Le
point de départ du marxisme, avons-nous dit,
C'est
aussi son point d'arrivée : faire de chaque
homme
un homme, c'est-à-dire un créateur, un
« poète
».
Comment
alors peut se situer la création artistique
dans le
développement de l'acte humain du travail,
de la
création continuée de l'homme par l'homme ?
Comment
le mythe peut-il être une composante de
l'action
pour transformer le monde ?
En
passant de l'utopie à la science, le socialisme,
nous
l'avons souligné, n'a pas détruit le rêve : il lui
a
seulement donné un fondement scientifique et une
technique
efficace de réalisation.
« Il
faut rêver », disait Lénine, qui savait que le
mythe
est de la vie en acte.
Dans
cette perspective humaniste, le mythe se
situe
au niveau de l'acte créateur de l'homme : ni
en
dessus, ni en dessous.
Pas
plus que nous ne croyons avec Berkeley que
la
nature est le langage symbolique qu'un esprit
infini
parle aux esprits finis, pas plus que nous ne
croyons,
avec Cassirer, que le mythe est l'Odyssée
de la
conscience de Dieu, avec Gusdorf qu'il est
plongée
et réintégration métaphysique dans la réalité,
ou avec
Duméry qu'il est un « tact » de valeurs préexistantes,
pas
davantage nous ne pensons avec Jung
que l'«
archétype » ou « l'image primordiale » soit
la
matrice de l'idée. Le mythe n'est ni un ancrage
dans le
sacré, ni un ancrage dans une nature originaire.
S'il
est le langage de la transcendance, cette
transcendance
ne peut être pensée en termes d'extériorité
ni de
présence : ni transcendance d'en haut
d'un
Dieu ni transcendance d'en bas d'une nature
donnée
toute faite.
Le
mythe n'est pas participation mais création.
Le
mythe, chez Marx, n'est pas comme chez Freud
une
traduction même sublimée du désir, mais un
moment
du travail.
Différence
fondamentale, car le désir prolonge la
nature
alors que le travail la transcende.
Faire
du travail la matrice du mythe, comme d'ailleurs
de
toute culture par opposition à la nature,
nous
permet déjà de tracer une ligne de démarcation
entre
le symbole onirique et le symbole mythique.
Le
premier est expression ou traduction du désir,
le
second est un moment de la création continuée
de
l'homme par l'homme, sous forme poétique, prophétique,
militante,
mais toujours prospective.
Ainsi
est écartée la confusion entre le mythe proprement
dit et
ce que l'on appelle faussement de
ce nom
: si le mythe est ce moment du travail par
lequel
l'émergence de l'homme s'affirme avec cette
dimension
nouvelle de l'être : l'efficace du futur, l'on
ne
saurait appeler mythe ce qui est simple survivance
du
passé, la raison paresseuse et dépassée de l'allégorie
ou des
fables étiologiques. Pas davantage ce
qui est
simple reproduction ou conservation du présent
par une
idée-force, par une image qui devient
norme
de conduite. Ce stéréotype social, démultiplié
par la
propagande ou la publicité est illusion et aliénation.
II tend
non à promouvoir l'histoire mais au
contraire
à l'arrêter en donnant seulement un visage
au
désir ; et en laissant l'homme tourner en rond,
dans le
cercle fermé de l'instinct. Les variantes en
sont
nombreuses depuis la propagande hitlérienne
de la
race ou l'érotisme comme moyen de publicité,
jusqu'à
cet ersatz dégradé du héros mythique que
constitue
« l'idole », offrant à la jeunesse l'illusion
compensatrice
d'une vie aliénée, d'une vie par procuration
grâce à
l'inflation du mythe : Soraya pour
Bérénice,
Brigitte Bardot pour Aphrodite...
Il est
des mythes qui ne nous servent à rien ou
qui
nous desservent. Ils ne mènent nulle part. Il en
est
d'autres qui nous orientent vers le centre créateur
de
nous-mêmes, qui nous ouvrent des horizons
toujours
neufs et nous aident à franchir nos limites.
Mythes
clos ou mythes « ouverts » qui sont, en
vérité,
les seuls mythes authentiques.
