seulement apprendre à lire
des mots et des phrases, mais à lire
le monde réel avec ses
contradictions et son exigence de le
changer.
C'est ici le contraire exact de ce
que Paolo Freire appelait l'alphabétisation
bancaire consistant à mémoriser et à accumuler
des signes que l'enseignement à pour
charge d'emmagasiner
chez l'enseigné sans se préoccuper de
ses besoins propres.
C'est dés le départ donner une notion
perverse de la culture
et de l'organisation sociale duelle.
L'éducation doit donner à tous le
moyen de penser des réalités
et de réaliser ses pensées.
Alors que tout, dans le système
scolaire actuel, plonge l'enfant
dans un monde irréel, lui inculquant
une idéologie de justification
ROGER GARAUDY, L’avenir mode
d’emploi, pages
111 et suivantes