07 juillet 2016

Les hommes préhistoriques, par Roger Garaudy (1986)

[NDLR: En 1986, Garaudy vient de publier à Alger (Editeur la Maison des Livres) son ouvrage L'Islam vivant, 114 pages]


Roger Garaudy - Alger 10 sept 1986

Rassurez-vous, je ne vous lirai pas mon discours écrit. Je vous raconterai seulement un rêve que j'ai fait. Ça se passait en l'an 2016, à Sétif.
On jouait une pièce de théâtre comique. Elle avait pour titre : "Les hommes préhistoriques". La préhistoire, pour eux commençait vers 1990. Bref, les "hommes préhistoriques", c'était nous tous.
Les personnages ridiculisés, c'était nous, parce que, pendant tout le premier
acte, il était question de ce qu'ils appelaient : "les sciences inhumaines".
Si j'ai bien compris (vous savez, cette année là j'avais 103 ans, alors les idées
se brouillaient u n peu dans ma tête), on se moquait surtout de deux
catégories de savants bêtes : ceux qu'ils appelaient "les singes de l'Ouest", et
ceux qu'ils appelaient "les fossiles des Abbassides".
Les "singes de l'Ouest", c'étaient ceux qui imitaient le "prêt à penser" des
modes de l'Occident. Ils imitaient surtout les nains. J'ai retenu quelques
noms au passage Derrida, Althusser, Foucault, Lacan, des gens qui n'avaient
rien à dire, et qui le disaient de façon si confuse qu'on pouvait croire, parce
qu'on n'y comprenait rien, qu'ils disaient des choses profondes. C'était
curieux : à imiter l'Occident ils auraient pu, au moins, commencer par les
grands. Eh ! bien non ! Manifestement ils ne connaissaient rien a ce qu'il y
avait eu de meilleur en Occident : la pensée critique, de Kant, de Marx, de
Nietzsche, de Bachelard.
Ces jeunes de l'an 2016 avaient, en général, moins de trente ans. Ils
semblaient décrassés, à la fois, des snobismes de l'Occident et d u sommeil
dogmatique des derniers mille ans de l'Islam.
Ils étaient d'abord impitoyables pour les "scientistes", c'est à dire pour ceux
qu'ils appelaient : les "scientistes bigots", qui prétendent que ce qui ne peut
être ni observé, ni mesuré n'existe pas. Bref, des gens qui ignorent
l'essentiel de la vie, l'amour ou la beauté, qui ne peuvent s'observer au
microscope ou se traduire en équations.

J'ai retenu quelques répliques piquantes sur les prétentions des scientistes à
réduire le supérieur à l'inférieur.
L'un des acteurs disait : « Si l'optique des physiciens réduit la couleur à une
longueur d'onde, notre savant ne connaît des couleurs que ce que peut en
savoir un aveugle.»
Un autre disait : « Vouloir réduire la biologie à la physique et à la chimie,
c'est faire de la science de la vie une science du cadavre. »
L'auteur de la pièce était encore plus dur lorsqu'il ridiculisait les soi-disant
"spécialistes" des sciences dites humaines. Elles avaient la prétention
d'étudier l'homme en lui appliquant les méthodes qui s'étaient montrées
efficaces dans la science des choses.
Bref, on étudiait l'homme comme une chose, en faisant abstraction de ce
qui, en l'homme, est spécifiquement humain. Il rappelait que Marx avait été
un pionnier d'une histoire et d'une économie politique proprement
humaines, lorsqu'il disait que ce qui distingue l'architecte le plus maladroit
de l'abeille la plus experte, c'est que, chez l'homme, le projet précède le
travail.
Cela change tout, en histoire par exemple. Il n'y a pas de "donné"
historique: que Jules César ait envahi la Gaule ou Bonaparte l'Egypte, ce
n'est pas u n "fait" historique.
Exister, c'est avoir un sens : un "fait" n'est pas un événement "donné";
c'est u n projet réalisé ou avorté. Un "fait" , c'est ce qui a été "fait".