Nous
réserverons le nom de mythe à tout récit le mythe
symbolique
rappelant l'homme à sa vérité d'être
créateur,
c'est-à-dire défini d'abord par l'avenir qu'il t
invente,
et non par le passé de l'espèce qui simplement
le
pousse par l'instinct et le désir.
De tels
mythes ne sont pas nécessairement des
produits
d'une mentalité primitive. Il y a des mythes
contemporains
de la raison.
Le
mythe est, dès le départ, langage de la transcendance
et sous
sa forme la plus humble : de la
transcendance
de l'homme par rapport à la nature.
Il
implique un double arrachement au donné : à
la
nature extérieure et à notre propre nature. L'analyse
de
Wallon rejoint ici celle de Van der Leeuw :
il est
« un retour au fondamental : l'homme qui se
dresse
qui sait dire : non ! à l'égard de ce qui
lui est
donné comme réalité » ( L'Homme primitif et
la religion, p. 199).
Marx
nous invitait à expliquer ainsi la fascination
durable,
à travers les siècles, des grands mythes de
la
Grèce, comme exprimant l'enfance saine de l'homme,
se
refusant à définir la réalité par la seule
«
ananké » de l'ordre existant dans la nature ou la
société,
qu'il s'agisse de Prométhée, d'Icare, d'Antigone
ou de
Pygmalion.
Dans
chaque grand mythe, qu'il soit poétique ou
religieux,
l'homme ressaisit sa propre transcendance
par
rapport à tout ordre donné.
Et cela
à partir de cette dimension spécifiquement
humaine
du travail : la présence du futur comme
levain
du présent.
Comment,
dans cette perspective, concevoir le
rapport
du mythe avec le temps ? Ce ne peut pas
être à
la manière de Mircea Èliade qui, dans ses
essais
sur le symbolisme magico-religieux, évoque ce
qu'il
appelle les « techniques de la sortie du temps
dans
les mythes indiens ».
Le
propre des grands mythes comme « ouverture
vers la
transcendance » est plus maîtrise du temps
que sortie
du temps. « Le grand temps » du mythe
permet
à l'homme de revivre le matin du monde :
le
moment de la création, de ne pas se saisir seulement
comme
un fragment du cosmos, pris dans le
tissu
de ses lois, mais comme capable de le transcender,
d'intervenir
comme créateur.
Prométhée
ou Antigone, tout comme d'ailleurs les
prophètes
d'Israël ou les récits évangéliques, nous
disent
qu'un nouveau départ est possible, que je puis
recommencer
ma vie et changer le monde. C'est ce
qu'il y
a de plus précieux dans ce « pouvoir d'interpellation
» du
mythe, comme dit M. Ricoeur. L'on
ne peut
ici opposer le kérygme et le mythe. Lorsque
Bultman,
dans Le Christianisme primitif, s'efforce
de
cerner le message essentiel du Christ, il montre
qu'à la
différence de la conception grecque du « cosmos
» dont
l'homme est un fragment et un moment,
le
Christ vient révéler à chacun que le présent n'est
pas ce
maillon nécessaire entre le passé et l'avenir
dans la
trame d'un destin, mais que « le présent est
le
temps de la décision ». La transcendance, c'est la
possibilité
d'un commencement absolu. Dans une
perspective
catholique, au colloque de Salzbourg, le
père
Karl Rahner, très proche en cela de Bultman,
définissait
le christianisme comme « religion de
l'avenir
absolu ».
Si
j'essaie de déchiffrer ce langage de Bultman ou
de
Rahner en marxiste, c'est-à-dire en homme qui
pense
que la transcendance n'est pas un attribut de
Dieu
mais une dimension de l'homme, je découvre
en
chaque mythe le rappel de cette transcendance,
et
l'appel, adressé à l'homme, d'exercer son pouvoir
d'initiative
historique.
Le sens
de l'histoire est né avec le premier homme,
avec le
premier travail, avec le premier projet. Ce
sens
s'enrichit de tous les projets des hommes. Il
demeure
toujours une tâche à accomplir et une
création.
C'est ce qui distingue la conception marxiste
de
l'histoire de celle de Hegel pour qui le sens de
l'histoire
finale est déjà présent dès le départ, toute
histoire
humaine étant transformée ainsi en une
fausse
histoire, n'étant plus que la quête plus ou
moins
consciente de cet achèvement.
