20 septembre 2015

Le mythe et l'art. Marxisme et esthétique. Par Roger Garaudy. Première partie


Le point de départ du marxisme, avons-nous dit,    
Paul Klee, Céramique mystique,
Huile sur carton,1925
c'est l'acte créateur de l'homme.
C'est aussi son point d'arrivée : faire de chaque
homme un homme, c'est-à-dire un créateur, un
« poète ».
Comment alors peut se situer la création artistique
dans le développement de l'acte humain du travail,
de la création continuée de l'homme par l'homme ?
Comment le mythe peut-il être une composante de
l'action pour transformer le monde ?

En passant de l'utopie à la science, le socialisme,
nous l'avons souligné, n'a pas détruit le rêve : il lui
a seulement donné un fondement scientifique et une
technique efficace de réalisation.
« Il faut rêver », disait Lénine, qui savait que le
mythe est de la vie en acte.
Dans cette perspective humaniste, le mythe se
situe au niveau de l'acte créateur de l'homme : ni
en dessus, ni en dessous.
Pas plus que nous ne croyons avec Berkeley que
la nature est le langage symbolique qu'un esprit
infini parle aux esprits finis, pas plus que nous ne
croyons, avec Cassirer, que le mythe est l'Odyssée
de la conscience de Dieu, avec Gusdorf qu'il est
plongée et réintégration métaphysique dans la réalité,
ou avec Duméry qu'il est un « tact » de valeurs préexistantes,
pas davantage nous ne pensons avec Jung
que l'« archétype » ou « l'image primordiale » soit
la matrice de l'idée. Le mythe n'est ni un ancrage
dans le sacré, ni un ancrage dans une nature originaire.
S'il est le langage de la transcendance, cette
transcendance ne peut être pensée en termes d'extériorité
ni de présence : ni transcendance d'en haut
d'un Dieu ni transcendance d'en bas d'une nature
donnée toute faite.
Le mythe n'est pas participation mais création.
Le mythe, chez Marx, n'est pas comme chez Freud
une traduction même sublimée du désir, mais un
moment du travail.
Différence fondamentale, car le désir prolonge la
nature alors que le travail la transcende.
Faire du travail la matrice du mythe, comme d'ailleurs
de toute culture par opposition à la nature,
nous permet déjà de tracer une ligne de démarcation
entre le symbole onirique et le symbole mythique.
Le premier est expression ou traduction du désir,
le second est un moment de la création continuée
de l'homme par l'homme, sous forme poétique, prophétique,
militante, mais toujours prospective.
Ainsi est écartée la confusion entre le mythe proprement
dit et ce que l'on appelle faussement de
ce nom : si le mythe est ce moment du travail par
lequel l'émergence de l'homme s'affirme avec cette
dimension nouvelle de l'être : l'efficace du futur, l'on
ne saurait appeler mythe ce qui est simple survivance
du passé, la raison paresseuse et dépassée de l'allégorie
ou des fables étiologiques. Pas davantage ce
qui est simple reproduction ou conservation du présent
par une idée-force, par une image qui devient
norme de conduite. Ce stéréotype social, démultiplié
par la propagande ou la publicité est illusion et aliénation.
II tend non à promouvoir l'histoire mais au
contraire à l'arrêter en donnant seulement un visage
au désir ; et en laissant l'homme tourner en rond,
dans le cercle fermé de l'instinct. Les variantes en
sont nombreuses depuis la propagande hitlérienne
de la race ou l'érotisme comme moyen de publicité,
jusqu'à cet ersatz dégradé du héros mythique que
constitue « l'idole », offrant à la jeunesse l'illusion
compensatrice d'une vie aliénée, d'une vie par procuration
grâce à l'inflation du mythe : Soraya pour
Bérénice, Brigitte Bardot pour Aphrodite...
Il est des mythes qui ne nous servent à rien ou
qui nous desservent. Ils ne mènent nulle part. Il en
est d'autres qui nous orientent vers le centre créateur
de nous-mêmes, qui nous ouvrent des horizons
toujours neufs et nous aident à franchir nos limites.
