(Publié en exclusivité et pour la première fois par “LE
MONDE INTERNATIONAL” du 18/03/2012)
En 1939 Albert CAMUS souhaite publier dans le Soir Républicain qu'il dirige à Alger un texte appelant les journalistes à rester libres. La publication en est interdite. Il est toujours d'une brûlante actualité:
Il est
difficile aujourd’hui d’évoquer la liberté de la presse sans être taxé
d’extravagance, accusé d’être Mata-Hari, de se voir convaincre d’être le neveu
de Staline.
Pourtant
cette liberté parmi d’autres n’est qu’un des visages de la liberté tout court
et l’on comprendra notre obstination à la défendre si l’on veut bien admettre
qu’il n’y a point d’autre façon de gagner réellement la guerre.
Certes,
toute liberté a ses limites. Encore faut-il qu’elles soient librement
reconnues. Sur les obstacles qui sont apportés aujourd’hui à la liberté de
pensée, nous avons d’ailleurs dit tout ce que nous avons pu dire et nous dirons
encore, et à satiété, tout ce qu’il nous sera possible de dire. En particulier,
nous ne nous étonnerons jamais assez, le principe de la censure une fois
imposé, que la reproduction des textes publiés en France et visés par les
censeurs métropolitains soit interdite au Soir républicain, par exemple. Le fait qu’à cet égard un journal dépend de l’humeur
ou de la compétence d’un homme démontre mieux qu’autre chose le degré
d’inconscience où nous sommes parvenus.
Un des bons
préceptes d’une philosophie digne de ce nom est de ne jamais se répandre en
lamentations inutiles en face d’un état de fait qui ne peut plus être évité. La
question en France n’est plus aujourd’hui de savoir comment préserver les
libertés de la presse. Elle est de chercher comment, en face de la suppression
de ces libertés, un journaliste peut rester libre. Le problème n’intéresse plus
la collectivité. Il concerne l’individu.
Et justement
ce qu’il nous plairait de définir ici, ce sont les conditions et les moyens par
lesquels, au sein même de la guerre et de ses servitudes, la liberté peut être,
non seulement préservée, mais encore manifestée. Ces moyens sont au nombre de
quatre : la lucidité, le refus, l’ironie et l’obstination.
La lucidité
suppose la résistance aux entraînements de la haine et au culte de la fatalité.
Dans le monde de notre expérience, il est certain que tout peut être évité. La
guerre elle-même, qui est un phénomène humain, peut être à tous les moments
évitée ou arrêtée par des moyens humains. Il suffit de connaître l’histoire des
dernières années de la politique européenne pour être certains que la guerre,
quelle qu’elle soit, a des causes évidentes. Cette vue claire des choses exclut
la haine aveugle et le désespoir qui laisse faire. Un journaliste libre, en
1939, ne désespère pas et lutte pour ce qu’il croit vrai comme si son action
pouvait influer sur le cours des événements. Il ne publie rien qui puisse
exciter à la haine ou provoquer le désespoir. Tout cela est en son pouvoir.
En face de
la marée montante de la bêtise, il est nécessaire également d’opposer quelques refus.
Toutes les contraintes du monde ne feront pas qu’un esprit un peu propre
accepte d’être malhonnête. Or, et pour peu qu’on connaisse le mécanisme des
informations, il est facile de s’assurer de l’authenticité d’une nouvelle.
C’est à cela qu’un journaliste libre doit donner toute son attention. Car, s’il
ne peut dire tout ce qu’il pense, il lui est possible de ne pas dire ce qu’il
ne pense pas ou qu’il croit faux. Et c’est ainsi qu’un journal libre se mesure
autant à ce qu’il dit qu’à ce qu’il ne dit pas. Cette liberté toute négative
est, de loin, la plus importante de toutes, si l’on sait la maintenir. Car elle
prépare l’avènement de la vraie liberté. En conséquence, un journal indépendant
donne l’origine de ses informations, aide le public à les évaluer, répudie
le bourrage de crâne, supprime les invectives, pallie par des commentaires
l’uniformisation des informations et, en bref, sert la vérité dans la mesure
humaine de ses forces. Cette mesure, si relative qu’elle soit, lui permet du
moins de refuser ce qu’aucune force au monde ne pourrait lui faire accepter :
servir le mensonge.
Nous en
venons ainsi à l’ironie. On peut poser en principe qu’un esprit qui a le
goût et les moyens d’imposer la contrainte est imperméable à l’ironie. On ne
voit pas Hitler, pour ne prendre qu’un exemple parmi d’autres, utiliser
l’ironie socratique. Il reste donc que l’ironie demeure une arme sans précédent
contre les trop puissants. Elle complète le refus en ce sens qu’elle permet,
non plus de rejeter ce qui est faux, mais de dire souvent ce qui est vrai. Un
journaliste libre, en 1939, ne se fait pas trop d’illusions sur l’intelligence
de ceux qui l’oppriment. Il est pessimiste en ce qui regarde l’homme. Une
vérité énoncée sur un ton dogmatique est censurée neuf fois sur dix. La même
vérité dite plaisamment ne l’est que cinq fois sur dix. Cette disposition
figure assez exactement les possibilités de l’intelligence humaine. Elle
explique également que des journaux français comme Le Merle ou Le
Canard enchaîné puissent publier régulièrement les courageux articles
que l’on sait. Un journaliste libre, en 1939, est donc nécessairement ironique,
encore que ce soit souvent à son corps défendant. Mais la vérité et la liberté
sont des maîtresses exigeantes puisqu’elles ont peu d’amants.
Cette
attitude d’esprit brièvement définie, il est évident qu’elle ne saurait se
soutenir efficacement sans un minimum d’obstination. Bien des obstacles
sont mis à la liberté d’expression. Ce ne sont pas les plus sévères qui peuvent
décourager un esprit. Car les menaces, les suspensions, les poursuites
obtiennent généralement en France l’effet contraire à celui qu’on se propose.
Mais il faut convenir qu’il est des obstacles décourageants : la constance dans
la sottise, la veulerie organisée, l’inintelligence agressive, et nous en
passons. Là est le grand obstacle dont il faut triompher. L’obstination est ici
vertu cardinale. Par un paradoxe curieux mais évident, elle se met alors au
service de l’objectivité et de la tolérance.
Voici donc
un ensemble de règles pour préserver la liberté jusqu’au sein de la servitude.
Et après ?, dira-t-on. Après ? Ne soyons pas trop pressés. Si seulement chaque
Français voulait bien maintenir dans sa sphère tout ce qu’il croit vrai et
juste, s’il voulait aider pour sa faible part au maintien de la liberté,
résister à l’abandon et faire connaître sa volonté, alors et alors seulement
cette guerre serait gagnée, au sens profond du mot.
Oui, c’est
souvent à son corps défendant qu’un esprit libre de ce siècle fait sentir son
ironie. Que trouver de plaisant dans ce monde enflammé ? Mais la vertu de
l’homme est de se maintenir en face de tout ce qui le nie. Personne ne veut
recommencer dans vingt-cinq ans la double expérience de 1914 et de 1939. Il
faut donc essayer une méthode encore toute nouvelle qui serait la justice et la
générosité. Mais celles-ci ne s’expriment que dans des coeurs déjà libres et
dans les esprits encore clairvoyants. Former ces coeurs et ces esprits, les
réveiller plutôt, c’est la tâche à la fois modeste et ambitieuse qui revient à
l’homme indépendant. Il faut s’y tenir sans voir plus avant. L’histoire tiendra
ou ne tiendra pas compte de ces efforts. Mais ils auront été faits.
Albert Camus