Le
mythe n'est donc pas technique d'une sortie
de
l'histoire mais au contraire rappel de ce qui est
spécifiquement
historique dans l'histoire : l'acte
d'initiative
humaine. Aristote l'a suggéré dans sa
Poétique
{1440 b et 1453 a) à propos de la tragédie :
la
tragédie n'est pas l'imitation de n'importe quelle
action
mais d'une action qui est en même temps un
paradigme
et qui porte en elle sa propre temporalité
(1450
b). (Peut-être est-ce là le contraire même de ce
qu'il
est convenu d'appeler « le nouveau roman ».
Mais
c'est une autre question.)
Le
héros mythique est celui qui prend conscience t
d'une
question posée à l'homme par une situation
historique,
qui en découvre le sens humain (c'est-à-dire
dépassant
la situation) et dont la victoire ou
l'échec
même constituent pour nous un éveil de
responsabilité
pour la solution des problèmes de
notre
temps : i l en est ainsi d'Hector ou d'Ulysse,
comme
de Pantagruel, de Don Quichotte, de Faust
ou de
Jean-Christophe.
Il n'est
donc pas possible de dire, comme le fait
Freud
dans Totem et Tabou, que la mythologie est
au
groupe ce que le rêve est à l'individu : le rêve
n'est
que traduction d'une réalité préexistante, le
mythe
est un appel à franchir nos limites ; i l est
ce que Baudelaire
disait de l'oeuvre de Delacroix :
« Une
pédagogie de la grandeur» (Pléiade, 1117).
M.
Ricoeur a tenté de restituer à la conception de
Freud
une dimension nouvelle, prospective, une tension
vers
l'avenir, par sa théorie dialectique de l'interprétation,
dont
les pôles opposés sont, dit-il, « l'archéologie
et la
téléologie » (p. 467), interprétations
tournées
l'une vers la résurgence des significations
archaïques,
l'autre vers l'émergence de figures anticipatrices
de
notre aventure spirituelle (p. 498). Mais
si
généreuse que soit la tentative de retrouver chez
Freud,
au moins sous forme latente, au-delà des analyses
régressives,
le mouvement progressif et prospectif
de la «
Phénoménologie de l'esprit » de Hegel,
nous
nous heurtons aux limites réelles du naturalisme
de
Freud, et M. Ricoeur en donne lui-même la
formule
la plus significative lorsque, faisant le bilan
de sa
double interprétation, il écrit : « C'est avec
des
images issues du désir émondé que nous figurons
nos
idéaux » (p. 479).
Tant
que l'on cherchera dans le désir, et non dans
le
travail, la matrice du mythe, l'on ne pourra en
effet
dépasser ce point de vue.
C'est
méconnaître, à mon sens, la spécificité du
symbole
mythique par rapport au symbole onirique.
M.
Ricoeur, tout en soutenant la thèse de l'unité
fonctionnelle
du rêve et de la création (p 499), souligne,
il est
vrai, que l'oeuvre d'art n'est pas la simple
projection
des conflits de l'artiste. Il dégage au
moins
deux différences : l'oeuvre d'art est un rêve qui
véhicule
des valeurs sociales, et elle exige la média
tion du
travail d'artisan.
La
différence ne se limite pas à cela; il n'y a pas
unité
fonctionnelle entre le rêve et la création.
Dans la
création, le travail n'intervient pas comme
un
moment second, sous la seule forme du travail
d'artisan.
Le travail a le rôle premier et constitutif
dans la
genèse du mythe qui en est un moment. Le
travail
animal est sur le simple prolongement du
désir
et des besoins de l'espèce, mais ce qui caractérise
le
travail spécifiquement humain, c'est l'émergence
du
projet, la création d'un modèle qui devient
la loi
de l'action.
Ce qui
constitue la spécificité du symbole mythique,
par
rapport au symbole onirique, c'est précisément
cette
émergence du modèle.
