[NDLR: En 1986, Garaudy vient de publier à Alger (Editeur la Maison des Livres) son ouvrage L'Islam vivant, 114 pages]
Rassurez-vous, je ne vous lirai pas
mon discours écrit. Je vous raconterai seulement un rêve que j'ai fait. Ça
se passait en l'an 2016, à Sétif.
On jouait une pièce de théâtre
comique. Elle avait pour titre : "Les hommes préhistoriques". La préhistoire, pour eux commençait
vers 1990. Bref, les "hommes préhistoriques",
c'était nous tous.
Les personnages ridiculisés, c'était
nous, parce que, pendant tout le premier
acte, il était question de ce qu'ils
appelaient : "les sciences inhumaines".
Si j'ai bien compris (vous savez,
cette année là j'avais 103 ans, alors les idées
se brouillaient u n peu dans ma
tête), on se moquait surtout de deux
catégories de savants bêtes : ceux
qu'ils appelaient "les singes de l'Ouest", et
ceux qu'ils appelaient "les
fossiles des Abbassides".
Les "singes de l'Ouest",
c'étaient ceux qui imitaient le "prêt à penser" des
modes de l'Occident. Ils imitaient
surtout les nains. J'ai retenu quelques
noms au passage Derrida, Althusser,
Foucault, Lacan, des gens qui n'avaient
rien à dire, et qui le disaient de
façon si confuse qu'on pouvait croire, parce
qu'on n'y comprenait rien, qu'ils
disaient des choses profondes. C'était
curieux : à imiter l'Occident ils
auraient pu, au moins, commencer par les
grands. Eh ! bien
non ! Manifestement
ils ne connaissaient rien a ce qu'il y
avait eu de meilleur en Occident : la
pensée critique, de Kant, de Marx, de
Nietzsche, de Bachelard.
Ces jeunes de l'an 2016 avaient, en
général, moins de trente ans. Ils
semblaient décrassés, à la fois, des
snobismes de l'Occident et d u sommeil
dogmatique des derniers mille ans de
l'Islam.
Ils étaient d'abord impitoyables pour
les "scientistes", c'est à dire pour ceux
qu'ils appelaient : les
"scientistes bigots", qui prétendent que ce qui ne peut
être ni observé, ni mesuré n'existe
pas. Bref, des gens qui ignorent
l'essentiel de la vie, l'amour ou la
beauté, qui ne peuvent s'observer au
microscope ou se traduire en
équations.
J'ai retenu quelques répliques
piquantes sur les prétentions des scientistes à
réduire le supérieur à l'inférieur.
L'un des acteurs disait : « Si
l'optique des physiciens réduit la couleur à une
longueur d'onde, notre savant ne
connaît des couleurs que ce que peut en
savoir un aveugle.»
Un autre disait : « Vouloir
réduire la biologie à la physique et à la chimie,
c'est faire de la science de la vie
une science du cadavre. »
L'auteur de la pièce était encore
plus dur lorsqu'il ridiculisait les soi-disant
"spécialistes" des sciences
dites humaines. Elles avaient la prétention
d'étudier l'homme en lui appliquant
les méthodes qui s'étaient montrées
efficaces dans la science des choses.
Bref, on étudiait l'homme comme une
chose, en faisant abstraction de ce
qui, en l'homme, est spécifiquement
humain. Il rappelait que Marx avait été
un pionnier d'une histoire et d'une
économie politique proprement
humaines, lorsqu'il disait que ce qui
distingue l'architecte le plus maladroit
de l'abeille la plus experte, c'est
que, chez l'homme, le projet précède le
travail.
Cela change tout, en histoire par
exemple. Il n'y a pas de "donné"
historique: que Jules César ait
envahi la Gaule ou Bonaparte l'Egypte, ce
n'est pas u n "fait"
historique.
Exister, c'est avoir un sens : un
"fait" n'est pas un événement "donné";
c'est u n projet réalisé ou avorté. Un
"fait" , c'est ce qui a été "fait".
