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[Le millième article du blog. Merci aux lecteurs toujours plus nombreux
et toujours bienveillants]
et toujours bienveillants]
LE SENS DE LA VIE
Le temps
est le sens de la vie. (Sens : comme
on dit
le sens d'un cours d'eau, le sens d'une
phrase,
le sens d'une étoffe, le sens de l'odorat.)
CLAUDEL,
Art poétique.
C'est
déjà mal poser le problème de dire que la
vie a
un sens. Comme on a une maison ou un
compte
en banque.
Ce
serait un scénario déjà écrit, en dehors de
nous et
sans nous, que nous n'aurions plus qu'à
jouer
en faisant semblant de croire à notre liberté.
La vie
n'a pas de sens, si l'on entend par là une
structure
préfabriquée par une Providence, par le
Progrès,
par la Science, qui serait la dernière étape
d'un
cheminement préconçu (du genre de la « loi
des
trois états » d'Auguste Comte), par une dialectique
de type
hégélien où tout ce qui arrive à la fin
est
déjà contenu dans le commencement, ou dans
une
dialectique du « sens de l'histoire », dans
laquelle
le socialisme serait l'aboutissement inéluctable
d'une
logique des contradictions des systèmes
sociaux
antérieurs.
Est-ce
à dire que la vie soit « absurde », privée de
sens, à
la manière de Camus ou de Sartre? La vie, le
monde,
l'histoire sont « absurdes », nécessairement
absurdes,
du point de vue de la pensée conceptuelle,
qui ne
peut assigner à notre action des fins mais
seulement
nous donner des moyens pour atteindre
des
fins.
Les «
sciences » dites « humaines » ne peuvent
nous
être d'aucun secours. D'abord parce que,
comme
les sciences de la nature, elles sont exclusivement
conceptuelles,
et ne nous donnent que des
descriptions,
des mesures et des séquences, c'est-à-
dire
tout ce qui est nécessaire à la manipulation
de
l'objet, ou de l'homme considéré comme un
objet.
Ensuite parce que chacune de ces prétendues
sciences
projette sur son « objet » un reflet de la
société.
L'exemple le plus typique est celui de
l'économie
politique considérant l'homme comme
producteur
et comme consommateur, à l'exclusion
de
toute dimension « héroïque », c'est-à-dire échappant
à la
seule motivation de l'intérêt. La psychologie
n'est
pas moins réductrice et simplificatrice dans
sa
technique de manipulation : qu'il s'agisse du
comportement
d'un rat ou d'un homme à partir de
ses
réflexes conditionnés, de l'interprétation érotique
de ses
rêves, de la prétendue « mesure de
l'intelligence
» ou des tests de psychologie scolaire
ou de
psychologie du travail pour éliminer un
enfant
de l'école ou un travailleur de l'entreprise,
ou,
dans le meilleur des cas, pour l'y intégrer, tout
comme
la psychologie clinique tend à l'intégrer au
système
de la société globale, sans parler d'autres
techniques
de manipulation telles que la psychologie
de la publicité ou des « relations humaines »
de la publicité ou des « relations humaines »
dans
l'entreprise, quand il ne s'agit pas de « guerre
psychologique
», ou de « psychodrames » pour
dépister
les « meneurs » dans l'entreprise.
A
l'exception de quelques recherches auxquelles
les «
spécialistes » dénient en général le label de
«
scientifiques », la psychologie est le magma
pseudo-théorique
mettant à la disposition de l'économie,
de la
politique, de la pédagogie et de la
thérapeutique
adaptative, quand ce n'est pas de la
police
ou de l'armée, les moyens de sélection,
d'intégration
et de manipulation nécessaires au
maintien
de l'ordre existant. L'adaptation à un
système
fondamentalement aliénant.
La
sociologie s'efforçant de formuler quelques
lois
sur le comportement de l'homme en société et
sur la
comparaison des structures sociales repose,
elle
aussi, sur le postulat positiviste « il faut traiter
les
faits sociaux comme des choses », que l'on s'est
repassé
d'Auguste Comte à Durkheim, et à des
milliers
d'épigones prétendant à « l'objectivité » et
à la
neutralité, au lieu de reconnaître qu'il s'agit
d'une
arme idéologique du conservatisme ou de la
contestation
tendant à justifier après coup un choix
primordial
qui n'a rien à voir avec la science.