Mythes clos ou mythes « ouverts » qui sont, en
vérité, les seuls mythes authentiques.
Nous réserverons le nom de mythe à tout récit le mythe
symbolique rappelant l'homme à sa vérité d'être
créateur, c'est-à-dire défini d'abord par l'avenir qu'il  t
invente, et non par le passé de l'espèce qui simplement
le pousse par l'instinct et le désir.
De tels mythes ne sont pas nécessairement des
produits d'une mentalité primitive. Il y a des mythes
contemporains de la raison.
Le mythe est, dès le départ, langage de la transcendance
et sous sa forme la plus humble : de la
transcendance de l'homme par rapport à la nature.
Il implique un double arrachement au donné : à
la nature extérieure et à notre propre nature. L'analyse
de Wallon rejoint ici celle de Van der Leeuw :
il est « un retour au fondamental : l'homme qui se
 dresse  qui sait dire : non ! à l'égard de ce qui
lui est donné comme réalité » ( L'Homme primitif et
la religion, p. 199).
Marx nous invitait à expliquer ainsi la fascination
durable, à travers les siècles, des grands mythes de
la Grèce, comme exprimant l'enfance saine de l'homme,
se refusant à définir la réalité par la seule
« ananké » de l'ordre existant dans la nature ou la
société, qu'il s'agisse de Prométhée, d'Icare, d'Antigone
ou de Pygmalion.
Dans chaque grand mythe, qu'il soit poétique ou
religieux, l'homme ressaisit sa propre transcendance
par rapport à tout ordre donné.
Et cela à partir de cette dimension spécifiquement
humaine du travail : la présence du futur comme
levain du présent.
Comment, dans cette perspective, concevoir le
rapport du mythe avec le temps ? Ce ne peut pas
être à la manière de Mircea Èliade qui, dans ses
essais sur le symbolisme magico-religieux, évoque ce
qu'il appelle les « techniques de la sortie du temps
dans les mythes indiens ».
Le propre des grands mythes comme « ouverture
vers la transcendance » est plus maîtrise du temps
que sortie du temps. « Le grand temps » du mythe
permet à l'homme de revivre le matin du monde :
le moment de la création, de ne pas se saisir seulement
comme un fragment du cosmos, pris dans le
tissu de ses lois, mais comme capable de le transcender,
d'intervenir comme créateur.
Prométhée ou Antigone, tout comme d'ailleurs les
prophètes d'Israël ou les récits évangéliques, nous
disent qu'un nouveau départ est possible, que je puis
recommencer ma vie et changer le monde. C'est ce
qu'il y a de plus précieux dans ce « pouvoir d'interpellation
» du mythe, comme dit M. Ricoeur. L'on
ne peut ici opposer le kérygme et le mythe. Lorsque
Bultman, dans Le Christianisme primitif, s'efforce
de cerner le message essentiel du Christ, il montre
qu'à la différence de la conception grecque du « cosmos
» dont l'homme est un fragment et un moment,
le Christ vient révéler à chacun que le présent n'est
pas ce maillon nécessaire entre le passé et l'avenir
dans la trame d'un destin, mais que « le présent est
le temps de la décision ». La transcendance, c'est la
possibilité d'un commencement absolu. Dans une
perspective catholique, au colloque de Salzbourg, le
père Karl Rahner, très proche en cela de Bultman,
définissait le christianisme comme « religion de
l'avenir absolu ».
Si j'essaie de déchiffrer ce langage de Bultman ou
de Rahner en marxiste, c'est-à-dire en homme qui
pense que la transcendance n'est pas un attribut de
Dieu mais une dimension de l'homme, je découvre
en chaque mythe le rappel de cette transcendance,
et l'appel, adressé à l'homme, d'exercer son pouvoir
d'initiative historique.