Si je ne suis pas capable de
retrouver le projet qui donne u n sens aux "faits"
je ne suis pas u n historien, mais un
collectionneur de fiches. Et, à force
d'accumuler mes fiches, je me mets dans
la situation de celui qui regarde un
tableau de si près qu'il n'a plus de
sens : il devient un amas de taches de
couleurs.
Ce totalitarisme scientiste prétend à
l'objectivité. Saint-Simon, pour rendre
définitif l'enterrement des
révolutions, après le Congrès de Vienne, en 1815,
affirmait déjà qu'on pouvait faire de
la politique une science d'observation.
De Saint-Simon en Auguste Comte, de Durckheim
en Norbert Wiener, ce
refus de la métaphysique, en sociologie,
est un postulat métaphysique : en
écartant la réflexion sur les fins,
on sert à merveille, sous prétexte
d'objectivité scientifique, le
désordre établi. Cela ressemble fort aux gens qui
disent : je ne fais pas de politique.
Ils font, en fait ? la pire de toutes :
l'acceptation du monde comme il va.
E n vérité, toutes les sciences dites
"humaines", reposent sur une conception
à priori de l'homme : que devient
l'économie politique classique si l'on
rejette son postulat caché : l'homme
n'est que producteur et consommateur,
et mû par son seul intérêt ?
Qu'est-ce que cet homme ? C'est le capitaliste
occidental d u XIX ème siècle.
Le même problème se transpose
lorsqu'on aborde l'ethnologie, où l ' on
regarde "les autres" (il
s'agit ici des autres cultures et des autres civilisations)
exclusivement du point de vue de
l'homme occidental, tenu, par un
postulat prétentieux et sournois,
pour le centre et la mesure de toute chose,
c'est à dire de tous les autres.
L'idéologie occidentale, baptisée "science" est
considérée comme axe de référence.
Tout ce qui est non occidental est situé
en tel o u tel point inférieur de
cette trajectoire dont la "pensée occidentale"
est l'aboutissement. L'on ne saurait
donner meilleur fondement au
colonialisme, au néo- colonialisme, à
tout ce qui fausse radicalement les
rapports (y compris politiques et
économiques) avec les peuples de ce que
l'on appelle "le tiers
monde", c'est à dire d u monde non occidental, contre
lequel, depuis u n demi-millénaire,
tout a été mis en oeuvre, depuis le
pillage de leurs richesses et la
destruction de leurs structures sociales,
jusqu'à la négation de leur culture,
pour arrêter leur développement.
Une "ethnologie" proprement
dite ne commencera que lorsque l'on
considérera l'autre homme comme ce
qui me manque pour devenir
pleinement homme, et comme un
interlocuteur dont j'ai quelque chose à
apprendre.
Lorsque, par exemple, un Chinois ou un
Indien, rompu à la méditation du
bouddhisme et de toutes les cultures
d'Asie sur le désir, fera l'ethnologie de
la publicité occidentale, ou de la
Bourse, et situera sans doute ces
manipulations barbares et primitives
d u désir, à une étape historique depuis
longtemps dépassée par les sagesses
de l'Orient. Ou lorsqu'un ethnologue
noir, formé par les solidarités
communautaires de l'Afrique, fera
l'ethnologie tribale des sociétés
multinationales, et y trouvera les tendances
prédatrices propres au cerveau "reptilien"
le plus archaïque, antérieures à
des communautés proprement humaines.
Peut-être alors des
"coopérants", venus d'Asie, d'Amérique latine, ou
d'Afrique, viendront-ils nous aider à
concevoir et à vivre des rapports
proprement humains entre l'homme et
la nature, entre l'homme et les
autres hommes, entre l'homme et son
propre avenir.
En est-il autrement de la psychologie
? L'exemple des "tests" est typique : ils
sont étalonnés d'après le modèle de
l'occidental moyen.
Balandier, en a fait l'expérience
pour le test de Rorschach appliqué à un
africain. Les résultats sont
aberrants.
En réalité il n'y a de psychologie,
dite scientifique, que de l'homme aliéné,
c'est à dire redevenu une chose.
Les tests permettent d'éliminer un
homme comme chauffeur d'autobus.