Comme
toutes les fausses sciences elle utilise
l'analogie
et le transfert des méthodes : positiviste,
évolutionniste,
fonctionnaliste, structuraliste, dialectique,
cybernétique,
suivant le vent dominant, et
toujours
instrument apologétique d'un système ou
de ceux
qui le mettent en question, le tout sous
couvert
d'oripeaux statistiques et mathématiques.
Conservatrice
jusqu'en 1960, avec un surgeon critique
et
radical dans les années 60 et surtout
depuis
1968, elle demeure toujours orientée par une
décision
politique qui serait tout à fait légitime si
elle
était avouée mais qui est une escroquerie
intellectuelle
lorsqu'elle prend le masque de « l'objectivité
scientifique
».
La
morale ne vaut pas plus : elle est l'ensemble
des
règles de conduite qu'un ordre social déterminé
prescrit
à l'individu pour qu'il s'intègre au système
et le
serve. Tout le reste est justification pseudothéologique,
pseudo-philosophique,
pseudo-scientifique,
cette
justification que l'on appelle, de
manière
pompeuse et hypocrite, son « fondement ».
Le
crime n'est pas de partir de postulats, car tout
le
monde part de postulats, qu'il en ait conscience
ou non,
qu'il l'avoue ou non. La lâcheté, c'est de les
dissimuler.
L'homme
est un animal incertain. Chez l'animal
les
instincts et le monde auxquels ils s'adaptent sont
liés.
L'animal est un faisceau de réponses. L'homme
est un
faisceau de questions. Son action ne s'adapte
pas au
milieu; elle le transforme. Si bien que
l'homme
n'est jamais en équilibre parfait avec la
nature.
Il ne
l'est pas davantage avec la culture, c'està-
dire
avec tout ce qui est son oeuvre. Le milieu
humain
a été fait par l'homme : il est constitué par
des
actions humaines cristallisées en choses. Ces
choses
obéissent à leur loi de choses; des lois non
humaines,
plus rigoureuses encore que celles de la
nature
: un moteur est plus prévisible qu'un arbre,
une
constitution politique plus transparente que
le
comportement d'un sanglier. Pourtant leur développement
échappe
entièrement à nos prises ; il n'y
a pas
plus implacable nécessité que celle d'une
liberté
refroidie en marchandise ou en institution.
Nous
sommes menés par une économie de croissance,
par une
technique de puissance. La logique
interne
de ce monde construit et gouverné par la
science
et la technique nous conduit à penser et à
agir
comme si tous nos problèmes pouvaient être
résolus
par la science et la technique. De là le
caractère
indigent et infantile de ces sciences inhumaines
appelées,
par antiphrase, « sciences humaines
»,
vassales de ces dieux cachés de la croissance
économique
et de la puissance technique, qui sont
les
moteurs de sociétés sans finalité humaine.
Est-ce
à dire que nous prêchons une guerre de
sécession
à l'égard des sciences et des techniques?
En
aucune façon. Sous peine de régression vers
l'animalité
et d'aggravation des carences pour les
plus
démunis, nous devons préserver et même
développer
encore les sciences et les techniques
susceptibles
de nous procurer les moyens indispensables
pour
atteindre nos fins.
Est en
cause seulement le postulat implicite selon
lequel tout
ce qui peut être fait doit être fait.
Fabriquer
des bombes atomiques, aller dans la
lune,
faire vivre de façon végétative des hommes
dont la
dégradation biologique est irréversible,
demain
peut-être manipuler l'héritage génétique,
rouler
ou voler à la vitesse du son, rien de tout cela
ne
constitue en soi un bien absolu.