Si je ne suis pas capable de retrouver le projet qui donne u n sens aux "faits"
je ne suis pas u n historien, mais un collectionneur de fiches. Et, à force
d'accumuler mes fiches, je me mets dans la situation de celui qui regarde un
tableau de si près qu'il n'a plus de sens : il devient un amas de taches de
couleurs.
Ce totalitarisme scientiste prétend à l'objectivité. Saint-Simon, pour rendre
définitif l'enterrement des révolutions, après le Congrès de Vienne, en 1815,
affirmait déjà qu'on pouvait faire de la politique une science d'observation.
De Saint-Simon en Auguste Comte, de Durckheim en Norbert Wiener, ce
refus de la métaphysique, en sociologie, est un postulat métaphysique : en
écartant la réflexion sur les fins, on sert à merveille, sous prétexte
d'objectivité scientifique, le désordre établi. Cela ressemble fort aux gens qui
disent : je ne fais pas de politique. Ils font, en fait ? la pire de toutes :
l'acceptation du monde comme il va.
E n vérité, toutes les sciences dites "humaines", reposent sur une conception
à priori de l'homme : que devient l'économie politique classique si l'on
rejette son postulat caché : l'homme n'est que producteur et consommateur,
et mû par son seul intérêt ? Qu'est-ce que cet homme ? C'est le capitaliste
occidental d u XIX ème siècle.
Le même problème se transpose lorsqu'on aborde l'ethnologie, où l ' on
regarde "les autres" (il s'agit ici des autres cultures et des autres civilisations)
exclusivement du point de vue de l'homme occidental, tenu, par un
postulat prétentieux et sournois, pour le centre et la mesure de toute chose,
c'est à dire de tous les autres. L'idéologie occidentale, baptisée "science" est
considérée comme axe de référence. Tout ce qui est non occidental est situé
en tel o u tel point inférieur de cette trajectoire dont la "pensée occidentale"
est l'aboutissement. L'on ne saurait donner meilleur fondement au
colonialisme, au néo- colonialisme, à tout ce qui fausse radicalement les
rapports (y compris politiques et économiques) avec les peuples de ce que
l'on appelle "le tiers monde", c'est à dire d u monde non occidental, contre
lequel, depuis u n demi-millénaire, tout a été mis en oeuvre, depuis le
pillage de leurs richesses et la destruction de leurs structures sociales,
jusqu'à la négation de leur culture, pour arrêter leur développement.
Une "ethnologie" proprement dite ne commencera que lorsque l'on
considérera l'autre homme comme ce qui me manque pour devenir
pleinement homme, et comme un interlocuteur dont j'ai quelque chose à
apprendre.
Lorsque, par exemple, un Chinois ou un Indien, rompu à la méditation du
bouddhisme et de toutes les cultures d'Asie sur le désir, fera l'ethnologie de
la publicité occidentale, ou de la Bourse, et situera sans doute ces
manipulations barbares et primitives d u désir, à une étape historique depuis
longtemps dépassée par les sagesses de l'Orient. Ou lorsqu'un ethnologue
noir, formé par les solidarités communautaires de l'Afrique, fera
l'ethnologie tribale des sociétés multinationales, et y trouvera les tendances
prédatrices propres au cerveau "reptilien" le plus archaïque, antérieures à
des communautés proprement humaines.
Peut-être alors des "coopérants", venus d'Asie, d'Amérique latine, ou
d'Afrique, viendront-ils nous aider à concevoir et à vivre des rapports
proprement humains entre l'homme et la nature, entre l'homme et les
autres hommes, entre l'homme et son propre avenir.
En est-il autrement de la psychologie ? L'exemple des "tests" est typique : ils
sont étalonnés d'après le modèle de l'occidental moyen.
Balandier, en a fait l'expérience pour le test de Rorschach appliqué à un
africain. Les résultats sont aberrants.
En réalité il n'y a de psychologie, dite scientifique, que de l'homme aliéné,
c'est à dire redevenu une chose.