Mais l'idée d'un "niveau intellectuel"
, ou d'un "test d'intelligence", est
aberrante : l'étalonnage du test a
été fait à partir d'un occidental moyen.
Alors que l'intelligence proprement
dite n'est pas une aptitude à répondre à
des questions, mais à poser les
questions De là l'absurdité radicale de la
question posée récemment par la
télévision française l'ordinateur peut-il
remplacer l'intelligence ? Bien sûr,
pour répondre a des questions,
l'ordinateur est un instrument
merveilleux, qui nous économise des
années de travail. Mais il est
incapable de poser la question des fins à
poursuivre.
Comment u n prétendu psychologue
peut-il nous dire qu'il est possible
d'observer l'homme, selon la méthode
expérimentale ?
Comment peut-on s'observer sans se
changer ?
Même les sciences de la nature sont
contraintes à le reconnaître : je ne peux
"observer" u n électron
qu'en le bombardant par un autre électron, c'est à
dire en changeant sa trajectoire.
En peut-il être autrement pour
l'homme ? Se connaître c'est se changer.
C'est pourquoi Shakespeare, ou
Dostoïewski, m'apprennent plus, sur
l'homme, que tous les
"laboratoires" de psychologie expérimentale.
Il n'y a de science de l'homme que de
l'homme aliéné, de l'homme devenu
plus ou moins semblable aux choses,
c'est à dire obéissant aux chaînes
causales, et non de l'homme
proprement dit, c'est à dire de l'homme faisant
des projets, l'homme se libérant des
déterminismes, l'homme total, et non
lié par des causes partielles.
Toute prétendue "science
humaine" est une science inhumaine, étrangère à
l'homme, si elle ne tient pas compte
de la spécificité de l'homme : le projet,
la question, le sens, la valeur, la
totalité, la foi.
U n exemple typique des aberrations
de ces pseudosciences humaines, est la
"polémologie", la
"science des conflits". Elle ne parvient jamais à nous
expliquer pourquoi il arrive si
souvent que ce qu'ils appellent "le plus
faible" gagne. La foi s'est
révélée toujours supérieure à la technique ou aux
ordinateurs : une armée de
mercenaires, ou une armée de métier, peuvent
jouer entre elles une sorte de partie
d'échecs, mais lorsque une armée de ce
genre se heurte à un peuple, si
puissante soit-elle par sa technique, elle est
invariablement vaincue, au Vietnam, en
Algérie, ou dans l'Iran d u Schah.
Et lorsque les experts ou les
généraux mesurent les forces à partir de la
"puissance de feu" ou de la
"logistique", ils se trompent infailliblement Parce
qu'ils oublient que les armes, même
les plus redoutables, sont maniées par
des hommes, et que, lorsque quelque
chose se casse dans la tête ou le coeur
de ces hommes, les armes tombent de
leurs mains. La foi n'entre pas dans
leurs circuits électroniques !
Il en fut ainsi au Vietnam, en
Algérie, à Téhéran, devant les dérisoires
"immortels" de la garde
impériale.
Ce qui est en cause, c'est une
conception d u monde qui fait abstraction, en
l'homme, de ce qui, en lui, est
spécifiquement humain, c'est -à-dire divin.
Pour avoir méconnu cette spécificité
de l'homme, la psychanalyse, avec ses
métaphores tirées de la mécanique et
de l'hydraulique : ses blocages, ses
refoulements, ses transferts, est
devenue l'une des principales maladies
mentales de notre époque, surtout aux
Etats-Unis, où la psychiatrie a pour
tâche fondamentale d'adapter l'individu
au désordre établi de la société et
non de cultiver en l'homme la liberté
capable de subvertir ce désordre.
Est-ce à dire que nous devons
simplement rejeter les prétendues "sciences
humaines" de l'Occident, pour
nous replier dans un "blockaus" faussement
appelé l'Islam ?
Islam signifie : "soumission à Dieu".
C'est le dénominateur commun de
toutes les religions.