Le sens de l'histoire est né avec le premier homme,
avec le premier travail, avec le premier projet. Ce
sens s'enrichit de tous les projets des hommes. Il
demeure toujours une tâche à accomplir et une
création. C'est ce qui distingue la conception marxiste
de l'histoire de celle de Hegel pour qui le sens de
l'histoire finale est déjà présent dès le départ, toute
histoire humaine étant transformée ainsi en une
fausse histoire, n'étant plus que la quête plus ou
moins consciente de cet achèvement.
Le mythe n'est donc pas technique d'une sortie
de l'histoire mais au contraire rappel de ce qui est
spécifiquement historique dans l'histoire : l'acte
d'initiative humaine. Aristote l'a suggéré dans sa
Poétique {1440 b et 1453 a) à propos de la tragédie :
la tragédie n'est pas l'imitation de n'importe quelle
action mais d'une action qui est en même temps un
paradigme et qui porte en elle sa propre temporalité
(1450 b). (Peut-être est-ce là le contraire même de ce
qu'il est convenu d'appeler « le nouveau roman ».
Mais c'est une autre question.)
Le héros mythique est celui qui prend conscience  t
d'une question posée à l'homme par une situation
historique, qui en découvre le sens humain (c'est-à-dire
dépassant la situation) et dont la victoire ou
l'échec même constituent pour nous un éveil de
responsabilité pour la solution des problèmes de
notre temps : i l en est ainsi d'Hector ou d'Ulysse,
comme de Pantagruel, de Don Quichotte, de Faust
ou de Jean-Christophe.
Il n'est donc pas possible de dire, comme le fait
Freud dans Totem et Tabou, que la mythologie est
au groupe ce que le rêve est à l'individu : le rêve
n'est que traduction d'une réalité préexistante, le
mythe est un appel à franchir nos limites ; i l est
ce que Baudelaire disait de l'oeuvre de Delacroix :
« Une pédagogie de la grandeur» (Pléiade, 1117).
M. Ricoeur a tenté de restituer à la conception de
Freud une dimension nouvelle, prospective, une tension
vers l'avenir, par sa théorie dialectique de l'interprétation,
dont les pôles opposés sont, dit-il, « l'archéologie
et la téléologie » (p. 467), interprétations
tournées l'une vers la résurgence des significations
archaïques, l'autre vers l'émergence de figures anticipatrices
de notre aventure spirituelle (p. 498). Mais
si généreuse que soit la tentative de retrouver chez
Freud, au moins sous forme latente, au-delà des analyses
régressives, le mouvement progressif et prospectif
de la « Phénoménologie de l'esprit » de Hegel,
nous nous heurtons aux limites réelles du naturalisme
de Freud, et M. Ricoeur en donne lui-même la
formule la plus significative lorsque, faisant le bilan
de sa double interprétation, il écrit : « C'est avec
des images issues du désir émondé que nous figurons
nos idéaux » (p. 479).
Tant que l'on cherchera dans le désir, et non dans
le travail, la matrice du mythe, l'on ne pourra en
effet dépasser ce point de vue.
C'est méconnaître, à mon sens, la spécificité du
symbole mythique par rapport au symbole onirique.
M. Ricoeur, tout en soutenant la thèse de l'unité
fonctionnelle du rêve et de la création (p 499), souligne,
il est vrai, que l'oeuvre d'art n'est pas la simple
projection des conflits de l'artiste. Il dégage au
moins deux différences : l'oeuvre d'art est un rêve qui
véhicule des valeurs sociales, et elle exige la média
 tion du travail d'artisan.
La différence ne se limite pas à cela; il n'y a pas
unité fonctionnelle entre le rêve et la création.
Dans la création, le travail n'intervient pas comme
un moment second, sous la seule forme du travail
d'artisan. Le travail a le rôle premier et constitutif
dans la genèse du mythe qui en est un moment. Le
travail animal est sur le simple prolongement du
désir et des besoins de l'espèce, mais ce qui caractérise
le travail spécifiquement humain, c'est l'émergence
du projet, la création d'un modèle qui devient
la loi de l'action.
Ce qui constitue la spécificité du symbole mythique,
par rapport au symbole onirique, c'est précisément
cette émergence du modèle.