Les tests permettent d'éliminer un homme comme chauffeur d'autobus.
Mais l'idée d'un "niveau intellectuel" , ou d'un "test d'intelligence", est
aberrante : l'étalonnage du test a été fait à partir d'un occidental moyen.
Alors que l'intelligence proprement dite n'est pas une aptitude à répondre à
des questions, mais à poser les questions De là l'absurdité radicale de la
question posée récemment par la télévision française l'ordinateur peut-il
remplacer l'intelligence ? Bien sûr, pour répondre a des questions,
l'ordinateur est un instrument merveilleux, qui nous économise des
années de travail. Mais il est incapable de poser la question des fins à
poursuivre.
Comment u n prétendu psychologue peut-il nous dire qu'il est possible
d'observer l'homme, selon la méthode expérimentale ?
Comment peut-on s'observer sans se changer ?
Même les sciences de la nature sont contraintes à le reconnaître : je ne peux
"observer" u n électron qu'en le bombardant par un autre électron, c'est à
dire en changeant sa trajectoire.
En peut-il être autrement pour l'homme ? Se connaître c'est se changer.
C'est pourquoi Shakespeare, ou Dostoïewski, m'apprennent plus, sur
l'homme, que tous les "laboratoires" de psychologie expérimentale.
Il n'y a de science de l'homme que de l'homme aliéné, de l'homme devenu
plus ou moins semblable aux choses, c'est à dire obéissant aux chaînes
causales, et non de l'homme proprement dit, c'est à dire de l'homme faisant
des projets, l'homme se libérant des déterminismes, l'homme total, et non
lié par des causes partielles.
Toute prétendue "science humaine" est une science inhumaine, étrangère à
l'homme, si elle ne tient pas compte de la spécificité de l'homme : le projet,
la question, le sens, la valeur, la totalité, la foi.
U n exemple typique des aberrations de ces pseudosciences humaines, est la
"polémologie", la "science des conflits". Elle ne parvient jamais à nous
expliquer pourquoi il arrive si souvent que ce qu'ils appellent "le plus
faible" gagne. La foi s'est révélée toujours supérieure à la technique ou aux
ordinateurs : une armée de mercenaires, ou une armée de métier, peuvent
jouer entre elles une sorte de partie d'échecs, mais lorsque une armée de ce
genre se heurte à un peuple, si puissante soit-elle par sa technique, elle est
invariablement vaincue, au Vietnam, en Algérie, ou dans l'Iran d u Schah.
Et lorsque les experts ou les généraux mesurent les forces à partir de la
"puissance de feu" ou de la "logistique", ils se trompent infailliblement Parce
qu'ils oublient que les armes, même les plus redoutables, sont maniées par
des hommes, et que, lorsque quelque chose se casse dans la tête ou le coeur
de ces hommes, les armes tombent de leurs mains. La foi n'entre pas dans
leurs circuits électroniques !
Il en fut ainsi au Vietnam, en Algérie, à Téhéran, devant les dérisoires
"immortels" de la garde impériale.
Ce qui est en cause, c'est une conception d u monde qui fait abstraction, en
l'homme, de ce qui, en lui, est spécifiquement humain, c'est -à-dire divin.
Pour avoir méconnu cette spécificité de l'homme, la psychanalyse, avec ses
métaphores tirées de la mécanique et de l'hydraulique : ses blocages, ses
refoulements, ses transferts, est devenue l'une des principales maladies
mentales de notre époque, surtout aux Etats-Unis, où la psychiatrie a pour
tâche fondamentale d'adapter l'individu au désordre établi de la société et
non de cultiver en l'homme la liberté capable de subvertir ce désordre.

Est-ce à dire que nous devons simplement rejeter les prétendues "sciences
humaines" de l'Occident, pour nous replier dans un "blockaus" faussement
appelé l'Islam ?
Islam signifie : "soumission à Dieu". C'est le dénominateur commun de
toutes les religions.