Lorsque
Lévi-Strauss écrit que « l'objet du mythe
est de
fournir un modèle logique pour résoudre une
contradiction
» et lorsqu'il ajoute « peut-être découvrirons-
nous un
jour que la même logique est à
l'oeuvre
dans la pensée mythique et dans la pensée
scientifique
», i l n'y a qu'un mot qui me gêne dans
sa
définition : c'est le mot « logique », car cela suggère
que le
modèle est réductible au concept, alors
que le
« muthos » est irréductible au « logos ».
Mais,
sous cette réserve, Lévi-Strauss a eu le mérite
de
souligner l'unité fonctionnelle du mythe et
de
l'hypothèse scientifique dans la notion de « modèle
» qui
les inclut tous les deux. Dans les conclusions
de son
beau livre sur Les Dieux de la Grèce,
André
Bonard situe à leur juste place les créations
d'Homère,
d'Hésiode ou d'Eschyle : « Le poète, dit-il,
n'invente
pas, i l n'a aucun droit d'inventer de toutes
pièces
les histoires divines. Il ne faut pas dire cependant
qu'il
n'invente rien. Il invente à la façon
dont
le savant formule une hypothèse. Il imagine
pour
rendre compte avec exactitude de la réalité
telle
qu'il la saisit » (p. 159).
Hector
ou OEdipe Roi, comme les histoires des
dieux,
sont des interrogations sur le sens que l'homme
peut
découvrir ou donner à sa vie. Pas seulement
une expression
de ce qu'il est mais une interrogation
sur ce
qu'il peut et une exigence d'aller au-delà.
La
psychanalyse a épuisé sa vertu lorsqu'elle nous
conduit
à la conscience de soi, alors que le mythe
est
créateur de soi.
C'est
pourquoi d'ailleurs le mythe est aussi irré
ductible
à la phénoménologie de Hegel qu'à la psy-
chanalyse
de Freud.
Le «
modèle » mythique, même si l'on peut découvrir
une
certaine unité fonctionnelle entre lui et
l'hypothèse
scientifique, est un modèle dont la spécificité
est
définie par son langage . Avoir méconnu
cette
spécificité du mythe est, à mon sens, ce qui
impose
une limite à l'esthétique de Hegel comme à
sa
philosophie de la religion.
Le
privilège exclusif accordé au concept qui, dans
le
savoir absolu, rendra l'homme et son histoire à
la fois
parfaitement transparent et achevé, conduit
à ne
faire de la religion et de l'art que des modes
de
connaissance inférieurs, disant en images ce que
la
philosophie traduira sans résidu aucun en
concepts.
A
condition de distinguer le mythe de l'allégorie
qui a
précisément un rôle illustratif et non créateur
ou
interpellateur, ce que nous dit le mythe par symboles
ne peut
pas être réduit à un récit par concepts.
Cette
différence est fondamentale.
Pavlov
distinguait un premier système de signalisation
constitué
par des excitants sensoriels, le
signal
n'étant ici que la partie pour le tout, comme
la
fumée pour le feu. Il appelait deuxième système
de
signalisation le langage constitué par des mots,
et qui
parvient à son achèvement dans le concept.
Nous
pourrions, après le signal et le mot, appeler le
symbole
le « troisième système de signalisation ».
Ce
troisième système de signalisation exprime lui
aussi
une forme de la relation de l'homme au monde.
Il
implique un enrichissement de la conception du
réel :
la réalité, ce n'est pas seulement une nature
donnée,
avec sa nécessité propre, son « ananké »,
c'est
aussi cette seconde nature créée par l'homme,
par la
technique et l'art, et c'est aussi tout ce qui
n'existe
pas encore, l'horizon toujours mouvant du
possible
humain.
Pour un
marxiste, le mythe ne peut être conçu
seulement
comme un rapport à l'être mais comme
un appel
à faire. Le symbole ne renvoie pas à un
être
enveloppant en lequel nous vivons, nous nous
mouvons
et nous sommes. Il est le langage de l'exigence.
Il nous
révèle non une présence mais une
absence,
un manque, un vide qu'il nous somme de
combler.
Ce troisième système de signalisation est
essentiellement
« poétique » au sens le plus fort du
mot :
création continuée de l'homme par l'homme.
C'est
en ce sens que le marxisme interprète comme
langage
de l'existence et de la transcendance les
grands
mythes de l'art comme de la religion.