Après leurs railleries contre les
"singes de l'occident", nos auteurs du
XXIème siècle dirigeaient leurs
critiques contre les "fossiles des Abbassides".
Elles étaient aussi dures.
Ils rappelaient pourtant des choses
simples :
Le Coran nous apprend que l'Islam n'a
pas commmencé avec Mohammed,
mais avec Adam , depuis que Dieu a « insufflé
en l'homme de son esprit».
L'Islam est u n message universel.
La "tradition" est une
tradition arabe.
L'Islam s'est répandu, à la vitesse
de l'éclair, lorsqu'il est apparu comme le
dénominateur commun de toutes les
religions.
Il s'est endormi du sommeil des
morts, depuis mille ans, lorsqu'il a cessé
d'être le ferment de la renaissance
de toutes les cultures, pour s'enfermer
dans sa particularité.
Nos critiques d u XXI ème siècle
ironisaient en parlant des historiens
ensevelis derrière leurs fiches, au
point que les arbres les empêchent de voir
la forêt.
Mais ils étaient aussi sévères contre
les faux savants, prétendument
"islamiques", qui
s'ensevelissent derrière leur "hadith" jusqu'à ne plus voir
l'Islam.
Il y avait des répliques percutantes
comme celle-ci :
« On nous dit : ceci est permis; ceci
est interdit.
Quand donc nous dit-on : ceci est à inventer
?
Comme si l'Islam était mort il y a mille
ans. A coup de hadiths et de
traditions suridiques l'on nous dit comment
furent résolus les problèmes
au temps des Ommeyades et des Abbassides.
A force d'encombrer une mémoire de hadith
, il ne leur reste plus assez de
cervelle pour essayer de comprendre
les problèmes de notre temps , comme
s'il existait, pour les résoudre, des
solutions toutes faites depuis mille ans.»
En les écoutant, je me disais : Nous
assistons à la même décadence
intellectuelle que dans l'Eglise
catholique, où le Cardinal Ratzinger vient de
donner, pour condamner le Père
Curran, aux Etats-Unis, une formule qui
résume tous les déclins : un
enseignement catholique, dit-il, doit donner des
réponses et non pas poser des
questions.
Un Islam qui raisonne ainsi est un
Islam mort. Comme un catholicisme qui
raisonne ainsi est un christianisme
mort.
Aucun index de hadith ne contient les
mots : multinationales, équilibre de
la terreur, croissance économique,
rapports Nord-Sud. Ce sont pourtant les
problèmes que nous avons à résoudre,
et non ceux de l'héritage, ou des
mains coupées. Les plus grands voleurs,
aujourd'hui, n'ont pas besoin de
mains. Pour jouer, en une nuit, au
Casino de Monte- Carlo, le salaire de
20.000 ouvriers pendant 10 ans, l'on
n'a pas besoin de mains. L'on n'a pas
besoin de mains pour spéculer sur les
Bourses de Londres ou de New-York.
L'on n'a pas besoin de mains pour
dépouiller tout un peuple en prêtant son
n om à une multinationale étrangère.
Alors, il faut être clair ; celui qui
propose, aujourd'hui, de couper les mains
d u voleur tel qu'on pouvait le
définir au temps du Prophète, et qui est
maintenant le petit voleur, ce
prétendu alem ou fuqaha, en détournant
l'attention vers les petits voleurs,
est un complice des voleurs les plus
grands et les plus corrompus.
Tout ceci, me direz-vous, était, dans
votre théâtre du XXIème siècle,
destructif.
Je ne le crois pas.
Il en découlait une conception
nouvelle de l'éducation
L'éducation, n'est pas un exercice de
mémoire qui consiste à emmagasiner
des fiches historiques, des
démonstrations mathématiques, ou des recueils
de hadith.
Eduquer u n homme, c'est lui
apprendre à être un homme, c'est à dire à
inventer.
L'éducation commence, probablement,
par la poésie.
Car la poésie n'est pas une technique
de la versification. Mais le souffle de la
création.
J'en étais là de mon rêve lorsque le
rideau est tombé.
Je voudrais bien participer ici, non
à une répétition du passé, mais à une
prochaine création.