Après leurs railleries contre les "singes de l'occident", nos auteurs du
XXIème siècle dirigeaient leurs critiques contre les "fossiles des Abbassides".
Elles étaient aussi dures.
Ils rappelaient pourtant des choses simples :
Le Coran nous apprend que l'Islam n'a pas commmencé avec Mohammed,
mais avec Adam , depuis que Dieu a « insufflé en l'homme de son esprit».
L'Islam est u n message universel.
La "tradition" est une tradition arabe.
L'Islam s'est répandu, à la vitesse de l'éclair, lorsqu'il est apparu comme le
dénominateur commun de toutes les religions.
Il s'est endormi du sommeil des morts, depuis mille ans, lorsqu'il a cessé
d'être le ferment de la renaissance de toutes les cultures, pour s'enfermer
dans sa particularité.
Nos critiques d u XXI ème siècle ironisaient en parlant des historiens
ensevelis derrière leurs fiches, au point que les arbres les empêchent de voir
la forêt.
Mais ils étaient aussi sévères contre les faux savants, prétendument
"islamiques", qui s'ensevelissent derrière leur "hadith" jusqu'à ne plus voir
l'Islam.
Il y avait des répliques percutantes comme celle-ci :
« On nous dit : ceci est permis; ceci est interdit.
Quand donc nous dit-on : ceci est à inventer ?
Comme si l'Islam était mort il y a mille ans. A coup de hadiths et de
traditions suridiques l'on nous dit comment furent résolus les problèmes
au temps des Ommeyades et des Abbassides.
A force d'encombrer une mémoire de hadith , il ne leur reste plus assez de
cervelle pour essayer de comprendre les problèmes de notre temps , comme
s'il existait, pour les résoudre, des solutions toutes faites depuis mille ans.»
En les écoutant, je me disais : Nous assistons à la même décadence
intellectuelle que dans l'Eglise catholique, où le Cardinal Ratzinger vient de
donner, pour condamner le Père Curran, aux Etats-Unis, une formule qui
résume tous les déclins : un enseignement catholique, dit-il, doit donner des
réponses et non pas poser des questions.
Un Islam qui raisonne ainsi est un Islam mort. Comme un catholicisme qui
raisonne ainsi est un christianisme mort.
Aucun index de hadith ne contient les mots : multinationales, équilibre de
la terreur, croissance économique, rapports Nord-Sud. Ce sont pourtant les
problèmes que nous avons à résoudre, et non ceux de l'héritage, ou des
mains coupées. Les plus grands voleurs, aujourd'hui, n'ont pas besoin de
mains. Pour jouer, en une nuit, au Casino de Monte- Carlo, le salaire de
20.000 ouvriers pendant 10 ans, l'on n'a pas besoin de mains. L'on n'a pas
besoin de mains pour spéculer sur les Bourses de Londres ou de New-York.
L'on n'a pas besoin de mains pour dépouiller tout un peuple en prêtant son
n om à une multinationale étrangère.
Alors, il faut être clair ; celui qui propose, aujourd'hui, de couper les mains
d u voleur tel qu'on pouvait le définir au temps du Prophète, et qui est
maintenant le petit voleur, ce prétendu alem ou fuqaha, en détournant
l'attention vers les petits voleurs, est un complice des voleurs les plus
grands et les plus corrompus.
Tout ceci, me direz-vous, était, dans votre théâtre du XXIème siècle,
destructif.
Je ne le crois pas.
Il en découlait une conception nouvelle de l'éducation
L'éducation, n'est pas un exercice de mémoire qui consiste à emmagasiner
des fiches historiques, des démonstrations mathématiques, ou des recueils
de hadith.
Eduquer u n homme, c'est lui apprendre à être un homme, c'est à dire à
inventer.
L'éducation commence, probablement, par la poésie.
Car la poésie n'est pas une technique de la versification. Mais le souffle de la
création.
J'en étais là de mon rêve lorsque le rideau est tombé.
Je voudrais bien participer ici, non à une répétition du passé, mais à une
prochaine création.