Nul ne
peut se décharger de sa responsabilité : ni
le
chercheur scientifique, ni le technicien, ni le
militaire,
ni l'économiste ne peuvent se contenter de
renvoyer
la décision à l'instance politique. C'était
l'argument
des criminels de guerre au procès de
Nuremberg
: je n'étais que l'exécutant d'un ordre
émanant
d'une autorité supérieure. Manière trop
facile
d'éluder sa responsabilité personnelle : l'exécutant
d'un
ordre criminel est un criminel. Nul ne
peut
nous dispenser de nous interroger sur la
définition
du crime, et d'être, chacun à notre place
et à
notre niveau, un objecteur de conscience. La
conscience,
c'est ce qui objecte toujours.
Chacun
de nous est personnellement responsable
de la
création.
C'est
pourquoi, au delà des morales qui reflètent
et
confirment un système établi, il existe des vertus
que
l'on appelait « théologales » parce qu'elles ont
« Dieu
même pour objet et sont les plus importantes
pour le
salut » : la foi, l'espérance et l'amour.
Ce sont
trois aspects d'une même attitude à l'égard
de la
création (qui n'est pas un acte unique et
originel
mais le jaillissement permanent, quotidien
de
l'histoire humaine). Par cette participation à
l'acte
créateur la vie au lieu d'avoir un sens, est le
sens,
création de sens et sens de la création.
La foi,
c'est la décision de vivre avec cette
certitude
que ce qui est n'est pas tout. Sans elle il n'y
aurait
pas de liberté puisque nous serions totalement
immergés
dans une réalité finie, achevée, que
nous
n'aurions pas à faire fructifier, à transformer,
à
dépasser.
L'espérance,
c'est la décision militante de vivre
avec
cette certitude que nous n'avons pas exploré
tous
les possibles si nous ne tentons pas l'impossible,
c'est-à-dire
ce qui n'est ni le prolongement ni la
résultante
du passé et du présent, de ce qui a existé
ou
existe déjà.
L'amour,
c'est la décision créatrice d'avoir foi
dans
l'autre comme capable de l'impossible. L'amour
est
amour, en chacun, du ressuscité qui l'habite et le
porte
au delà de ses frontières. Comme la foi est foi
dans la
résurrection. L'espérance, espérance de la
résurrection.
Aimer
celui ou celle qu'on aime, c'est accueillir
son
imprévisible liberté. Aimer son ennemi, ce n'est
pas lui
laisser le champ pour la destruction, c'est
accepter
la possibilité de son changement et le
libérer
de ce qui empêche sa floraison : libérer
l'esclave
de la misère et de l'oppression, libérer le
maître
de sa propriété et de son pouvoir, qui sont
tout
aussi aliénants.
Le
temps n'est le sens de la vie que s'il est autre
chose
que le cadre extérieur ou l'ordre de notre vie,
que
s'il est le temps de la création, la permanente
effusion
de l'imprévisible et de l'impossible que
nous
avons la responsabilité d'inventer, de choisir
et
d'amener à l'existence.
Ce pari
permanent sur la création est le seul sens
intérieur
de la vie. L'amour qui n'existe que par ce
pari,
par cette foi, par cette espérance, est, par
excellence,
l'acte créateur de sens.
L'amour
est le sens de la vie.
J'ai
souvent répété qu'il n'y a pas d'enseignement
plus
révolutionnaire que d'apprendre à un homme à
se
comporter à l'égard du monde et de sa vie, non
comme à
l'égard d'une réalité donnée, mais comme
l'artiste
aux prises avec l'oeuvre qu'il a à créer. Parce
que
l'acte de création artistique est le modèle de
l'acte
de la donation du sens et de l'acceptation du
sens,
le modèle le plus proche de l'acte de foi, de
l'espérance
et de l'amour.
Le sens
de la vie n'est pas extérieur à l'acte de
créer
la vie, de faire émerger, dans notre propre vie,
et en
tous, l'homme poétique.
Créer
les conditions économiques, sociales, politiques,
culturelles,
pour que chaque enfant portant
en lui
le génie de Mozart puisse l'épanouir pleinement.
Cette
exigence d'amour nous conduit à être d'un
même
pas un homme de foi et un militant politique,
c'est-à-dire,
à tous les niveaux, un militant de la
création.
Roger
Garaudy. Parole d’homme.
Pages 65 à 71