Ces
mythes portent témoignage de la présence
active,
créatrice, de l'homme, dans un monde toujours
en
naissance et en croissance. Chaque grande
oeuvre
d'art est l'un de ces mythes. Ce qu'en eux,
de
Cervantes à Cézanne, ou de Paul Klee à Brecht,
l'on
appelle « déformation » du réel est en réalité
image
mythique du réel.
Lorsqu'une
nature morte de Cézanne ou une oeuvre
de Paul
Klee nous donne le sentiment d'un équilibre
prêt à
se rompre et qui ne semble retenu au bord
de la
catastrophe que par l'acte majeur de l'homme,
de la
composition de l'artiste, nous avons là l'expression
plastique
de cette vérité inépuisable que le réel
n'est
pas un donné mais une tâche à accomplir. Elle
est un
rappel ou un éveil de responsabilité, un rappel
de ce
qui est l'homme : un créateur, et de ce qu'il
peut.
Tel est le sens de l'axiome de Stendhal : « La
peinture
n'est que de la morale construite » (Histoire
de
la peinture italienne, p. 338).
Ainsi,
au niveau du troisième système de signalisation,
au
niveau du symbole, langage de l'exigence
et de
l'absence, de la transcendance et de la création,
l'homme
opère une conversion plus profonde encore
que la
précédente : le passage du premier au deuxième
système,
c'est-à-dire le passage du vécu au
concept
exigeait une « décentralisation » de l'homme,
l'abandon
de la perspective sensible et vécue, pour
atteindre,
avec le concept, une vision de plus en plus
décentrée
de l'univers : les images successives du
monde
données par Ptolémée, par Copernic, par
Einstein,
nous fournissent une illustration saisissante
de
cette « décentration » opérée par la pensée
scientifique.
Mais le
passage du concept au symbole est plus
exigeant
: il est remis en question de tout ordre fini
au sens
d'achevé et conscience qu'il est simplement
fini
par comparaison à l'infini. Il s'agit cette fois
d'une conversion
au sens strict : nous étions jusque là,
par les
sens ou par les concepts, tournés vers ce
qui est
déjà fait, le mythe nous enjoint de nous
tourner
vers ce qui est à faire. Il nous appelle à
n'être
pas seulement constructeurs d'objets ou cal-
culateurs
de rapports, mais donateurs de sens et
créateurs
d'avenir. Le symbole exige ce décollement
à
l'égard de l'être, ce dépassement de l'être dans le
sens et
dans la création.
Le
troisième mythe de signalisation nous interdit
l'attachement
obtus à ce qui est déjà. Définir le
mythe
comme langage de la transcendance, ce n'est
point
négation de la raison mais dépassement dialectique
dans
une raison qui a conscience de se transcender
toujours
elle-même avec les ordres provisoires
qu'elle
a déjà constitués.
L'on
s'étonnera peut-être de l'importance capitale
accordée
dans ce livre au mythe dans la création
esthétique
et dans l'expérience religieuse.
En
lisant le mot mythe, il suffit de suivre la pente
coutumière
pour confondre le mythique avec l'irréel
et le
mythe avec la mythologie, l'un et l'autre avec
une
fabulation arbitraire et puérile.
Sur
quoi j'entends déjà l'intégriste catholique —
au sens
précis que nous avons défini plus haut —
crier
que l'on offense sa foi. Pourtant, du père Laberthonnière
à Karl
Barth, la théologie vivante a
permis
de faire les distinctions nécessaires, et, après
Bultman,
de montrer que la nécessaire « démystification
» de la
foi ne pouvait conduire, ni à la rejeter
dans la
mythologie en la confondant avec les formes
religieuses
(culturelles ou institutionnelles) qu'elle a
pu
revêtir, ni à exclure le mythe, mais au contraire
à en
saisir la vraie nature. La mythologie, c'est la
déchéance
dogmatique de la science. La mythologie,
c'est
la prétention de retenir seulement la lettre du
mythe
et non pas son esprit, le matériel du symbole
et non
sa signification. Antigone ne nous toucherait
guère
si elle n'était qu'obstination à accomplir le
rite
des funérailles de Polynice, et la Résurrection
du
Christ ne bouleverserait pas la vie des hommes
depuis
deux millénaires s'il s'agissait d'un problème
de
physiologie cellulaire ou de réanimation.