Lorsque Lévi-Strauss écrit que « l'objet du mythe
est de fournir un modèle logique pour résoudre une
contradiction » et lorsqu'il ajoute « peut-être découvrirons-
nous un jour que la même logique est à
l'oeuvre dans la pensée mythique et dans la pensée
scientifique », i l n'y a qu'un mot qui me gêne dans
sa définition : c'est le mot « logique », car cela suggère
que le modèle est réductible au concept, alors
que le « muthos » est irréductible au « logos ».
Mais, sous cette réserve, Lévi-Strauss a eu le mérite
de souligner l'unité fonctionnelle du mythe et
de l'hypothèse scientifique dans la notion de « modèle
» qui les inclut tous les deux. Dans les conclusions
de son beau livre sur Les Dieux de la Grèce,
André Bonard situe à leur juste place les créations
d'Homère, d'Hésiode ou d'Eschyle : « Le poète, dit-il,
n'invente pas, i l n'a aucun droit d'inventer de toutes
pièces les histoires divines. Il ne faut pas dire cependant
qu'il n'invente rien. Il invente à la façon
dont le savant formule une hypothèse. Il imagine
pour rendre compte avec exactitude de la réalité
telle qu'il la saisit » (p. 159).
Hector ou OEdipe Roi, comme les histoires des
dieux, sont des interrogations sur le sens que l'homme
peut découvrir ou donner à sa vie. Pas seulement
une expression de ce qu'il est mais une interrogation
sur ce qu'il peut et une exigence d'aller au-delà.
La psychanalyse a épuisé sa vertu lorsqu'elle nous
conduit à la conscience de soi, alors que le mythe
est créateur de soi.
C'est pourquoi d'ailleurs le mythe est aussi irré
ductible à la phénoménologie de Hegel qu'à la psy-
chanalyse de Freud.
Le « modèle » mythique, même si l'on peut découvrir
une certaine unité fonctionnelle entre lui et
l'hypothèse scientifique, est un modèle dont la spécificité
est définie par son langage . Avoir méconnu
cette spécificité du mythe est, à mon sens, ce qui
impose une limite à l'esthétique de Hegel comme à
sa philosophie de la religion.
Le privilège exclusif accordé au concept qui, dans
le savoir absolu, rendra l'homme et son histoire à
la fois parfaitement transparent et achevé, conduit
à ne faire de la religion et de l'art que des modes
de connaissance inférieurs, disant en images ce que
la philosophie traduira sans résidu aucun en
concepts.
A condition de distinguer le mythe de l'allégorie
qui a précisément un rôle illustratif et non créateur
ou interpellateur, ce que nous dit le mythe par symboles
ne peut pas être réduit à un récit par concepts.
Cette différence est fondamentale.
Pavlov distinguait un premier système de signalisation
constitué par des excitants sensoriels, le
signal n'étant ici que la partie pour le tout, comme
la fumée pour le feu. Il appelait deuxième système
de signalisation le langage constitué par des mots,
et qui parvient à son achèvement dans le concept.
Nous pourrions, après le signal et le mot, appeler le
symbole le « troisième système de signalisation ».
Ce troisième système de signalisation exprime lui
aussi une forme de la relation de l'homme au monde.
Il implique un enrichissement de la conception du
réel : la réalité, ce n'est pas seulement une nature
donnée, avec sa nécessité propre, son « ananké »,
c'est aussi cette seconde nature créée par l'homme,
par la technique et l'art, et c'est aussi tout ce qui
n'existe pas encore, l'horizon toujours mouvant du
possible humain.
Pour un marxiste, le mythe ne peut être conçu
seulement comme un rapport à l'être mais comme
un appel à faire. Le symbole ne renvoie pas à un
être enveloppant en lequel nous vivons, nous nous
mouvons et nous sommes. Il est le langage de l'exigence.
Il nous révèle non une présence mais une
absence, un manque, un vide qu'il nous somme de
combler. Ce troisième système de signalisation est
essentiellement « poétique » au sens le plus fort du
mot : création continuée de l'homme par l'homme.
C'est en ce sens que le marxisme interprète comme
langage de l'existence et de la transcendance les
grands mythes de l'art comme de la religion.
Ces mythes portent témoignage de la présence
active, créatrice, de l'homme, dans un monde toujours
en naissance et en croissance. Chaque grande
oeuvre d'art est l'un de ces mythes. Ce qu'en eux,
de Cervantes à Cézanne, ou de Paul Klee à Brecht,
l'on appelle « déformation » du réel est en réalité
image mythique du réel.
Lorsqu'une nature morte de Cézanne ou une oeuvre
de Paul Klee nous donne le sentiment d'un équilibre
prêt à se rompre et qui ne semble retenu au bord
de la catastrophe que par l'acte majeur de l'homme,
de la composition de l'artiste, nous avons là l'expression
plastique de cette vérité inépuisable que le réel
n'est pas un donné mais une tâche à accomplir. Elle
est un rappel ou un éveil de responsabilité, un rappel
de ce qui est l'homme : un créateur, et de ce qu'il
peut. Tel est le sens de l'axiome de Stendhal : « La
peinture n'est que de la morale construite » (Histoire
de la peinture italienne, p. 338).
Ainsi, au niveau du troisième système de signalisation,
au niveau du symbole, langage de l'exigence
et de l'absence, de la transcendance et de la création,
l'homme opère une conversion plus profonde encore
que la précédente : le passage du premier au deuxième
système, c'est-à-dire le passage du vécu au
concept exigeait une « décentralisation » de l'homme,
l'abandon de la perspective sensible et vécue, pour
atteindre, avec le concept, une vision de plus en plus
décentrée de l'univers : les images successives du
monde données par Ptolémée, par Copernic, par
Einstein, nous fournissent une illustration saisissante
de cette « décentration » opérée par la pensée
scientifique.
Mais le passage du concept au symbole est plus
exigeant : il est remis en question de tout ordre fini
au sens d'achevé et conscience qu'il est simplement
fini par comparaison à l'infini. Il s'agit cette fois
d'une conversion au sens strict : nous étions jusque là,
par les sens ou par les concepts, tournés vers ce
qui est déjà fait, le mythe nous enjoint de nous
tourner vers ce qui est à faire. Il nous appelle à
n'être pas seulement constructeurs d'objets ou cal-
culateurs de rapports, mais donateurs de sens et
créateurs d'avenir. Le symbole exige ce décollement
à l'égard de l'être, ce dépassement de l'être dans le
sens et dans la création.
Le troisième mythe de signalisation nous interdit
l'attachement obtus à ce qui est déjà. Définir le
mythe comme langage de la transcendance, ce n'est
point négation de la raison mais dépassement dialectique
dans une raison qui a conscience de se transcender
toujours elle-même avec les ordres provisoires
qu'elle a déjà constitués.
L'on s'étonnera peut-être de l'importance capitale
accordée dans ce livre au mythe dans la création
esthétique et dans l'expérience religieuse.
En lisant le mot mythe, il suffit de suivre la pente
coutumière pour confondre le mythique avec l'irréel
et le mythe avec la mythologie, l'un et l'autre avec
une fabulation arbitraire et puérile.
Sur quoi j'entends déjà l'intégriste catholique —
au sens précis que nous avons défini plus haut —
crier que l'on offense sa foi. Pourtant, du père Laberthonnière
à Karl Barth, la théologie vivante a
permis de faire les distinctions nécessaires, et, après
Bultman, de montrer que la nécessaire « démystification
» de la foi ne pouvait conduire, ni à la rejeter
dans la mythologie en la confondant avec les formes
religieuses (culturelles ou institutionnelles) qu'elle a
pu revêtir, ni à exclure le mythe, mais au contraire
à en saisir la vraie nature. La mythologie, c'est la
déchéance dogmatique de la science. La mythologie,
c'est la prétention de retenir seulement la lettre du
mythe et non pas son esprit, le matériel du symbole
et non sa signification. Antigone ne nous toucherait
guère si elle n'était qu'obstination à accomplir le
rite des funérailles de Polynice, et la Résurrection
du Christ ne bouleverserait pas la vie des hommes
depuis deux millénaires s'il s'agissait d'un problème
de physiologie cellulaire ou de réanimation.