Le
mythe, libéré de la mythologie, commence là
où le
concept s'arrête, c'est-à-dire avec la connaissance
non de l'être
donné, mais de l'acte créateur.
Il
n'est pas reflet d'un être mais visée d'un acte.
Aussi
ne s'exprime-t-il point par concepts mais par
symboles.
II est
l'acte créateur saisi du dedans, par l'intention
qui l'anime. Cette connaissance, ce niveau de
qui l'anime. Cette connaissance, ce niveau de
connaissance,
n'a pas pour objet l'universel mais le
personnel
et le vécu. Elle donne sens à la création et
déclenche
l'acte créateur. Elle est appel, elle est
acte,
elle est personne : Antigone, ou Hamlet, ou
Faust,
ne peuvent se circonscrire en concepts, mais
seulement
s'exprimer en un style de conduite personnelle
par une
réactivation de l'initiative historique
du
héros.
Le
mythe, en son sens le plus élevé, se situe donc
au
niveau de la connaissance poétique et de la décision
responsable
et libre de l'homme. A ce niveau
seulement,
celui de la saisie de l'acte créateur et du
choix,
l'on peut à la fois instituer et découvrir le
sens
de la vie et de l'histoire. Car ce sens on ne se
contente
pas de le découvrir comme du sommet
d'une
montagne on découvre un paysage : c'est tout
un de recevoir
ce sens par la connaissance et de le
donner
par l'action, de le vivre, dans le mythe,
comme
savoir et comme responsabilité, de parcourir
par la
connaissance de l'histoire passée le panorama
du
développement antérieur et de participer à la
réalisation
pratique, militante, de cette signification.
Dans le
mythe se révèle l'ordre, au double sens d'harmonie
et de
commandement.
Le
mythe ainsi conçu n'est donc pas le contraire
du
concept. Il est le concept en train de naître.
Parce
que l'art, par la construction de mythes, est
une
forme exemplaire de l'acte créateur de l'homme
bâtissant
l'avenir de l'homme, l'élaboration d'une
esthétique
n'est pas pour le marxisme un luxe.
C'est
pourtant une entreprise difficile, car les fondateurs
du
marxisme, Marx et Engels, n'ont pas élaboré
systématiquement
les principes d'une esthétique.
L'on
peut seulement trouver dans leurs oeuvres
des
jugements sur telle ou telle oeuvre d'art en particulier
et,
chemin faisant, quelques remarques de
méthode.
Ce sont là des éléments précieux mais il
ne
suffit pas de les mettre bout à bout pour constituer
une
esthétique marxiste. Cette méthode scolastique
d'accumulation
de citations reliées par des
déductions
selon les lois de la logique formelle ne
nous
permettrait pas de nous orienter à l'étape actuelle
du
développement des arts.
Il faut
donc procéder autrement pour donner au
marxisme,
dans le domaine des arts, un développement
créateur.
créateur.
Une
brève indication de Marx nous rappelle seulement
que,
pour aborder ce problème dans une étude
systématique,
il comptait partir de l'esthétique de
Hegel
en lui appliquant la même méthode de critique
qu'il a
appliquée à la philosophie hégélienne en
général.
Le
point de départ de nos réflexions, ce ne peut
être
que les principes de la philosophie marxiste
pour y
découvrir le point d'insertion d'une recherche
en
esthétique.
Il ne
s'agit pas d'une question subalterne, mais
d'une
réflexion sur l'esprit même du marxisme et
dont
les conclusions ont des conséquences capitales
en ce
qui concerne son interprétation fondamentale.
Le
problème de l'art est avant tout celui de la
création,
et c'est pourquoi toute déformation mécaniste
ou
idéaliste, toute conception dogmatique de
l'acte
créateur aura en esthétique des conséquences
immédiatement
perceptibles.
La
conception de l'esthétique est ainsi la pierre de
touche
de l'interprétation du marxisme.
A SUIVRE>>ICI
Marxisme du XXe siècle,
La Palatine, 1966.
Pages 235 à 251 de l’édition de poche 10/18 (n°358-359)
Pages 235 à 251 de l’édition de poche 10/18 (n°358-359)