Le mythe, libéré de la mythologie, commence là
où le concept s'arrête, c'est-à-dire avec la connaissance
non de l'être donné, mais de l'acte créateur.
Il n'est pas reflet d'un être mais visée d'un acte.
Aussi ne s'exprime-t-il point par concepts mais par
symboles.
II est l'acte créateur saisi du dedans, par l'intention
qui l'anime. Cette connaissance, ce niveau de
connaissance, n'a pas pour objet l'universel mais le
personnel et le vécu. Elle donne sens à la création et
déclenche l'acte créateur. Elle est appel, elle est
acte, elle est personne : Antigone, ou Hamlet, ou
Faust, ne peuvent se circonscrire en concepts, mais
seulement s'exprimer en un style de conduite personnelle
par une réactivation de l'initiative historique
du héros.
Le mythe, en son sens le plus élevé, se situe donc
au niveau de la connaissance poétique et de la décision
responsable et libre de l'homme. A ce niveau
seulement, celui de la saisie de l'acte créateur et du
choix, l'on peut à la fois instituer et découvrir le
sens de la vie et de l'histoire. Car ce sens on ne se
contente pas de le découvrir comme du sommet
d'une montagne on découvre un paysage : c'est tout
un de recevoir ce sens par la connaissance et de le
donner par l'action, de le vivre, dans le mythe,
comme savoir et comme responsabilité, de parcourir
par la connaissance de l'histoire passée le panorama
du développement antérieur et de participer à la
réalisation pratique, militante, de cette signification.
Dans le mythe se révèle l'ordre, au double sens d'harmonie
et de commandement.
Le mythe ainsi conçu n'est donc pas le contraire
du concept. Il est le concept en train de naître.
Parce que l'art, par la construction de mythes, est
une forme exemplaire de l'acte créateur de l'homme
bâtissant l'avenir de l'homme, l'élaboration d'une
esthétique n'est pas pour le marxisme un luxe.
C'est pourtant une entreprise difficile, car les fondateurs
du marxisme, Marx et Engels, n'ont pas élaboré
systématiquement les principes d'une esthétique.
L'on peut seulement trouver dans leurs oeuvres
des jugements sur telle ou telle oeuvre d'art en particulier
et, chemin faisant, quelques remarques de
méthode. Ce sont là des éléments précieux mais il
ne suffit pas de les mettre bout à bout pour constituer
une esthétique marxiste. Cette méthode scolastique
d'accumulation de citations reliées par des
déductions selon les lois de la logique formelle ne
nous permettrait pas de nous orienter à l'étape actuelle
du développement des arts.
Il faut donc procéder autrement pour donner au
marxisme, dans le domaine des arts, un développement
créateur.
Une brève indication de Marx nous rappelle seulement
que, pour aborder ce problème dans une étude
systématique, il comptait partir de l'esthétique de
Hegel en lui appliquant la même méthode de critique
qu'il a appliquée à la philosophie hégélienne en
général.
Le point de départ de nos réflexions, ce ne peut
être que les principes de la philosophie marxiste
pour y découvrir le point d'insertion d'une recherche
en esthétique.
Il ne s'agit pas d'une question subalterne, mais
d'une réflexion sur l'esprit même du marxisme et
dont les conclusions ont des conséquences capitales
en ce qui concerne son interprétation fondamentale.
Le problème de l'art est avant tout celui de la
création, et c'est pourquoi toute déformation mécaniste
ou idéaliste, toute conception dogmatique de
l'acte créateur aura en esthétique des conséquences
immédiatement perceptibles.
La conception de l'esthétique est ainsi la pierre de
touche de l'interprétation du marxisme.

A SUIVRE>>ICI
Marxisme du XXe siècle, La Palatine, 1966.
Pages 235 à 251 de l’édition de poche 10/18 (n°358-359)